Trouvailles et miscellanées en histoire de la philosophie contemporaine -VI
[ Nous donnons ici à lire la traduction d’un court texte de George Frederick Stout, prononcé en 1899, en tant qu’adresse présidentielle de l’Aristotelian Society, et publié en 1900 dans la revue Mind (de laquelle il a été l’éditeur pendant presque 30 ans, y faisant paraître nombre de textes fameux, dont l’article « On Denoting » de Russell). Collègue de MacTaggart et contemporain de Bradley, professeur de Russell et de Moore, il a proposé un important ouvrage, Analytic Psychology, dont certaines discussions incluent les positions de philosophes comme Brentano, Ehrenfels et Meinong : un exemple des prémices de ces relations fécondes, entre la philosophie anglaise et la philosophie autrichienne de l’époque, qui structureront une partie des problèmes et concepts de la philosophie analytique naissante. L'article « Perception of Change and Duration », qui provoqua le courroux immédiat de Hodgson (toujours dans Mind), traite d'un problème dont les éléments remontent à Mach et à sa discussion de Helmholtz, et dont Ehrenfels s'était lui-même ressaisi, dans sa théorie des qualités gestaltiques, tout comme Meinong, dans sa théorie des objets d’ordre supérieur. La question porte ici sur la relation cognitive qu’il est nécessaire de supposer, entre la conscience et les constituants apparents d’un objet temporel, afin de pouvoir rendre compte de la saisie que nous avons de ce dernier ; ainsi que sur le statut psychologique et métaphysique des éléments entrant dans la configuration, sous tous rapports, de l’objet temporel total.
B. L. ]
La perception du changement et de la durée (1899)
George Frederick Stout
La question que je vais traiter dans cet article se présente ainsi : lorsque nous percevons un processus temporel en tant que tel, jusqu’où, et en quel sens, est-il nécessaire que les parties antérieures de la série temporelle soient présentes à notre conscience lors de la perception des parties successives ? A première vue, cela peut sembler n’être qu’une question de psychologie. Mais un peu de réflexion montrera son importante signification pour des théories métaphysiques qui méritent la plus grande attention. On trouve par exemple continument réitérée, chez des auteurs comme T.H. Green, l’affirmation que l’appréhension de la succession ne peut pas être elle-même successive – que pour avoir conscience de B, en tant qu’elle se succède à A, nous devons avoir à la fois A et B devant la conscience, simultanément. Cette nécessité se présente en effet comme évidente par elle-même. Mais il convient toutefois de déterminer ce qu’elle implique, et de quelle façon le processus réel de conscience satisfait à cette exigence qui lui est imposée a priori. Je ne connais qu’un métaphysicien qui ait répondu à cette question sans ambiguïté ni flou. M. Shadworth Hodgson, sur ce point, a défini sa position avec une clarté rafraîchissante dans l’analyse merveilleusement fine et pénétrante que contient le deuxième chapitre de sa Métaphysique. Il affirme explicitement qu’en percevant une séquence temporelle, la présentation des étapes antérieures de la séquence doit persister lors des étapes plus tardives – en se différenciant seulement par la vivacité et par la position temporelle. Si l’on s’en tient seulement à cet aspect, il y a en effet identité d’espèce entre les représentations, en tant qu’elles apparaissent originellement et en tant qu’elles sont retenues dans la mémoire. Ce qui confère le plus profond intérêt à cette affirmation est qu’elle apparait en connexion avec l’argument le plus fondamental de la théorie de M. Hodgson, à propos de la différenciation du sujet et de l’objet. Cette théorie me paraît être la plus notable ayant été avancée jusqu’ici, en vue de montrer comment la distinction entre sujet et objet peut être supposée naître de l’unité sans distinction d’une expérience plus primitive. Dans ce propos, je ne pourrai toutefois pas la discuter au-delà des implications qu’elle a avec le problème spécifique de la perception du temps qui nous intéresse directement. Si la réponse de M. Hodgson devait apparaître intenable, sa théorie générale de la relation du sujet et de l’objet serait encore défendable. Dans tous les cas, elle demandera d’être présentée sous une forme modifiée.
Nous sommes en présence d’un problème qui a beaucoup agité, dernièrement, la philosophie allemande. Il sera utile, pour nous, de débuter par une présentation des conceptions opposées des plus remarquables auteurs qui ont proposé leur contribution à cette discussion – Schumann et Meinong. Le premier est bien connu pour ses recherches expérimentales sur la perception de courts intervalles de temps, et Meinong fait partie des plus pénétrants, minutieux et consciencieux psychologues analytiques.
