Recension de Pierre Guenancia,
Descartes, chemin faisant, Encre
marine, Editions des belles Lettres, Paris, 2010, 301 p.
Jean-Maurice Monnoyer
L’A. a réuni des études
et quelques inédits : rien d’original, rien qui soit vraiment pédant dans
cette initiative, car la façon de prendre ses distances avec des ouvrages plus
élaborés en leur apportant quelque émendation — ou en leur donnant des prolongements,
est une règle du genre. Je voudrais rendre hommage à ce livre, quoique cette
recension paraisse abusivement technique. Il est un peu raide de procéder à une
revue des arguments face à un ouvrage aussi mesuré. Mais il le fallait aussi
selon moi pour rendre hommage à la pugnacité de ce travail.
On remarque d’emblée une
sorte de proclamation assez vive, et assez remontée : Pierre Guenancia
prône une indispensable limitation de la
métaphysique (d’auto-limitation défensive) qui se veut
philosophiquement inspirée par Descartes. Tel serait le fil
« conducteur » du livre. Ce point est développé en plusieurs
passages ; le chapitre 11 et inédit lui est consacré, mais il est repris à
la fin, juste après encore (au chap. 14). De ce que Descartes a dit qu’il ne
faudrait pas y consacrer « plus de quelques heures par an », on
conclut que cette déclaration sert de garde-fou pour ne pas s’impliquer trop
dans un genre de métaphysicisme égarant. Qui n'approuve pas une revendication
aussi légitime ? Descartes nous eût enseigné, selon Merleau-Ponty, cité en
exergue : « une métaphysique qui nous donne des raisons décisives de ne plus faire de métaphysique » (L’œil et l’esprit, p. 56, je souligne).
Malgré l’autorité de Merleau-Ponty, et tout le respect qu'on lui doit, cette proposition
relative contient un énoncé reduplicatif où sont subtilisées les conditions de
vérité de l’usage du mot « métaphysique ». Ce n’est évidemment pas
possible : l'ironie de Merleau-Ponty est de penser que nous avons des raisons décisives de nous en passer.
Précisons que ce n'est pas le cas ici. D’autant que l’A. se pose bien la
question très différemment à la page 171, en interrogeant justement
« l’unité de la conception cartésienne de la subjectivité de la
métaphysique à la morale ». Je dirai plus loin en quoi Guenancia défend
une caractérisation phénoménologique de son approche intellectuelle qui se
révèle fructueuse. D'autre part, si l’on pense aux Disputationes Metaphysicae de Suarez, qui est encore le best-seller
de l’époque jusqu’en 1616 au moins, il est clair que ce que dit Descartes d'une
« restriction » concertée de la métaphysique est fort compréhensible,
tant sur le plan méthodologique que dans l’option retenue d’une « philosophie
de la vie » comprise comme sagesse de la bona mens. En ce sens, il semble qu’il faille nettement séparer ce
que Descartes écrit à Elisabeth dans un contexte pragmatique d’avec ce qui a
toujours fait pour lui l’objet d’un discours « exotérique »
(publiquement exposé). Dans le premier cas, il y aurait en effet selon les mots
de Guenancia une quasi diététique de la
métaphysique (p. 271). Dans le second cas, il est probablement abusif de le
penser, même si l’on a pu écrire quelquefois qu’il n’y avait pas de « métaphysique cartésienne » (comme l’a soutenu
J.L. Marion dans le Prisme du même
nom en 1986 afin de lui opposer, comme on sait, la primauté de la philosophie première). L’A. préfère ici
parler plutôt d’une métaphysique « d’imprégnation », qui n’est pas
enseignable ou praticable pour satisfaire aux desseins de la vie pratique. On
ne peut le nier, et pourtant sans elle, rien ne serait constructible et
recevable dans les termes.
Il apparaît dans l’esprit de Descartes que — s’il ne faut pas meditando diu se vexare in eis rebus (se
tracasser en méditant sur ces questions, plus qu’il n’est nécessaire) — du
moins les Principes de la philosophie
eux-mêmes sont bien tels que : in
quo continentur ex quea ex Metaphysicis ad Physica etc, sunt necessaria (Entretien avec Burman). La nécessité ne
se discute pas. Peu importe que ce discours soit fondationnel lorsqu’il évoque
les « racines » de l’arbre de la connaissance, ou polémique (contre
Caterus, Gassendi et Regius par exemple). A peine passé en Frise, et inscrit à
l’université de Franeker, Descartes commença bien un Traité de métaphysique, comme il l’écrit au Père Gibieuf le 18
juillet 1629, puis encore une autre fois à Mersenne, le 26 novembre 1630. Non
pas quelques heures donc — mais probablement quelques mois avant de commencer à
s’occuper de la Dioptrique.
