11 novembre 2022
Je dois beaucoup personnellement à Denis Vernant qui me confia le cours de logique à Grenoble, mais je lui dois aussi beaucoup plus objectivement de par son exemple de la pratique de la philosophie, pour son indépendance d’esprit et sa clairvoyance. Le petit article qui suit, trop hâtivement rédigé, paraît dans la revue Pistes (2023), grâce à une édition de Remi Clot-Goudard, mais sous une forme abrégée, ici quelque peu développée.
La négation en acte
Jean-Maurice Monnoyer
Il y a un lien fort entre trois des ouvrages de Denis Vernant, Du discours à l’action (PUF, 1997), Discours et vérité (Vrin, 2009), et Dire pour faire (UGA, 2021), bien qu’un léger changement se soit produit dans son intelligence du problème, tel qu’il l’avait posé il y a vingt-cinq ans. Il insiste plus aujourd’hui sur la nature des transactions et sur l’incompatibilité réelle que détecte dans le langage l’usage des connecteurs. 1/ Les transactions assignent « une finalité intramondaine à l’acte communicationnel » ; 2/ l’incompatibilité entre des états de choses ou des faits n’est pas une coupure absurde ; elle rend plus contrastée dans le monde empirique et dans le monde de la référence la structure des pratiques qui nous obligent mais ne sont en rien transcendantes au monde social. Celles-ci et celle-là gouvernent notre présence au monde en s’intégrant à la perception ainsi qu’au travers de nos activités langagières que Vernant ne considère pas comme étant strictement linguistiques.
Je voudrais en la matière apporter un complément indirect et plutôt sommaire. Si positif qu’il soit, sur le fond des choses et dans toute sa personne, Denis Vernant entend bien soutenir et déclarer par le biais de ces deux formes d’interaction quelque chose de plus profond au sujet de la négation. La négation est un opérateur logique, on ne peut la déterminer autrement que par un signe ; mais son spectre d’intervention, en bien des façons, est plus large que sa seule opérativité technique au niveau propositionnel. Dans son travail philosophique et logique, Denis Vernant a toujours su préserver une capacité distincte séparant le niveau argumentatif formel et le niveau dialogique, qu’il maintient à distance l’un de l’autre, et réussit à croiser quand il le lui semble opportun. Je parlerai ici de sa capacité à rendre sensible et vivant le phénomène d’interaction pragmatique au style direct, jointe à sa conception très bien décrite de l’arrière-plan de coopération qui y préside, cela sans du tout oublier des contraintes véridictionnelles inhérentes au langage quotidien (par ex. en étudiant le mensonge et la dénégation, où il excelle). Mais ce constat ne suffit pas, car le sujet de la négation impacte toute interaction de l’intérieur : dans le contenu de ce que nous faisons et ne disons pas, dans le contenu de ce que nous disons et ne faisons pas.
Le projet en raccourci
Mettre en rapport au moyen du discours et sur un plan très général et très concret : l’action, la vérité, le faire n’est pas du tout évident et paraît justement impraticable à première vue. L’érudition transversale de Vernant, sa familiarité avec Bertrand Russell, sa pratique de Lesniewski et sa bonne connaissance de la philosophie polonaise, le soutien qu’il prend de Greimas et d’Austin, autorisent cette combinaison en trois moments que je résumerai comme suit. 1/ Il lui faut re-comprendre « l’acte de juger » en tant qu’acte (saisir une pensée, indépendamment de l’accepter ou la refuser), 2/ puis ré-interroger la bivalence sur la base assertive de l’acte : le faux est une valeur de vérité, mais la négation de ce qui est faux ne falsifie en rien l’acte qui pose le vrai, 3/ enfin il lui faut reconfigurer ces deux plans (cognitif et sémantique) dans un autre cadre qu’il nomme praxéologique et qui n’est plus celui du sens entendu au plan apophantique et formel. Ce qui signifie radicaliser le tournant pragmatique hors du cadre de la démonstration et aux marges du site conversationnel. Vernant se situe cependant dans une dimension qui n’est jamais platement utilitariste ou communautariste (la grande