[Nous remercions vivement Jean-Pascal Anfray (ENS Ulm) de nous
avoir permis de reproduire l'article qu'il avait donné dans Etudes de
Philosophie, 2011, suite à un exposé public dispensé au SEMa, à l'époque où
il était enseignant au département de philosophie d'Aix en provence]
Liberté de la
volonté et maîtrise des passions chez Descartes
Jean-Pascal Anfray
L’affirmation
du caractère essentiellement libre de la volonté est une constante de
la réflexion cartésienne sur le libre-arbitre[1]. Elle trouve sa formulation la plus célèbre dans les Passions de l’âme :
La volonté est tellement libre de sa nature, qu’elle ne peut jamais
être contrainte (P 41, AT XI, 359)
Quelle que
soit l’interprétation correcte de cette liberté de la volonté, ce fait
d’essence, que révèle l’expérience intérieure de chacun, semble mis en cause
par l’existence de certaines passions. La volonté est en effet parfois
« emportée aux passions présentes » ou encore agitée par des passions
contraires, si bien que l’âme est alors « esclave et malheureuse » (P
48, AT XI, 367). À Elisabeth, Descartes reconnaît que certaines passions
excessives sont susceptibles de troubler l’âme au point qu’elle ne « puisse
retenir son jugement libre » (lettre du 25 avril 1646, AT IV, 411)[2]. Les passions, ou du moins certaines d’entre elles, celles qui sont
nuisibles et excessives, constituent semble-t-il une menace pour le
libre-arbitre[3]. Prenons un exemple : le soldat qui fuit son poste parce qu’il
éprouve une grande peur. Son action met en jeu non seulement des phénomènes
physiologiques, mais apparaît également conforme à son intention : il
s’enfuit volontairement et non parce qu’il subit une contrainte physique. Mais
si nous reconnaissons facilement qu’il s’agit d’une action volontaire, on ne
peut dire cependant qu’elle soit pleinement libre. L’influence des passions sur
la volonté paraît contredire ainsi le caractère essentiellement libre de la
volonté.
L’idée selon
laquelle la volonté est susceptible d’être plus ou moins libre n’est pas
problématique pour la tradition aristotélicienne. Thomas d’Aquin distingue
ainsi deux cas d’influence de la passion sur la volonté. Parfois elle prive
totalement la raison de son usage et l’action n’est alors ni libre ni
volontaire, mais il se produit seulement un mouvement corporel, analogue au
mouvement animal. Il s’agit d’un comportement compulsif, comme dans les accès
de démence, à l’égard desquels l’agent n’est ni libre ni responsable. Mais il
arrive aussi que la passion ait une intensité moindre, et altère, sans l’empêcher,
l’usage de la raison, ce qui est la caractéristique des actions akratiques.
Ainsi, celui qui, tout en sachant qu’il vaut mieux rester à son poste,
l’abandonne cependant sous l’influence de la peur. L’action est alors à la fois
volontaire et libre dans l’absolu, mais moins libre que lorsqu’elle procède du
jugement de l’intellect non entravé par la passion[4]. Cette analyse de l’influence passionnelle sur nos actions s’inscrit
dans le cadre d’une psychologie morale dualiste[5]. L’âme humaine comporte deux sources irréductibles de
motivation : l’appétit sensible, mû par les passions, et l’appétit
rationnel, mû par le jugement de l’intellect. Cette dualité est chargée de
rendre compte à la fois de l’influence des passions sur nos actions et de
l’existence de conflits intérieurs entre nos inclinations sensibles et ce que
nous jugeons être le mieux.
Or il semble
clair que Descartes rejette absolument la division des facultés de motivation.
L’article 47 des Passions s’attache
en effet à détruire la distinction de deux appétits et ainsi la psychologie
platonicienne et aristotélicienne. Cela pourrait suggérer que les passions
n’ont pas d’influence véritable sur la volonté. S’il arrive que nous ne
fassions pas ce que nous voulons, ou encore ce que nous jugeons devoir faire,
cela provient d’une résistance du corps, non d’une faiblesse de la volonté.
Selon une lecture hâtive, Descartes déplace le lieu des conflits entre la
raison et les passions de l’âme elle-même, au lieu de contact de l’âme et du
corps, à savoir la glande pinéale, transformant ainsi un conflit psychologique
en une opposition psycho-physique[6]. Si parfois nous avons l’illusion que la passion s’empare de notre
volonté et diminue sa liberté, il s’agit en fait d’un état physiologique qui
s’oppose à l’efficacité de la
volonté. Cette lecture, dont nous nous efforcerons d’établir les limites,
concilie la liberté intrinsèque de la volonté avec les cas d’influence de la
passion en concevant toute faiblesse comme un cas de compulsion, qui peut ôter
la liberté d’action, mais n’affecte nullement la liberté de la volonté. Nous
souhaiterions montrer au contraire qu’il n’est possible de surmonter cette
tension qu’à condition de distinguer au sein des actes volontaires, des actes
authentiquement libres, ceux dans lesquels ce que nous voulons s’accorde avec
ce que nous voudrions vouloir.
Nature des
passions
Nous
commencerons par rappeler quelques aspects centraux de la théorie cartésienne
des passions. À l’article 27, elles sont définies ainsi :
Des perceptions ou des sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on
rapporte particulièrement à elle, et qui sont causées, entretenues et
fortifiées par quelque mouvement des esprits (AT XI, 349).
Il apparaît en
premier lieu que les passions sont des états mentaux qui, à l’instar des
perceptions sensibles, n’appartiennent qu’à une âme étroite-ment unie à un
corps. Dans les Principes, elles sont
caractérisées comme des pensées confuses survenant dans l’âme en conséquence de
changements dans le corps auquel elle est unie (PP IV, 190, AT VIIIa, 317). De
même, d’après l’article 28 des Passions,
ce sont des « perceptions que l’étroite alliance qui est entre l’âme et le
corps rend obscures et confuses » (AT XI, 370). Ces états mentaux sont
corrélés à un changement physiologique qui se produit dans le corps de celui
qui est sujet à la passion, en conséquence de la définition générale de
l’action et de la passion : « bien que l’agent et le patient soient
souvent fort différents, l’action et la passion ne laissent pas d’être toujours
une même chose » (P 1, AT XI, 328). Ainsi, ce qui dans l’âme est une
passion est une action, dans le corps (P 2).
Les passions relèvent de l’économie de l’union de l’âme et du corps et ainsi de
la troisième notion primitive, celle de l’union elle-même (lettre à Elisabeth du 21 mai 1643, AT III, 665). Descartes ne perd
jamais de vue les deux aspects des passions, comme modifications physiologiques
et comme phénomènes psychologiques, l’attention ex-clusive à l’un des aspects
risquant d’oblitérer l’autre, alors que l’expérience sensible nous en donne une
connaissance immédiate (lettre du 28 juin 1643, AT III, 692). Ainsi il est
impossible de considérer, sans la tronquer, une passion par une seule de ses
deux dimensions.
Considérées
comme modes de la pensée, les passions se caractérisent en premier lieu par
leur manifestation phénoménologique (« chacun les sentant en
soi-même » P 1, AT XI, 327). Il s’agit en effet « d’émotions de
l’âme » ou encore d’états tels qu’« il n’y en a point d’autres qui
l’agitent et l’ébranlent si fort que font ces passions » (AT XI, 350).
Cette vivacité, ou intensité psychologique, vaut de toutes les passions, bien
qu’elle soit susceptible de degrés divers[7], et cela les distingue des autres perceptions sensibles. Ainsi les
états plus calmes ne rentrent pas sous la catégorie de la passion qui sont en
quelque sorte des états essentiellement chauds. Cette intensité, ou encore ce
que Descartes appelle leur « force » (cf. Passions art. 72, AT XI, 381-2) dépend des changements
physiologiques survenant dans le cerveau. Elle dépend en effet de la force des
esprits animaux ainsi que de l’importance des traces imprimées sur le cerveau
(P 136, AT XI, 429). Mais du point de vue psychologique, la notion de force de
la passion doit avant tout se comprendre en terme d’intensité qualitative d’un
vécu, donc comme une propriété intrinsèque, et ne se mesure pas directement par
ses effets causaux[8]. Elle contribue toutefois à déterminer ce que nous voulons.