Le sol est raboteux en
philosophie ; il faut de bons souliers pour aller de l’avant. Guenancia
est de ceux qui ont su tracer leur route avec lenteur, sans faire pétarader le
moteur philosophique. Son écriture est claire et mesurée. Il a montré en quatre
livres sur Descartes une louable contention d’esprit le faisant devenir l’un
des cartésiens les plus émérites de son temps, mais il est resté sur ce chemin,
sans se laisser intimider, sans se mêler non plus aux « cercles
d’influence » qui sont autant de communautés disputantes. Parfois il est
bon — en effet — de savoir rester sur le grand chemin, comme a dit Descartes,
qui est « le chemin de tout le monde ». Chemin faisant, Guenancia s’est retrouvé sur cette route du sens
commun, écrivant en solitaire, bien qu’identifié aussi comme un philosophe très
attentif à la correction de l’écriture, madré et prudent à la fois. Le beau
titre du texte paru aux PUF : Le
Regard de la pensée : essai sur la représentation, mériterait un examen
soigné. Son grand livre sur L’Intelligence
du sensible : essai sur le dualisme cartésien, et son autre Lire Descartes, sont des outils très
performants dans la compréhension du philosophe. Pour ma part, je suis sensible
à certains de ces articles qui ont marqué la recherche : tel celui sur
« l’Institution de nature » (concept difficile, qui n’est pas réduit
à son sens technique ou finaliste),
comme je le suis dans le présent volume Chemin
faisant au premier article repris de 2008, à celui sur l’admiration (ch.
7), ou plus avant d’abord à l’article sur l’imagination : « La
critique cartésienne des critiques de l’imagination » (ch. 3), qui reste
un modèle du genre. Cet essai limpide va beaucoup au-delà d’une présentation
modeste et pédagogique en revenant sur les positions de L. Brunschvicg. Le fait
de se prononcer à la fois sur la figuration et sur l’étendue constitue tout le
problème génétique de la mathesis dans
sa généralité géométrique (lettre à Morus du 5 février 1649).
La question est fort
classique : cette étendue
est-elle « dématérialisée » ; est-elle une abstraction ou un
être en soi ? Guenancia nous dit nettement que l’étendue véritable,
« attribut essentiel des corps matériels (…) est essentiellement
imaginable » (p. 98). La justesse de cette assertion porte donc sur la
déterminité de l’étendue par la quiddité de la figure, ou par la faculté
productrice des figures. La lecture de Guenancia reste prenante parce qu’il
associe cette « présentification de
l’imagination » d’un côté, en tant qu’elle rend manifeste les
propriétés de l’étendue ; et de l’autre, parce qu’il relève dans l’ Entretien avec Burman, l’expression du
« tracé mental » des figures imaginées, supposant que les yeux de
l’esprit ferment la vue des autres tanquam
fenestris clausis. Comme si les paupières étaient d’hermétiques volets.
Descartes dit bien que c’est là toute la différence avec le sensus : pour ce dernier les
« images sont dépeintes d’après les objets externes tels qu’ils sont
présents » (ab objectis externis,
iisque praesentibus), au contraire de ceux que la mens imagine sine objectis
externis. Il en va de même ensuite de ses remarques sur la neutralisation de l’imagination qui peut
dans son opération active dépasser les limites et conduire à la confusion (il
faut alors la brider, voir p. 182) ; ou même encore produire positivement,
à l’inverse, ce que Guenancia aurait pu appeler une agentivité sociale dans le
rapport aux autres et à la vie (voir le chapitre 9, et chapitre 10, p. 225).
