Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

mardi 17 mai 2022


Vers une approche non-affirmative de l’art : un nouveau tournant (et quelques conséquences pour l’esthétique philosophique en deuil d’une doctrine qui a disparu) (2020)

 

 

Jean-Maurice Monnoyer

 

 

La présence dominante des « installations » depuis les années Soixante-dix jusque dans la Première décennie du XXIe siècle aura introduit dans l’art d’aujourd’hui une rupture très particulière. On peut même considérer en quelque façon que cette époque est terminée, et donc soumise à examen. Que s’est-il passé ? J’ai déjà évoqué la question sur ce site de façon circonstancielle : « Art et installation » (2018), mais je tente ici d’y revenir par une autre voie. Je remercie Denis Vernant et Francis Soletpour leurs encouragements et leurs critiques. L’argument est le suivant. Dans une première partie, je présente les justifications proposées par la Tate Gallery au sujet de la nature de ces pièces, j’essaie de montrer que « Installation Art » n’est pas un art séparé qui aurait conquis son autonomie, comme on disait jadis. Je soutiens enfin qu’on peut considérer ces installations comme prophétiques d’un changement d’époque dans la discipline esthétique que les esthètes et les philosophes de l’esthétique ont encore quelque peine à identifier par une défiance envers l’ontologie réaliste. 

 

  

 

      1/ Le sujet des « installations »

 

 

      Tous ceux qui se piquent de ne pas parler simplement devraient faire attention à ce qui se passe. Le vrai est qu’on a bien du scrupule à parler de l’art en train de se faire, comme l’avait remarqué Fénéon ; la chose est plus difficile que de parler de l’art reconnu, de l’art muséal ou du concept d’art au sens philosophique. Il en va de même de la question esthétique qui demeure toujours suspensive : les questions de jadis sont dépassées et désamorcées : qu’admirer, ne pas aimer ou écouter de préférence, comment retenir nos entraînements à déprécier, à quel aune fixer nos critères de jugement ? — Cette question, ainsi retournée : savoir si la conduite esthétique est une pratique sociale indexée sur des « formes de vie » par exemple — une suggestion à la mode — est courte et mal posée, aussi mal posée que celle qui a hanté la revendication de l’art pour l’art. Si l’on affirme que « l’art est partout » et que rien n’est artistique, on dissout la question qui n’en est plus une. Si l’on dit que l’esthétique n’a pas non plus d’intérêt à penser le phénomène des œuvres produites et répertoriées, parce que cet intérêt pour la dimension esthétique n’a que peu à voir avec les tribulations du champ symbolique, on assimile à tort ce que nous percevons dans une « trivialisation » à outrance des phénomènes de proximité. Mais c’est surtout qu’on s’acharne à dénigrer son fondement perceptuel. Né au XVIIIe siècle en tant que discipline, l’esthétique est peut-être devenue parfaitement inactuelle. Si l’histoire de l’art est « finie », au sens de Hans Belting, alors on pourrait dire de même que l’esthétique académique n’a plus de raison d’être.  C’est tout le paradoxe de la définition récursive de son objet qu’a voulu en donner Jerrold Levinson[1]. De fait, de quoi parlons-nous quand nous parlons de l’art contemporain ou actuel, qu’il soit dit « engagé », éthiquement responsable et autres sottises, etc. ? La diversification de l’offre, la surabondance des propositions, est telle de nos jours qu’on a cru bon interroger la nature du marché pour envisager la distribution des formes qu’il a prises (encore qu’il y ait plusieurs marchés de l’art plus ou moins cloisonnés, en sorte que la notion parasite du marché de l’art est au moins causalement suspecte). Faut-il même se demander en ce cas si la « cattalaxie du marché », revendiquée par Ludwig Von Mises et Friedrich Von Hayek, est applicable plus spécifiquement au domaine des arts plastiques ? — Non, c’est déjà une idée reçue, revendiquée comme une prémisse par les sociologues. Le mot barbare de cattalaxie indique que l’échange et la transaction sont le moteur de l’action humaine, et non son résultat. Mais le lien entre la fonction du marché de l’art et les soubresauts du « post-moderne » est déjà mise en doute par les investisseurs eux-mêmes. Il n’y pas d’ordres spontanés et aberrants qui surgiraient de nulle part pour apprécier et déprécier des œuvres dans leur cotation. Parler d’un art financiarisé est une platitude romantique et abstraite. Je contesterai même ci-dessous l’idée d’un art « contemporain » qui a perdu toute référence assignable dans la multiplication de ses productions, tant le phénomène est si lourdement historique qu’il n’est plus contemporain de quoi que ce soit. Par contre coup, les repères sont devenus tout aussi flous en ce qui concerne les critères de genre et de style, ceux d’appellation et d’attribution : beaucoup s’en indignent et le déplorent depuis longtemps déjà [2]

 

      Le constat qu’on devrait faire à ce sujet fait peine à être consigné ; on doit se servir de propositions négatives : l’avant-garde a « rétrogradé » ; la « critique-artiste » s’est déconsidérée. Ces réserves faites, bien d’autres devraient être mises en avant, tant quant au processus que sur le fond. Mentionnons la « disqualification de la quête d’authenticité » qui s’allie à la « dénonciation de la standardisation » et à la « déconstruction » de l’éthos consumériste, qu’ont notées avec pertinence Luc Boltanski et Eve Chiapello, comme des tendances de fond (je ne fais que reprendre les expressions des auteurs)[3]. Je commencerai par la question de savoir en quoi l’art des installations est un art qui a marqué l’époque, avant son tournement présent. Claire Bishop a décrit le phénomène de la façon suivante en 2005 :

 

« L’art de l’installation » (‘Installation art’) est un terme qui réfère de manière relâchée à un type d’art dans lequel le spectateur doit entrer physiquement […]. Toutefois, la radicale diversité en termes d’apparence, de contenus et de visée des œuvres produites désormais sous ce nom, la liberté d’emploi du mot, exclut pratiquement de lui donner toute signification. Le mot « installation » s’est maintenant imposé pour décrire tout arrangement d’objets dans quelque espace donné, à tel point qu’il pourrait également être appliqué à l’exposition conventionnelle de peintures sur un mur. 

 

Il y a néanmoins une fine ligne de démarcation entre l’installation d’un art et un « art de l’installation ». Cette ambiguïté a été présente dès le début, puisque le mot a été utilisé dès les années Soixante. Pendant cette décade, les magazines s’en sont servi pour caractériser la manière dont une exposition (exhibition) est arrangée. La documentation photographique de cet arrangement était désignée comme « prise de vue sur l’installation » (installation shot), ce qui a donné naissance à l’usage du mot pour les œuvres qui s’emparent de tout l’espace comme « art de l’installation ». Depuis lors, la distinction entre l’installation des œuvres d’art et l’« art de l’installation » s’est brouillée[4]. »

 

   Le brouillage en question viendrait par conséquent de l’application documentaire d’un morceau d’espace-temps (par le biais de la photo numérique), à une découpe arbitraire et contingente, visant un espace circonscrit où l’art exercerait sa fonction : l’endroit où l’œuvre est installée. On évoque en défense un « art immersif » ou « émergent », toujours en rapport avec l’espace. L’opération ici n’est plus figurée ou métonymique, car l’entité existe d’une certaine façon, sans rien nous dire des intentions artistiques qui sont présidé à l’état de choses qui est installé [5]. On devrait ajouter que, par une médiation indirecte, le shot de la photo a contribué à débarrasser l’espace sensible quotidien de toutes ses valeurs qualitatives : l’influence de l’image digitale (en vertu de son angle très large) à certainement ajouté à ce brouillage — ou à cette interférence — entre le regardeur et le lieu où il se trouve. Les photos des installations sont d’ailleurs très pauvres quant au stimulus informationnel. Supposons, par une expérience de pensée, que nous fassions réellement partie de l’installation, en y allant voir de près ou en y entrant physiquement : au sens strict, nous deviendrions alors, nous-aussi, des entités inertes. En pareil cas, nous ne pourrions plus investir l’installation ni même l’approcher. L’installation proprement dite aurait disparu dans son mode d’être statique, qui consiste à occuper un espace plein que ne peut pas co-occuper l’observateur. Claire Bishop confirme cette impression : avoir une connaissance « de première main » (dit-elle) : celle de l’installation, et être « à l’intérieur » de l’installation, rend impossible une capture photographique simultanée en trois dimensions qui se ferait in situ par la personne qui en prend connaissance (op.cit. p. 11). Alors que la prise de vue montre où est l’installation (le lieu qu’elle occupe), dès qu’on se trouve à l’intérieur de l’installation, aucun renvoi n’est possible au dehors qui attesterait de l’incorporation du spectateur. En 1965, Donald Judd (1928-1994), lequel avait été formé par Meyer Shapiro et Rudolf Wittkower, est ainsi passé de l’expressionnisme abstrait à une théorie des objets spécifiques, puis du design à l’architecture. Il est notoire qu’il a même conçu dans le désert du Texas à La Marfa, un lieu destiné à contenir dans un espace restreint des œuvres figées dans un hors-temps ou un hors-champ muséal, qui s’apparentent à des sculptures débarrassées, bien au contraire, de tout accès anthropologique Ses œuvres n’étant même pas faites pour être « vues ». Les installations sont-elles de même nature, sont-elles incompatibles avec leur placement muséal ?