illusion théorique de notre âge présent), bien qu’il y déploie une « finalité actionnelle » que certains peuvent critiquer du point de vue de l’agentivité morale. Il sait que le réel est conflictuel, à l’encontre de nombres de philosophes pour qui le réel est l’ennemi tout court ; il discerne même des rhizomes envahissants dans un monde « totalitarismique » qui effacerait tout jeu discursif entre des acteurs de bonne foi. Proche de Goodman comme du second Wittgenstein pour ses « formes de vie », en embrassant ainsi les points de vue de pensées adverses, il continue de penser que seule « une construction conjointe du rapport au réel » rend le langage compétent pour envisager le domaine de l’action. Il croit en l’instinct rationnel, qui nous permet de faire les bonnes inférences. C’est un précieux garde-fou. Je note qu’il n’examine pas les contextes enchâssés dans les situations (les contextes inarticulés qui sont extérieurs au langage) ; mais j’observe aussi qu’il récuse le Handeln d’Habermas parce ce dernier « idéalise » le dialogue. Pourtant, je n’ai pas encore éclairé ce projet dont je donne un maigre raccourci : soutenir par le rôle de la négation quelque chose qu’elle n’effectue pas elle-même parce qu’elle n’a pas de portée ontologique. Qu’on me permette d’ouvrir une ou deux parenthèses à ce propos.
Sur le faire
Suivant l’héritage de Russell, Vernant expose une manière de mise à plat des niveaux sous-jacents du langage que nous avons tendance à trivialiser plus que nécessaire. Anything that can be said in an inflected language can be said in an uninflected language, écrivait Russell à la fin de son An Outline of Philosophy (1927, p.212). — Commençons par le « faire ». Le faire en lui-même n’est ni vrai ou faux ; de plus, il y a des propositions vraies qui sont des faits, sans être pour autant des propositions factuelles. C’est même pourquoi faire sens n’a pas de sens ; plus encore, le « non-sens » lui-même ne peut s’employer de manière tautégorique, tel que s’il pouvait à la fois s’affirmer lui-même, se montrer pour un non-sens et se vouloir signifiant quand même sans autre explication. Mes lointains professeurs jésuites, encore en soutane, nous apprenaient à ne pas utiliser le mot « faire » dans nos copies ; ils craignaient la facilité du sens factitif (comme disent les grammairiens : faire + infinitif). Pour eux, « faire faire » était considéré comme une faute de langue (« Voyez ce que me faites faire »), et ma grand-mère elle-même d’ailleurs « faisait son affaire » quand elle ne voulait justement pas nous dire ce qu’elle faisait. Tous les sens premiers étymologiques du faire sont liés à la négation pour effacer sa portée transitive (entre le IXe et le XIIe siècle apparaissent : forfait, défaite), bien avant faire que. — La négation est implicitée dans le faire : elle est ce qu’on ne peut pas faire « d’autre » quand on le fait, aussi son usage intransitif est-il marqué négativement dans l’expression faire sens, qui ne fait strictement rien. Tout le mérite de Denis Vernant est d’avoir su déployer l’implexité de la négation hors de son scope naturel, c’est-à-dire dans l’assertion même (dans son contenu de pensée et sa finalité actionnelle) en lui prêtant un rôle dual ; il lui confère même une valeur inférentielle et non-démonstrative qu’il contrapose à l’abduction où elle est bien présente. Il utilise aussi l’opérateur de l’incompatibilité (à partir de Sheffer et de Jean Nicod) pour associer transaction et interactiondans le même procès discursif. Je ne peux donc pas résumer ce que Vernant montre de l’opérateur unaire, dans toute sa richesse, mais ce n’est pas une étude sur le signe de la négation qu’il nous propose : c’est un parti pris philosophique contre le mésusage des outils syntaxiques. Son analyse du rôle déférentiel de la négation chez Frege (2021, ch. I) : pour qui elle n’a pas de porteur et n’est pas un contenu de conscience, puis celle de l’abduction chez Peirce (ch.IX), sont parfaitement coordonnées. Il y a bien des assertions négatives pour Frege : ce que va démentir précisément le Wittgenstein du Tractatus.