Schumann, dans un article sur la « Psychologie de la perception du temps », critique très durement la conception selon laquelle, pour appréhender une séquence temporelle ou des relations d’intensité ou de qualité, entre des sensations successives, nous devons nécessairement conserver en mémoire un groupe d’images mnésiques. Il discute d’abord le cas de la comparaison en regard de l’intensité ou qualité. Supposez que nous comparions deux sons que l’on aurait entendus dans une succession, en cherchant à déterminer lequel était le plus fort. Un son est premièrement entendu, et ensuite, après un intervalle temporel de deux ou trois secondes, l’autre est entendu, et le jugement s’ensuit à propos de la plus grande force de l’un de ces sons, sa moindre force, ou leur équivalence. Ce jugement dépend seulement de l’intensité relative – non pas absolue – des sons. Il est déterminé par l’opération conjointe de ces sons, et non pas par chacun d’eux, indépendamment l’un de l’autre. Mais bien que le jugement présuppose les deux sons, pris ensemble, comme ses conditions, il ne les présuppose pas en tant que ses constituants.
Bien sûr, lorsque le second son se produit, c’est en connexion avec un effet rémanent du premier son. Mais cet effet rémanent ne doit pas être une image mnésique. Il suffit ici de supposer une disposition psychique ou physiologique. Et Schumann soutient que c’est tout ce que l’expérience peut en réalité assurer. Il dit « comparant deux notes qui se succèdent via un intervalle de deux secondes (disons), je suis en général incapable de détecter la moindre trace de la première sensation lorsque la seconde apparaît. D’autres gentlemen ont affirmé la même chose en réponse à ma question. D’autres encore n’ont pas été si confiants, mais à tout le moins ne pouvaient-ils pas affirmer, directement, que la sensation antérieure était réellement présente. Lorsque j’observe des sensations qui se succèdent, les unes aux autres, très rapidement, par exemple à des intervalles d’un cinquième de seconde, je ne peux former aucun jugement distinct sur cette question, mais, en tout cas, je ne peux pas établir une quelconque persistance de la première sensation dans la conscience ». Schumann conclut que pour que des éléments psychiques forment un tout, ils doivent être présentés ensemble. « Former un tout unique » signifie agir en tant que tout, opérer en tant que tout lors de la détermination de la reproduction mnésique, du jugement, et du sentiment. Les effets du tout ne sont pas égaux à la somme des effets de ses éléments : le tout complexe a ses propres effets caractéristiques qui dépendent seulement des relations entre ses constituants. Mais il n’y a pas de raison pour que de tels effets ne soient pas produits par un complexe d’expériences qui se succèdent les unes aux autres.
Schumann se tourne ensuite vers la perception temporelle entendue au sens strict, au sein de laquelle la succession et la durée font expressément l’objet de l’attention. Il considère d’abord le cas d’une note entendue pendant une seconde. D’après la théorie de l’image mnésique, lors de chaque moment où perdure la note, il y a une expérience de sensation, et chaque expérience de sensation persiste sous la forme d’une image mnésique. Ainsi, la note se diffuse d’elle-même graduellement, au fur et à mesure que le temps passe. Une strate de l’imagerie mnésique se superpose à une autre, de manière à former une espèce de bloc de durée, et c’est ce qui est présent à la conscience lorsque nous percevons une note durant une seconde. Schumann nie que nous puissions détecter, via l’introspection, quoi que ce soit de cette sorte. « Pour moi », dit-il, « une sensation de son ayant une durée d’une seconde est une unité qui n’est pas vraiment susceptible d’être divisée plus avant, une unité qui peut donner naissance à une pluralité de jugements – des jugements qui font référence à l’intensité, la hauteur, le timbre et la durée. Si nous sommes capables de former un jugement relativement à la question de savoir si un son donné est de courte ou longue durée, la supposition la plus simple est qu’un son qui dure peu, pour cette raison même, nous affecte différemment d’un son qui dure longtemps ». Le cas de la succession est analogue. Les sons successifs ont un effet combiné qui diffère en fonction de la longueur de l’intervalle qui les sépare. C’est le diagnostic réfléchi et résolu d’un psychologue habile, qui a conduit, des années durant, des expérimentations sur la perception de la durée et de la succession. Aussi loin que je sois personnellement concerné, je peux seulement dire que mon expérience m’amène à être en accord avec celle de Schumann. Lorsque je suis conscient d’une succession sérielle de représentations, en tant que telles, je n’appréhende pas d’images mnésiques de parties de la série qui se sont évanouies, et qui iraient avec ce qui est présent, tout du long de la série, à quelque moment donné.