Cependant les
passions ne se réduisent pas à leur dimension de purs vécus affectifs. Au
contraire, elles sont pourvues d’intentionnalité et sont liées à un contenu
représentatif. C’est pour cette raison qu’il s’agit de pensées confuses. En
effet, la seconde partie de la définition de Descartes indique clairement que
les passions ont une intentionnalité[9]. Tout se joue ici autour du sens de l’expression « des
perceptions que nous rapportons à notre âme » (art.25, AT XI, 347). Ce
rapport ne désigne pas seulement un jugement de localisation mais indique une
relation intentionnelle de référence ou de représentation. L’expression
« rapporter une perception à x » décrit fondamentalement un rapport à
l’objet de notre perception, à sa réalité objective (P 23-24, AT XI, 346-7)[10]. Les passions sont ainsi des perceptions ayant (au moins
partiellement) l’âme elle-même pour objet. Si j’éprouve de la tristesse, je me
sens moi-même (en tant que ce moi désigne mon âme) affecté de ce sentiment.
Lorsque je ressens une douleur, je pense que mon corps est affecté. Enfin,
lorsque j’ai une impression de rouge, je pense que l’objet qui est devant moi
est rouge. En ce sens, il est possible de parler de « modes de conscience
de soi » pour caractériser l’intentionnalité des passions. Les passions
représentent également la manière dont le sujet est affecté par certaines
choses externes. Comme l’écrit Deborah Brown, « l’âme a peur, mais la peur
porte sur le tigre. L’âme est envieuse, mais l’envie porte sur la bonne fortune
d’autrui » (Descartes and the Passionate
Mind, p.103)[11]. Les passions ont ainsi le plus souvent deux objets mis en rapport
dans la passion elle-même : le sujet de la passion et l’objet sur lequel
elle porte qui est la cause première de la passion dans la plupart des cas.
L’intentionnalité
passionnelle est une caractéristique importante, comme le montre la procédure
employée par Descartes pour différencier les passions dans la seconde partie,
qui est fondée sur la différenciation « des effets de ces objets » (P
51, AT XI, 372). Ces objets en eux-mêmes, ainsi que leurs qualités sensibles,
ne suffisent pas à expliquer la différenciation des réactions passionnelles.
Ainsi la vue d’un gros chien suscite la crainte puis la peur chez un individu,
tandis qu’il engendre de l’affection et de la joie chez son propriétaire. La
différence émotionnelle, sur le plan psychologique, s’explique par la
différence de représentation : celui qui craint le chien représente
celui-ci comme un danger probable (P 58 et 165) et sa peur vient de ce qu’il
pense qu’il est difficile de lui échapper s’il l’attaque (P 59 et 174[12]). Le propriétaire du chien qui éprouve au contraire de l’affection
se considère comme un tout avec son animal tout en estimant que ce dernier a
une moindre valeur que lui-même (P 79 et 83) et lorsqu’il ressent de la joie en
sa compagnie, ce plaisir est lié au fait qu’il se représente comme propriétaire
du chien (P 61 et 91).
Les passions
semblent ainsi disposer d’un contenu représentatif riche. Elles mettent en
effet en jeu un certain nombre de jugements, en particulier des croyances sur
la localisation temporelle de l’objet de la passion, des jugements de modalité,
de causalité, d’appartenance, ainsi que des croyances relatives aux opinions
d’autrui[13]. Surtout, ces jugements affectent les propriétés de bien et mal,
d’utile et nuisible, que représentent les passions, ou du moins la plupart
d’entre elles : « de la même considération du bien et du mal naissent
toutes les autres passions » (P 57, AT XI, 374). Le bien et le mal ne sont
pas toutefois des propriétés intrinsèques des choses mais relatives à ce que
« la nature dicte nous être utile » (P 52, AT XI, 372). De même que
les perceptions confuses des sens représentent des propriétés sensibles qui ne
sont pas des propriétés des corps mais dépendent de leurs effets sur nous (cf.
AT VIIIa, 358-59), de même, les passions représentent des propriétés
axiologiques qui dépendent du rapport d’utilité ou de nuisance de l’objet de la
passion à notre égard[14].
Cela conduit
nombre de commentateurs à estimer que les passions sont intrinsèquement des
états représentationnels[15]. Le rapport étroit des passions à des états cognitifs, idées et
jugements, est indéniable. Mais un certain nombre d’arguments vont à l’encontre
du caractère intrinsèque et essentiel de ce lien.
Tout d’abord,
dans les Méditations, la perception sensible
s’est vue précisément attribuer la fonction de représenter non la nature des
choses (fonction qui n’est pas la leur et relativement à laquelle elles sont
confuses et obscures), mais leur utilité ou nocivité à l’égard du composé
humain (AT VII, 83), fonction pour laquelle elles sont généralement fiables, en
dépit des erreurs occasionnelles de la nature (AT VII 89). Il y aurait ainsi
une certaine redondance à attribuer la même fonction aux passions.
En outre, dans
les définitions de passions particulières, Descartes distingue souvent la
passion elle-même de la représentation qui contribue à la causer. Ainsi, dans
le cas de l’admiration, la représentation de l’objet comme rare conduit
l’esprit à éprouver de l’admiration à son égard, mais n’est pas la passion
elle-même[16]. De même, Descartes marque une distinction nette entre le mécanisme
cérébral à l’origine de l’impression sensible et celui qui engendre la passion
elle-même. Ainsi la formation d’une figure d’animal dans le cerveau, qui cause
dans l’âme l’idée visuelle de tel animal – laquelle est clairement
représentative – se distingue de l’agitation des esprits animaux causée
par cette figure si elle correspond à des figures d’animaux nuisibles dans le
passé (P 35 et 36). Cependant, nous tendons à confondre la représentation avec
la passion, parce que « toutes [ces] choses se suivent de si près l’une
l’autre, qu’il semble que ce ne soit qu’une seule opération » (AT IV,
313).
Ensuite, si
les passions étaient intrinsèquement représentationnelles, elles seraient
généralement fiables et les erreurs de la nature ne constitueraient que
l’exception, si on leur applique ici l’analyse de la perception sensible dans
la sixième Méditation (AT VII, 89).
Certes, les passions sont utiles (P 137, 138 et 211) et ne dérogent pas à la
thèse selon laquelle la nature du composé corps-esprit est la meilleure
possible. Néanmoins, du point de vue strictement cognitif, elles sont
déficientes : « elles font paraître presque toujours, tant les biens que
les maux qu’elles représentent, beaucoup plus grands et plus importants qu’ils
ne sont » (P 138, AT XI, 431 ; cf. AT IV, 284-285). Ce décalage
systématique entre la valeur de ce que nous nous représentons lorsque nous
sommes sujets à la passion et sa valeur réelle, tend à infirmer la lecture représentationnaliste
des passions[17].
Cependant,
l’argument décisif en faveur de la distinction entre passion et représentation
tient à la modalité de leur connexion. Si elles étaient identiques, ou si du
moins l’élément cognitif était essentiel à la passion, cette connexion devrait
être nécessaire. Or tel n’est pas le cas, puisque les mêmes représentations
n’éveillent pas les mêmes passions chez différents individus (AT IV, 312). Et
si, pour un même individu, cette connexion prend l’apparence de la nécessité,
mais relève en réalité du processus de conditionnement progressif à l’œuvre
depuis les premiers moments de l’union de l’âme et du corps, autrement dit
l’institution de la nature (P 36, AT XI, 357)[18]. Ainsi, l’une des techniques de contrôle des passions consiste
précisément à dissocier les représentations des passions auxquelles elles sont
habituellement jointes (P 45, AT XI, 362-3). Si la passion consistait dans la
représentation elle-même, il suffirait que je change ma représentation de
l’objet pour modifier la passion elle-même. Mais il s’agirait alors d’un
contrôle direct, que Descartes tient pour impossible, à l’encontre du
stoïcisme. C’est parce que la passion est intrinsèquement distincte de la
représentation qu’elle peut lui survivre. Ainsi, celui qui cesse de croire que
le chien qui aboie derrière son enclos est une menace ne cesse pas
automatiquement d’éprouver de la peur[19]. Ou encore, bien que la croyance en la possibilité de l’objet
caractérise le désir, elle n’en est pas une propriété essentielle, comme en
atteste la possibilité de continuer à désirer ce que l’on ne croit plus être
possible. Dans ce cas précis cependant, le désir est déconnecté de ses effets,
l’agitation cérébrale n’initiant plus une action musculaire (P 120, AT XI, 417).
Bien que nous soyons en mesure d’adapter et contrôler nos états émotifs, en
particulier par l’usage de nos représentations, les passions ne sont pas
totalement transparentes à la cognition. Elles ne le sont qu’indirectement,
suite à un processus de déconditionnement.