 

Claire Bishop conclut pour sa part que c’est l’exigence de cette perception « élargie » qui aurait justifié de dépasser la confrontation avec des volumes montrés en plan fixe adossés à une surface (le programme initial de Judd, qui aura été ensuite popularisé et galvaudé). Au lieu de représenter des textures, des lumières, des formes, l’installation présente, dit-elle, ces éléments directement dans une expérience. C’est une observation qui paraît à première vue acceptable. Elle ajoute aussi que l’activation est nécessitée par la mobilisation du regardeur, qu’on suppose intentionnelle, s’il ne se détourne pas. Je forge ici l’hypothèse que l’intentionnalité qui a présidé au travail de l’artiste demeure, quant à elle, soustraite à l’investigation directe. — En poussant l’argument à la limite, on a pu voir le catalogue numérique d’une exposition d’œuvres finement exécutées, mais sans que l’exposition ne se produise jamais ou soit montrable en quelque manière : la « performance » était seulement dans la création du catalogue. Les shots, ou plutôt dans ce cas les fichiers numériques de ces tirages (files) avaient remplacé l’installation. Un procédé qui s’est généralisé depuis, et qui a donné naissance au NFT : ces titrages non-fongibles où culmine le modèle de la numérisation. 

 

    Claire Bishop signale aussi, à l’inverse de cette tendance, et semble-t-il pour contrer l’objection qu’on adresse à l’art pris comme performance [6], que le propre des installations est la conscience qu’a le spectateur de la manière dont les objets sont « positionnés » dans un lieu, faisant appel à la réponse sensori-motrice qui en est imaginée. C’est en quoi l’installation se démarquerait des autres arts (sculpture sur socle, peinture, photographie, video, graphic art). L’embodiement ou l’incorporation du spectateur, par le biais d’une expérience psychomotrice, et pour ainsi dire son intégration au phénomène tactile et optique auquel il participe, serait distinctif de ce genre de pièces. Mais cet appel à l’incorporation paraît immédiatement douteux. Le théâtrique, l’expérienciel, l’intégration (sic) sont des termes éminemment journalistiques et proto-sociologiques. De fait, Bruce Nauman (né en 1941), pour aller dans ce sens, a consacré toute son œuvre à mettre en cause avec brio une revendication de ce type : producteur, produit et récepteur sont pour lui la même personne. Il suffit de regarder son Art Make Up (1967-1968) : une série de vidéos conservée au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Ses installations au néon consument froidement les attentes du regardeur, elles jettent une lumière crue sur cette fiction égologique. Après cela, il est devenu très difficile de donner une définition analytique de l’« expérience esthétique » en tant que « pourvoyeuse de vécus émotifs agréables ou désagréables ». Jean-Marie Schaeffer (2015, pp.170-176) a montré à ce sujet que ni le modèle mimétique (ressentir ce que nous voyons à l’image de l’objet), ni le modèle formaliste (où les émotions sont pour ainsi dire abstraites), ne suffisent à rendre compte du phénomène relationnel que revendiquent les installations. La comparaison des tentatives de Dewey et de Monroe Beardsley dans le cadre américain atteste de cette difficulté qui paraît insurmontable sur le plan pragmatique. On supposera, en général, dans nombre d’études sur le sujet, qu’il faut qu’il y ait des propriétés esthétiques assignables — que nous n’avons pas toujours sous les yeux, et que leur détection s’opère pourvu qu’une relation hédonique minimale y soit rapportée, fût-elle de déplaisir et d’angoisse. Il se peut aussi que l’expérience dont nous parlons, confrontée à cette spécificité non-marchande de l’objet (dans le type des installations), peut bien venir occulter celle des propriétés formelles, en particulier lorsque ce sont des contenus non-conceptuels qui s’imposent au contact de l’objet ou dans la rencontre de la mise en scène que nous appréhendons. Rien de nouveau là encore, la guitare chez Picasso, la robe du Cardinal Guevara portant des lunettes dans le tableau du Greco qui est au MOMA, jouent le même rôle et sont des allocataires de l’attention distraite (la guitare démembrée d’un côté, sa caisse de résonance perforée ; de l’autre, les plis de taffetas et de soie du vêtement cardinalice, le surplis en dentelles et le fond damassé sont le subject-matter, et pour traduire de façon incorrecte, la matière-sujet de ces toiles, non l’objet, non le personnage).

 

     La possibilité demeure qu’on doive changer de registre pour comprendre que se dégage une expérience perceptive bien différente, mais avec les mêmes mots : ce qui veut dire que la grammaire conceptuelle n’est pas fixée. Quelle différence dans le mouvement attentionnel ? Prenons le cas de la visite au Moïse de Michel-Ange à Saint Pierre aux liens : on s’entrefile, devant et derrière, les petites cohortes de touristes, qui s’approchent, mettent une pièce, s’effarouchent et s’éloignent du bloc de marbre patiné qui les impressionne par sa fureur massive. A l’évidence ici, « pénétrer physiquement » l’espace de l’installation, comme le soutient l’auteur d’Installation Art, serait une expérience allégorique ou fantologique.  Le fait est qu’une expérience phénoménologique peut tourner à l’échec ou devenir dérisoire. Un espace est-il jamais pénétrable ? De manière très générale, l’intégration du spectateur et de son expérience dans la « complétion » mentale de l’œuvre, c’est-à-dire par le biais de cette expérience, selon la thèse de Claire Bishop, n’a rien de très contemporain, ni de réellement descriptif, puisque celle-ci suppose que le spectateur serait entraîné à disparaître dans l’inertie statique de l’œuvre. Tel était d’ailleurs le sens que donnait à l’empathie Theodor Lipps (elle ne s’exerce qu’à l’égard de choses inanimées). Le doigt de Moïse ne voyage pas dans sa barbe subitement éclairée par le spotlight. L’expérience esthétique serait évanouie, écrasée par ce surcroît d’expérience physique ou émotionnelle que la pièce réclame, si c’était le cas. ­— Pour revenir à notre sujet, changeons de motif. Plus près de nous, on pourrait marcher vraiment cette fois sur les 36 Cooper Plate de Carl André (né en 1935), mais est-ce que cette progression aurait un sens physico-moteur ? On doit répondre par la négative. L’œuvre est faite de 36 carrés de cuivre industriel disposés en un carré plus grand de 9 m2 : elle vérifie sans le savoir l’énoncé existentiel de McTaggart [7]: « Aucun concret n’est carré ». Elle est conceptuelle et physique. Ce qui veut dire que la carréité est une propriété diversement instanciée qui n’est pas celle de l’étendue. Seule la carréité, dans son concept, est installée, elle l’est au moins deux fois (un carré répliqué est un multiple). Or, la pièce 36 Cooper Plate n’est en rien une invite au parcours, ni même ici le support d’une affordance, mais une proposition d’occupation impersonnelle de l’espace, qui rend cette œuvre incompressible dans le temps, tandis qu’elle supplante tout autre revêtement du sol qui le supporte sitôt qu’installée dans sa métrique minimale. Les pieds peuvent investir ce plan et éprouver la matérialité du métal ; les yeux peuvent voir l’irrégularité de surface de ces plaques, rien de plus. Mais la forme signifiante, comme on disait jadis, n’est pas là. Bien des œuvres de Carl André me font de l’effet, cependant. Elles témoignent d’une inexpressivité plastique de l’expérience que certains défendent encore aujourd’hui comme feraient des Pythonisses de « l’affect plastique » — non, ces œuvres exemplarisent uniquement un genre d’exposition qui n’a plus rien de décoratif.