L’autre aspect de la question est discuté par le professeur Meinong dans un long et complexe article publié dans un numéro récent du Zeitschrift für Psychologie. Cependant, la défense qu’il présente crée peut-être plus de dommages, à la théorie qu’il soutient, que ne le font les attaques de Schumann. Car il admet le plus explicitement que l’évidence introspective ne lui fournit aucune aide. Il prend des exemples comme la saisie d’une mélodie, ou d’un mouvement d’un corps dans l’espace. La mélodie n’est pas présentée tant que sa dernière note n’a pas été entendue. Mais en entendant la dernière note, nous échouons complètement à détecter, par introspection, la présence simultanée de la procession de notes précédentes sous la forme d’images mnésiques. De même, en appréhendant le mouvement d’un corps allant de la position A à la position B, nous n’avons pas appréhendé le mouvement de A à B, tant que le corps n’a pas atteint la position B. Mais au moment où il atteint B, nous n’avons pas, devant la conscience, les images mnésiques du corps dans les diverses positions successives qu’il a occupées lors du chemin parcouru. Il vaut la peine de remarquer que si cela avait été nécessaire, le chemin entier aurait été représenté comme étant traversé continument par le corps. S’il faut résoudre le problème en faisant directement appel à l’expérience, la théorie de l’image mnésique ne peut trouver aucun appui, nulle part. Il est bien sûr vrai qu’un corps mouvant laisse souvent derrière lui des sensations rémanentes, car les impressions sur la rétine persistent pendant un certain temps après qu’elles ont été produites. Si vous faites tourner en cercle un bâton enflammé, vous voyez un cercle de lumière. Mais c’est le cercle de lumière qui apparait en tant que cercle. Il ne constitue pas la représentation du mouvement du bâton. Au contraire même : si vous voyez le cercle, vous ne voyez pas du tout le mouvement du bâton.
Si, donc, les images mnésiques des étapes antérieures d’un processus de succession ne peuvent être détectées par introspection, pourquoi ne pas simplement dire qu’elles ne sont pas dans la conscience ? Meinong répond qu’elles y sont parce qu’elles doivent y être. Son argument, en résumé, se présente de la sorte : afin d’appréhender une relation, ou la forme de combinaison caractéristique d’un tout complexe, nous devons simultanément appréhender les termes reliés, ou les parties constitutives du tout. Cela semble évident prima facie. Et nous devons admettre la vérité de la thèse (contention) si cela signifie seulement que nous devons avoir une sorte d’appréhension des termes reliés en vue d’appréhender une relation. Mais la véritable question est de savoir si tous les termes reliés doivent apparaître sous la forme d’images sensorielles, qu’il s’agisse de celles de la perception comme de celles de la mémoire. Et il faut répondre négativement à cette question. Il y a deux sortes d’appréhension, celle qui est déterminée, et celle qui est indéterminée. L’ensemble du processus de conscience, tant qu’il y a une continuité de l’intérêt, consiste à passer ou à chercher à passer d’une appréhension indéterminée à une appréhension déterminée. Chaque fois que nous sommes conscients d’un objet d’une quelconque espèce, ce qui est incontestablement présenté, à chaque moment, est seulement une partie du tout que nous percevons, ou auquel nous pensons. Lorsque j’aperçois une orange, tout ce qui est présent à la conscience, au sens de l’imagerie sensible ou sensorielle, ne peut être que la couleur jaune, et une forme et une texture caractéristiques. Mais les couleur, forme et texture ont pour moi une certaine signification. Elles signifient une orange. Les diverses expériences détaillées que j’ai eues dans le passé en connexion avec des oranges modifient profondément ma conscience présente, bien qu’elles ne réapparaissent pas dans des expériences distinctes – comme des images mnésiques. Elles donnent collectivement naissance à une modification du contenu de conscience, qui fonctionne en vue de certains buts, à la place de l’expérience détaillée. Elles rendent possible l’appréhension indéterminée de l’orange en tant que tout d’une certaine espèce, sans discrimination de plus que quelques-uns de ses constituants caractéristiques. Si je saisis l’orange et que je la mange, je transforme, progressivement, la conscience indéterminée que j’en ai en une conscience déterminée. Je reconnais que je suis en train d’appréhender les détails du même objet antérieurement appréhendé