Ceci nous conduit à une nouvelle caractéristique des passions, leur
inertie ou résilience. Celle-ci est un fait d’expérience du point de vue psycho-logique,
car elles sont toujours « entretenues et fortifiées ». Lorsqu’une
représentation donne naissance à une passion, celle-ci verra son intensité
s’accroître progressivement puis, une fois son pic atteint, décroître plus ou
moins rapidement. L’inertie passionnelle implique que celles-ci ont une
certaine durée et qu’il n’est possible d’agir sur elles qu’à certains moments
du processus, mais pas à d’autres, notamment dans la phase ascendante (P 46, AT
XI, 364). Il s’agit d’une conséquence directe du mécanisme physiologique à
l’origine de la passion. Elles sont en effet « entretenues et fortifiées
par quelque mouvement des esprits » (P 27, AT XI, 349). Voici comment
Descartes conçoit ce mécanisme dans le cas de l’amour, qui peut se généraliser
aux autres passions : « ces esprits, fortifiant l’impression que la
première pensée de l’objet aimable a faite, obligent l’âme à s’arrêter sur
cette pensée. Et c’est en cela que consiste la passion d’amour » (P 102,
AT XI, 404). Le mécanisme de l’inertie passionnelle est décrit à l’article 36 :
cela rend le cerveau tellement disposé
en quelques hommes, que les esprits réfléchis de l’image ainsi formée sur la
glande, vont de là se rendre (…) dans les nerfs (…) qui élargissent ou
étrécissent tellement les orifices du cœur, ou bien qui agitent tellement les
autres parties d’où le sang lui est envoyé, que, ce sang y étant raréfié
d’autre façon que de coutume, il envoie des esprits au cerveau qui sont propres
à entretenir ou fortifier la passion de la peur (AT XI, 356-57).
L’inertie
passionnelle reçoit ici une explication strictement physiologique[20]. L’agitation des esprits provoquée par l’impression initiale
enclenche une réaction en boucle, les esprits issus du cœur contribuant à
renforcer la configuration des pores du cerveau qui affecte à son tour la
glande pinéale, de telle sorte que l’esprit ressent telle passion, avec telle
intensité et pour telle durée (AT XI, 357). L’origine du mécanisme inertiel
décrit à l’article 36 est donc strictement physiologique[21].
La fonction
motivationnelle des passions
Après avoir
rappelé leurs principales propriétés, il est possible d’aborder les effets des
passions : « elles incitent notre âme à consentir » à certains
mouvements selon Descartes (P 138, AT XI, 431). Elles renforcent et améliorent,
par leur influence sur la volonté, l’exécution motrice initiée par l’agitation
des esprits qui cause la passion dans l’âme[22]. Etant donné le caractère crucial de cette propriété motivationnelle
des passions pour notre étude, il convient d’en rappeler les principales
formulations :
Car il est besoin de remarquer que le principal effet de toutes les
passions dans les hommes est qu’elles incitent et disposent leur âme à vouloir
les choses auxquelles elles préparent leur corps (P 40, AT XI, 359).
L’usage de toutes les passions consiste en cela seul, qu’elles
disposent l’âme à vouloir les choses que la nature nous dicte être utiles, et à
persister en cette volonté (P 52, AT XI, 372).
Leur usage naturel est d’inciter l’âme à consentir et contribuer aux
actions qui peuvent servir à conserver le corps, ou à le rendre en quelque
façon plus parfait (P 137, AT XI, 430).
Au-delà des
variations de formules, il y a entre ces trois extraits une remarquable
cohérence : les passions ont un effet sur la volonté (elles « incitent et
disposent » cette dernière) et cet effet constitue – selon le point de vue
téléologique propre à l’étude du composé humain (AT VII, 84-85 ; IX,
67-68) – leur fonction. De même que dans la Sixième
Méditation Descartes envisage une approche téléologique de la sensation en
la considérant comme un moyen de préservation du composé humain, de même
défend-il dans les Passions une
approche comparable des émotions. Loin d’être de simples épiphénomènes, les
passions sont au contraire pourvues d’un véritable rôle causal, qui consiste à
améliorer les capacités de survie du composé en suscitant dans l’âme des
réponses adaptées aux informations issues du corps[23]. L’admiration est exemplaire à cet égard. En attirant l’attention de
l’âme sur les objets qui ne prennent pas place au sein des schèmes
classificatoires déjà développés (P 70, AT XI, 380), elle rend possible
l’exercice de la mémoire et, par là, de la connaissance (P 75). Certes, la
volonté est en mesure d’exercer cette même direction de l’attention,
indépendamment de la passion d’admiration, mais celle-ci est indispensable au
développement intellectuel de l’individu (P 76).
Les passions
ont ainsi une fonction, la préservation du composé corps-esprit qu’elles
remplissent en exerçant une action motivationnelle sur la volonté. Si les
passions « incitent et disposent » l’âme à vouloir, c’est en poussant
celle-ci à avoir telle ou telle volition. Il convient de rapporter cette action
motivationnelle à ce qu’écrit Descartes dans l’article 47 des Passions :
Or on peut distinguer deux sortes de mouvements, excités par les
esprits sur la glande ; les uns représentent à l’âme les objets qui
meuvent les sens, ou les impressions qui se rencontrent dans le cerveau et ne
font aucun effort sur sa volonté ; les autres y font quelque effort, à savoir
ceux qui causent les passions ou les mouvements du corps qui les accompagnent
(P 47, AT XI, 365).
Les
impressions cérébrales causent des perceptions dans l’esprit dépourvues
d’influence sur la volonté. Ainsi les représentations ne sont pas par elles-mêmes
motivationnelles. Mais d’autres mouvements des esprits agissent sur la glande
de telle sorte qu’ils « font effort » sur la volonté, autrement dit
l’influencent. La vue d’une belle personne n’exerce pas d’influence sur la
volonté, il faut pour cela que s’associent les mouvements qui donnent naissance
au désir, lequel pousse l’âme à rechercher par exemple la compagnie de cette
personne. Notons que la notion d’effort n’est pas simplement synonyme de
causalité, puisque les autres perceptions dans l’âme sont tout autant causées
par les impressions cérébrales que les passions par les mouvements appropriés
sur la glande. Mais si l’effort n’est pas l’expression de la simple action
causale des esprits sur la glande, cela signifie que cette notion ne prend son sens
qu’à partir de l’expérience affective du sujet soumis à la passion. Il faut
ainsi préciser la notion d’effort à l’aide des propriétés psychologiques des
passions : leur vivacité phénoménologique, leur persistance et leur
pouvoir de fixer l’attention sur telles perceptions données. Ainsi, les
passions sont causées par des mouvements cérébraux et leurs caractéristiques
psychologiques sont telles qu’elles déterminent l’âme à vouloir telle chose.
Dans la mesure
où les passions sont causées par une agitation cérébrale qui est elle-même, le
plus souvent, causée par un objet extérieur, cette interprétation implique
qu’une volition puisse être déterminée par une cause extérieure à l’âme
elle-même. A première vue, cela entre en contradiction avec la définition même
de la volonté dans l’article 17 des Passions :
Celles que je nomme ses actions sont toutes nos volontés, à cause que nous expérimentons qu’elles
viennent directement de notre âme et semblent
ne dépendre que d’elle (P 17, AT XI, 342, nous soulignons).
A l’inverse,
les perceptions sont des passions au sens général, dans la mesure où elles sont
causées par autre chose que l’âme : « ce n’est pas notre âme qui les
fait telles qu’elles sont et que toujours elle les reçoit des choses qui sont
représentées par elles ». Si la passivité d’un état mental est
essentiellement due au fait qu’il soit causé par une entité extérieure, et il
semblerait que, par implication réciproque, si un état est une action, alors il
ne peut être causé par quelque chose d’autre.
Cependant, la
théorie générale de l’action esquissée dans les premiers articles du Traité ne valide pas cette inférence.
Selon Descartes en effet, « l’action et la passion ne laissent pas d’être
toujours une même chose, qui a ces deux noms, à raison des deux divers sujets
auxquels on la peut rapporter » (P 1, AT XI, 328). Le statut ontologique
exact de l’entité désignée par cette « même chose » ne laisse pas
d’être problématique. Mais le plus important pour notre propos est qu’il est
possible de concevoir alternativement une seule et même entité tantôt comme une
action, tantôt comme une passion. La diversité des sujets, autrement dit des
choses qui exercent un pouvoir causal ou bien qui le subissent, ne modifie pas
cette identité. Cela se vérifie par ce qu’écrit Descartes à l’article 19 au
sujet de la perception par l’entendement de nos propres volitions :
Et bien qu’au regard de notre âme, ce soit une action de vouloir
quelque chose, on peut dire que c’est aussi en elle une passion d’apercevoir
qu’elle veut. Toutefois à cause que cette perception et cette volonté ne sont
en effet qu’une même chose, la dénomination se fait toujours par ce qui est le
plus noble et ainsi on n’a point coutume de la nommer une passion, mais
seulement une action (AT XI, 343).
