Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

mardi 13 février 2024

 
 
Résistible métaphysique naïve
 

 

Jean-Maurice Monnoyer
 


 

Il est souvent demandé quelle forme devrait prendre une métaphysique « plus sobre », démonstrative et non plus chimérique. Les remarques que je présente ici ne prendront pas ce chemin ; j’adopterai plutôt une autre façon de poser la question, une question sur ce type de question, et présenterai le point de vue résistible d’une métaphysique naïve (1) (à laquelle on peut résister donc), en donnant le contre-exemple du « comme si » (2), vérifacteur illégitime, avant d’envisager dans ce qui suit en quoi les relations pourraient être fondamentales, sans être pourtant directement fondationnelles dans les faits (3) : fondamentales, ne veut pas dire, en effet, au sens où elles fonderaient la métaphysique naïve. Kit Fine a évoqué ce sujet apparemment paradoxal, et parfois tortueux, et il a tenté d’expliquer où se trouvait la différence (2001, 2009, 2012, 2020), soulevant le plus souvent une incrédulité générale.  
 
1/ Le titre de métaphysique naïve
 
 En préambule, il faut dire que l’œuvre de Fine est si prolifique et complexe que je ne saurais me concentrer que sur un ou deux aspects. Naïvement, je ne le suis pas tout à fait à cet égard. Pour le subject-matter que l’on esquisse ici, l’accent mis par Fine sur la relationnalité m’importe en premier lieu. Le choix de s’intéresser aux relations (comme celle de tout à partie, qui joue chez lui un rôle prépondérant) permet de se libérer des difficultés qui naissent de l’engagement portant sur la quantification des existants (2000, 2009, 138-149). L’idée que les relations pourraient être « neutres » ontologiquement est loin d’être évidente. Sont-elles neutres sous l’acception qu’elles n’ont pas de direction, pas de sens assigné, ce qui veut dire que la position des arguments (leurs relata) pourrait être permutable à discrétion. On sait que Fine n’accepte pas les relations « converses » pour ce qu’elles sont, et qu’il préfère penser qu’elles sont primitivement biaisées[1]. C’est en effet que ce sujet des relations objecte, en de nombreuses apparitions, à la thèse extensionnelle classique en critiquant le fondement de la quantification et son format à travers une autre façon de comprendre la théorie des ensembles. Se servant d'une méréologie non-standard, ceux-ci ne seraient plus simplement abstraits, mais dépendants essentiellement de leurs membres (de la nature de leurs membres). Telle est l’hypothèse forte que formule Fine. Il défend néanmoins que la métaphysique se pratique a priori, mais que cette pratique peut prendre des voies tantôt complémentaires, tantôt opposées. Dans notre environnement, ce qui est mis en relation de manière plus massive que jamais, par l’observation ou l’accumulation, ce sont des données (de quelque nature que ce soit), bien qu’elles soient en grande partie des données numériques[2], et ne peuvent valoir pour des explanantia ou des faits. En ce sens la métaphysique naïve n’a rien d’expérimental ou d’artificiel, bien qu’elle prête le flanc à de nombreuses objections.
 
 
A quel titre, la métaphysique serait-elle naïve ? Lorsque Kit Fine a utilisé ce mot et défendu cette approche, tout particulièrement dans son article de 2017[3], il répondait à l’une des tendances majeures de la recherche qui choisit de prendre le risque de l’anti-réalisme avec une sophistication croissante, une tendance de laquelle il prend le contre-pied. Naïve, serait-elle vraiment superficielle (shallow), et pourquoi pas frivole ? S’appuie-t-elle sur le sens commun, pour venir contrarier les avancées de l’ontologie formelle ? Ou plus naïvement encore, est-elle naïve, parce qu’il y a des énoncés contingents vrais concernant le monde qui nous entoure et tel qu’il nous entoure desquels nous aurions une saisie directe (grasping) — ce qui bien sûr ne suffirait pas à la définir ? Un autre sens est plausible enfin, elle serait naïve parce qu’indifférente au projet d’unification des sciences ou ignorante des stratégies de démarcation entre science et métaphysique dont on constate qu’elles sont toujours le lieu d’âpres discussions [4]. A supposer que la métaphysique ait pour vocation de prendre pour objet les traits les plus fondamentaux de la réalité, ce dont on ne peut réellement douter, cela n’implique pas qu’elle devrait ignorer le genre de choses et d’événements qui sont le cas, au niveau le plus foncier et le plus déterminant, là où nous sommes placés. On procède généralement ainsi pour avancer dans une autre direction, comme le souligne Kit Fine, puisque c’est cette direction qui lui paraît tordue (distorted). Le raisonnement procède alors généralement de cette façon : est-ce que les nombres existent (dans l’espace et dans le temps) ? est-ce que les phénomènes mentaux existent ? est-ce que les vérités sur lesquelles on peut statuer existent, sont-elles des constructions de notre esprit ou des normes de la décision et de l’action (par exemple des vérités morales) ? Ce déflationnisme, présenté de cette façon, mène selon lui à une impasse. — Car, quand on a posé cela (la question portant sur l’existence) et qu’il s’agit ensuite seulement de savoir  : à quoi ces entités ressemblent, comment pouvons-nous les capturer par nos énoncés « as if » ? c’est parce que nous savons néanmoins, très pertinemment, qu’il y a des choses dont on ne peut pas statuer qu’elles existent, des multiplicités qui ne sont pas dénombrables, des « complexes » qui ne sont pas réductibles, des vérités qu’on ne peut inférer à partir d’autres vérités et qu’elles peuvent aussi être capturées par des énoncés contrefactuels ou des abstractions, mais doivent dissembler beaucoup des choses, des dénombrements et des croyances garanties que nous formons. Fine développe ainsi sa conception des rapports entre l’ontologie et la métaphysique que je cite assez largement, comme une « alternative » à la discussion standard :
 
De mon point de vue, quand nous posons une question ontologiquement, nous sommes typiquement en train de nous demander, non pas s’il y a des objets d’une certaine sorte, mais si ces objets sont réels. Et la question de savoir s’ils sont réels se retourne en celle de savoir s’ils figurent en réalité, c’est-à-dire dans celle de savoir si des vérités concernant de tels objets pourraient être établies en en donnant une description complète du comment ils sont en réalité. (…) Il s’ensuit alors qu’il n’y a plus d’asymétrie entre l’ontologie et la métaphysique en propre. Puisque même si nous adoptons une position ontologique négative sur une certaine classe d’objets, nous pouvons encore sensiblement poursuivre la question de savoir à quoi ils ressemblent. Donc, même si nous nions la réalité des nombres, nous pouvons encore admettre qu’il y a des nombres et ainsi poursuivre sensiblement la question de savoir s’ils existent dans l’espace et le temps, ou s’ils sont causalement inertes.
 