Par ce biais, je suppose, se confirme le sens infléchi du « faire ». La prémisse qu’on retient consiste à faire-des-inférences-pour-agir (qui incluent faire croire à l’interlocuteur quelque chose, ou obtenir une réponse négative ou positive de l’allocutaire). Ne pas inférer B de A, nonobstant, n’implique pas qu’on nie l’affirmation contraire ( B) : en ce sens-là, l’infirmation d’un contenu quelconque préserve ce contenu et ne le rature pas ; il reste en place dans la contrainte dialogique. Par conséquent, le faire comme acte mental, si c’en est un, n’est pas lui-même exécutoire, n’était qu’il commande l’usage actionnel de l’assertion par rapport à ce qui n’est pas le cas. Certes, je ne fais jamais exister ce qui n’est pas : les nombres existent, sans être des objets ; je ne peux pas les prendre pour des objets, en effet. C’est pourquoi dans la même veine, relativement à ce qui peut se dire, donc en présupposant de récuser ce qui ne se dit pas, ce qui n’est pas un dictum, je dois le séparer de ce qui est Unsagbar — Wittgenstein distingue à cet escient les propositions négatives et les propositions niées (T : 4.0641). Ces remarques sur le rôle de l’assertion : a/ quand une proposition niée peut « s’avérer » toujours si elle est sensée, et b/ si elle est négative, ne pas s’avérer parce que ce n’est pas le cas, ne sont pas si banales qu’il en a l’air. Elles vont de pair avec la résistibilité de ce que je perçois : les faits de perception sont constamment révocables et mettent en échec nos comptes rendus factifs. « Il ne pleut pas » ne se voit pas au sens propositionnel de non p : « je ne le vois pas », insiste Vernant (« je ne vois pas l’absence de la pluie » — pourtant l’énoncé a un sens (« le fait que p », il pleut, donne un sens au fait que non p). Ce qui est factif, en résumé, ne supporte pas bien ou pas du tout la comparaison de visu. En contestant le signe de l’assertion qu’il estime superflu, Wittgenstein définit de la sorte négativement l’assertion (T.5.254), non point l’assertion négative. On pourrait en tirer d’intéressantes conséquences quant à ceci que nous ne percevons pas les vérifacteurs. Tel est ce que nous enseigne la négation, à la différence de la contradiction pure et simple. Austin s’était déjà élevé contre cette confusion entre la faussetéet la négation (Ecrits philosophiques, Le Seuil, 1994, p.107) :
Etre faux, c’est (non pas, bien entendu correspondre à un non-fait mais) correspondre mal à un fait. Puisque l’affirmation qui est fausse ne décrit pas le fait auquel elle correspond mal (elle le décrit mal), certains n’ont pas vu comment savoir à quel fait la comparer — parce qu’ils pensent que toutes les conventions linguistiques sont descriptives. Mais ce sont les conventions démonstratives qui déterminent la situation à laquelle l’assertion fait référence. Nulle affirmation ne peut exprimer ce à quoi elle fait elle-même référence.
[je souligne]
C’est bien ce sens inexpressif de la référence à un contenu d’affirmation séparé qu’avait déjà isolé Brentano dans son âpre dispute avec Anton Marty que j’évoque par après et à la suite brièvement.
Acte et action
L’absence de toute recherche d’expressivité est notable chez Vernant : aussi, pour que ces niveaux de langage soient rendus moins intriqués dans leur écheveau, réussit-il à les exposer de façon diagrammatique. Rien de spéculatif ne transparaît en apparence dans sa recherche du bon schéma. Mais au centre de sa réflexion, reste le sujet de la négation : ce duplex negatio affirmat (qu’il extrapole et applique à ce-qui-n’est-pas-le-cas « que » ce-n’est-pas-le-cas, dupliquant la négation selon l’adage, quoique sans réduire la devise scolastique à une contradiction dans les termes. La concession est réellement importante à ses yeux. Pour le prouver, dans son premier livre consacré au rapport du discours à l’action, Vernant avait établi fermement que l’assertion est autre chose qu’une marque syntaxique et qu’elle comporte ce qu’il appelle une dimension « actionnelle » (je tiens le chapitre 2 du livre de 1997 pour une réussite exemplaire).