La définition
cartésienne de la pensée impose de considérer tout événement mental et la
perception que nous pouvons en avoir comme une seule et même chose,
c’est-à-dire comme un unique modus cogitandi,
dans lequel on ne peut opérer qu’une distinction de raison (AT VII, 160 ;
IX, 124). La condition d’identité est donc ici beaucoup plus stricte que dans
la définition générale de la passion à l’article 1. La même condition
d’identité s’impose dans le cas des passions et des volitions. Nous pouvons en
trouver la confirmation dans l’article 47 où Descartes s’oppose aux théories
psychologiques dualistes, qui expliquent l’apparence de conflits mentaux par la
division de l’âme en parties plus ou moins concurrentes, en particulier à la
psychologie aristotélicienne qui distingue appétit rationnel (volonté) et
appétit sensible, lui-même divisé en irascible et concupiscible (P 68)[24]. Contre ce pluralisme psychologique, Descartes affirme la pro-fonde
unité et simplicité de l’âme :
Car il n’y a en nous qu’une seule âme, et cette âme n’a en soi aucune
diversité de parties : la même qui est sensitive est raison-nable, et tous
ses appétits sont des volontés (P 47, AT XI, 364).
Il ne s’agit
pas seulement de récuser toutes les théories qui rapportent à des sources
différentes les forces motivationnelles de l’âme (ses appétits), mais plus
précisément, d’affirmer l’existence d’un seul type d’état motivationnel que
sont nos volitions. Pourtant, les passions « incitent et disposent »
la volonté. Cela signifie qu’une passion efficace dans sa fonction
motivationnelle est une volition[25]. Par implication, la passion et la volition sont bien une même
chose, distincte en raison. Si l’on considère ce mode en tant que passion, la volition est effectivement une passion (au
sens général). Mais si on le considère du point de vue de la substance qui le
produit, c’est-à-dire l’âme, cette même volition est bien une action,
conformément à la définition de l’article 18. Et en appliquant le principe
selon lequel la dénomination se fait par ce qui est le plus noble, il convient
de considérer la volition comme une action de l’âme plutôt que comme l’effet
(une passion) d’un autre mode[26].
Cette
interprétation pourrait sans doute susciter une difficulté. En effet, bien que
la volition soit causée par l’âme elle-même, la passion qui motive sa formation
est quant à elle l’effet d’une action du corps sur l’âme. Il faudrait donc
admettre qu’une action de l’âme puisse contenir une passivité première et ainsi
être l’effet d’une cause extérieure. Cela pourrait paraître surprenant et
contraire à certaines intuitions libertariennes sur la nature de ce qui est
libre. Cependant les affirmations de Descartes n’autorisent pas à considérer
cela comme une conséquence incompatible avec sa propre conception de la liberté[27]. En effet, à propos de la causalité divine, Descartes affirme
clairement la dépendance de la créature, et par conséquent, la compatibilité
entre le libre-arbitre et la détermination de nos pensées par Dieu : « la
seule philosophie suffit pour connaître qu’il ne saurait entrer la moindre
pensée en l’esprit d’un homme, que Dieu ne veuille et ait voulu de toute
éternité qu’elle y entrât. » (Lettre
à Elisabeth du 9 octobre 1645, AT IV, 314 ; cf. AT IV, 333 ; PP
I, 40, AT VIIIa, 20). Dans certains textes, Descartes paraît également défendre
le déterminisme causal[28]. Enfin, et surtout, d’après un certain nombre de textes, la volonté
est d’autant plus libre qu’elle est déterminée par les perceptions claires et
distinctes de l’entendement (AT VII, 58 ; 432 ; IX, 46 ;
233 ; AT IV, 115-16).
Il convient
enfin de préciser un dernier point. Descartes soutient en effet d’une part que toutes les passions sont
motivationnelles, mais d’autre part que « ces passions ne nous peuvent
porter à aucune action, que par l’entremise du désir qu’elles excitent »
(P 144, AT XI, 436 ) et qu’à l’inverse, « considérées en
elles-mêmes », c’est-à-dire indépendamment du désir, « elles ne nous
portent à aucune action » (P 143, AT XI, 435). L’incohérence n’est
toutefois ici qu’apparente. Il faut se souvenir en effet de la distinction,
établie à l’article 18, entre deux types de volontés :
Nos volontés sont de deux sortes, car les unes sont des actions de
l’âme, qui se terminent en l’âme même, comme lorsque nous voulons aimer Dieu,
ou généralement appliquer notre pensée à quelque objet qui n’est point
matériel. Les autres sont des actions qui se terminent en notre corps, comme
lorsque de cela seul que nous avons la volonté de nous promener, il suit que
nos jambes se remuent et que nous marchons (AT XI, 342-43).
La reprise
cartésienne de la distinction scolastique traditionnelle entre actes immanents
et actes transitifs permet de surmonter la contradiction apparente au sujet de
la nature motivationnelle des passions. Lorsqu’il semble soutenir que toutes
les passions ont une fonction motivationnelle, Descartes désigne les actions
ayant leur terme dans l’âme, tandis que lorsqu’il affirme que seules les
passions accompagnées de désir conduisent à l’action, cela concerne l’action
transitive, qui a son terme dans le corps. Ainsi, l’amour motive la volonté,
puisqu’il conduit à un consentement à l’union avec l’objet aimé[29]. Dans la mesure où le consentement est déjà une volition, il est
clair que l’amour exerce de lui-même une influence sur la volonté. Cependant,
en lui-même, le consentement volontaire, que produit l’amour, ne conduit à
aucune action. Pour cela, il faut que s’y joigne le désir de cette chose[30].
Si l’on s’en
tient donc à la définition de la volonté de la Quatrième méditation, comme faculté d’affirmer ou nier, de
consentir ou non à un objet (AT VII, 57 ; AT IX, 46), toutes les passions
sont motivationnelles. Mais si l’on considère l’action ayant son terme dans un
mouvement corporel et la volonté comme faculté d’une âme qui dirige ces
mouvements[31], alors il est clair que seul le désir est une passion
motivationnelle, dans la mesure où il est la seule passion dont les causes
corporelles contribuent au déclenchement d’un mouvement (cf. AT XI, 225).
L’influence des
passions et le problème de l’akrasie
Les quatre
premières caractéristiques des passions que nous avons analysées (états mentaux
causés par une agitation cérébrale, intensité phénoménologique, liaison avec
une représentation, résilience) permettent d’expliquer de quelle manière
s’exerce leur influence sur la volonté. D’après nous, l’interprétation
traditionnelle de l’article 47 ne fait droit qu’à la première caractéristique
des passions, à savoir le fait qu’elles soient causées par une agitation des
esprits animaux qui initie dans le même temps un mouvement musculaire. Mais le
décentrement du conflit mental vers la glande pinéale comme siège d’un jeu de
forces entre l’action des esprits animaux et celle de la volonté déjà formée
conduit cette interprétation à négliger d’autres modalités d’influence des
passions dont il faut pourtant tenir compte pour rendre compte de certains
textes.
Afin de mettre
cela en lumière, il est nécessaire de reprendre les étapes de l’action
volontaire complète. Nous pouvons partir ici de la théorie présentée dans la Quatrième méditation, que ne contredit
pas le Traité des Passions[32].
Une action parfaitement libre procède de perceptions claires et distinctes de
l’entendement. L’indifférence au contraire qui résulte d’idées claires et
distinctes, constitue le plus bas degré de la liberté. Un agent rationnel doit
alors s’abstenir de porter un jugement quelconque (AT VII, 59 ; IX, 47).
Il s’ensuit que celui qui porte un jugement fondé sur des perceptions confuses,
bien qu’il fasse un mauvais usage de sa volonté, n’en dispose pas moins de ce
plus bas degré de liberté qu’est la liberté d’indifférence. Par exemple, la
perception claire et distincte d’une propriété quelconque du triangle me
conduit à juger avec vérité que le triangle possède cette propriété. L’action
de l’esprit s’arrête là dans le domaine de la théorie. Toutefois, dans le
domaine pratique, les choses sont plus complexes, bien que Descartes ne soit
jamais aussi explicite qu’on le souhaiterait. Le premier point est que le
jugement selon lequel il convient d’accomplir une action A n’entraîne pas immédiatement l’action A. Une seconde volition doit s’y ajouter, qui, mouvant la glande
pinéale, entraîne l’action du corps (il s’agit des volitions transitives
d’après la distinction établie à l’article 18[33]). Imaginons ainsi qu’un soldat soit affecté à la défense de sa cité.
Les idées de sauvegarde de sa communauté et d’obéissance aux ordres l’amènent à
juger qu’il convient de tenir son poste, tandis que la perception de
l’environnement le conduit à juger que telle position est la plus adaptée pour
cette tâche. Ces deux jugements sont suivis d’une volition qui le conduit à se
poster de façon à faire face à l’ennemi.