 

    Un autre argument s’oppose à l’idée de cette pénétration métaphorique : il relève du focus ou de l’allocation de l’attention, que Davies (op. cit, pp. 50-71) considère comme attestant de l’identité formelle de l’expérience esthétique [8]. Il se trouve néanmoins que des ingrédients projectifs, de nature diverse, ont toujours été des stimulants et simultanément des véhicules du sentiment de piété notamment (j’ai bien conscience du barbarisme de ces emplois) : l’affect supplante alors l’effet perceptible, qu’on dit : stimulus-driven, et qui par suite commande la perception en descente, qu’elle module ou « infléchit », comme l’écrit encore Jean-Marie Schaeffer, de façon décisive (2014). Il en va déjà ainsi devant le Christ dans la tombe de Holbein le jeune (1521) au Kuntsmuseum de Bâle — cette pièce qui influença si fort Dostoïevski —, le tableau nous rend sensible la proximité du cadavre en un trompe-l’œil aussi saisissant que celui de Mantegna à Milan (1490), bien que le premier de ces tableaux soit plus axé sur la décomposition du corps que ne l’est le second par un basculement optique. De manière générale, l’appel à l’expérience tridimensionnelle n’est pas nécessairement conducteur dans les cas les plus simples, y compris en faisant mention des états dynamiques et métastables qui « ré-organisent » le lieu configuré par l’installation. Les partisans de l’embodiement ne peuvent nullement justifier de l’efficacité de ce dernier en rapport avec l’œuvre d’art [9]. Ce qui n’empêche qu’on parle communément, au sujet de ces installations, d’« immersion » du spectateur — au sens psychologique je suppose —, pour identifier ce même rapport très éloigné de la relation d’empathie telle que Lipps l’avait décrite. Certes, quand nous sommes confrontés à une représentation qui vise la représentation du corps, notre corps est mobilisé cognitivement autrement que si nous sommes placés devant la chaise de graisse (Stuhl mit Fett, 1964) de Josef Beuys, où l’on ne peut pas s’asseoir. Bien que l’affordance soit ici visée, et simultanément démentie, un interprète rigoureux de cette dernière pièce dirait que c’est encore une sous-espèce du genre « sculpture », et pas vraiment une installation. Il en va de même des mannequins, des effigies et autres animaux empaillés de Maurizio Cattelan, qui sont effectivement installés, ou plus exactement « positionnés », mais ne sont pas conceptuellement des « installations », qu’il s’agisse du petit Hitler « priant » (Him, 2001), ou du pape Jean-Paul II écrasé par une météorite (La nona ora, 1999), qui ont fait beaucoup parler. Dans son cas l’influence des clips et de l’art publicitaire est l’objet d’une sorte de rite cultuel, dont il s’est ouvertement vanté dans une récente interview au Monde, et je serais prêt à dire qu’une religiosité de l’interception de l’apparition n’est pas absente de son travail. 

 

      Je ne crois pas, en résumé, prenant au passage des motifs différents, qu’il y ait un art de l’installation qui change radicalement d’avec d’anciennes propositions plastiques, ni que le motif de l’investissement pathétique soit justifié à leur égard. Il n’y a pas de raison d’en appeler à un monde commun effondré (ou défiguré) pour rejeter les pièces conceptuelles qui ne sont pas faites en référence à ce monde. J’y reviens dans la section 2. 

 

     Pour ceux qui s’intéressent aux arts visuels, le problème des installations demeure donc philosophiquement perturbant, mais dans l’esthétique philosophique, il est fort peu traité, ignoré volontairement, sans doute à cause de ce qu’il implique, puisque ces installations sont telles qu’on ne peut pas subsumer leur intuition sous une catégorie digne de nom. Les exemples pris sont souvent élusifs et caricaturés. En atteste la multiplication des libelles et des protestations savantes à ce propos. Une réaction se dessine déjà : puisqu’on voit réapparaître des peintures-peintures, des monochromes très sophistiqués et des à-plats plus rassurants. En Allemagne, le succès d’un peintre comme Anselm Kiefer (né en 1948) répond également à cette attente. En France tout est plus différent, mais qu’on songe à cette rupture d’avec Supports/Surfaces qu’a effectuée Vincent Bioulès (né en 1938), tandis que Buren et Viallat de la même génération que lui, ont continué dans la même inspiration du groupe initial — l’état des lieux reste aussi mouvant que déconcertant et l’emballement des allergies réciproques possède quelque chose de tout aussi suspect que l’appel à l’expérience, sujette à des interprétations fluctuantes. 

 

     Une thèse a reçu beaucoup de crédit en ce domaine selon les historiens accrédités. L’art contemporain serait « devenu » (gewesen), se dépassant et s’annulant au sens d’A. Danto. « La prodigieuse histoire du monde », comme disait Hegel, aurait-elle pu se transformer en une mascarade globale, où plus aucun contenu ne se réfléchit (ce qu’on lit fréquemment ici ou là dans des chroniques apocalyptiques) — on peut en douter. Depuis l’exposition de l’Armory Show à Chicago en 1913, où étaient montrés Picasso, Duchamp, Matisse, Brancusi, et devant laquelle le jeune T. Roosevelt se serait écrié : « ce n’est pas de l’art », peu de choses ont changé sur le fond de cette attitude. En termes hégéliens, le basculement de l’exhibition muséale en mascarade (cet écroulement de l’ontologie de l’art) est rigoureusement impossible par essence, puisque ce nouveau type d’œuvres fait évidemment partie du même monde : ce sont des Kulturgebilde, à l’image de beaucoup d’autres « formations culturelles » à un âge donné, dans des conditions données, comme le furent les gravures de Dürer et les copies des Maniéristes. Faut-il alors déplorer ce divertissement d’un « art culturalisé », ou l’art est partout et partout dénaturé, rabaissé dans sa signification au profit du Kitsch, du Camp et du Pop, jusque à faire qu’on invoque un « totalitarisme du concept »[10] ? M. Ferraris opte pour la dénonciation de ce qu’il appelle le grand art conceptuel : cette dénonciation pourtant n’est pas chez lui conceptuelle. Ce qui se comprend aisément, puisque l’unique solution trouvée par lui est un appel à la sensation et à la beauté pour contrer le déferlement des œuvres « toutes transgressives » à ses yeux et qui par conséquent ne transgressent rien du tout.

 

     Admettons seulement qu’il se soit produit une rupture sans précédent à l’égard de tout ce qui peut être exhibé et exposé dans le champ des arts plastiques. Le fait est qu’on a eu tendance à définir, puis à dé-définir « ce qu’est l’art » sur le modèle duchampien, à partir d’A. Danto et de H. Rosenberg par exemple, mais en ignorant le problème sous-jacent. On s’est communément gardé de tenir compte de ce que depuis le début le milieu du siècle dernier, ces « installations » n’ont cessé d’occuper le devant de la scène. Les vrais novateurs, et les champions de cette mutation questionnent ce qu’on pourrait désigner comme l’« exposabilité » à l’état pur. L’exposabilité n’a rien d’obscur en l’occurrence ­— c’est une propriété « dispositionnelle » de la situation qui peut très bien être exploitée pour soi : qu’on pense aux illuminations de Dan Flavin (1933-1996) et de Robert Morris (1931-2018), par exemple, au Musée d’art contemporain de Saint Etienne. Cette disposition pour soi est ce qui disparaît positivement dans l’opposition qu’on établit entre le véhicule et le medium attentionnel (D. Davies, op.cit., p.60-69) : un contraste qui vaut principalement pour les peintures et elles seules. Ces minimalistes dont nous avons parlé ne revendiquaient pas du tout au départ le phénomène des installations ; ils opéraient par retranchement dans un environnement allogène ; ils se défiaient aussi des contenus narratifs ou stylistiques. Mais leur art était bien révélateur du refus de toute matérialisation mentale : — Judd parlant d’objets dépourvus de fonction et sans référence avec le mobilier de la réalité. Ainsi cet art ­— né avec l’« exposabilité » pour sujet — paraît-il fermement émancipé de la fascination pour ces fameux « objets » soustraits au monde usuel que Duchamp aurait auratisés (la pelle à neige, la broyeuse de chocolat). L’arrière-plan théorique est celui de l’univers métasyntaxique de la référence, dont ils refusent obstinément de s’occuper et de nommer. Contestant également ce qu’on appelle en philosophie la « naturalisation de l’esprit », qui est presque devenue un fait social, les minimalistes ont opéré, à vrai dire, un geste double assez difficile à comprendre, qui remonte à l’anti-typie de la matière qu’a évoquée Leibniz (son impénétrabilité). D’où ces volumes parallélipédiques et ces vides décrochés, suspendus, où la lumière est infuse, mais qui perdurent dans un temps historiquement défini. Ce qui les rend intéressants, outre leur détermination formaliste et leur finition soignée, est leur écartement d’avec le pathos et le décorativisme de l’expressionnisme abstrait : et en ce sens, ils ont marqué de façon indélébile le siècle technologique et XXe. Pourtant, leur filiation aura été largement inféconde. Si on excepte le cas Warhol, qui n’aura été qu’un phénomène publicitaire particulièrement réussi, parce que politiquement significatif — qu’on songe à Death in America, autour de la chaise électrique —, puis Fluxus, il est clair qu’indépendamment des tendances, les « installations » sont devenues jusqu’il y a peu les numéros les plus nombreux des expositions, catalogues, foires et musées, comme à la Tate Gallery par exemple, à Kassel ou à Bâle, pour ne point parler du marché indépendant des collectionneurs, comme pour d’autres biens « commodifiés » par l’échange et la surestimation. Notre propos n’en fera pas la chronique. Il s’agira à peine de discuter du passage de la valeur d’art à la valeur d’échange, lequel paraît tenir lieu de doctrine dans les commentaires récents comme une explication naturelle et auto-suffisante. Les fondations Prada (à Milan) et Pinault(au Palazzo Grassi à Venise), ou Vuitton (à Paris), semblent corroborer cette perception d’un déjà-vu somptuaire, et selon d’autres luxueusement « vulgaire ». Quand on a dit cela, nous sommes bien peu avancés en besogne.