de façon indistincte. Mon appréhension implicite devient explicite. Il est facile d’appliquer ces assertions au cas spécial de l’appréhension d’une succession en tant que telle. A la fin de la mélodie, seule la dernière note peut être dans la conscience, et pourtant nous pouvons connaître la mélodie dans sa totalité. Les notes antérieures, en disparaissant, laissent des traces derrière elles, à la façon de dispositions psychiques ou physiques, ou les deux ensemble. Ces traces ne sont pas isolées ; elles se combinent en une disposition cumulée qui modifie, d’une façon caractéristique, le contenu de conscience lorsque la dernière note est entendue. Mais comme le met en avant Meinong, cela ne suffit pas. Ce n’est pas n’importe quelle modification de conscience qui va servir notre dessein, et dire que la modification est produite par les notes antérieures n’est pas une explication suffisante. L’effet produit par celles-ci doit être capable de fonctionner à leur place pour certains desseins. Il doit pouvoir les représenter. Il doit en particulier être possible de reconnaître leur équivalence. Si, après la dernière note, nous commençons à l’entendre de nouveau, ou à la reproduire de mémoire, nous devons être capables de reconnaitre les sons successifs comme des déterminations successives, dans le détail, de ce que nous avions précédemment devant l’esprit, en tant que totalité intérieurement indéterminée. Je dis intérieurement indéterminée, car l’ensemble doit être déterminé au point d’avoir, pour nous, un caractère spécifique qui le rend distinguable des autres touts. Je n’irai pas plus loin sur cette question de l’appréhension implicite ou indéterminée. D’une manière ou d’une autre, c’est ce dont je traite constamment. En effet, il me semble impossible de faire le moindre pas en psychologie sans en parler – étant entendu que je ne veux pas produire des mensonges délibérés.
Toutefois, ce que je veux ici présenter n’est pas la vérité de mon explication, mais l’impossibilité de la seule alternative qui a été explicitement mise en avant. Est-il vraiment possible que ces images mnésiques hypothétiques, dont parlent Meinong et les autres, soient présentes dans la conscience, bien que nous ne puissions attester de leur présence au moyen d’un quelconque appel à l’expérience ? On pourrait dire qu’il y a de telles choses que des représentations infraconscientes. Mais la meilleure preuve que nous ayons en faveur de l’existence de tels contenus infraconscients est que lorsque nous les visons par l’attention, nous reconnaissons leur existence antérieure, préalable au fait que nous les distinguions. Nous sommes conscients du fait que nous ne les créons pas par le truchement de l’acte qui nous permet de les remarquer. Or dans le cas présent, c’est la situation inverse qui est le cas. Aussi énergiquement que nous puissions le tenter, nous ne faisons jamais qu’échouer à détecter la présence, dans la conscience, de notes antérieures d’une mélodie parvenue à son terme, ou encore celle des positions antérieures d’un corps mouvant, lorsque nous regardons ou pensons son mouvement. Il n’est pas suffisant de dire ici que l’introspection ne parvient pas à découvrir la présence de ces représentations supposées. A côté d’un simple échec de la tentative de découvrir leur présence, il y a une réussite positive de la tentative de découvrir leur absence : ce que nous découvrons vraiment, c’est qu’ils ne sont pas là.
De nouveau, l’ensemble de l’argument a priori en faveur de l’existence de ces représentations est fondé sur la supposition qu’elles sont les constituants essentiels de l’objet vers lequel notre attention est tournée. L’argument est dirigé vers l’idée selon laquelle, afin d’appréhender une relation, nous devons trouver, simultanément, les termes reliés devant la conscience, en tant qu’éléments distincts de l’objet total appréhendé. Mais ces exigences peuvent être satisfaites seulement si les termes reliés font l’objet de l’attention, s’ils sont remarqués, et distingués. Par conséquent, le même argument que celui qui est utilisé pour prouver que ces représentations doivent exister devrait prouver, s’il était valide, qu’elles ne peuvent pas être infraconscientes. Il prouverait qu’elles doivent être des données évidentes et indéniables de l’introspection. Pourtant, Schumann, Meinong, et d’autres, y compris moi-même, ne peuvent pas détecter leur présence, et je suis d’accord avec Schumann et Stern, en étant convaincu que je peux détecter leur absence.
Traduction : Bruno Langlet