La séquence
complète d’une action ayant son terme dans le corps comporte ainsi quatre
étapes :
(1)S a perçoit
clairement et distinctement A comme
un bien
(2)S juge qu’il
convient d’accomplir A
(3)S forme la
volition V que A
(4)Le corps de S exécute le mouvement accomplissant V
Chaque étape
est pourvue d’une entrée ou d’une sortie, ou bien des deux à la fois. A chacune
de ces entrées et sorties, la passion peut intervenir et rompre l’enchaînement
de l’action parfaitement libre. D’après l’inter-prétation traditionnelle, le
lieu décisif d’interférence entre la volonté et la passion est le dernier
chaînon, entre (3) et (4), c’est-à-dire la liaison dans la glande pinéale entre
l’impression causée par la volition et l’initiation du mouvement du corps, une
lecture à laquelle se prêtent naturellement ces lignes :
En sorte qu’il n’y a point en ceci d’autre combat, sinon que la
petite glande qui est au milieu du cerveau, pouvant être poussée d’un côté par
l’âme, et de l’autre par les esprits animaux (…) il arrive souvent que ces deux
impulsions sont contraires, et que la plus forte empêche l’effet de l’autre (AT
XI, 365).
Selon ce
modèle mécaniste du combat de la passion et de la volonté, lorsque l’effort des
esprits sur la glande annule celui de la volonté, le mouvement qui en découle
est en tout point similaire au mouvement qui serait engendré dans un système
dépourvu d’âme et de volonté. Il s’agirait alors d’un comportement automatique
(P 16). Or selon Descartes, ce qui est mécaniquement déterminé est incompatible
aussi bien avec la liberté qu’avec l’imputabilité morale (PP I, 37, AT VIIIa,
18-19 ; IX, 40-41). Mais si cela constituait le modèle unique de
l’interférence passionnelle avec la volonté, cela voudrait dire que tout
comportement passionnel serait assimilable à un comportement compulsif, privant
l’agent de sa liberté d’action, sans affecter réellement la liberté de sa
volonté.
Toutefois, si
les âmes en proie au conflit entre des motivations exclusives sont « les
plus faibles de toutes » (P 48, AT XI, 367), ce n’est pas parce qu’elles
seraient en quelque sorte les spectatrices impuissantes du jeu de mouvements
opposés des esprits animaux sur sa glande pinéale (et dont l’alternance
ressentie comme passions serait le simple témoignage sur le plan
psychologique). Au contraire, l’irrésolution et l’agitation par des passions
diverses a des effets directs sur l’âme elle-même et sur la liberté de sa
volonté. Autrement dit, l’effort de la passion n’est pas seulement
physiologique, mais surtout psychologique. Afin d’étayer cette affirmation, il
est nécessaire d’examiner les autres chaînons sur lesquels s’exerce d’après
nous l’influence des passions.
L’influence
des passions sur la formation de (1) se traduit par un processus de filtrage
des idées présentées à l’entendement. Les passions peuvent ainsi influencer la
perception par une orientation exclusive de l’attention vers les
représentations auxquelles elles sont naturellement liées. Dans notre exemple,
on peut imaginer que la crainte confère dans l’âme du soldat une extrême
saillance à la représentation du risque de mourir au point de détourner son
attention de toute autre considération[34]. Et il est possible de généraliser cela aux autres passions.
Restent les
liens entre les (1) et (2) – entre la perception et le jugement de la volonté –
ainsi qu’entre (2) et (3) – entre le jugement et la volition exécutive. Ces
deux cas correspondent à deux formes d’akrasie habituellement distinguées dans
la philosophie contemporaine, l’akrasie d’irrationalité d’un côté et la
faiblesse de la volonté proprement dite de l’autre[35]. L’agent intempérant ou irrationnel est conquis du côté du jugement.
La passion déforme chez lui la valeur des biens perçus, ce qui correspond au
processus décrit dans ces passages :
Elles font paraître presque toujours, tant les biens que les maux
qu’elles représentent, beaucoup plus grands et plus importants qu’ils ne
sont » (P 138, AT XI, 431 ; cf. AT IV, 284-85).
Bien que ces jugements soient faux, et même fondés sur quelques
passions par lesquelles la volonté s’est auparavant laissée vaincre ou séduire
(P 49, AT XI, 368)[36].
Tout ce qui se
présente à l’imagination tend à tromper l’âme et à lui faire paraître les
raisons, qui servent à persuader l’objet de sa passion, beaucoup plus fortes
qu’elles ne sont, et celles qui servent à la dissuader, beaucoup plus
faibles (P 211, AT XI, 487). L’influence des passions sur le jugement de
celui qui n’a pas formé d’idées claires et distinctes de la valeur des biens se
laisse concevoir sans difficulté. Mais il paraît plus délicat d’accorder à la
passion un pouvoir d’influence sur le jugement (c’est-à-dire entre (1) et (2))
lorsque l’âme est en présence d’idées claires et distinctes. Comme il l’écrit
en effet dans sa lettre à Mesland du 2 mai 1644 :
Car il est, ce me semble, certain que, ex magna luce in intellectu sequitur magna
propensio in voluntate ; en sorte que voyant très clairement qu’une
chose nous est propre, il est très malaisé, et même comme je crois, impossible,
pendant qu’on demeure en cette pensée, d’arrêter le cours de notre désir (AT
IV, 115-6).
A suivre ce
texte, il semble que Descartes soutienne que si S a une idée parfaitement claire et distincte que P à t,
il est nécessaire S juge que P à t
et, à son tour – si P concerne un
état de choses à réaliser, une action – que S
veuille P. Seul un changement de
direction de l’attention, qui ne peut se produire qu’à un autre moment t’ est susceptible de conduire S à ne pas juger ainsi[37]. Mais cela ne vaut strictement que pour le sujet dépassionné et dans
le contexte de la recherche de la connaissance pure. Pour un esprit incarné, soumis
aux passions, il n’est pas impossible que la passion déforme à ce point la
valeur de ses objets qu’elle substitue sa propre force à celle de la lumière
naturelle. Lorsque Descartes énumère les principaux remèdes aux passions, le
premier d’entre eux relève de la thérapie cognitive : il s’agit d’opposer aux
raisons « colorées » en quelque sorte par la passion, des
représentations et jugements opposés afin de corriger l’erreur d’appréciation
sur ce qu’il convient de faire. La connaissance géné-rale des distorsions
cognitives provoquées par les passions constitue ainsi « le remède le plus
général et le plus aisé » contre les excès des passions (AT XI, 487)[38].
Mais il reste
à examiner l’influence des passions sur la volonté exécutive, ce qui correspond
précisément aux cas de faiblesse de la volonté, c’est-à-dire aux cas dans
lesquels l’individu, telle Médée chez Ovide qui « voit le meilleur et
l’approuve, mais suit le pire »[39]. Si les passions sont susceptibles d’exercer une influence ici,
c’est en raison de leur intensité affective ou phénoménale, et/ou de leur
résilience.
Cependant la
première difficulté est qu’un certain nombre d’affirmations de Descartes
paraissent rendre impossible l’action akratique au sens strict. Ainsi dans le Discours de la méthode, il affirme :
notre volonté ne se portant à suivre ni à fuir
aucune chose, que selon que notre entendement lui représente bonne ou
mauvaises, il suffit de bien juger, pour bien faire, et de juger le mieux qu’on
puisse, pour faire aussi tout son mieux (AT VI, 28).
Ce texte refuse clairement la possibilité d’une fissure entre le jugement
pratique et l’action[40]. Dans une lettre écrite quelques mois avant la
publication du Discours, Descartes
confirme cette position proche de l’intellectualisme socratique qui élimine le
problème de la faiblesse de la volonté plus qu’il ne le résout :
vous rejetez ce que j’ai dit, qu’il suffit de bien juger pour bien faire : et toutefois il
me semble que la doctrine ordinaire de l’Ecole est que voluntas non fertur in malum, nisi quatenus ei sub aliqua ratione boni
repraesentatur ab intellectu, d’où vient ce mot : omnis peccans est ignorans ; en sorte que si jamais
l’entendement ne représentait rien à la volonté comme bien, qui ne le fût, elle
ne pourrait manquer en son élection. Mais il lui représente souvent diverses
choses en même temps ; d’où vient le mot video meliora proboque, qui n’est que pour les esprits faibles (AT
I, 366).
Dans ces textes, la faiblesse induite par la passion se ramène au
premier type d’influence de la passion, celui d’une faiblesse cognitive. Seul
un défaut d’attention, une forme quelconque d’ignorance, marque la faiblesse de
certains esprits. Autrement dit, la passion peut agir sur (1), éventuel-lement
sur (2), mais en aucun cas elle n’est en mesure de briser le lien nécessaire
entre le jugement pratique et l’action.