 

 

 2/ Ce que les installations ne sont pas : critique de la réduction sociologique.

 

 

    La question de départ : savoir si l’art des installations est un art, pourrait dès lors paraître dénuée de sens. La « réduction » sociologique semble effective et définitive. Ce n’est certainement pas un mouvement artistique, au sens traditionnel qui émerge de ce bilan ; mais — vu son ampleur et sa globalisation —, l’interrogation qu’il suscite reste entière. Face à cette évolution excessivement rapide et probablement déjà datée, ont fleuri les théories de la « crise » de l’art contemporain chez nombre d’observateurs et de critiques (en France, citons les travaux d’Y. Michaud, 2003, 2011 et de N. Heinich, 1997,1998, 2000, 2003, 2010). Les installations suivent les modes et les courants ; pourtant elles font aussi une sorte de preuve par l’absurde que la crise en question affecte aussi les théories de l’art, certaines frappées de péremption, comme la défunte « post-modernité » notamment, qui a eu longtemps ses partisans dans les années 1980. On évoque fréquemment désormais l’apparition d’un art « post-conceptuel », sans doute pour prolonger la post-modernité dans le vocabulaire. Mais les choses sont plus compliquées. Installation artvideo artstreet art : de nouveaux « anartistes » ont envahi la scène et rompu avec les schémas structurants. Pour une part, il s’agirait d’obéir à cette tendance à la désécration de l’art que Walter Benjamin avait pronostiquée un peu à l’aveugle, en 1936 (il visait la possibilité de la reproduction où « la masse se regarde dans les yeux », sans se douter que ladite reproductibilité entrerait dans le contenu de l’art hétéronome). Le terme de « désenchantement » (R. Rochlitz, 1992) a été employé pour le concept benjaminien d’Entzauberung, qui est alors sur-interprété dans cette lecture, du moins si on la transfère hors de son domaine d’origine : Benjamin évoquait une sorte de « distraction » tactile opérée par le cinéma, un effet de choc.

 Or, c’est à l’inverse le principe d’une reconnaissance participative qui est ici contesté par les artistes, bien au-delà des techniques qui « démagicisent » notre rapport aux pièces considérées, quelles qu’elles soient et comment elles sont. De fait, elles sont le plus souvent triviales ou trivialement spectaculaires, allant à contre-sens d’une réception massive, qui elle demeure largement médiatique. Les anartistes se servent évidemment des médias, mais d’une façon faussement « critique », ou pseudo- « interne » comme l’a bien suspecté Bourdieu dans ses conversations avec Hans Haacke. Ils prolongent le mirage publicitaire ou le dénoncent avec une mélancolie crispée et une ironie anxieuse ; certains évoquent la « rouille » (rust), la « décrépitude » et le fatras. Ils montrent quelque chose qui ne symbolise plus, qui n’exemplifie rien. La question n’est plus de savoir : « quand il y a art ? », mais « où » se passe ce qui a lieu sous ce nom, et dans quelle situation on peut énoncer que c’est le cas qu’une proposition où le mot d’art est employé rencontre un état de choses correspondant. Anywhere Or Not At All, comme a écrit Peter Osborne (2013). Partout et nulle part, ou pas du tout : l’intuition ubiquitaire semble prévaloir, même si c’est une atopie qui est réclamée par la plupart d’entre eux. 

 

     Est-ce une rupture dans l’histoire de l’art entendue au sens historiographique ? Cette autre question n’est pas moins turlupinante, mais j’y répondrai ensuite. Pour l’instant, je me limite à me demander si ce tableau de la situation que je viens de décrire est correct. 

 

     N’est-il pas très banal que de tels sursauts se produisent dans ce milieu comme en d’autres ? Pourquoi présenter des créateurs jugés sulfureux (ce qui est beaucoup dire, selon moi), tels que le sont D. Hirst, J. Koons, M. Cattelan  — en 2019, au sommet de leur cote —, en tant que des acteurs de leur propre « starisation », promoteurs et entrepreneurs de leur succès : ce qui en ferait des noms de marque qu’on pourrait franchiser (des labels) ? Comme le disait Bourdieu, c’est tout le champ social qui s’organise pour placer les distinctions à bon escient, ce n’est pas l’affaire des individualités séparées. Le constat manageurial de leurs entreprises respectives n’est pas douteux ; l’explication un peu courte, cependant, si elle se limite à ce constat. L’époque n’est plus celle d’une ségrégation que réclament certains artistes encore, entre ce qui se prononce comme un geste artiste et le genre de pratique qui n’a plus à se prononcer sur le statut de ce qui est montré. Si le tableau de cette situation est apparemment trop simpliste, c’est qu’il semble malvenu de la ramener à une inversion du paradigme sociologique de la « reconnaissance », sur le principe que le « facteur de vanité » — exposer dans un musée —, aurait été pulvérisé, comme le soutient Nathalie Heinich (2014). La sociologue a beaucoup écrit sur la question et s’est engagée avec un réel mérite : tant sur le « faire voir » ou sur « l’artification », que sur la guerre culturelle. Refusant une approche descriptive et préférant une projection structurale de type lexicographique (en épluchant catalogues et articles, pour réunir toutes les données journalistiques sur la question), N. Heinich invoque à demi-mot (Minuit, 1998) « l’ontologie implicite des catégories mentales » ou « génériques » dont les auteurs n’auraient pas conscience (pas de surprise : c’est un contre-sens que de leur reprocher) plutôt que de se demander de quoi il est question avec ces performances et installations (un développement enrichi dans Le paradigme de l’art contemporain, 2014, ibid. p. 30-33). Malgré quelques précautions tactiques, elle invoque néanmoins des types et des marqueurs de l’art moderne ou dit moderne, depuis Manet, afin de penser cette « révolution » — pourtant anti-moderne—, qu’elle assimile à la surenchère de « produits » plus ou moins identifiables et forcément « problématiques » dans leur déplacement (en invoquant par exemple des questions d’assurance et de manutention). Sa revendication d’une « neutralité axiologique » ne paraît pas tout à fait défendable, puisque N. Heinich ne cesse de qualifier ce type d’œuvres sous le label de la provocation et du scandale mondain, sans indiquer ce que seraient d’autres œuvres qui ne sont pas provocantes, et en définitive faisant jouer le sens du mot « provocant » dans un usage socialement restreint (celui du malaise intellectualiste).[11]

 

    Une de ses cibles est le monumental chien fleuri d’une quinzaine de mètres de haut à la Fondation Guggenheim : le Puppy de Jeff Koons, déplacé de Sydney à Bilbao en 1997, qui n’est en rien la plus significative de ses productions malgré sa monumentalité et son air de manifeste écologique et animaliste grand public. Supposons qu’elle n’ait aucun intérêt, pas même anecdotique (elle n’en a pas, en effet) : voilà une construction qui ne témoigne pas de la « singularité » réclamée, selon N. Heinich, par ces non-artistes. Contestant depuis longtemps l’idée même qu’une « élite artistique » puisse s’émanciper de sa base sociale, la sociologue construit son modèle sur le principe d’une caste s’auto-légitimant devant un public qui serait flatté qu’on le bouscule[12]. Quelle différence avec la demande d’affluence de ce même public qui accourt devant les toiles du Greco, ou admire le pompeusement triste David Hockney ? Apparemment aucune. 