Ce changement de point de vue, si mineur qu’il paraisse, a d’importantes conséquences quant à la façon dont nous concevons les deux branches principales de la métaphysique et leur connexion. D’abord, il est clair que l’ontologie n’est pas une partie d’une discipline plus vaste. Car la question de savoir si certaines vérités concernant un objet tiennent en réalité est naturellement absorbée par celle de savoir quelles vérités tiennent en réalité. On ne peut pas raisonnablement poursuivre l’une sans l’autre. Par conséquent le sujet de l’ontologie devient le sujet le plus général de la question du réalisme, non pas dans le sens étroit qui est de demander quels objets sont réels ou non, mais d’après la question plus large de ce qui, en réalité, est ou n’est pas le cas. 
 
Nous pourrions appeler cette branche large de la métaphysique à laquelle l’ontologie est censée appartenir, métaphysique fondationnelle ou métaphysique critique. C’est cette partie de la métaphysique qui est concernée par ce qui est réel, c’est-à-dire par la question de savoir comment les choses se tiennent en réalité, et nous pouvons la définir comme la branche de recherches sur ce qui tient ou ne tient pas en réalité. Le reste de la métaphysique — que j’ai appelé ‘métaphysique en propre’ — nous pouvons l’appeler métaphysique naïve ou métaphysique pré-critique. C’est cette branche de la métaphysique qui n’est pas concernée par la question de ce qui est en réalité.

 


Sous cette acception, la métaphysique naïve n’est pas concernée par la façon dont les choses se tiennent en réalité (holding), mais de celles « qui sont le cas » pour le sujet « véridicationnel » de nos énoncés (tant pis pour le néologisme), tandis que la métaphysique critique interroge la vérité des assertions relatives au fondement (ground). Elle fait la supposition d’une inter-relationnalité du réel, car ce qui est réel et ce qui est fondamental ne sont pas exactement la même chose. Ainsi le propos de Fine vise justement à montrer que le rapport entre l’ontologie naïve et la métaphysique fondamentale n’est pas aussi simple à établir dès lors que la notion du « fondement » est interrogée. Il est légitime de se demander par exemple si les propriétés dites « intrinsèques » (ou Purely natural properties) ne sont pas épistémologiquement vagues et ne ressortissent pas d’une appréhension encore plus innocente, et par conséquent s’il ne faut pas requalifier cette naïveté. En prenant les choses dans l’autre sens, ainsi que le propose Kit Fine, ce sont les apparences qu’il faut reconsidérer, celles qui ne sont pas de simples apparences, ou simpliciter : des apparences de ce qui est le cas. 
 
J’ai d’abord cru que la métaphysique en général est concernée par la nature des choses et que les questions posées à la réalité, en particulier, tourneraient — du moins en partie — autour de la nature de ce qui est réel. Donc si les nombres sont réels alors il y a quelque chose qui peut être vu reposer dans leur nature (et peut-être aussi dans la nature de ce que doit être un nombre et de ce qui doit être réel). Dans cette optique, la métaphysique naïve et la métaphysique fondationnelle seraient unifiées dans une direction commune envers la nature des choses. Tous les deux appartiendraient à ce que j’appelle précédemment « la métaphysique en propre », si l’investigation sur ce à quoi les choses « ressemblent » (are like) est prise comme une investigation sur leur nature. Dans le point de vue que je présente maintenant, nous n’aurons plus une visée aussi expansive de cette branche de la métaphysique à laquelle l’ontologie appartient, mais une visée moins expansive qui serait seulement concernée par ces questions concernant la nature des choses qui n’enveloppe plus leur réalité.
 
Si nous identifions ce qui est purement le cas avec l’apparence (sans plus considérer ce qui est en réalité le cas), alors la métaphysique naïve serait la métaphysique des apparences (appearance) tandis que la métaphysique fondationnelle serait la métaphysique de la réalité : l’une serait celle qui discerne la nature du monde tel qu’il se présente à nous, et l’autre la nature du monde tel qu’il est en lui-même. Auparavant le point focal de l’ontologie était l’existence, et le point focal de la métaphysique la nature ou l’essence. Mais désormais, apparence et réalité deviennent respectivement le point focal des deux branches centrales de la métaphysique : l’existence, en tant que telle, disparaît de l’horizon, et la nature et l’essence deviennent le sujet primordial qui concerne chacune des deux branches (id, ibid, 99-101)
 
Dans une métaphysique qui se voudrait intensionnelle, par exemple, la ressemblance n’a plus qu’une place très subalterne, celle du plus et du moins, ou celle de la similarité (on dira par exemple : « Plus une propriété est naturelle, plus elle joue un rôle similaire parmi les choses qui la partagent », et « Plus naturelle est une propriété, plus elle crée de dissimilarité parmi les choses qu’elle divise », etc.). Ce cadre formel de la similarité a été dessiné par D. Lewis (1986). De manière générale, la ressemblance est pensée en termes anthropocentriques, et non pas au regard de ce qui se tient effectivement, et c’est contre cette fausse apparence (du comme si c’était le cas) que l’essentialisme dispositionnel gagne en légitimité. 
 