La distinction
de deux niveaux de volonté
Cependant,
l’analyse des âmes faibles aux articles 48 et 49 des Passions vient contredire la tendance intellectualiste des deux
textes précédents, et les distinctions qu’y propose Descartes ne se laissent
concevoir que si une véritable faiblesse de la volonté est possible. Entre 1637
et 1649, il y aurait donc bien une évolution de Descartes au sujet de la
volonté et de son pouvoir au regard des représentations à partir desquelles
elle produit des jugements et agit, mais ce changement ne concerne pas d’abord
la question de savoir si la volonté est déterminée causalement ou non par les
représentations – que leur source soit l’entendement ou les passions – mais
plutôt la nature même, ou plus précisément, la structure, de la volonté.
Cette évolution apparaît clairement dans la lettre à Mesland du 9
février 1645 lorsque Descartes reconnaît la possibilité de refuser un bien
clairement connu et en fait l’une des conditions indispensables à la volonté
libre (AT IV, 173). En effet, en reconnaissant la possibilité que la volonté
manifeste sa force et sa liberté dans son opposition à ce que l’entendement lui
représente comme un bien, ce texte implique logiquement la possibilité inverse
d’une volonté faible. Toutefois, ces deux manières de ne pas agir en conformité
avec ce qui est perçu comme un bien sont opposées : le refus d’un bien clairement
connu est une action pleinement voulue, tandis que dans le cas hypothétique de
l’agent akratique, la volition contraire au jugement n’est pas pleinement
assumée par celui-ci. Il n’est possible de faire pleinement droit à cette
opposition, qu’à condition d’attribuer une structure à la volonté, ou encore
d’introduire une hiérarchie de volitions[41]. L’analyse des conditions de ce contraste entre la possibilité
(métaphysique et non morale) de ne pas vouloir ce que nous connaissons comme un
bien et la faiblesse de la volonté nous conduit ainsi au cœur de la théorie
cartésienne de la volonté à partir de 1645.
L’idée d’une structure hiérarchisée de la volonté, n’est pas propre à
Descartes. On la retrouve en effet chez un certain nombre de penseurs
médiévaux, héritiers de la tradition augustinienne, en particulier chez Anselme
et Duns Scot, en réaction au naturalisme de la tradition aristotélicienne que
représente Thomas d’Aquin[42]. Pour ce dernier, la volonté comme appétit rationnel est affectée
d’un motif fondamental, l’aspiration au bonheur qui est le bien et la fin de
toute action humaine (ST I-II, q.1, a.2). Et ce bien est représenté par
l’entendement qui meut la volonté (ST I, q.82, a.4). En présence du bien
absolu, la volonté est naturellement nécessitée (ST I, q.82, a.1, resp.), mais
aucun autre bien fini ne la nécessite (ST I, q.82, a.2, resp.). Le choix (ou electio, ST I-II, q.13) s’exerce sur eux
et, par cette faculté, nous disposons du libre arbitre (ST I, q.83, a.1, resp. ;
a.3, resp.). La psychologie morale aristotélicienne comporte ainsi deux points
essentiels : a) la délibération qui précède le choix porte toujours sur
les moyens, et non sur la fin ; b) la volonté ne tend que vers le bien (voluntas in nihil potest tendere nisi sub
ratione boni, ST I, q.82, a.2, ad 1).
D’après la tradition opposée,
d’inspiration augustinienne, chez Anselme et surtout, par la suite, chez Duns
Scot, la volonté ne pourrait se distinguer d’un appétit naturel non libre si
elle était affectée d’une unique motivation, le désir du bonheur, ou encore l’affectio commodi dans la terminologie
anselmienne. Un agent libre, moralement responsable, doit nécessairement avoir
au moins deux sources de motivation incommen-surables. C’est pourquoi, la
volonté est pourvue d’une affectio iusti
apte à modérer la première affection naturelle[43].
Cependant, l’agent volontaire selon Anselme ne diffère de l’agent
aristotélicien que parce qu’il trouve en lui deux sources de motivations sur
lesquelles il n’exerce pas de contrôle véritable. Au contraire, d’après Duns
Scot, le fait que nous ayons des volontés en conformité avec l’affectio commodi n’est pas déterminé par
un élément extérieur à la volonté, sans quoi la volonté ne serait qu’un appétit
naturel, mais par elle-même. Ainsi, dans la psychologie morale scotiste, la
liberté innée de la volonté tient à ce qu’elle est capable de déterminer par
elle-même ce qui constitue sa motivation fondamentale[44].
Cette idée
d’une capacité de la volonté à déterminer ses propres motiva-tions et par
conséquent à exercer un contrôle sur ses sources de motivation est à l’œuvre
dans la distinction de trois degrés de force d’âme aux articles 48 et 49 des Passions : les âmes les plus
fortes, celles qui « ne font pas combattre leur volonté avec ses propres
armes » et enfin « les âmes les plus faibles de toutes ». En
premier lieu, la force d’âme, que mesure sa capacité à contrôler ses passions
ne se réduit pas à la capacité de l’agent à mettre en œuvre une thérapie
cognitive. Certes, à l’article 49, Descartes oppose ceux dont les jugements
sont biaisés par des passions antérieures et ceux qui forment des jugements
vrais. Mais il neutralise en quelque sorte la portée de cette opposition pour
n’estimer la force ou la faiblesse que par la capacité de l’âme à suivre ou non
ses jugements –quelle que soit leur valeur de vérité :
elles sont plus fortes ou plus faibles, à raison de ce qu’elles
peuvent plus ou moins suivre ces jugements, et résister aux passions présentes
qui leur sont contraires (AT XI, 368).
A s’en tenir à
cette dernière affirmation, il paraît en outre que la force d’âme ne concerne
pas d’abord le pouvoir de la volition de s’imposer face à l’agitation contraire
des esprits animaux. Certes, à l’article 48, Descartes admet bien que « ceux
en qui naturellement la volonté peut le plus aisément vaincre les passions et
arrêter les mouvements du corps qui les accompagnent ont sans doute les âmes
les plus fortes » (AT XI, 366-67). Cela laisse entendre que le pouvoir de
la volonté se mesure d’abord à sa faculté de contenir l’agitation
physiologique. Toutefois, ce même passage distingue le fait d’arrêter les
manifestations physiologiques du fait de vaincre la passion[45]. Et ce dernier pouvoir concerne le rapport de la volonté à la
formation de ses propres volitions. Mettre un frein aux mouvements causés par
les impressions cérébrales à l’origine de la passion est la marque des âmes les
plus fortes. Mais il est insuffisant de le décrire comme un contrôle,
psychophysiologique, du corps par la volonté. Il s’agit d’abord en effet d’un
pouvoir de la volonté sur elle-même, ce que confirment les deux autres cas
évoqués par Descartes.
Reprenons
l’exemple du soldat apeuré face à l’ennemi. À la différence des autres
passions, la peur est dépourvue de fonction, parce qu’elle est une combinaison
excessive d’autres passions pourvues d’une fonction – étonnement, lâcheté et
crainte (P 176, AT XI, 463). Elle ne doit donc pas être cultivée ou simplement
modérée, mais éradiquée (P 211, AT XI, 486). Cela explique pourquoi Descartes
n’envisage à l’article 48 que les cas de résistance ou de tentatives de
résistance à la peur. Lorsque l’âme ne lutte pas contre la passion avec ses
propres armes, c’est seulement par l’opposition d’une passion contraire qu’elle
est en mesure de contenir la première. La différence entre les deux sortes
d’âmes faibles repose ainsi moins sur la méthode que sur le succès ou l’échec
de la compensation passionnelle. Ainsi un gentilhomme nourri du désir de gloire
(P 204, 206) saura vaincre la peur sur le champ de bataille, tandis que celui
qui n’a qu’une faible ambition ne peut contenir les effets de la peur, si bien
que « ces deux passions agitent
diversement la volonté » (AT XI, 367, nous soulignons). La différence est
que les unes ont des volitions résolues, bien que fondées sur une passion,
tandis que les plus faibles sont constamment irrésolues, en proie à l’apparence
d’un déchirement intérieur dont le mécanisme illusoire a été explicité à
l’article précédent[46], aucune passion ne prenant le dessus sur l’autre.
Toutefois, le
contraste entre les deux cas est ténu, dans la mesure où la victoire remportée
sur une passion, la peur, par la compensation passionnelle, la gloire par
exemple, est toujours précaire. Chaque passion constitue en effet un épisode
provisoire dans la vie psychologique d’un individu, nécessairement caractérisé
par son intensité phénoménologique, comme nous l’avons vu plus haut[47]. Une fois la gloire éteinte, la peur pourrait en une autre occasion
dominer la volonté de l’ambitieux. Sa différence avec l’âme « esclave et
malheureuse » est seulement une question de degré.