 

    Héritier de Warhol, conscient de briser les conditions de la plasticité sous ses formes canoniques et mercantiles, Koons s’est d’abord fait connaître par de petites porcelaines assez remarquables et de curieux bois sculpté, pastichant des genres anciens pour figurer des créatures de l’industrie culturelle (1988). Il s’est ensuite occupé de scénographies ready-made par le modelage des stéréotypes et de standards les plus convenus, acceptant le plagiat, se proclamant artiste populiste et non plus minimaliste, puisque ce sont les peluches et les joujoux de notre époque qui sont détournés de leur destination et exposés pour ce qu’ils ne sont pas[13]. Koons pratique, en la manière, une sorte d’agit-prop en défense de l’ultra-libéralisme et il fait l’éloge du faux généralisé : — ce qu’on peut trouver inadmissible et navrant. Nathalie Heinich prend soin quant à elle d’épingler tout au long de ses ouvrages les réactions psychologiques et anthropologiques en réponse à cette vexation, certaines épidermiques et conservatrices que suscitent les pièces de Koons urbi et orbi. C’est bien pourquoi Koons vient d’annoncer qu’il va exposer sur la lune une pièce qu’on ne verra pas. Elle développe un argument économique supposé être le vecteur d’une singularisation selon elle « transgressive » et « sensationnalistico-spéculative », typique des années 1990. Dépassant Max Weber et Pierre Bourdieu, qui avaient insisté sur l’autonomisation du champ symbolique, elle file la dérive de l’art « contemporain ». Ainsi se transforme le champ artistique en une guerre des prix et des cotations, sans qu’on ne sache rien de cette mutation aussi radicale, sans qu’elle ne soit même décrite, et loin que la question de l’« offre » des artistes soit examinée explicitement. Certes Damian Hirst vend directement par Sotheby’s, mais la question n’est pas là, et de fait les musées achètent aussi directement des œuvres. Il n’y a rien de typiquement surprenant, là encore, à ce que l’industriel et collectionneur F. Pinault ait acquis la maison Christie’s : c’est un processus d’intégration classique. Seul un examen rigoureux de ces entités mises aux enchères pourrait nous conduire à comprendre ce qui se passe. Après tout, on sait que Paul Durand-Ruel a vendu 500 tableaux de Pissarro, sur les 12.000 pièces qu’il a eu négociées (entre 1874 et 1903), mais on ne pose pas dans les mêmes termes, à son sujet, la question de la marchandisation de ses toiles.

 

    Le cas Damian Hirst est éclairant, bien au-delà de la publicité de ses interventions. En l’espèce, il s’agit chez Hirst d’une opération sur le vivant et la capture du vivant, ou sur les déformations de ce qui montrable à l’œil nu, ainsi des animaux tranchés mis en quarantaine dans un cube de polyester transparent rempli de formol (1991-1994-1997). Ce qu’en dit N. Heinich (op. cit. pp.77-79), rapportant les propos des artistes dans leurs interviews est très instructif : on suppose toutefois avec elle que des « intentions » sont affichées par eux, si bavardes pourtant et qu’elles seraient « explicitement » intégrées à la chose. Ce qui sur le plan méthodologique n’est pas vraiment déterminant. Philosophiquement (mais non plus esthétiquement, je l’accorde), l’objet montré dans son cas coïncide avec le procès de la « visibilité » même de ces expositions : à la différence de l’exposable à l’état pur dont j’ai parlé ci-dessus, le mot signifie dans son cas qu’un processus technique se trouve absorbé dans le processus d’exposition en tant que tel, de telle sorte que procès de mise en œuvre n’existe comme nous le voyons que parce qu’il est surestimé visuellement dans le produit. Le support technique vient remplacer et supplanter le support artistique. Hirst va donc lui aussi à l’envers des minimalistes sur le principe même de leur travail qui nous font voir autre chose que ce qui est normalement perceptible. Dans la dernière grande exposition de Damian Hirst à Venise, Treasures from the Wreck of the Unbelievable (2017), ce sont les effets en retour des affabulations mythiques qui l’ont conduit à devenir le metteur en scène d’un genre d’opéra plastique du plus mauvais goût. L’exécrable a bien conquis son trophée. Les procédés et les matériaux sont pourtant au centre du dispositif, comme N. Heinich le reconnaît. Et de fait, le contenu même de ces moulages en 3D est infographique et technologique : Damian Hirst expose, il est vrai, des « machines » décidément encombrantes, qui ne sont ni conceptuelles, ni le fait d’une installation proprement dite, mais qui renvoient à un genre d’investigation en recherche des vestiges, celle que notre époque modélise à foison[14]. Le flair du collapsologue — ici mué en artiste —, se trouve pour ainsi dire documenté idéologiquement, tout en illustrant un processus industriel complexe dont l’art globalisé est le reflet. C’est pourquoi une enquête sur le principe de fabrication n’aurait pas été superflue à ce sujet. Il aurait aidé à comprendre ce que l’activité cognitive ne pénètre pas. Dire que l’art est « sans ontologie » ou « sans qualités » paraît exagéré, et soutenir comme l’ont avancé Bertrand Rougé et Jean-Pierre Cometti que le « contexte anthropologique » est une explication définitive de cette artefactualité d’un nouveau type, ne tient pas compte suffisamment de cet état de choses industriel qui emprunte au design et à la vidéo, à l’archéologie et à l’orfèvrerie, etc. Les installations en question sont ici la contrepartie mimétique d’une époque catastrophée avant l’heurebien que le naufrage représentationnel soit aussi artistique. On imagine sans peine qu’un artiste plus doué et moins idéologue pourrait, avec les mêmes techniques, ouvrir dans la poïesisplastique une voie nouvelle. 

 

   En invoquant un changement de « paradigme », qui englobe toutes ces manifestations, N. Heinich procède en cherchant une généalogie foucaldienne de l’art, qui serait héritée de Duchamp. Dans son développement chronologique, elle en fixe le ferment tantôt dans les années Cinquante, tantôt au début des années Soixante. Elle néglige, semble-t-il, à dessein le « moment » intermédiaire du groupe Arte Povera, qui entre mal dans son cadre, parce qu’il est trop dispersé et moins commercial. Mais pas seulement. Si nous prenons une œuvre comme « Ficelle et Carton » de Rauschenberg (1967), qui donne à voir un emballage traduit à plat sur une cimaise, il ne correspond en rien à cette évolution que nous décrivons ­— ce n’est, pas plus que chez D. Hirst d’ailleurs, une espèce du genre installation qui est montrée. Rauschenberg a simplement poussé à sa dernière limite, en opérant une sorte de restitution hylétique de l’emballage, ce que l’abstract painting avait inauguré avec l’acrylique rendu à la coulure et à la salissure de la couleur. — En résumé, et à partir de ces exemples pris un peu au hasard, il ne serait plus paradoxal de caractériser ce qui est « contemporain » comme ce qui n’est pas contemporain. Pourquoi ne pas dire rétro-contemporain, quand l’usage de ce prédicat passe-partout n’exemplifie que lui-même, y compris quand on en assigne l’origine aux années Cinquante ou Soixante ? Ensuite il faudrait donc, selon nous, se méfier des clichés comme celui du fétichisme, lequel l’assortit d’une magie qui n’a pas sa place dans cette investigation. La valeur d’art et la valeur d’échange, dont je parlais en commençant, ne sont pas commutables l’une par l’autre. Il n’est pas essentiel à leur statut, par conséquent, que ces installations fassent souvent l’effet d’une sorte de Barnumoutrancier, qu’elles soient artefactuelles — au sens littéral : lorsqu’on est trompé par ce que l’on croit voir et identifier —, qu’elles soient spéculatives (en tant que placement financier) sinon effectivement commercialisables, ce qui n’implique qu’elles soient toutes dénuées de valeur artistique. 