Au contraire, pense-t-il, si « ce qui est le cas » reste un opérateur effectif, comme le voulait Prior (Time and Modality, p.17), il faut aussi que les fondamentaux rendent compte de cette restriction de notre appréhension phénoménologique, plutôt que de chercher à savoir dans quel cas ce qui n’est pas le cas pourrait être le cas. Comme le suppose Fine, la chaise sur laquelle je suis assis, ressemble à une chaise par sa nature, et ne lui ressemble pas parce qu’elle appartient à la classe de toutes les chaises. Il est sémantiquement trivial de dire qu’elle existe, parce que la classe de toutes les chaises existe, ou qu’elle existe parce que j’y suis assis. Fine choisit une manière de penser qui n’est pas du tout orthodoxe et proteste d’emblée avec un bouquet de questions dérangeantes. Cette suite de questions contraposent donc entre elles d’un côté la métaphysique modale où le vague a pris désormais une importance décisive, et de l’autre la métaphysique néo-positiviste ou scientistique, qui se dispute le champ d’étude des structures (note). D’un côté, ma chaise ne serait qu’un vague agrégat d’atomes possiblement arrangés en forme de chaise ; de l’autre, les propriétés structurales de la chaise n’ont pas à être individuées de cette façon, presque ridicule : je ne suis pas assis, parce que je suis assis sur un semblant de chaise. Ce rejet des non-existants — que l’on peut justement décrire — et des possibilia qui ne sont pas objectivables quand on ne peut pas les ancrer dans un discours actualiste, le caractérise assez bien ; et d’ailleurs, mathématiquement, il ne considère pas qu’un ensemble se mue spontanément en une « fusion » de ses membres, à la différence de David Lewis (Parts of classes,1991). Si, comme Arthur Prior, dont Fine continue de s’inspirer, on prend ce qui est le cas pour un outil langagier primitif, il ne faut pas supposer par l’absurde que ce qui est le cas que non soit devenu l’accès le plus fondamental pour savoir ce qui est le cas. Tandis que ce qui n’est pas le cas — que je distingue de ce qui est le cas que non— doit nous fournir une raison de comprendre ce qui est le cas, car en l’espèce la vérité de nos assertions est directement concernée par ce qui n’est pas le cas en vertu de la bivalence, la cible de Fine est d’échapper le plus possible à ces affirmations « épaisses » concernant non pas les objets matériels eux-mêmes, qu’il refuse justement de considérer comme des agrégats, mais dans le contenu de nos énoncés vrais les regardant ­— littéralement vrais —, ce qui permet de connaître comment, et en quoi, ils ne sont que des continuants composites (compounds), et donc approximatifs, d’une certaine sorte, sur lesquels on ne peut pas toujours quantifier. Aucune description complète ne permet de savoir comment ils nous apparaissent. Prior prenait ce truchement face à ceux qui défendait l’irréalité du temps. Sous ce rapport l’accusation menée contre les réalistes « scientifiques » reste au centre de sa démarche qui prône un actualisme concerté à l’avantage du champ métaphysique.
 
Le raisonnement de Kit Fine et sa défense du relationnisme sémantique a d’ailleurs évolué en quelques années, et s’est notablement infléchie. On se demande bien, par exemple, si la relation du truthmaking est une relation à proprement parler et de quelle sorte. J’y reviendrai plus loin. Mais le principal est l’usage nouveau du prédicat « réel » que questionne Fine, pour le faire fonctionner comme une lettre de prédicat à l’encontre de ce qui est dit « exister ». Le volume édité par Mircea Dumitru en 2020, Metaphysics, Meaning and Modality est révélateur de cette inquiétude : peu de contributeurs et de collègues ont répondu dans son sens ; or les réponses de Kit Fine me paraissent difficiles (sinon dialectiques), mais éclairantes d’un débat qu’il importe de poser. Le texte de Naïve Metaphysics propose en effet un véritable debunking (si on me pardonne le mot), dans la mesure où la « métaphysique » en propre n’est plus reçue en tant qu’une partie subsidiaire de la métaphysique analytique, et s’affirme comme une défense philosophique de la manière de se délivrer des questions qu’on aurait dû poser mais auxquelles on apporte une réponse (cette fois naïvement) biaisée en posant des questions qui ne se posent pasou en proposant des réponses déflationnistes aussi différentes entre elles du genre « les couleurs n’existent pas », ou « les propriétés morales n’existent pas ».   
 
Il est frappant que ce raisonnement de sa part ait été étayé de façon aussi progressive. Dans La question du réalisme (2001) il critiquait la notion de réduction ; dans La question de l’ontologie (2009), il réussit à contester la restriction de la portée des quantificateurs, séparant les fins et les épais ; dans Naive metaphysics il parvient à mettre en avant The Foundationalist Fallacy qu’il compare à la « naturalistic fallacy », et appelle ailleurs le danger du « making ground » (Guide to ground, 2012). Le « déblocage » dont je parle s’exerce désormais à l’égard des distinctions les plus usitées : métaphysique descriptive contre métaphysique révisionnaire, factuel contre fondamental, théorie du faisceau contre théorie de l'identité personnelle, constitution contre composition, questions internes contre questions externes. Toutes distinctions du pro et contra dont il souligne le flou épistémologique. Il semble en particulier que le renouveau de la pensée de Carnap lui paraisse être une erreur caractéristique particulièrement ruineuse. Mais, pour le sujet qui nous intéresse ici, c’est bien le sens de ce qui est fondamental qui doit forcer l’attention. Il est du reste assez difficile de démêler ce qui est fondamental (dans l’acception d’une science fondamentale comme la physique) et ce qui est au fondement pour une interprétation métaphysique, Fine laissant même entendre que ce qui est fondamental et ce qui serait non-factuel ne sont pas toujours assimilables à ce qui est réel. Et, il est vrai, si ce qui est fondé ne nous apprend rien de ce qui est le cas, si ne vaut que la relation asymétrique entre ce qui fonde et ce qui est fondé, le fondement pourrait être ouvert à une régression et pourrait être non-réel ou même irréel, sans que nous ne fassions plus la différence avec ce qui réellement nous occupe. Pis nous ne pourrions plus statuer si ce sont bien des énoncés nécessairement vrais qui établissent ce qui par essence est le cas, parce que ce sont des vérités métaphysiques et elles seules qui en décident. 
 
 
2/ Pourquoi le contre-exemple du « comme si » ne marche pas et de quels vérifacteurs pouvons-nous parler ? 
 
 
En prenant ce même exemple à plusieurs reprises (« la chaise qu’il y a là », ou celle où je suis assis devant ma table), Fine a sans doute alerté certains lecteurs. Il s’oppose à la « métaphysique dans un fauteuil », de façon presque caricaturale, confrontant « être un entier naturel » et « être une chaise », aux deux extrêmes intelligibles, pour montrer que ce qui est réel nous concerne autant au niveau formel qu’au niveau matériel (2020, 398-401). Admettons le point de vue des plus radicaux qui ne croient pas que les propriétés sont des entités de plein droit, il fige en réalité les individus substantifs les plus discrets dans un no man’s land qui n’est pas très confortable. Fine préfèrera s’orienter dans un monde fait de « paires » et en vertu d’un appariement disjonctif entre des classes de paires. Retenons seulement que le point de vue naïf, selon Fine, peut s’exercer à l’encontre de la formalisation, mais asymétriquement que la formalisation ultrafine qu’il met en place ne peut pas s’exercer à l’encontre de ce qui est naïf. Or, pour le démontrer, il faut d’abord s’en prendre à certaines confusions dont Fine se veut le contempteur radical. Notamment à l’égard d’un engagement complet du traitement quantificationnel par le quantificateur existentiel, puis en séparant l’ontologie « des ontologistes » et l’ontologie de ce qui est le cas, enfin lorsqu’il distingue trois sortes de réalité et deux options principales. Pour éviter la paraphrase, je me dois de donner une citation très longue : 
 