Cette dimension actionnelle ne va pas de soi. Ma seconde parenthèse concerne le passage de l’acte « de langage » à l’action, où les choses sont plus compliquées : c’est le passage de la pragmatique du langage ordinaire à la praxéologie. De l’energeia (dotée d’un dynamisme propre), à l’ergon qui est pour ainsi dire son « produit », la conséquence est médiate. On peut donc demander ce qu’il en est de l’acte de langage : est-il intentionnel ou propositionnel ? Praxique, ou conditionné par l’outil de nos phrases et ainsi dépendant de la seule conséquence logique, pure de toute considération agentive ?
Dans une recension que j’avais faite du premier de ces livres, je me demandais pourquoi la construction des mondes possibles par des propositions au sens de la modalité analytique (ce qui peut arriver, ce qui doit arriver, ce qui ne peut pas ne pas arriver, ce qui pourrait ne se pas se faire, et à quelles conditions on peut parler ce qui est le cas) n’avait pas été prise en compte, ni envisagée au plan sémantique des seuls conditionnels. Mais je faisais une erreur sur l’appréhension des faits modaux. Par exemple, le fait — si difficile à identifier, malgré tout — peut-il se défaire modalement dans le contrefactuel ? Je n’en suis plus certain, mais du moins il n’est pas exactement le résultat d’une action d’où l’agent est exclu. Si le constatif en pareil cas est hautement problématique, c’est qu’il se heurte à la réalité des événements où les « actants » ne sont plus seuls présents dans l’interaction (faire prendre du plâtre, mettre un pansement, croquer une pomme), y compris pour les actes les plus quotidiens qui ne sont pas des actions concertées avec autrui. D’autre part, la conditionnalité de l’action ne suffit nullement à la rendre actuelle ou effective (qu’elle se produise ou se produise pas) ; la condition, si elle implique la conséquence, reste contextuelle et apriorique — pis encore si on adopte une définition hyperintensionnelle du mot « contexte » ou « situation » dans ce cas-là, puisqu’on ne parle plus du monde actuel, mais d’un monde conditionnel « informant » le monde actuel avec toutes les options que l’on peut supposer, même absurdes. On devrait sans doute, pour s’en défendre, comme l’a fait T. Williamson dans Suppose and Tell (2020, ch.11) s’appuyer sur la force indéniable des conditionnels : accréditer un would be généralisé, sinon universalisé à tous les mondes, qui ne dépend que de la possibilité d’énoncer, d’acter une déclaration quelconque intérieure au discours (« ce que cela serait » si je faisais une assomption différente, ou encore I would if : « je le ferais si ; je le voudrais si »). Mais il y a un souci avec ce « si », quand on se place sur le seul plan mental. L’opérativité de la négation est alors dissoute dans la restriction des cas dont j’ai à connaître qu’ils sont effectuables ou non. « Would » « commute avec la négation » affirme justement Williamson (p.206). Pour toute « attitude », la règle de supposition modale demeure heuristiquement faillible : et de vrai, nos habitus sont restreints par le contexte que la logique ne capture pas à l’avantage de la connaissance. — Vernant ne suit pas cette voie compliquée. Il défend que la négation bien comprise enlève toute rigidité à son exercice et il revendique un dialogue coopératif où les implicatures de Grice participent du jeu social (2021, ch.3). La sensibilité au contexte intramondain et communicationnel est chez lui tout différente. La corrélation avec les faits modaux ne permet pas de savoir si ce qui est praxique (ce qui fait la différence entre deux actions) est justifiable ou non dans son effectuation, sans disputer encore de sa portée axiologique. Pour résumer ce point technique, le contrefactuel où l’antécédent est faux ne saurait prendre la place de la contrainte logique de la négation, qui n’a de force que « praxéologique » souligne Denis Vernant : en ce domaine qu’il investit dans le détail — bien que le mot de praxéologie soit usité par les sociologues du sport — il a probablement eu raison de se méfier de l’emploi des modalités.