 

 

3/ Ontologie des installations 

 

 

    D’où l’importance d’essayer de comprendre ce qu’est une installation. Elle n’est pas un « assemblage » disparate, comme on la décrit souvent [15]

 

    A supposer qu’on entende rendre compte de la situation et de la production de ces œuvres, qui ne sont justement plus des œuvres « à proprement parler » ­— ne fût-ce qu’en fonction de leur modus operandi ­— il faut faire usage de catégories solides, plutôt que de se servir d’intitulés aux frontières floues. Jean-Marie Schaeffer avait désigné le principe de l’art moderne sous une acception téléo-sémantique qui consistait à penser la revendication de l’autonomie, alors que de nos jours, c’est l’institution des mécènes et des marchands qui paie le prix fort de la possibilité démonstrative de ces pièces. Le rapport a beaucoup changé avec l’apparition de très nombreux travaux dédiés à l’étude empirique des attitudes cognitives, lesquelles s’effectuent dans une descente enrichie par un effet de feed-back attentionnel. Pour les distinguer des objets normalement observés, Schaeffer qualifie ces pièces artistiques surinvestie par l’enrichissement de l’attention comme étant cognitivement « endotéliques »[16]. On ne peut que lui donner raison, quand on connait un zeste de grec. Elles ne réclament plus systématiquement d’interaction effective ; elles n’ont plus pour finalité de plaire ou d’émouvoir ; elles forcent une réception contrainte, à l’encontre d’une mobilisation cognitive qu’on imagine en principe active. Là où Davies parlait d’une « contrainte pragmatique » dans le faire artistique (artworking), Schaeffer corrige en démontrant que la relation esthétique attentive serait précisément « dépragmatisée », coupée du monde de l’action, ce qui correspond à une sorte de retour au désintéressement kantien. Certes, Schaeffer ne s’occupe ici que des formes d’art susceptibles d’une consomption hédonique qu’il appelle le « calcul ». Toutefois, une telle interprétation se tient pour ainsi dire à l’écart de l’ontologie de l’installation. Le point central dans notre affaire est que « focus de l’appréciation » ne permet plus de faire le point sur sa cible. La « dysfluence » — pour le dire en jargon — : c’est-à-dire la difficulté à identifier ce qui est montré, est radicale ; elle crée le malaise parce que la reconnaissance des traits pertinents en descente n’est plus fluide. Ce n’est pas d’aujourd’hui d’ailleurs que les émotions négatives suscitent des biais originaux pour conduire à une perception correcte. Il faut ainsi, pour considérer une grande partie des installations, distinguer d’abord entre une évaluation normative et une appréciation esthétique directe, même raturée : le hiatus qui s’est créé entre les deux — par exemple entre le jugement et le déplaisir ou la stupeur qu’elles suscitent simultanément, participent en effet du vide artistique qu’elles découvrent. On ne peut plus « dégrouper » des propriétés visuelles comme on le fait dans le trompe-l’œil, en séparant le véhicule de la surface peinte et l’expérience que nous en faisons. Il en va de même des arrangements qui ne sont plus dans notre cas des peintures, d’autant que certains matériaux (cire, alcool, éléments organiques, etc.) s’intègrent au champ visuel et tactile par leurs propres textures, et parfois de manière strictement répulsive, faisant pièce de manière artisanale au capitalisme. Une sorte de béance est alors « extrudée » dans leur signalement ontologique, pour le dire maintenant (j’en conviens) un peu pompeusement [17]. Frank Stella (né en 1936) a beaucoup travaillé dans cette perspective optico-géométrale, depuis les années 1970, évidant progressivement le contenu narratif qui était encore présent dans l’expressionnisme abstrait. La béance ontologique est toutefois bien plus patente chez Bruce Nauman et Robert Irwin (1975) : elle est alors créée par la lumière ; elle suppose dans quelque cas une distorsion qui peut aller jusqu’à son point de rupture (engulfment). A partir des années 1980, ce sont des « placements » et des agrégats qui vont caractériser les premières installations, de manière informe dans un premier temps : le spectateur n’étant plus « décentré » ou « absorbé », mais « mis en arrêt », quoique ces métaphores prises à la lettre n’aient aucun sens dans une acception pragmatique.

 

   L’invention de l’Arte povera correspond à une mutation aussi importante que celle des minimalistes. Les « œuvres » ne sont plus des choses, des objets ordinaires fétichisés, et ne sont pas non plus des marchandises offertes au badaud. Elles rompent justement avec le circuit de la chalandise. Cinquante ans plus tard, Ai Weiwei, par exemple, qui se présente comme un activiste, dans ses expositions et ses installations et souvent avec emphase, parfois avec un humour bête et plat, fait de la globalisation du marché une sorte de présentation euphorique, mais qui est profondément naïve : je renvoie ici  une fausse installation comme Fan Tan (2018), où l’oiseau de Twitter est reproduit sur un savon de Marseille ; il casse aussi des jarres et sacrifie le patrimoine chinois, reproduit des facs-similés des statues pillées du Palais d’été, etc. :  ce qui voudrait dire que la laideur est partout. Ce que les installations de l’Arte povera, entendues au sens positif, ne prétendent évidemment pas montrer. La grandeur posthume de Mario Merz (1925-2003) et Jannis Kounellis (1936-2017) nous retient contre ce renversement ou cette invaluation des valeurs. Or que veut dire pour elles montrer, si le mot lui-même ne choque pas quand ce qui vient au-devant de la scène, paraît précisément ne plus être consommable, dès que ce n’est plus qu’un produit ? — A quel titre la critique de la marchandise et sa dénaturation peuvent-elles prendre une valeur artistique ? La question est mal posée. Ne serait-ce pas plutôt, à l’inverse, que la satisfaction a cessé d’être un vecteur symbolique du facteur « art » ? Avec leurs installations, quelque chose s’est refroidi dans l’attention disqualifiée, et néanmoins réclamée par elles sous une forme apparemment bâtarde. Il est possible aussi que l’effet tardif d’une neutralisation politique de la muséification qu’avait dénoncée Jean Clair (1983) et Yves Michaud (1989), pour des raisons tout opposées, se soit finalement imposé. Maintenant, ce qui est en jeu n’est plus un double ou un triple « Je » (la proposition d’un artiste, la présentation d’une œuvre, la légitimation du public de cette œuvre). Une interprétation situationniste dirait que les rapports de curiosité et d’invite se sont permutés socialement. Faut-il essayer, sans y réussir, de vider toutes les hypothèses devant l’assertion qui soutiendrait la possibilité de donner une signification à un énoncé existentiel négatif du genre : « Je ne suis pas un artiste » (M. Cattelan), « Je ne présente pas une œuvre » (J. Beuys), « l’art est partout, le public n’existe pas ». Il est difficile d’aller au bout dans ce sens, à moins d’énoncer des absurdités. L’art de l’installation n’est plus affirmatif ; il ne permet plus aucune espèce d’affirmation réflexive, encodant justement des propriétés anesthétiques par son renversement. On doit alors conclure à nouveau que l’art de l’installation n’est pas un art. 

 

   Mais ne serait-ce pas créer, cependant, un nouveau lieu commun journalistique ? 

 

   Il semble qu’il y a quand même un vrai sujet dans cette transformation médiumnique de la communication qu’a thématisée jadis Max Bense (1982) : le déficit de l’information rend pratiquement impossible une appréhension hédonique, qui se rétracte sans retour. — Comment comprendre cette frustration ? Du point de vue de l’épistémologie d’une esthétique descriptive, le problème reste bien réel. Ce n’est pas que la digitalisation soit en cause, où parce que l’information sensible aurait été perdue par une telle démonstration. On devrait traiter plus sérieusement cette frustration, au plan de la perception, comme une « opacité epistémique » (J. Dokic, 2014), puisque l’expérience esthétique semble avoir été bousculée. Selon le modèle de Jerôme Dokic, le sentiment incline lui aussi à former des jugements esthétiques, même lorsque ces sentiments ne sont pas intrinsèquement esthétiques — il y a une raison du sentiment —, et cela en dépit d’une relative incertitude perceptuelle : le sentiment ne co-varie pas toujours en fonction d’une demande de discrimination visuelle ou auditive. La frustration d’une attente pourrait donc elle aussi préserver l’intérêt, et maintenir l’objectivation conceptuelle dans les cas où la perplexité l’emporte. Or c’est exactement ce qui se produit à l’égard des entités que nous considérons, puisque les apparences ne sont pas sauves et que le support sensoriel de l’expérience esthétique semble faire défaut (id. p. 69-103). 