Distinguons entre trois sortes de réalités. Il y a d’abord, avant tout, — l’actualité de ce qui est le cas. Car pour que quelque chose se tienne dans sa réalité, il suffit simplement pour elle d’être le cas. Il y a ensuite la réalité métaphysique. C’est-à-dire comment les choses se présentent en métaphysique ; autrement dit, ce qui nous engage — ou cherche à nous engager nous-mêmes — quand nous faisons de la métaphysique. Et finalement, il y a la réalité ordinaire ; c’est-à-dire comment sont ordinairement les choses [ordinarly], autrement dit ce qui nous engage —ou vise à nous engager nous-mêmes — dans la vie de tous les jours, tout à fait à part de la métaphysique. Par conséquent, dans la réalité métaphysique, il se pourrait qu’il n’y ait ni de chaises, ni de tables, tandis que dans la vie ordinaire, il y a bien des chaises et des tables. 
 
Quelle est la connexion entre ces trois réalités ? Il y a deux visions naturelles qui s’oppose. La première est « expansionniste », pour laquelle la réalité métaphysique est l’actualité + la réalité ordinaire, qui serait une certaine forme d’extension de l’actualité. Elle enveloppe non seulement ce qui est le cas, mais aussi par exemple ce qui est comme si c’était le cas. Dans la seconde optique : « restrictionniste », la réalité ordinaire est l’actualité et la réalité métaphysique est une sorte de restriction de l’actualité. L’expansionnaliste et la réductionniste traitent différemment le conflit apparent entre la métaphysique et le sens commun. Comment résoudre le conflit entre l’affirmation métaphysique que les chaises et les tables n’existent pas avec le jugement ordinaire qu’elles existent ?
L’expansionnaliste requiert une vision expansive du sens commun, selon laquelle il peut être constitué par quelque chose de plus que ce qui est le cas, alors que le restrictionniste défend que le sens commun est constitué par quelque chose de moins que ce qui est le cas. 
 
L’actualité — j’entends le concept d’actualité — est complètement non-problématique : elle ne consiste qu’en ce qui est le cas. Par conséquent dans l’optique expansionnaliste, où l’actualité est identifiée avec la réalité métaphysique, celle-ci devient complètement non-problématique. En revanche, la réalité ordinaire est relativement problématique. Car comment ce qui est réel pourrait-il aller au-delà de ce qui est le cas ? De l’autre côté, du point de vue restrictionniste, où la réalité ordinaire est identifiée avec l’actualité, l’ordinaire devient quelque chose qui est complètement non-problématique. La réalité métaphysique, par contraste, devient relativement problématique. Car comment quelque chose qui est en un sens réel pourrait tomber au-dehors de ce qui est le cas ?
 
Pour quelques raisons, les métaphysiciens contemporains ont eu plus d’aversion à avoir affaire avec le concept problématique de réalité métaphysique qu’avec le concept problématique de réalité ordinaire. Ils ont eu tendance à penser que la première était une créature de l’obscurité métaphysique, obtenue par une extension illégitime de de la distinction ordinaire entre apparence et réalité. La réalité ordinaire, par contre, selon eux peut être identifiée très simplement avec ce qui est figuratif ou non-littéralement le cas, ou avec ce qui rejoint certains objectifs scientifiques. Toutefois, il me semble qu’il y a beaucoup plus de raisons d’adopter la première conception de la réalité métaphysique et de regarder la conception de la réalité ordinaire comme une extension illégitime de l’usage ordinaire [je souligne]. Car parler de chaises et de tables n’est pas, dans le sens ordinaire, figuratif ou une matière de fiction, et il n’est pas non plus un mode figuratif du discours (ainsi quand nous disons que « l’Italie a la forme d’une botte ») que nous considérons appartenir à la réalité ordinaire. Nous devons avoir un usage distinctif de ces termes. Je peux en effet étirer la signification de « réel » d’une manière problématique, mais mes adversaires étirent la signification de « fictionnel » ou de « usage strict et littéral » d’une manière analogue et problématique. 
 
(Réponse de Kit Fine à Fred Kroon et Jonathan McKeon-Green’s, in Dumitru 2020, p. 401)
 
 
Fine s’empressera de dire que nous n’avons pas à choisir, mais avec une réserve qui concerne l’actualité dans son sens logique. Rien n’est sans doute métaphysiquement une chaise, même s’il y a actuellement une chaise et une seule sur laquelle je suis assis. Que ce soit le cas n’est pas non plus un fait établi (setteld), et peut-être est-ce un état de choses ou un vérifacteur superficiel. Mais l’instance relationnelle du « comme si », comme si l’Italie ressemblait à une botte, comme si ma chaise ressemblait à une chaise, n’a pas de valeur de vérité assignable, sauf si je considère que « comme si » c’était le cas est le cas, et donc que ressemble est le cas. Or il n’y a pas de classes naturelles de ce qui est le cas, ni au sens technique ni au sens ontique. L’actualité de « p est vrai » dépend seulement de ce que « p est le cas » dans ce style de raisonnement ; elle n’est aucunement compatible avec la version restrictionniste, celle qui plonge la réalité métaphysique dans l’obscurité, puisqu’on s’explique mal que l’ordinaire puisse être actuellement ordinaire et demeurer disparate dans son contenu. Une autre réflexion de Fine s’insère ici avec son article Truthmakers Semantics qui parut la même année 2017 que Naive Metaphysics, et prolonge le motif qui n’était que sous-jacent dans What is Metaphysics ? Or le point de départ est presque le même :
 
Si notre but est de comprendre le langage, alors nous devons viser les vérifacteurs immédiats, non les vérifacteurs ultimes, et la question de comment les premiers rendent vrais les énoncés du langage nous concernera au premier chef. Prenez l’énoncé : « il y a une chaise là-bas », par exemple. Pour le projet métaphysique, nous pourrions souhaiter fournir une réponse par les vérifacteurs pour cet énoncé en termes de particules élémentaires, disons, et la question réelle à ce sujet serait de savoir si nous pouvons achever une « réduction » du niveau macroscopique au niveau microscopique. Mais pour le projet sémantique, nous serions satisfaits si nous pouvons spécifier ces vérifacteurs dans les termes d’objets macroscopiques justement ; et notre propos dans ce cas ne serait plus celui de la réduction du macroscopique au microscopique ; nous serions concernés par les caractéristiques représentationnelles de l’énoncé lui-même qui lui permet d’avoir les vérifacteurs superficiels qu’il a (Truthmaker Semantics. §1)
 
En l’espèce, nous n’avons pas à savoir ce qu’il y a « sous la surface », ni même ce qui « cause » cet effet de surface. L’explication que donne ensuite Fine est apparemment entortillée, mais reste brillante entre la théorie et ses applications linguistiques. Dans l’espèce nous n’allons pas de l’ontologie à la sémantique mais de la sémantique à l’ontologie, un chemin risqué par définition. 
 