Selon moi, pour vider la querelle, il faudrait remonter à Arthur Prior qui fixait différemment l’accès aux faits modaux sans invoquer d’emblée des « faits de signification » qui peuvent inclure à peu près ce que l’on veut. Prior traitait d’un parallèle entre la modalité et la quantification, envisageant le « it cannot be so » à partir de la quantité (ce qui n’est pas le cas, comme Aristote). On pense évidemment à la différence entre la négation interne et la négation externe, sur le modèle de Miss Anscombe, mais il faut comprendre que nous nions le mode dans la seconde forme, non le dictum. La quadrature de la négation s’écrit :
Every = Not any not = No not
Not every = some not = Not no not
Every not = Not any = No
Not every not = Some = Not no
Dans cette lecture fine, par le jeu des majuscules et des minuscules, on distingue les quatre propositions modales : « nécessairement que », « non-nécessairement que », « nécessairement que non », « non-nécessairement que non ». Dans ce schéma rugueux mais limpide, disparaît « l’acte », bien avant l’action, puisqu’on se place au plan des seules quantités, et « would » ne commute plus avec la négation. La mise à l’écart des modalités suppositives est le signe de ce refus des élégances syntaxiques qui caractérise le style de Vernant et le déprend de l’égocentrisme logique, qui localise les propriétés de ce qui est le cas dans la perception des individus, comme chez Leibniz. — Si ce qui est le cas est le cas au regard d’une action, l’agenda est complètement transformé : mais en admettant que l’acte est véridictionnel vis-à-vis de l’allocutaire, il se produit un contraste avec les opérateurs logiques : on ne peut plus « constater la négativité », et Vernant suivant Vassiliev et Demos, réduisant la négation à l’incompatibilité, entend que la proposition contraire n’est pas spécifiée explicitement (Dire pour faire, p.180). Ayant pris du sel pour du sucre, je dirais : « ce n’est pas du sucre ». Le sel et le sucre sont incompatibles prédicativement ; car « à la différence de la quantification universelle négative, l’incompatibilité ne s’applique pas formellement entre la proposition et elle-même, mais avec une autre proposition qui a un contenu empirique » (id. p. 184).
Action et transaction
Admettions que nous prenions les choses de plus loin. Pourquoi les actes sont-ils revenus au premier plan d’une longue tradition ? Brentano (1838-1917) est le premier qui ait marqué une sorte de contrepoint à la brillante « de-psychologisation » de l’assertion de Frege, son contemporain. Brentano soutenait que les actes de langage sont des accidents psychiques mais sont réels (parce que l’acte précède la puissance) : sous ce rapport l’intellect est agent, non pas seulement au sens médiéval et théologique, mais en tant que son statut discursif y oblige. On sait que Brentano critique la forme de la prédication et y procède en contestant le jugement d’existence. Il serait trop long de l’expliquer ici. Retenons seulement qu’il n’y a pas de représentation négative selon lui, parce que l’unité de l’acte conforte l’alternance de l’accepter et du rejeter qui caractérise le jugement au regard de son objet. Définie dans ce cadre, l’intentionnalité a un statut propositionnel, et c’est d’elle que dérivent tous les actes de langage dont on fait l’inventaire exhaustif aujourd’hui. Les représentations (Vorstellungen) « m’affectent » de façon sui generis, sans mettre à disposition l’objet immanent qu’elles visent. Que je sois en train d’écrire sur le clavier de mon ordinateur en ce moment ne crée aucune situation logique, où j’impliquerais ma machine à répondre dans son contexte à elle. La clause (i.e. : « que » j’écris) enveloppe un contenu par définition (ce que j’écris), mais l’affirmation ne consiste pas à ajuster la direction vers un contenu verbal. La disjonction contenu/objet que nous devons à Twardowski n’est pas brentanienne. Dans La doctrine du jugement correct, Brentano objecte en effet qu’il n’y a pas de fondement circonstanciel ou situationnel à la perception interne ; il cerne plutôt l’appréhension d’une relation « réelle », qui serait son propre fondement (Fundament) : une relation interne entre ce que j’appréhende (l’acte) et la vérité appréhendée en lui (la vérité de l’acte). De