Nous pouvons
maintenant nous tourner vers les âmes les plus fortes, qui emploient les
propres armes de la volonté, c’est-à-dire :
Des jugements fermes et déterminés touchant la connaissance du bien
et du mal, suivant lesquels elle a résolu de conduire les actions de sa vie. Et
les âmes les plus faibles de toutes sont celles dont la volonté ne se détermine
point ainsi à suivre certains jugements (AT XI, 367).
Afin de
comprendre ce passage, il faut d’abord rappeler qu’un jugement est un acte de
la volonté qui donne ou refuse son assentiment à des contenus présentés par
l’entendement. Un jugement comporte ainsi deux éléments, le contenu représenté
(par exemple l’égalité des angles d’un triangle et de la somme de deux droits)
et l’acte d’assentiment ou de refus donné à ce contenu (ici, le fait d’affirmer
que les angles d’un triangle sont égaux à deux droits). Soit P un contenu, le jugement y ajoute la
forme suivante (AT VII, 37) : S
affirme que P ou S nie que P.
La question est de savoir si la fermeté et la détermination concernent la
partie gouvernée par la conjonction que,
ou bien celle qui précède. Que serait un contenu déterminé ? On peut
supposer qu’un contenu vague « s’abstenir de com-mettre des mauvaises
actions » donne lieu à un jugement moins déterminé que « ne
pas abandonner son poste face à l’ennemi ». Cependant la notion de
fermeté ne peut renvoyer qu’à la modalité d’affirmation du contenu, par exemple
« Jean pense fermement qu’il ne faut pas abandonner son poste face à
l’ennemi ». Et la modalité ferme de ce jugement dépend de ce que Jean fait
de ce jugement. S’il est faible, alors, bien qu’il soit en mesure de juger
qu’il ne faut pas abandonner son poste, il le déserte néanmoins sous l’effet de
la peur. Il se distingue certes de celui qui n’a jamais formulé de telles
règles générales. Mais le jugement – bien que déterminé du point de vue de la
connaissance de ce qui est bien ou mal, ou plus généralement utile – manque
alors de fermeté, parce que l’agent ne parvient pas à rendre effectif par ses
volitions ce qu’il pense être un bien. La fermeté d’un jugement dépend ainsi
essentiellement de son composant volitif. L’âme forte se distingue donc non par
sa capacité à formuler des règles générales, mais parce qu’elle a la volonté
(d’ordre supérieur) de conformer ses volitions (du premier ordre) à de telles
règles générales. Le contraste entre les deux pourrait s’exprimer de la manière
suivante. D’après notre interprétation, Descartes ne pense pas :
(1)S a une âme forte
=déf. S conforme ses
volitions à une règle générale R
Mais au contraire,
(2)S a une
âme forte =déf. S a une volition V’ que ses propres volitions V
soient conformes à R.
Si l’agent a
une disposition stable à former cette volition d’ordre supérieur, celle-ci
devient à son tour la (méta)-règle énoncée dans l’extrait précédent de
Descartes. C’est dans cette capacité que consiste le pouvoir de se déterminer
et ultimement la véritable liberté de la volonté[48].
Cette idée,
cruciale dans les Passions, affleure
déjà cependant dans les Méditations[49].
Dans la Quatrième méditation, il fait
l’hypothèse qu’un individu pourrait être immunisé à l’erreur théorique de deux
manières :
Nempe si vel intellectui meo claram et distinctam perceptionem omnium
de quibus unquam esse deliberaturus indidisset ; vel tantum si adeo
firmiter memoriae impressisset, de nulla unquam re esse judicandum quam clare
et distincte non intelligerem, ut nunquam ejus possem oblivisci. Et facile
intelligo me, quatenus rationem habeo totius cujusdam, perfectiorem futurum
fuisse quam nunc sum, si talis a Deo factus essem (AT VII, 61 ; IX, 49).
La première
hypothèse suppose une amélioration cognitive radicale, et elle est ainsi en
contradiction avec la nature finie de l’entendement humain (cf. AT VII,
60 : « quia est de ratione intellectus finiti ut multa non
intelligat »). La seconde envisage un être naturellement disposé à suivre
la règle du bon usage du libre arbitre (AT VII, 59 sub fine). Un tel être jugerait et voudrait exclusivement ce qu’il
percevrait clairement et distinctement comme un bien. Et ce comportement
proviendrait directement de sa constitution naturelle. Cet être serait plus
parfait qu’un agent humain. Mais ce dernier est capable de se prémunir de l’erreur
morale en érigeant le principe du bon usage du libre-arbitre – ne juger que de
ce que nous percevons clairement et distinctement (AT VII, 62 ; IX, 49) en
décret que la volonté impose à ses jugements. Ce processus de fixation de
l’attention sur une règle dépend initialement d’un tel décret et sa répétition,
en l’incorporant à notre mémoire, transforme cette attention volontaire en
habitude ou disposition stable (AT VII, 62 ; IX, 49). L’habitude de ne
point faillir étant l’équivalent théorique de la force d’âme sur le plan
pratique, on peut apprécier la continuité avec les affirmations du Traité des Passions[50].
Ainsi, lorsque
l’âme est faible, ses volontés sont entièrement déterminées par les passions et
sont l’expression d’une forme de passivité. Ce que nous faisons dépend de
désirs qui se trouvent en nous mais dont, bien que nous en soyons
métaphysiquement la cause, nous n’avons pas la maîtrise. Le cas limite est
celui de l’âme déchirée entre des passions contraires. L’irrésolution
passionnelle est la traduction phénoménale de la passivité de l’âme. Au
contraire, l’âme forte est capable de déterminer les désirs (et par leur
intermédiaire les passions) qui seront effectifs par le biais de volitions
d’ordre supérieur et, plus particulièrement, en voulant en toutes circonstances
suivre ses jugements pratiques.
Cette analyse
des volitions d’ordre supérieur, constitutives du bon usage du libre-arbitre,
nous permet de clarifier la position cartésienne face au problème de l’akrasie
dans les Passions. La faiblesse de la
volonté suppose une influence de la passion entre le moment du jugement et
celui de la volition. Une âme faible au sens strict est telle qu’en dépit de la
présence d’un jugement ferme d’après lequel il convient de ne pas faire A (qui, nous l’avons vu, suppose une
volition d’ordre supérieur), l’agent, sous l’influence de la passion, fait A. Mais il s’agit là d’une possibilité
purement théorique. En effet, dans les cas concrets évoqués par Descartes, ou
bien l’agent formule un jugement ferme qui suffit à vaincre la passion – ce qui
est assumé sans preuve – ou bien, il ne forme aucune volition de cette nature,
et dans ce cas l’âme est vaincue par la passion présente ou conduite par une
autre. La véritable faiblesse de la volonté n’est donc qu’une possibilité
théorique, métaphysique dans le langage de Descartes, et ne se manifeste jamais
empiriquement – ce n’est pas une possibilité morale.
Nous sommes
également en mesure de rendre compte plus précisément de la différence entre
cette situation et celle que décrit la lettre
à Mesland du 9 février 1645 :
Adeo ut, cum valde evidens ratio nos in unam partem
movet, etsi moraliter loquendo, vix possimus in contrariam ferri, absolute
tamen possimus. Semper enim nobis licet nos revocare a bono clare cognito
prosequendo, vel a perspicua veritate admittenda, modo tantum cogitemus bonum
libertatem arbitrii nostri per hoc testari (AT IV, 173)
Supposons que
l’agent refuse de donner son assentiment à un bien clairement connu. Pour
quelle raison cette situation ne pourrait-elle constituer ni un cas de
faiblesse de la volonté, ni même un cas d’akrasie d’irrationalité[51] ? La réponse est que, dans ce cas, il n’y a pas de conflit
entre ce que nous voulons et nos jugements fermes et déterminés, ou encore
entre nos volitions de premier et de second ordre. Dans ce cas hypothétique, la
volonté refuse de conformer ses volitions à la règle d’après laquelle la
volonté doit suivre le bien connu par l’entendement[52], et lui substitue comme motif fondamental la volonté de manifester
sa propre liberté. La capacité à déterminer la règle de nos volitions, loin
d’engager dans ce cas la faiblesse de la volonté, est au contraire la marque de
sa liberté.