Comment définir cette sémantique des vérifacteurs ? 
 
Le rappel que j’en donne n’est qu’un abrégé. Le premier geste consiste à établir un écart avec la tradition dominante issue de Frege : identifier la signification d’un énoncé avec ses conditions de vérité. Dans une approche clausale (celle de Davidson (1967) par exemple), ces conditions de vérité ne sont pas des entités mais des clauses ; à l’inverse, une approche objectuelle suppose que ces conditions de vérité sont des objets mis en relation of truthmaking avec les énoncés pour les rendre vrais. Fine estime en ce sens qu’il y a bien une ontologie des vérifacteurs qui n’est pas celle de la relation vérifactive. Or, dans l’approche dite objectuelle, les conditions de vérité des vérifacteurs sont établies à partir des mondes possibles (depuis Kripke et Lewis du moins). On traite ces mondes possibles comme des ensembles de propositions, et le contenu des énoncés vrais peut être identifié et identifiable en fonction de ces ensembles qui les rendent vrais. 
 
Ici, cette thèse classique est autrement formulée et donc renversée en disant notamment que ces mondes possibles ne sont pas compatibles avec les situations ou des états de phase, puisque la valeur de vérité, dans ce cas, n’y est pas vérifiable de la même façon et tout aussi clairement ; elle peut être relâchée ou libre (loose). Certes le lien sémantique entre un état et un énoncé (state/statement) paraît plus évident, mais il n’est modalement le cas que si l’état (la situation) « nécessite » l’énoncé. — Le problème est que seuls des énoncés peuvent, à la lettre, être nécessitants d’autres énoncés.
C’est en quoi le nécessitisme est complètement imperméable à la relation vérifactive. Certes, il y a vérifaction quand on parle des cas où il est impossible que l’état en question soit obtenu et que l’énoncé ne soit pas vrai. Par opposition cependant, la vérification exacte ou inexacte (et non relâchée) dépend de la pertinence de connexion entre state et statement. Autrement dit, la pluie est un vérifieur exact de « il pleut », la présence de pluie et de vent est un vérifieur inexact de « il pleut », et la présence de vent ne peut pas vérifier la tautologie de « il pleut ou il ne pleut pas ». 
 
La « signifiance fondamentale », selon Kit Fine, requiert à cet endroit la notion de partie, et lui suggère alors la notion de contenu partiel de signification, impliquant la conséquence (contenue dans l’énoncé). Si B vérifie A, les vérifieurs de B sont inclusivement conditionnés par les vérifieurs de A, et ainsi à l’encontre d’une définition des relata, c’est bien la relation (qui peut être exacte, inexacte ou relâchée) qui commande la sémantique vériconditionnelle. Considérant que le vérifacteur est un vérifieur sémantique, Fine en déduit que dans l’espace des états ou des situations — différant de la supposition des mondes possibles, lesquels par conséquent demeurent possiblement abstraits (2017, §4) — ces situations d’état comportent une structure méréologique que les ensembles en principe n’ont pas : en ce sens les événements ou les moments, les individus ordinaires aussi, sont assimilés à des vérifieurs, mais ne sont nullement des nécessiteurs effectifs. — Un point délicat apparaît ici, puisque nous ne pourrions pas « distinguer entre des états différemment nécessaires, et des états impossibles différents » : ce point consiste dans le réquisit de l’ordre partiel que connaissent bien les mathématiciens pour effectuer une comparaison, au sein des nombres réels, entre ceux qui sont engendrables par couple, ceux qui sont factorisables dans les nombres premiers, les fractionnaires, etc. Ce sont des comparaisons réelles (par exemple la divisibilité dans l’ensemble des nombres réels). 
 
Or l’exemple de Fine n’est pas pris dans ce domaine (celui des nombres), et il est très minimal, on l’a vu : ce qui importe est la fixation ou non du domaine d’individus quels qu’il soient dans l’inventaire des états, pour les objets matériels d’abord, comme pour les états empiriques ou les vécus, du genre par occasion de : « j’ai froid et j’ai faim ». Ces états peuvent être conjonctivement vrais, mais par leur contenu ils ne sont pas des vérifieurs que nous pouvons associer logiquement (ou inclusivement). Ils sont susceptibles de « fusions » d’états pour laquelle nous n’avons pas de dénotation. A la différence, la conception qui retient les sous-ensembles dans des frontières stables, garde toute sa généralité : comme de l’ensemble des chats comparé à celui des chats qui ronronnent, pour reprendre un exemple inspiré de LewisSi on ne considère que le chat qui ronronne dans la région ou la situation de l’espace-temps qui nous intéresse, la relation vérifactive détermine une partition ou une localisation, ayant son corollaire applicable dans une version analytique du contexte des implications (si c’est un chat, il y des cas où il ronronne). Ce qui restreint alors la portée du quantificateur, mais implique toutefois une pré-condition non restrictive dès lors que nous ne nous occupons pas des chats qui miaulent et ne ronronnent pas. De fait, les fusions impossibles d'un chat qui ronronne et qui miaule sont pour lui tout aussi indispensables à cet argument compliqué. L’originalité de Kit Fine est bien d’établir que les fondements (grounds) pourraient être de cette sorte (c’est une essence de la sorte chats que ceux-ci ronronnent et peuvent miauler). Ce qui l’entraîne à penser à un triple ordonné de S (l’ensemble non vides des états),  (la partie), et S(le sous-ensemble des états possibles), puis d’opérer dans cet espace la réquisition de paires disjointes où des états s et p sont entre eux compatibles ou incompatibles quand la fusion est possible ou impossible. Plus généralement, si les vérifieurs sont des énoncés atomiques, il considère ensuite (§7) qu’une clause encore plus générale pour la falsification d’une conjonction ou la falsification d’une disjonction serait « la falsification de la quantification universelle et la vérification d’une quantification existentielle » (tous les chats qui ronronnent ne miaulent pas / il y a au moins un chat qui ronronne dans la situation actuelle, mais non indexée, que je décris), en sorte que  les individus actuels et les individus possibles se disputeraient la région où la situation de parole se produit. Une image physique serait l’image de la classe des électrons et des positrons de même masse, qui sont de charge opposée et ont leurs moments magnétiques contraires. Mais K. Fine se défend de procéder en raisonnant par analogie. Ce qui est fondamental dans cette affaire est alors résumable aux structures d’états de la paire formée par le sous-ensemble des vérifieurs et le sous-ensemble des falsifieurs, par ex. des chats qui ronronnent et des chats qui miaulent, tandis que des chiens aboient et mordent, etc. Par opposition, selon Fine, il n’est pas nécessaire en effet que des individus (des particuliers) obéissent et soient enveloppés par cette relativisation de la quantification, car il y a certains faits généraux qui n’enveloppent aucun particulier : une vérification générique est toujours plausible si nous parlons d’objets arbitraires (K. Fine,1985), non de fusions arbitraires.
 