L’une des choses qui
nous rassure le plus dans ce recueil est que Guenancia défende le cartésianisme (v. p.15). De quoi
s’agit-il ? Le label n’est pas celui d’une famille de penseurs. Il semble
vouloir identifier par là une « filiation de pensée » qu’il faut
revigorer sans cesse contre la pensée abstruse, que les Cartésiens n’ont pas
forcément suivie. Certaines expressions de l’A. sont tactiquement biaisées :
Descartes est dit être le « père du rationalisme moderne », pourtant
à de très nombreuses reprises, il est fait état du sujet moderne ou du sujet de
la représentation, dans une acception foucaldienne, qui est plus que
foucaldienne selon nous. C'est un sens second de « moderne » que
Foucault a substitué à classique. Sur le plan de ce qui est « sujet »,
L’Ego n’est pas le Je, ainsi que l’a
montré J.-L. Marion à maintes reprises (surtout dans Questions cartésiennes, 2). Guenancia ne feint pas de
l’ignorer : toutes les postulations interprétatives lui sont bien sûr
connues (dont l’ « auto-affection » traduite dans les termes
heideggeriens de l’ek-stase
intentionnelle par Michel Henry). Mais il soutient que ce sujet qu'il
essaye de redéfinir est pour lui « en acte » : « Le savoir
que le sujet a de lui-même n’est pas un savoir qui s’ajouterait à son être, ce
savoir fait toute la subjectivité du sujet » (p. 167) ; il est
« l’effectuation d’une puissance » (p.169). Je suis assez d'accord
avec cette identification épistémique. Avant de se confronter ici avec la
conception de Kambouchner qui est assez différente, revenons pourtant sur le
premier point. Comment distinguer « prédicativement » un sujet moderne ? En quoi le sujet supposé
« moderne » serait-il en acte ? Le lecteur ne pourra pas ne pas
penser à l'individu (au sujet individuel). La dispute médiatique entre Derrida
et Foucault que l'A. remet à distance utilement nous apparaît bien au contraire
caractéristique d’une posture post-moderne :
le sujet « assujetti » déconstruit
le sujet des affections, et le premier doit être « secondarisé », ce
qui veut dire dérivé dans son statut (alors que c’est celui de l’intelligere, et qu'il ne peut pas ne pas
avoir de prius ontologique). Mais si
« moderne » ne prend son sens qu’avec Kant, s’il s’agit alors de
penser, outre la personne et le « moi mémorable » de Valéry, le
sujet-qui-imagine et celui qui est dit « articuler » des idées
(p.122), ce sujet-là en effet est probablement représentationnel en un sens
étroit. Il est quand même dommage que ce soit encore Heidegger qui ait finalisé
cette « histoire de la représentation » depuis Suarez, parce que le
propos pourrait être compris dans un autre sens. De nombreux développements de
Guenancia sont appliqués à creuser cette difficulté, à en éclairer la
sous-jacence, sauf qu’il n’y a pas de lien apparent entre la position dite de
l’ « herméneutique du sujet » telle qu'elle est développée par
Foucault dans cette appellation curieuse, telle qu’elle est d’ailleurs reprise,
puis corrigée par l’A. (qui indique que le « moi » n’a pas d’ipséité en tant que sujet de
la connaissance), et l'autre position qui épouse celle de la phénoménologie de
l’intelligence sensible. Le lien est transversal,
et c’est ce qu’on comprend en suivant la piste d’un chapitre à l’autre. La
cohérence suppose une solidarité des deux courants de pensée dans l'esquisse
d'une « herméneutique phénoménologique », expliquant le rapport au
monde de la vie du sujet pensant.
L’articulation savante
du propos qui consiste à remettre en discussion et en relation l’intervention
de Foucault en 1982 sur le moment
cartésien, et le débat sur la subjectivité « morale » initié par
D. Kambouchner, forme un clivage habile au centre du livre (ch. 5, 6 ,7),
puisque c’est à la fois sur le cas mixte de l’idéation et de la passion, sur le
complément de la cognition et de la sagesse, que la représentation viendrait jouer un rôle central, un rôle à la fois
pratique et transcendantal. Guenancia semble demeurer husserlien, de façon
presque confidentielle, bien que cherchant les limites de cet angle de lecture.