La maîtrise des
passions
La maîtrise
des passions associée à la liberté ne consiste donc pas dans une simple
manipulation de soi, mais exige en outre que ce processus procède de
résolutions formées par l’agent lui-même. Mais il est difficile alors de
comprendre le propos sur lequel s’achève la première partie des Passions :
Car puisqu’on peut avec un peu d’industrie changer les mouvements du
cerveau dans les animaux dépourvus de raison, il est évident qu’on le peut
encore mieux dans les hommes : et que ceux même qui ont les plus faibles
âmes, pourraient acquérir un empire très absolu sur toutes leurs passions, si
on employait assez d’industrie à les dresser, et à les conduire (AT XI,
370)
Le
rapprochement du processus de maîtrise des passions dans l’homme avec le
dressage et le pur conditionnement animal ne semble guère s’accorder avec
l’importance accordée à la force de la volonté à l’article 48. Mais l’approche
techniciste du dressage des passions ne produit précisément qu’un empire sur
les passions et non une maîtrise de soi-même. Il faut ainsi opposer la maîtrise
comme dressage à la maîtrise comme autonomie. Supposons en effet qu’existe une
technique permet-tant de surmonter toutes les passions de l’homme, par
dissociation et recomposition des liaisons entre mouvement des esprits et
émotion intérieure. Dans ce cas, l’homme pourrait « acquérir un empire
très absolu » sur toutes ses passions (AT XI, 370). Mais si la source
de cette thérapie comportementale était extérieure à l’âme (« si on employait assez d’industrie à les dresser, et à les conduire » AT XI, 370, nous soulignons), les comportements
induits ne proviendraient pas davantage d’une résolution que ceux de l’impulsif
passionnel. Le défaut de travail sur soi-même, de formation d’un « empire
sur nos volontés » en quoi consiste l’« usage du libre-arbitre »
(art. 152, AT XI, 445) montre clairement que toute victoire sur les passions ne
permet pas de conclure à la liberté de la volonté de l’agent.
Doit-on en
conclure que le propos sur la maîtrise des passions – qui inclut les thérapies
cognitives et comportementales – reste étranger à la question du libre
arbitre ? Cela serait absurde et, du reste, le titre du même article
établit un lien direct avec le propos des deux précédents (« Qu’il n’y a
point d’âme si faible, qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un
pouvoir absolu sur ses passions »). L’articulation entre le point de vue
comportementaliste de l’article 50 et les développements sur la force de la
volonté des articles 48 et 49 s’explique ainsi : la facilité avec laquelle
il est possible de maîtriser et réguler ses propres passions implique que celui
qui se laisse guider par elles est responsable de son propre manque de liberté.
Ou encore, pour le dire d’une manière paradoxale, si la responsabilité morale suppose
la liberté, l’âme faible est en quelque sorte libre de ne pas être libre[53].
On comprend
mieux ainsi pour quelle raison Descartes peut affirmer à la fois que « la
volonté est tellement libre de sa nature qu’elle ne peut jamais être
contrainte » (P 41, AT XI, 359) et un peu plus loin, que les âmes les plus
faibles, celles qui demeurent irrésolues entre des passions contraires, sont
« esclaves et malheureuses » (P 48, AT XI, 367). En effet, la passion
laisse intacte la capacité de ces
âmes faibles à former des résolutions, à avoir des volitions de second ordre,
même si elles ne font jamais usage de ce pouvoir. Du reste, sans ce dernier,
toutes leurs volitions seraient directe-ment issues du processus passionnel, et
leur comportement serait entièrement réductible à celui des animaux, qui sont à
la fois dépourvus d’âme et de liberté. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle
l’âme esclave et malheureuse n’est pas celle qui se laisse intégralement guider
par la peur. Un tel agent serait un authentique wanton, pour reprendre l’expression d’H. Frankfurt, un être
véritablement dépourvu de la capacité à apprécier et réguler ses propres
motivations passionnelles[54]. Aussi ne serait-il pas même une personne. A l’inverse, l’existence
d’un conflit irrésolu témoigne de la présence dans l’agent d’un pouvoir de
former de réelles volitions[55].
Conclusion :
la liberté de la volonté comme autonomie
Ainsi, la
liberté dans les Passions est
proportionnelle à la force d’âme, elle-même fondée sur la capacité de l’agent à
former des résolutions de second ordre. Cette théorie serait ainsi très proche
de la conception d’H. Frankfurt, et plus généralement des conceptions qui dans
lesquelles la liberté de la volonté est définie par l’autonomie de l’agent,
c’est-à-dire par le pouvoir de déterminer ce qui constitue pour lui une
motivation, et ne pas être le simple instrument de ses désirs[56]. Mais cette notion générale d’autonomie recouvre diverses
conceptions, incompatibles entre elles. Le clivage principal oppose les tenants
d’une conception strictement internaliste – à l’instar d’H. Frankfurt, pour qui
la liberté dépend exclusi-vement du rapport entre nos désirs et nos volontés
(de second ordre) – aux externalistes – pour qui la liberté de la volonté ne
peut se concevoir sans tenir compte du caractère correct ou non du jugement
pratique de l’agent, en particulier de son appréciation correcte de la valeur
morale des actions sur lesquelles se portent ses désirs et résolutions[57]. L’autonomie pour un externaliste s’apparente ainsi davantage à une
forme d’« orthonomie ».
La théorie
cartésienne se laisse difficilement classer entre l’autonomie stricte et
l’orthonomie. En 1641, il est manifeste que la plus haute liberté est celle de
la volonté éclairée par les perceptions claires et distinctes de l’entendement.
En 1645 au contraire, la dissociation de la liberté de la volonté et de
l’adhésion à une norme, aléthique ou morale, fait pencher la théorie
cartésienne du côté de l’autonomie stricte. La position élaborée dans les Passions se situe entre ces deux
extrêmes. D’un côté en effet, « la force de l’âme ne suffit pas sans la
connaissance de la vérité » (P 49, AT XI, 367). Dans la même perspective,
la juste estimation de la valeur des biens auxquels nous incitent les passions
est indispensable à leur maîtrise (P 138, P 211, AT XI, 487). Ainsi, la volonté
influencée par la passion, à partir de la représentation déformée d’un bien,
est moins libre que celle qui est éclairée par la lumière de l’entendement.
D’un autre côté néan-moins, Descartes accorde à la volonté une valeur propre et
semble faire reposer sa liberté sur son seul usage (P 152). À propos du
généreux, Descartes écrit en effet :
Il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user,
c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté, pour entreprendre et exécuter
toutes les choses qu’il jugera être les meilleures (P 153, AT XI, 446 ;
cf. AT V, 83).
Il y a bien
deux aspects ici : la volonté et les perceptions de l’entendement. Le bon
usage de la volonté consiste à accorder nos volitions à nos résolutions d’ordre
supérieur. Si cela suffisait, la théorie cartésienne serait strictement
autonomiste. Mais Descartes ajoute la condition cognitive selon laquelle nous
devons vouloir que toute volition de A soit déterminée par la représentation selon
laquelle A est ce qu’il y a de mieux
à faire. La différence avec la théorie des Méditations
est que, le contexte de l’action excluant la perfection de la connaissance, il
n’est pas requis que nous sachions
que A est ce qu’il y a de mieux à
faire, mais seulement que nous le croyions.
L’exigence cognitive est ainsi une exigence de rationalité, et non une exigence
de connaissance pratique. La conception cartésienne des Passions n’est donc pas de type orthonomiste.
Mais si tel
est le cas, pourquoi l’article 49 semble-t-il poser l’exigence de connaissance
jusque dans son titre– « Que la force de l’âme ne suffit pas, sans la
connaissance de la vérité » (AT XI, 367) ? L’incohérence ou l’ambivalence
se dissipe lorsque l’on se penche sur la raison pour laquelle Descartes accorde
un rôle à la connaissance:
Mais il y a pourtant grande différence entre les résolutions qui
procèdent de quelque fausse opinion, et celles qui ne sont appuyées que sur la
connaissance de la vérité : d’autant que si on suit ces dernières, on est
assuré de n’en avoir jamais de regret, ni de repentir ; au lieu qu’on en a
toujours d’avoir suivi les premières, lorsqu’on découvre l’erreur (P 49, AT XI,
368).
La
connaissance du vrai possède ainsi une valeur instrumentale. Elle confère en
effet une plus grande stabilité à nos résolutions, en minimisant les occasions
d’éprouver du remords pour nos actions passées (P177 et 191) et en conséquence
d’éprouver de l’irrésolution à l’avenir (AT XI, 473 et P 170). Dans la mesure
où l’irrésolution est l’un des symptômes des âmes esclaves et malheureuses, on
peut conclure que la connaissance de la vérité favorise la liberté de la
volonté. Elle ne constitue pas cependant une condition nécessaire de cette
dernière[58]. Et dans la mesure où « les actions de la vie ne souffr[ent]
souvent aucun délai » (AT VI, 25 ; cf. II, 35 ; III, 422-23), il
nous faut prendre des décisions en l’absence de perceptions claires et
distinctes. Aussi est-il clair nous devons pouvoir être tenus pour libres et
responsables de nos actes y compris dans ces circonstances[59].