On peut éprouver un doute, cependant, avec l’admission d’une pré-condition sémantique concernant « tout ce qui est le cas » pour φx : soit xφxsi on se place en dehors de l’admission des faits génériques, puisque Fine suppose qu’une condition totale s’applique (τ), dans laquelle ce qui est « du monde » (wordly) ne peut pas exclure a priori ce qui n’est pas du monde (unwordly), donc représentationnel[5]. De fait, à ses yeux, sans une approche de ce qui n’est pas restreint, comme à l’égard de ce qui n’est pas du monde, nous ne pourrions jamais savoir ce qui est actuellement « du monde », indépendamment de ce que les vérités du langage peuvent en soutenir. Cette question centrale a d’ailleurs été à l’origine de la philosophie analytique. Le coup de génie très élégant ici consiste à proposer une intrication de la structure méréologique ou de la relation tout-partie dans la structure modale : un genre d’entanglement peut-être, un enchevêtrement qui offre de très diverses appréciations. D’une part la construction algébrique des ensembles est reconstruite sur ses ruines ontologiques dans le monde des états ; de l’autre Fine n’entend pas se plier à l’architecture des seuls mondes possibles (sur la base des modèles) et maintient la réalité des possibles actuels, trouvant ainsi une solution hybride qui est ouverte à la discussion. Les vérifieurs ne seraient jamais ce qui donne à penser « ce qui est le cas » s’ils se comportaient comme si : que ce soit comme des figments ou comme des vérifacteurs ontologiques épais.


3/ Indispensabilité des relations
 
 
Nous avons vu plus haut que Fine maintient une asymétrie dans la fondation de la métaphysique naïve. On pourrait lui reprocher que son élaboration linguistique aura absorbé la composition méréologique dans un paysage modal. Et il n’est pas sûr que d’autres objections ne soient pas opposables.
 
Lors du colloque sur les vérifacteurs qui se tint à Aix-en-provence en 2004, on demandait déjà à Armstrong en quoi ce qu’il y a devant nous est une chaise. Armstrong était coutumier de ce genre de question : en quoi un truthmaker est-il qua un truthmaker ? C’est-à-dire de manière non structurée et dérelativisée. Il répondit seulement « parce qu’elle supporte mon poids, il est vrai que c’est une chaise ». Comme d’autres objectaient que « supporter le poids de l’homme assis » n’est pas une propriété spécifique de la chaise, il répliqua qu’on ne devait pas prendre le vérifacteur pour une chose, puisque n’importe quel vérifacteur peut servir, cela quel que soit l’état de choses où il est présent, pour « rendre l’énoncé vrai ». Armstrong expliqua que cette chaise pouvait même instancier le contre-exemple d’une pseudo-vérité typique d’après laquelle c’est la constitution physique de la chaise qui la faisait être un vérifacteur de la chaise supportant mon poids. L’autre version eût été de penser que c’est la relation « être assis », qui fait de la chaise une chaise, mais là encore, en dépit de l’affordance ou de la disposition, ce serait supposer que la relation est constitutive de l’état de choses dans lequel elle serait réduite à une configuration matérielle. Il pensait que non, et donc que ce n’est pas nécessairement vrai de cette chaise, parce que l’universel physique était simplement instancié — en tant qu’une propriété abstraite particularisée ­— mais de façon contingente, de par le constat qu’être une chaise exemplifie le fait naturel et intrinsèquement biologique de la gravité. C’était bien une propriété aussi minimale qui devait servir de vérifacteur à l’état de choses. Nous n’avons pas besoin ici de gravitons fantomatiques. Sans cette propriété universelle, qu’il ne disait pas essentielle, l’être chaise de la chaise eût été insignifiant. Mais la question n’est pas de savoir si D. Armstrong faisait de la métaphysique naïve sans le savoir. On peut aussi remarquer que l’idée des tropes relationnels illustre mieux sans doute en quoi des « particuliers relationnels » rendent compte des propositions contingentes vraies. 
 
La position intellectuelle de Kit Fine n’accepte pas d’entrer dans ce genre de considérations : il a même plaisanté sur le thème avec une ironie mordante. Mais c’est en supposant qu’il y a d’un côté des vérifieurs ontologiques, de l’autre des relations vérifactives (on l’a vu), et en imputant à Armstrong une position néo-quinéenne ou référentialiste, qu’il n’accepta jamais, Armstrong revendiquant même que « making truths true » serait explicitement absurde. Pour lui, il n’y a pas de signifiance fondamentale. Mais la question de savoir si les relations permettent de penser ce qui est réel et non idéal, demeure une question qui n’est pas oiseuse. Autrement dit, Karen Bennett, Jessica Wilson et Penelope Mackie paraissent bien rigoureusement naïves dans leurs objections à Kit Fine (2020) et à ce titre elles sont parfaitement défendables. Inversement, qui dirait que seuls les algorithmes sont fondamentaux parce qu’ils récoltent des données, friserait l’imposture.
 