On pourrait trouver certainement une autre
unité, cette fois entre les chapitres 4, 5 et 6, où l’A. part du statut de
l’idée (nous y revenons ci-dessous). Si l’on schématisait, il y aurait un
dualisme valant pour le sujet connaissant
épistémologiquement constitué ; et de l’autre un sujet de l’estime de soi, corrigeant le « souci de soi »
thématisé par Foucault (p.147). Le soi
du « souci de soi » et celui de la connaissance de soi sont-ils vraiment clivés après la mort du sujet
sartrien, et en gros depuis l’Age classique, Descartes ayant alors
« laïcisé » l’exercice spirituel ? La stance cartésienne d’une mise en abîme du sujet est de fait l’une
des antiennes les plus fatigantes de la pensée analytique quand elle évoque le
« théâtre cartésien », erreur qu’on ne trouve pas cependant chez
Beck, chez Williams, ou chez Kenny. Guenancia dans cette affaire est fort
prudent. Il est en effet toujours périlleux de parler du rapport à soi, si l’on pouvait ainsi s’exprimer en termes
contemporains. La tromperie de soi est devenue l'une des topiques les plus
discutées, mais le doute méthodique n’a rien à voir avec elle. Il est fréquent
de lire Descartes se plaindre lui-même des objurgations « sceptiques »
qui reposent sur cette présupposition du moi
dissocié. Preuve patente qu'on ne l'a pas bien lu. La « faculté du
rapport » apparaît de plus chez Descartes comme étant assez singulière, et
notamment dans le Traité des passions.
Plus généralement encore, il en va de même de l’usage classique du mot
« représenter », un mot qui a un sens juridique et concret à la fois
(comme la représentation d’un pays par une carte, au sens de Nicole, ou comme
la représentation d’une obligation au sens dignitatif du terme, mais qui reste
assez loin de l’image). On ne trouve pas le mot de
« représentation », chez Descartes, reconnaît d’ailleurs l’A. (p.116).
F. Alquié rappelait jadis qu’elle ne pouvait en rien se confondre avec la
notion « pictoriale » ou picturale que lui prêtait Louis Marin.
Guenancia après avoir
réfléchi sur le sens du docuit natura,
qui ne peut être confondu avec le docuit
physica, développe dans son chapitre sur l’idée (ch. 4) une conception
interprétative qui essaye de frayer une 3eme voie : celle qui
consiste à partir des « données immanentes de la conscience » pour
montrer la « transcendance de la chose par rapport à l’idée » (p.
124) — preuve de son objectivité en
tant qu’idée. C'est le morceau le plus fort du livre. La perspective est
correcte, même si elle se fait au détriment des modes. Descartes vise bien,
nous dit-il, non pas l’esse fictum ou
l’ente rationis, comme le lui
reproche Caterus, mais un reale aliquid,
quod distincte concipitur. Au début, dans de très belles pages de philosophie
(pp.115-120), l’A. discute effectivement de cet esse objectivum en tant que l’idée a un contenu représentatif (mais référée à un contenu
immanent : Guenancia examine de près ce lien contrasté entre les deux états,
« être présent dans l’idée » et être
au sens ontique, même si pour lui l’idea
est étymologiquement ce qu’elle est de
visu (« l’apparition d’une chose en image », ibid. 116), ce pourquoi il écrit : « la vision est idée »
(p.119). Descartes a parlé des idées tanquam
rerum imagines (AT, t 3, p37, 3-4), bien que ce soit en rapport avec leurs
modèles externes (l’idée pourrait n’être représentative de rien, au sens d’une res extra
animam).
Pourtant, ce paradigme
optique soulève quelques perplexités ; en fait rien n’apparaît de manière
adventice qui serait visualisable : et Guenancia l’utilise pour le
discuter (il choisit en effet la stratégie exactement inverse de celle de
Brentano). Pour l’idée, il écarte
avec raison la forme de l’homologue
mental ou de l’ « ectype » ; il l’écarte fort bien,
mais c’est au profit d’ « une représentation par l’esprit de son
contenu », en sorte que idée et chose ne sont plus que deux aspects
d’une même réalité (« c’est la même chose que celle qui est dehors, mais
on veut souligner qu’elle est présente à l’esprit comme chose à laquelle on
pense, et non présente parmi les choses du monde », p.117) — une
observation qui n’infléchit pourtant pas selon lui la conception de l’idée
comme structure ou fonction. Il s’agit plutôt de dire que les choses
réelles ou externes ne sont connues que parce qu’elles sont représentées par
l’esprit : sous ce seul aspect épistémologique le « fait »
de la représentation précède l’être. En tant que modes de la pensée, les idées
ne sont cependant pas des « matériaux », et néanmoins ce traitement de
l’ens ut cognitum le contraint à
avancer plus avant encore, et par exemple à dire que :
« l’extériorisation des objets du penser est une présupposition constante
de la conception cartésienne de l’idée comme représentation d’une chose ».