 

    

    Pour définir ce que sont les installations, il faut remonter sans doute aux deux curateurs qui sont à l’origine de leur mise en place institutionnelle (Germano Celant et Harald Szeeman, honnis par beaucoup de spécialistes, à la fin des années Soixante). La dénomination d’Arte povera date de 1967, pour G. Celant à Gênes. Ces curateurs ont pressenti : 1/ que le développement de « l’imagistique » dans tous les domaines allait affecter le statut de l’art, et secondement, 2/ que la typicalité de l’objet était contestée en tant qu’« objet » d’art unique et irremplaçable. Rassemblant des initiatives diverses, ils ont cherché à promouvoir le basculement dans ce sentiment diffus, qui n’est en rien subjectif comme y insiste J. Dokic dans une phrase très juste : un sentiment voulant manifester l’étrange rupture de la familiarité entre les choses qu’on montre et ce que sont les choses. La proposition des appareils ainsi installés fait penser à une dilatation de l’espace ou à une croissance hybride. C’est ainsi qu’apparaissent, en 1969, avec When Attitudes Become Form  proposée par H. Szeeman (à la Kunsthalle de Berne, ré-installée en 1983, Fondation Prada à Venise), des dispositions matérielles franchement antithétiques d’aucun véhicule, où les artistes ne fabriquent plus d’œuvres : on y trouve par exemple des sacs en jute de charbon et de grains (J. Kounellis), l’Igloo de verre de Merz (Acqua scivola), et autres dispositions franchement incongrues, où le polyester et l’ordinateur ne jouent pratiquement plus aucun rôle, comme c’était le cas dans l’avant-garde américaine. Les « attitudes » ici ne sont pas des postures métaphysiques (on trouve dans cette exposition les Copper Square de Carl André, les interventions de Beuys avec l’étalement du suif, les templatesde Nauman, les chiffonnages médicaux de Claes Oldenburg, les volumes en équilibre de Richard Serra, etc.) : ce sont des arrangements indépendants des formes normalement recrutées par l’attention. Ces In situs, en somme, sont à la fois dépourvus de référent, et mis en relation avec un lieu dédié, associant d’une façon obscure une naturalité du produit ou une dénaturation conjointe et un lien avec l’environnement sans aucune expression ajoutée (on pense aux branchages de Merz en fagots, réserve pour un feu qui ne s’allume pas). [18]

 

   Pourquoi ne s’agit-il pas d’assemblages disparates ? Selon certains, nous devrions penser, en termes spéculatifs, qu’en interrogeant l’espace occupé de cette façon (comme s’il l’était par des déchets ou de simples matériaux), c’est la place de l’art qui est interrogée dans le monde social. — J’ai longtemps pensé qu’il en allait ainsi, mais je ne le crois plus. Si on pense en termes sémiophysiques, ces assemblages ne sont pas des signes et pourtant ils appellent une appréhension conceptuelle incontestable, puisqu’ils imposent une catégorisation restreinte ; ils accusent la pauvreté signifiante du stimulus. Le travail cognitif est donc plus lourd, presque obtus, et parfois improductif. Sachant que cette schématisation est a contrario à la base du traitement naturel d’une scène perçue, comment peut-elle s’appauvrir plus encore, si ce n’est en feignant une acquaintance parfaitement inutile si ce n’est une désaccointance voulue avec ce que nous voyons ? Le « il-ne-se passe-rien » est ce qui se passe exactement. Prenons pour dernier exemple cette œuvre de J. Kounellis (Untilted) 1988, Verre, Plomb et alcool (569 x 407 cm) : de petits verres remplis d’alcool supportent une figure de plomb très plate, anthropomorphique, à la rupture du point d’équilibre. L’alignement des petits verres de bar, si précis, à l’écartement près, leur installation rigoureuse (plusieurs centaines de verres), conduit à faire comprendre le sentiment esthétique de la fragilité en temps réel de l’installation. 

 

    L’autre hypothèse pour interpréter ces assemblages déroutants serait de demander : l’art ici est-il encore un langage ? Sans doute pas vraiment, et de fait nous avons bien le contraire, devant nous. Considérons une photo re-shoppée comme celle (très ironique et justement célèbre) de John Baldessari (1931-2020) enfermant un cigare dans un glaçon et dont les volutes écrivent par leur fumée, en 3 photos accolées : « seeing is believing » (Cigars dreams, 1974) : emblème parfait de la production synthétique d’images qui ne sont plus des images. Les installations dont nous parlons, naturalisées comme des natures mortes, montrent exactement que ce n’est pas le cas qu’on le voie ainsi. On ne croit pas ce qu’on voit en première instance. Le So-sehen est inversé. Les assemblages, installés de cette façon, forment un tout restreint, ontologiquement séparé du monde et construit pour solliciter un déplacement éventuel de leur environnement, comme se déplacerait avec lui le « lieu » aristotélicien. Appelant une ontologie quadri-dimensionnelle et non discursive, ces pièces désinstallées et ré-installées, pourraient bien, sans avoir été des « apparences », être forcées de disparaître à cause de la fragilité organique qu’elles exposent : c’est que leur matière change, et que si l’œuvre persiste dans le temps, elle doit pour exister, être sans cesse « re-installée », mais où, si ce n’est nulle part ailleurs que dans son concept. — C’est là ce qui fait qu’elles « perdurent » comme disent les métaphysiciens, alors que les objets sont sujets à péremption à mesure qu’ils endurent. Présentes dans les musées comme la Tate Modern ou le Centre Pompidou, elles ont acquis une identité historique de substitution, mais elles ne sont assujetties à aucune définition stipulative ou prédicative, portant sur l’existence des œuvres d’art ou sur le mode d’existence qui leur est conféré. Cette historicité ne les fait nullement entrer dans une histoire de l’art au sens traditionnel, et aucune théorie de la société ne peut même les intégrer dans l’acception pragmatique d’un John Dewey (1932). Elles résistent non moins autant, et de manière obtuse, à cette pathetic fallacy qu’a critiquée Monroe Beardsley (1982), par où nous imaginons que nos émotions sont reconnues à leur contact [19].

 

    Beaucoup de choses peuvent être considérées comme des installations : des objets sociaux (les musées), des objets commémoratifs (le mémorial aux juifs d’Eisenman à Berlin : 2711 stèles de béton), des objets archéologiques (comme l’obélisque de la Place de la Concorde), des performances (les emballages de Christo). Par contre, les « installations » proprement dites de l’art conceptuel ou minimaliste sont des occurrences qui ne sont pas pré-existantes dans l’atelier ou le studio. Je soutiendrai pourtant elles ne sont pas strictement « allographiques » (en dépit des cartels explicatifs), ni typifiées comme le sont des entités musicales : elles sont démontables et ré-installables, à la différence d’expositions successives d’un même objet unique, prestigieux ou patrimonialisé. Nous pouvons en faire l’expérience directe par le constat que ces œuvres sont diversement « ré-arrangées » dans leur matériau, tandis que leur identité méréologique reste la même, puisqu’elle ne dépend pas des propriétés intrinsèques de l’arrangement montré (des déformations mécaniques et chimiques peuvent affecter cette ordonnance fragile). Leur identité dépend du complexe organisé. Précaires, mais sourdement matérielles, il faudrait dire que leur concept ou leur arrangement formel est une partie propre de leur tout physique. Ce n’est pas une enveloppe qui constitue ce tout en extension. Ce tout existe aussi, si l’on considère que le spectateur est le « medium » de l’artiste, qu’il prend à témoin, mais sans le suborner, sans le forcer à faire un faux témoignage. 

 

   La contradiction serait d’admettre que la forme, déclinant ces attitudes cognitives, est inscrite au-dehors, dans le temps social qui les indexe d’une réalité mondaine qui n’est plus celle de la science : or cette contradiction est levée, si nous les laissons être comme elles sont dans un espace réservé, sans intimité et sans signature ; il n’est plus à la lettre un espace public. Le souci du matériau brut, la volonté de ne pas apostropher le regardeur, la fragilité du geste artisanal, sont autant de caractères distinctifs. La désaturation syntaxique, le déjointement concerté des parties de cet arrangement font partie de l’essence du symbole-installation, qui reste à ce titre une entité controversée. Si elle n’a pas de densité esthétiquement mesurable ou constatée, l’installation constitue la matrice d’une mutation ontologique de l’espace, celui-ci en termes d’aujourd’hui, serait peut-être « courbé » écologiquement dans ces œuvres. Qu’est-ce que cela signifie ? Peu de chose assurément, pour ceux que l’Arte povera laisse sceptiques. Ceux qui croient que l’ontologie est pauvre le sont tout autant. 