Cette question de l’indispensabilité des relations revendique là de nouveau qu’on s’interroge sur ce type de question présente depuis la IIIe Recherche Logique de Husserl, autour du concept de dépendance ; or on sait aussi que Russell considérait que toutes les relations réelles, du moins pour le sens commun, sont asymétriques (être plus riche, plus vieux, etc.) Peter Simons a développé cette enquête depuis de longues années. Elle a été reprise par Cian Dorr, de façon différente, sur l’idée que les relations qui ne sont pas symétriques (ou non symétriques : not-symmetrical) sont les seules réelles, — mais plus exactement nous devrions écrire non-symétriques (non symmetrical), c’est à dire ni symétriques, ni asymétriques, comme le précise avec pertinence Simons (2010). Le not (ce qui n’est pas symétrique), et le non reviennent se différencier eu égard à ce qui est le cas et ce qui est le cas que non. Car la négation de la symétrie est autre chose que le refus d’admettre que les relations ne sont pas fondamentales et sont éliminables formellement puisque cette relationnalité peut apparaître comme constitutive de la notion d’occupation de telle ou telle région, et même de l’apparition et de la dissipation des structures chimiques ou entre des collisions de particules. — Mais si l’on prend pour thème que les relations asymétriques sont « analytiques » dans le langage, alors elles ne sont pas métaphysiquement nécessaires. Et si l’on pose qu’il y a une asymétrie fondamentale dans le monde, elle ne serait pas analytique (dépendante de la signification ou d’une option sémantique). Cette asymétrie dans le réel concerne bien sûr la causalité. Comment donc fonder les relations asymétriques sans vérifacteurs pertinents ? 
 
Il faut réserver la réponse. D’abord on ne voit pas en quoi ces relations constitutives seraient fondamentales au regard des apparences. Fine ne croit pas que l’univers soit ensembliste de re, ni que la réalité métaphysique ait quelque chose à voir avec les opérateurs qui nous permettraient de quantifier sur des structures (comme le propose Theodore Sider), et cela à partir des seuls connecteurs logiques binaires. Il tend à démontrer que les essences individuelles ne sont pas identifiables, car pour lui « L’essence d’un objet possible pourrait toujours être actuelle, même quand l’objet lui-même ne l’est pas, et donc les essences des objets possibles peuvent servir comme des substituts actualistiquement acceptables des objets eux-mêmes » (Modality and Tense, (2005) introduction, p. 13). La tendance à identifier la nécessité avec ce qui est identiquement essentiel (ou anti-symétrique, en termes techniques), chez Fine n’est qu’un parti-pris méthodologique. A l’encontre de l’idiome quantificationnel lui-même, il aura montré dès 1994 (Essence and Modality) que Socrate est bien un homme, que le singleton {Socrate} est un ensemble, et qu’aucun homme n’est un ensemble. Le comme si, quand il est généralisé, procède en marche arrière, comme dans le fictionnalisme, le fragmentalisme ou le pluralisme ontologique. Il ne vaut que pour caractériser ce que le langage permet de proposer à notre imagination linguistique par ce qui « semble être le cas » : celle-ci de ce fait est non-naïve, et il n’est pas intuitif de supposer que tous les contrefactuels sont des contre-exemples pertinents. La chaise et l’homme assis forment une paire, mais ce n’est pas comme si toutes les paires étaient disjonctives en se ressemblant par des degrés d’ordre aléatoire, puisque cet outil logique de l’ordre partiel est une forme de comparaison de l’ordre mathématique que la métaphysique naïve ne ferait que refléter (dans une salle de cinéma, une salle d’examen, une salle d’attente, etc.). 
 
En conclusion, je ne distinguerai pas une métaphysique sérieusement naïve à une métaphysique superficiellement naïve, comme si la réalité ordinaire était réellement ordinaire, — ce qu’elle n’est pas. La contestation des vérifacteurs par la relation vérifactive qui les subroge en tant que relata, est un sujet encore digne d’être débattu. Fine propose une conception bilatérale des propositions et n’affirme pas que les propositions sont des faits dans tous les cas. L’autre solution, avancée par Peter Simons, est de penser que les relations asymétriques causales et temporelles sont « internes » : c’est-à-dire partagées et obtenues par leurs membres et eux seuls, ce qui conduirait à une limitation objective, et par là au rejet des tropes relationnels (et supplémentaires) qu’il avait d’abord défendus. Mais c’est aussi que la relation partie-tout est pensée comme plus fondamentale, plus structurale en un mot, que l’ordre partiel ou sériel. Nous ne connaissons pas les relations métaphysiques ultimes de la réalité spatio-temporelle, et nombre de relations asymétriques n’ont pas de vérifacteurs. Ne reste que l’inter-relationnalité de toutes choses et événements, de l’univers physique ou métaphysique, que des relations plus fondamentales peut-être garantissent. Or pour citer Simons : « les relations non-symétriques n’apparaissent pas métaphysiquement réductibles et les prédications asymétriques sont internes ou basées sur leur relationnalité interne, ainsi nous ne pouvons pas donner d’exemples de relations asymétriques » (id.). Voilà pourquoi les relations sont bien fondationnelles sans être fondamentales, ni susceptibles de fournir des vérifacteurs « ultimes ». Une idée reprise par Michael Raven (2016) en distinguant fundamental et foundational. En réalité, et dans la réalité, il n’y a pas de niveau « indépendant » ultime — une affirmation spécifiquement métaphysique — s’il y a nonobstant des relations de dépendance et des réductions possibles de la complexité empirique. 
 
Comment résister à la métaphysique naïve et pourquoi ? Si celle-ci comme le veut Fine appelle à regarder les singletons et même l’ensemble vide {…} comme des formes intéressantes, c’est qu’il conçoit « naïf » sous une autre acception, comprenant l’étude des dispositions ou la métaphysique du temps humain. Par ailleurs, le travail métaphysique consiste à envisager quel rapport ont les apparences avec des groupements comme ceux des molécules ou des objets sociaux : les plus naïvement saisissables. Il n’est pas surprenant que les universaux structuraux refassent pour lui leur apparition au bénéfice de cette naïveté-là (Form, 2017). On peut bien admettre que les apparences mêmes logiques (ou symboliques et formelles) ont une forme ou une structure, survenant sur leurs relata, n’était que puisque la métaphysique fondamentale est ce qui donne vie et aliment à la métaphysique naïve, la question de ce type de question demeure entière.
 