« Je ne vois donc pas des idées mais des choses, mais si je vois des
choses, c’est parce que j’en ai les idées. L’idée d’une chose, c’est le sens ou
la signification du nom qui la désigne et la distingue ». Après l’identification
de l’idée et de la chose, c’est l’identité du nom de l’idée et de son contenu,
qui est ainsi présentée de manière bipolaire. Pour Guenancia, l’idée est
ontiquement comme une image (« tanquam »), parce qu’elle a comme
elle fonction de représenter, mais elle n’a pas sa matière, et en tant que
fonction, elle demeure un « index » en même temps qu’elle entretient
une relation de similitude causale avec l’objet (ibid., p. 120).
Tout ici entraîne la
conviction. La seule réserve est de noter que certains morceaux de
philosophèmes spinozistes sont repris au bénéfice de l'assimilation de la
représentation à une identité réflexive — ce qui ferait disparaître l’ideatum et le signifié, d’un même geste, ou presque. Ce que Guenancia veut faire
dire ici au texte cartésien, parce que l’interprétation n’est heureusement pas
cadenassée, est issu de la distinction célèbre entre « réalité
objective » et « réalité formelle » (et de bien d’autres passages
litigieux où des énoncés similaires sont avancés, postulés et révisés,
d’origine scotiste principalement). Descartes ne ferait pas cette distinction
de la Méditation III, à laquelle il
est astreint, sans une forte pression qui dépend du statut ontologique de
l’idée. Ce statut ne dépend pas, semble-t-il, de son instance psychologique ou
phénoménologique. Se contenter d’opposer le mode
et la pseudo-image d’une chose est
insuffisant : Guenancia préfère se servir du mot « représenter »
pour d’autres modes plus génériques : les modes du percevoir (qui contiennent apercevoir, concevoir et imaginer). S’il
a pleinement raison de nier que Descartes ait fondé l’idéalisme moderne (p.
124, Cf. « La Réfutation de l’idéalisme » dans la Critique de la Raison pure, et l’article
éponyme de G.E. Moore en 1899), sa thèse se formulerait de la façon suivante :
« la transcendance de la chose par rapport à l’idée » doit s'entendre
au sens du « contenu eïdétique » qui
se représenterait lui-même à l’idée.
Ces grandes richesses de
l’analyse sont ici abusivement résumées par moi, et je le déplore, mais
j’estime néanmoins que ce qui est dit de l’imagination (de la Règle XII à la Méditation sixième) recouvre mieux en principe ce pouvoir
représentationnel que ne le fait « en elle-même » l’idée, d’ailleurs
souvent assimilée à une production de l’imagination (aux idées de l’imagination
qui me viendraient faussement de l’extérieur). Plus encore, l’A. trouve inutile
de s'accrocher au statut du terme à la Goclenius (si l'on peut dire ainsi) pour
lequel l’entité idée demeure une perception
dans sa propriété d’être formellement une
idée ; elle ne serait pas dans ce cas objectivement une entité épistémique
« auto-engendrée », elle contient dans la formalité de sa perception
une essence ou une quiddité. L’exemple cité des Secondes réponses (AT, t.7, p165) que l’A. met en avant porte sur
l’essence réelle qui détermine l’existence (c’est-à-dire « l’essence
actuelle »), autrement dit celle qui cause
la réalité objective de l’idée que j’ai du ciel (p.129). Il n’y a jamais pour
l’idée de fausseté que « matérielle » (à la différence des
jugements). L’être formel de l’idée est d’être normativement la condition de
son contenu — pour Spinoza par exemple— en tant qu’elle est
« adéquate » à son objet, mais c’est alors quelque peu différent.
Pour Guenancia, qui s’appuie sur les objections premières et les Réponses à Caterus, l’idée est un
« objet de l’entendement » (p.122), qu’il dit être un objet
« véritable ». Caterus disait lui que si l’objet est dans
l’entendement il y est seulement « conçu », et il n’y est pas
« en acte » ; ainsi le vrai soleil n’est pas « dans »
l’entendement, nous rappelle en effet l’A., comme il est par comparaison hors
de moi en tant qu’une masse gazeuse incandescente, bien que j’aie l’idée de son
existence. Guenancia suppose de ce mode
de présence que c’est simplement le sens
du mot « soleil » qui est l’autonyme mental d’un astre
extra-mental.