même diront ses successeurs, entre l’acte de sentir et ce qui est senti, entre l’acte de parole et ce qui s’ensuit quand il est illocutoire. — Mais c’est là une relation fondée et asymétrique que l’assertion frégéenne anéantit : Frege l’« analyse » comme dans une réduction chimique ; il la décompose pour asserter et nier le seul contenu de pensée. La pensée « en acte » et la représentation semblent s’opposer clairement, ce que Frege n’a cessé de répéter. Pourtant, à suivre Brentano, les choses ne sont pas aussi claires : le jugement d’évidence le prouve ; si je vois ce que j’écris, je ne me représente pas ce que j’écris pour l’écrire, encore moins pour le penser. Quand la direction vers ce qui ne m’est pas représenté (ou ce qui est impossible) demeure en puissance intrinsèquement oblique, je vise un objet que la langue ne montre pas, donc je nie cet objet dans ma visée. Voilà le point central aux yeux de Brentano. Anton Marty soutenait quant à lui que ces actes étaient synsémantiques ou auto-sémantiques, autrement dit qu’ils sont intégratifs de leurs contenus jugeables par une sorte de « figement » de la forme des phrases. Mais sont-ils encore des actes, s’ils ne sont plus des accidents réels de la vie psychique ? On comprend que Brentano rejette très vivement le contenu de référence (la présupposition de référence comme eût dit Frege, celle que Marty affirme être mitbedeutend = contenant sa référence) : il soutient que ce contenu n’est plus intentionnel ; il n’est que « représentationnel » (ou intellectualisé, donc il est non-intentionnel) ; il devient par essence sans objet. La discussion est loin d’être close dans le débat d’aujourd’hui qui porte sur l’appréhension du contexte de l’acte d’énonciation et son intégration dans l’acte. Les deux thèses ne sont pas conciliables : ou la négation est dans l’acte, où elle est désactivée par le signe de l’opérateur et n’est qu’un expédient mécanique.
Si la critique du représentationalisme a ensuite été pratiquée par Austin, Grice et déjà par Strawson contre Russell, sans plus se fonder sur l’acte noétique mais sur l’acte de parole qu’on dit « situé », Denis Vernant, qui s’inscrit dans cette philosophie du langage, avait toutefois insisté dès le départ sur l’oubli — chez Searle — des actes perlocutoires, qui prescrivent qu’une position est prise à l’égard du monde, laquelle Austin justement ne mettait pas entre parenthèses (ils donnent une justification indirecte aux illocutoires). C’est sur ce point qu’il faudrait insister : les actions ne sont pas strictement « produites » par les actes de langage, mais « induites » ou sinon sanctionnées par eux. La négation demeure ici vidée in actu de toute autorité ontologique (à la différence de ce que croyait Wittgenstein). En dehors de ces querelles, il est patent que ce qui n’est pas dit positivement — ce qui est nié — (« ce n’est pas du sucre ») est toujours présent et n’est justement pas explicite.
En réfléchissant sur la nature réflexive de nos transactions des mots vers le monde, du monde vers les mots, comme le propose Vernant, s’ouvre une fenêtre de discussion que je ne peux qu’entrouvrir. En quoi les échanges physiques conditionnent nos interactions si ces interactions donnent forme à nos transactions ? Est-ce qu’elles n’en permutent pas le sens ? Transaction est le terme qu’emploie déjà Grice ; sauf que je doute comme il le propose que les mots seraient les produits circulants de la monétique de nos concepts (la comparaison est de Grice lui-même).
Sans pédantisme ici, la leçon d’Aristote que reprend Brentano quand il parle de « correction », est plus terrible et presque inhibitrice : l’action a en elle-même sa propre fin ; elle ne délègue aucune cause distincte, ni même volontaire, à l’agent. Mais s’il y a une praxis du niveau perlocutoire pour les actes de langage, alors il faut à coup sûr renverser le paradigme aristotélicien et admettre des transactions qui interviennent sur le terrain des incompatibilités. Vernant en donne une idée précise, même si les transactions sont en réalité des contrats : il les libère de leurs clauses conditionnelles, des modalités et des suppositions intralinguistiques ; elles sont pour lui ce qui donne un format approprié à la structuration de nos rapports aux objets et aux faits.