 
 
NOTE : Il y a d’une part ceux qui défendent le sujet de la métamétaphysique : le terme n’est pas devenu usuel ; il signifie que les énoncés métaphysiques doivent fixer leurs conditions de vérité et de manière apparemment nouvelle, soit en les ré-écrivant dans le métalangage par une approche luxuriante, soit en se défiant de tout « sémanticisme » (comme Karen Bennett, in Metametaphysics, 2009). Dans ce dernier cas, c’est sans plus défendre ainsi une ontologie formelle qui demeure cependant très solide. La tendance s’accentue rapidement, du Making Reality de Mark Jago jusqu’au récent Reality + de David Chalmers (2022), qui forcerait à s’échapper des contraintes du réalisme scientifique. — A l’opposé de ce courant, on évoque le nom d’une métaphysique scientifique (Scientific Metaphysics, D. Ross, J. Ladyman & H. Kincaid, 2013) ou d’une ontologie scientifique (Chakravartty, 2017) : la première se veut une métaphysique « naturalisée », comme Quine jadis parlait (en sens opposé) d’une épistémologie naturalisée ; la seconde plaide pour une cohérence contre le risque encouru des inférences dont on se réclame en déficit de justification. Non-inférentielle, à cet égard, la métaphysique se voudrait alors descriptive, quoique seule conceptuellement efficace pour juger de la portée de ces inférences. En dépit de ce constat très sommaire de ma part, le débat n’est pas brumeux. Est sous-jacent le questionnement central portant sur la nature de la connaissance et de son objet : faut-il adopter comme a essayé de le faire K. Hossack une stance rationaliste adossée au seul monde actuel (The Metaphysics of Knowledge, 2012) ou invoquer un modalisme robuste pour soutenir une métaphysique en devenir « technique » (Metaphysics as a modal science, comme l’indique Williamson, 2013), tantôt spéculative, tantôt permissive, ouverte au champ du probable et à la démultiplication des modèles ?  De leur côté, dans une relative indifférence, les historiens des sciences et les épistémologues participent aussi à ces discussions quand ils traitent de l’inférence à la meilleure explication, du faillibilisme, ou du transcendantalisme. Il est notable, entre autres, qu’E. De Sosa fustige l’anti-réalisme méta-épistémologique comme strictement impraticable. Michael Friedmann défend lui un type de transcendantalisme, en s’appuyant sur une interprétation médiane du kantisme méthodologique qui serait dépourvue de « sujet transcendantal », mais adopte une posture néo-carnapéenne (Foundations of Space-time theories, Princeton, 2014), désormais largement répandue. Contre cette dernière, l’ouvrage pionnier de G. Forbes, The Metaphysics of Modality (1983) peut être comparé au collectif, Modality, edité par B. Hale & A. Hofmann (2010), parmi de nombreuses références que je ne peux toutes mentionner.
 
 Références :
 
Mircea Dumitru, ed. (2020), Metaphysics, Meaning and Modality, Oxford University Press.
 
Cian Dorr (2004), « Non-symmetrical Relations”, in Oxford Studies in Metaphysics, N°1, Oxford University Press, 
 
Kit Fine (1982), “The problem of Non-existents” , Topoi, 1, 97-140
Kit Fine (1984) “Critical Review of Parsons’Non-existent Objects’”, Philosophical Studies,45,1, 95-142 
Kit Fine (1994a), “Compounds and Agregates”, Noûs 28 (2)
Kit Fine (1994b), “Essence and Modality”, Philosophical Perspectives 8, 1-16
Kit Fine (2001) , “The Question of Realism”, Philosophers’s Imprint 1 (2), 1-30.
Kit Fine (2009), “The Question of Ontology”, in Metametaphysics, Oxford University Press, 177-187
Kit Fine (2011), “What is Metaphysics ?”, Contemporary Aristotelian Metaphysics, Cambridge University Press
Kit Fine (2012), “Guide to Ground”, in Metaphysical Grounding : understanding the Structure of reality, Cambridge University Press.
Kit Fine (2017a), “Form”, The Journal of Philosophy, CXIV (10), 508-35.
Kit Fine, (2017b), “Naive Metaphysics”, Philosophical Issues 27, 98-113
Kit Fine (2017c), “Truthmaker Semantics” , A Companion to the Philosophy of Language, Wiley-Blackwell.
 
Fraser Macbride (2014), “How involved do you want to be in a non-symmetric relationship ?”, Australasian Journal of Philosophy, 92 (1), 1-16
 
Michael Raven (2016), “Fundamentality without Foundations”, Philosophy and Phenomenological Research, vol 93, n°3, 607-626.
 
Greg Restall (2000), “Modelling Truthmaking”, Logique et Analyse, 169-170, 211-230.
 
Peter Simons (2010), “Structure(s)”, in Analyse et Ontologie, le renouveau de la métaphysique dans la tradition analytique, Vrin (traduction Sébastien Richard ».
Peter Simons (2010), «The Hunt for Fundamental Relations”, in Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 84, pp.199-213
Peter Simons (2016), “External Relations, Causal Coincidence and Contingency”, in Marmodoro & Yeats, The Metaphysics of relations, Oxford University Press. 
 
 
 
 

[1] : Je renvoie à la réflexion de Fraser McBride, sur ce point déterminant, in « Neutral Relations revisited », Dialectica 61, 2007, pp.25-56. Dans d’autres contributions, McBride a soutenu que les relations non-symétriques sont primitives et comparables à des universaux. Une relation R est symétrique, si quel que soit x, si x a une relation avec y, y porte la même relation R avec x. Une relation est non-symétrique, si R n’est pas symétrique. McBride considère que les relations asymétriques sont une sous-espèce des relations non-symétriques. Avant et aprèsdessus et dessous, sont des exemples communs de relations converses, et les relations non symétriques sont distinctes de leurs converses. Cf. Macbride (2014).
 
2 : Mais on peut définir comme « artefactuelle » la mise en forme des données informatiques sur la base d’une modélisation formelle (Voir S. Borgo, 2008 :« Artefacts and Roles : Modelling strategies in a Multiplicative Ontologie », Formal Ontology in Information system, IOS Press.)
 
[3] : Naive Metaphysics, Philosophical Issues, 27, Metaphysis, 2017, A supplement to NOÛS, Wiley, 98-113.
 
[4] : Les arguments (en eux-mêmes) ne sont pas des « raisons », et encore moins des raisons suffisantes. Les données ne sont pas des faits « métaphysiquement primitifs ». Les concepts ne sont pas des entités voltigeuses, mais sont (si l’on peut dire) des vérifacteurs internes de la signification de nos phrases, ainsi que l’a défendu David Malet Armstrong.

[5] :  Cf sur ce plan, Louis De RossetFundamental Things, Oxford University Press, 2023, pp. 46-52. Pour la critique de la position dite d’une « sémantique métaphysique », telle que la défend T. Sider, voir p. 147-153. Rejetant l’idée que la « correspondance » et les « faits » ne sont que les causes d’un collapsus mental où personne ne se retrouve, De Rosset développe une autre théorie du Truth-making qui n’oppose plus « exprime » and « makes true », pp.221-225.

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