Je ne conteste pas dans
ces remarques la valeur des propositions de l’A., et me contente d’y apporter
un complément. Selon moi, l’étoffe
mentale des idées qui est indéniable, par quoi chacune m’est aperçue fort
directement, ne me permet quand même pas de confondre le denotatum intellectuel et le référé réel, surtout que celui-ci doit être extra animam. C’est même
sans exagérer l’obsession de Descartes : sortir de cet enfermement et je dirais
plus de la représentation de cet
enfermement dans la représentation. Descartes le souligne avec quelque
humour : « que je pense à une idée de chimère ou à une chèvre ». Pas
plus que je ne peux extraire directement de la réalité objective de l’idée de
Dieu, l’existence de Dieu, pas plus je ne peux m’assurer de la réalité solaire
de l’astre du jour à partir du signifié « objectif » ou idéationnel : par exemple en pensant
au sens des mots « masse gazeuse incandescente qui est à la source de la
lumière du jour ».
L’enjeu concerne donc la
réalité « extérieure » telle que nous la concevons aujourd’hui et le
retournement paradigmatique de la realitas
qu'a opéré Duns Scot. Si le contenu objectif était intentionnel, comme Guenancia le laisse clairement entendre par
d’impeccables formules, le soleil ne serait soleil que par l’idée que je me
fais du soleil (tel que le montrent justement les images des dessins d’enfant).
Pour l’A., il n’y a pas deux soleils
— oui, mais cette affirmation pleine de bon sens ne suffit à nous prouver qu’il
y en ait « un », ni à réfuter que notre idée du soleil soit bien autre chose dans sa perfection notionnelle
que le soleil qui brille : je ne peux pas les superposer parce que ce sont
deux perfections distinctes.
On mesure bien à ce stade la différence avec Spinoza, ou l’idée de la chose et
l’essence de la chose sont des dénominations entre elles substituables. Là où
Guenancia a raison est que le terme de « chose » est rigoureusement
indéterminé au sens cartésien : la réalité objective de l’idée est entitatem rei repraesentae per ideam,
quatenus est in idea (AT, t.7, p161, 4-6) ; soit une entité de quelque
chose qui est représentée par une idée, pour autant qu’elle est
« dans » l’idée. Quelle entité ? Que veut dire
« dans » ? Dieu de par son idée n’est pas une res cogitata. Mais le sens participial
de l’objectivité (objective en
latin), n’affecte pas le modus de
l’idée, au sens très général sous lequel : omnis modi cogitandi (…) sunt tantum diversi, modi percipiendi
(Principia I, 32). Le lecteur de
Descartes ne peut l’oublier. L’entité perçue est dans l’idée, mais non pas justement dès l’abord dans l’idée de moi-même ; ainsi,
par exemple si je pense à une pierre, ou un triangle. Par conséquent, je suis
une chose qui pense, parce que les modi
cogitandi sont les modes formels de
ce que je suis actuellement en tant qu’une pierre est pensée par moi, ou en
tant qu’un triangle est pensé par moi (que l’objet soit matériel ou
mathématique n’y change rien). Ce pourrait être évidemment un objet
« fictif » et l’entité pensée n’en serait pas moins formellement
indépendante. En résumé — mais en un sens qui n’est pas du tout obvie justement —, il faut qu’il y ait
ces modes avant tout engagement existentiel sur la « réalité
objective » du contenu de l’idéat. Ces essences des idées sont bien
indispensables à la capacité que j’ai de me les représenter. — L’A. de Descartes, chemin faisant s’exprime de
façon moins austère que je ne fais, j’en rassure de suite le lecteur.