  

 

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[1]  Il s’agit d’une définition historique, mais qui vaut d’abord pour une définition de l’art. Le problème est que les fonctions récursives ne peuvent pas fonctionner sans contradiction avec des expressions récursives prises pour argument. Ainsi les œuvres d’art contemporaines ne seraient pas des œuvres d’art, avant d’être prises pour telles récursivement, quand d’autres œuvres le deviendront à leur place en les reconnaissant intentionnellement pour telles après coup, mais indépendamment des intentions supposées des artistes. Cf, « Defining art historically » et « Refining art historically », in J. LEVINSON, Music, Art and Metaphysics, Cornell UP, 1990. Le sujet de ces études est intéressant de droit parce que l’art peut être citationnel en de nombreux cas d’espèces. 

 

[2] Ainsi A. Kaprow a installé et exposés des appartements en désordre, dès 1961, dans un amoncellement de vieilles chaussures, d’aliments dégradés et de torchons, qui ne sont pas très éloignés des empilements littéralement hétéroclites qu’on peut voir aujourd’hui, soixante ans plus tard, pour des motifs qui ne sont plus les mêmes. Les Considérations sur l’état des Beaux-arts, de Jean Clair, Conservateur du patrimoine, Gallimard, 1983, qui ont fait date en leur temps, donnent un bon exemple du comportement « atrabilaire » de la critique instituée déplorant la fin de la peinture. Qu’on se rassure, il y a des Giorgione à venir qui ne sont pas encore peints.

 

[3] : Luc BOLTANSKI, Eve CHIAPELLO, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard « Tel » seconde édition, 2011. Je cite ces remarques du chapitre VII de la troisième partie consacré à la critique « artiste », sans me prononcer sur son antériorité au regard de la « critique sociale ».

 

[4] : Claire BISHOP, Installation Art, A Critical History, Tate Publishing, 2005.

 

[5] : Je mets ici de côté l’interrogation de Roman INGARDEN, Esthétique et Ontologie de l’œuvre d’art (1937-1969), Vrin, 2011, pour qui les œuvres sont indépendantes de l’esprit (elles sont dans le monde) quoique dépendantes intentionnellement de leurs producteurs. 

[6] : David DAVIES, Art as Performance, Blackwell, Oxford 2004. 

 

[7] : Je renvoie ici indirectement par l’évocation de Carl André, au travail de Francis SOLET (2018) qui a soigneusement étudié le processus de désinstallation pour définir le statut de l’installation, et selon qui « le découpage en parties instantanées déconnecte les parties temporelles des aspects perceptibles » (op. cit., p. 717-718). Ré-emballée dans un carton, l’œuvre de Carl André n’occupe plus rangée en pile que 0,25 m2). On devrait donc distinguer, sur le principe, entre les phases distinctes de la ré-installation de cette pièce qui participent chacune de son articité.

 

[8] : David DAVIES soutient une thèse largement adoptée par le courant cognitiviste, mais il la transforme en une mutation performative et modale : je reprends sa définition de type utilitariste : « considérer une proposition artistique comme étant articulée dans un médium artistique et réalisée dans un véhicule » (op. cit. p 60), comme si l’attention était toujours auto-centrée et transposable. Il reprend donc également les remarques amusantes d’A. Danto qui traite des rectangles colorés comme des sujets allégoriques dans La Transfiguration du banal (1981)

 

[9] : A. CHEMERO dans Radical Embodied Cognitive Science (MIT 2009) a apporté de l’eau au moulin de l’idée que le premier environnement sensori-moteur n’est pas représentationnel. Mais la méthodologie de son travail inspirée de Gibson et des gestaltistes reste assez spontanée, et a été critiquée par Gary HATFIELD (je renvoie ici au blog du SEMa).

[10] : Selon l’expression de Maurizio FERRARIS, « Esthétique naturalisée et art culturalisé », in Jacques MORIZOT (ed.), Naturaliser l’esthétique ?, Æsthetica, PUR, Rennes, 2014. Pour Ferraris, « n’importe quelle chose peut être une œuvre d’aura », sans qu’on sache bien ce qu’est une « œuvre d’aura ». 

[11] : Je renvoie ici de nouveau au travail de Francis SOLET, Redéfinir le statut ontologique de l’art : art moderne, art postmoderne, art contemporain, Aix-en-Provence, 2018, à qui j’emprunte beaucoup, et qui développe de bons arguments contestant cette lecture sociologique directe. Contre les catégories de « l’ontologie mentale » de N. Heinich, Solet défend une approche ontologique plus sobre et analytique, qui implique la recherche d’un classement restrictif des propriétés de l’installation. 

 

 

[12] : N. HEINICH, L’élite artiste, Excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, Folio, 2016.

 

[13] : Cf. la thèse de Nicolas LIUCCI-GOUTNIKOV, Les voies de la singularité, Aix-en-Provence, 2015. Bien que l’A. définisse la singularité en termes leibniziens (p.80), à la différence de N. Heinich, soit comme « point de rencontre d’un réseau de connexions », il se dégage de l’acception psychologique, pour montrer en quoi Koons produit par ses « pastiches » de vraies singularités artistiques à partir de son kitsch ready-made, puisque ces petites porcelaines et ses bois sculpté sont des adaptations de la trivialité de l’imagerie transposée en trois dimensions dans Michael Jackson and BubblesPink Panther ou Ushering in Banality. Reprenant une déclaration de Koons : « tout ici n’est que métaphore de la culpabilité et de la honte culturelles du spectateur », L’A. conclut que Koons est « bourdivin », ce qui semble au moins discutable (pp.245-261).  

[14] : J’ai critiqué ailleurs l’hystérose plastique de D. Hirst, et la défaveur qu’inspirent ces pièces, tout en cherchant à suspecter le parcours supposé de cette exposition à partir des groupes de rotation du squelette humain qui la visite (2019).

[15] : Cette 3e partie de l’exposé est présentée in memoriam Jannis Kounellis et Mario Merz, décédés en 2003 et 2017.

 

[16] : Jean-Marie SCHAEFFER, « Eléments pour une esthétique descriptive », in Naturaliser l’esthétique ?, in PUR, 2014, p.108. 

 

[17] : Cf, Alberto VOLTOLINI, « Pictorial Experience and Aesthetic Appreciation : Wollheim Reassessed and Vindicated”, in The Pleasures of Pictures, Routledge 2019, à qui j’emprunte l’idée qu’il faut restructurer le “voir dans” au sein d’un groupement de propriétés qui ne relève pas nécessairement d’une perception « stéréoptique » de la profondeur imaginée, parce que cette distorsion est aussi l’objet de l’attention. Voltolini étudie les images en un sens « picturesque », mais ce qu’il en dit s’applique à des installations qui ne sont pas des images et plutôt des complexes anorganiques, quoique tout de même organisés. 

[18] : Je reprends à Francis Solet cet exemple : les sarments de vigne de Merz avaient été ignifugés pour une exposition à Beaubourg, et ressortaient de couleur bleuâtre, mais dans le cartel de l’œuvre, il est bien indiqué que ces sarments peuvent être remplacés si nécessaires et ré-installés de la même manière. Ce qu’indiquent aussi Lawrence Wiener, et Carl André (par exemple pour Hollow square) où des madriers de bois peuvent être changés pour autant que le concept du cube soit maintenu dans sa disposition. Pour l’Igloo de Merz (Acqua Scivola), des vitres ont été cassées, il a fallu changer le mastic, etc., mais l’œuvre a été ré-installée quarante ans plus tard.

[19] : Baptiste MORIZOT et Estelle ZHONG MENGUAL, dans leur Esthétique de la rencontre, Seuil, 2018 se proposent de se demander dans une approche vitaliste, ce que l’art « mérite » de nous faire éprouver et « l’individuation collective » qu’il suscite pour des sujets différents. Toutefois cette rencontre n’en fait pas moins de l’expérience une propension affective, dans la contre-performance que certaines œuvres suscitent. — La même thématique inversée est reprise par Yael KREPLAK, « Voir une œuvre en action, une approche praxéologique de l’étude des œuvres », où la perception des œuvres d’art est pensée à travers l’analyse conversationnelle et l’action située, en sorte que voir quelque chose est considéré comme un phénomène observable et public. L’étude se précise par une analyse des formes de conditionnement de l’installation par le personnel chargé de le faire. Là encore, il ne s’agit plus d’une action de l’art mais de l’action que l’art exerce sur nous, en provoquant le genre de perplexité dont s’entretiennent les curateurs et les installateurs eux-mêmes, Les Cahiers du CAP, 4, Publications de la Sorbonne, 2017, pp.189-2013.

 

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