Toute la pertinence du livre consiste
dans cet équilibre tendu que la « forme essentiellement épistémique du
sujet » aurait donné à la question. En fait, il faut le penser par rapport
au statut plus riche de la représentation dans les modes de subjectivation
morale et politique que Guenancia a étudiés depuis longtemps (on pense à la
façon dont se révolte moralement Descartes contre des considérations politiques
de Machiavel, qu’il ne peut que suivre logiquement, alors que l’amitié et les
sentiments du bien-vivre sont violés). Le passage se fait vers la question de
la subjectivité, en dehors de l’agent moral proprement dit, en l’enracinant
dans la forme de la représentation comme activité et comme processus (sapientia et non scientia, si l’on peut dire). Le génitif de l’estime de soi est en effet de même nature : il se retrouve
tel un radical primitif dans l’admiration et dans la générosité. Ici, la
« pratique discursive » de Guenancia, si l’on me permettait
cette figure de style, consiste à faciliter la pente de la lecture, écartant
les simplifications préférant parler d’auto-détermination plutôt que
d’auto-affection (p. 170). Il s’agit bien, comme il l’a d’abord écrit, d’une
« forme pure » du sujet en général, dégagé de cette esthétisation de
l’individu (p. 156-7), dépassant par la générosité le fondement autarcique de
l’ego sum, ego existo, et condamnant le déferlement du subjectivisme moderne
(p. 179). Il est donc plus aisé alors de le suivre que je ne l’ai laissé
entendre jusqu’à présent, au ch. 6 et 7 : l’A. est très net sur
l’admiration et la considération du rare, sur ce qu’il reconnaît comme une
« pensée du soi » qui serait en même temps qu’une conscience un mode
de distanciation affective (p.170 et 178) dans la mesure où la constitution duale est seule à même de
rendre compte de ce qu’il y a des « émotions intérieures », avec
cette remarque très fine : « le composé humain sert pour ainsi dire à
l’âme de réactif ». De même toujours dans ce chapitre sur l’admiration, Guenancia
explique comment la stance du jugement de surprise doit se transformer en un
habitus vertueux, puis se mouvoir en un « motif » — un objet
« dignitatif » comme a écrit plus tard Meinong.
Quant au débat sur la
subjectivité sans sujet qui a longtemps été une sorte de fantôme synecdotique
(prendre l’une sans l’autre, et l’autre pour l’un), Guenancia le tranche en
invoquant la puissance d’effectuation
du vouloir, et le fait que la pensée du
soi imposerait cette distanciation qui explique que l’on n’admire pas,
comme ce serait pour une passion du second ordre, ce que la pensée a découvert.
De même quand il analyse la posture de Valéry, Guenancia voit bien que la
« courbure de la pensée » de Descartes exige cette adéquation délicate
de la parole et du discours. Par exemple, il est juste que dans le chapitre 11
consacré aux « limites de la métaphysique » l’A. revienne sur
« l’entendement aidé de l’imagination », sur lequel Fichant a insisté
lui aussi (la répétition de l’expression est signifiante, p.275). Il est tout
aussi juste de remarquer qu’il ne peut y avoir d’attention métaphysique
« continue », d’astreinte métaphysiciste opacifiant le vécu (nous en
avons parlé au début) — mais il ne suit pas de là que la pensée de Descartes
ait imposé un « retrait » stratégique de cette discipline en tant que
telle « distincte » et devant être affaiblie. La lettre à Elisabeth
du 28 juin 1643 anticipe toutes les questions aujourd’hui posées aux théories
non-réductionnistes du mental quand il lui dit qu’il est prêt « à
attribuer cette matière et cette extension à l’âme » même pour mieux
concevoir l’union. Ce n’est en rien une « transgression » (toutes les
théories maté-rialistes de l’esprit
sont des métaphysiques à part entière et celles de l’Anti-Düring aussi — ce qui explique que de très éminents
spinozistes aient été des marxistes engagés). Mais c'est une autre histoire que
l’histoire de la philosophie, dont Guenancia livre ici une version compréhensible,
subtile mais aussi abordable parce qu’elle est pratiquée avec un soin
rédactionnel palpable. Les derniers mots où il souligne : « il y a un
ordre propre de la pratique, et la pensée de la pratique est une pensée de
l’autonomie de la pratique » font penser à notre jeunesse commune, docuit res politica. Bien plutôt cette
autonomie de la pratique est devenue celle du chercheur ; elle se relie
pour lui à sa pratique d'historien : « donner vie et dignité à une idée de
la philosophie bien plus proche de la philosophie antique que de la philosophie
moderne » (p. 299).
Jean-Maurice Monnoyer
(Recension parue dans les Etudes de philosophie, n°9-11, 2011, Aix.)