Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

vendredi 27 novembre 2015

L'instance de la personne (6) : Et si les personnes n'existaient pas ?


Nil Hours



En réduisant d'abord l'existence de la personne à un corps, à un esprit, et à des événements physiques et mentaux reliés entre eux (dans : Reasons and Persons), puis en rallumant le feu pour tout réduire au cerebrum (le télencéphale), qui correspond aux fonctions supérieures du système nerveux central (dans : « We Are Not Human Beings »), Derek Parfit défend une thèse réductionniste, qui équivaut à une disqualification des métaphysiques substantialiste de la personne. Mark Siderits rappelle aussi, dans : Personal Identity and Buddhist Philosophy, que cette théorie est solidaire d'une réfutation du moi, quelle que soit la définition non-réductionniste qu'on donne par ailleurs à ce moi : une réalité en plus des parties qui composent la personne (un fait supplémentaire), ou bien une seule de ces parties prise en particulier (le vrai moi). De ce point de vue, Parfit et Bouddha sont en effet d'accord, mais il existe d'innombrables nuances dans la réalité et le rôle que le réductionnisme continue d'attribuer à la personne, en fonction de la nature intrinsèque que l'on accorde encore aux « choses » qui la constituent, et donc aux choses en général.

Pour les théories réductionnistes constitutives (qui sont celles de Parfit et d'une forme modérée de bouddhisme) et éliminativistes (propres à une forme plus radicale de bouddhisme), la personne n'est plus considérée comme pourvue d'une nature intrinsèque : elle n'est plus une substance de plein droit, un particulier concret, ou une entité digne de figurer dans une ontologie à part, comme élément de base. Ce n'est même pas, comme dans l'animalisme, une propriété de la substance biologique. On peut éventuellement considérer qu'une personne émerge sur des collections d'événements, des séries en interrelation causale ou des agrégats psychophysiques, mais bien souvent, on se contente de la réduire à ces collections, à ces séries ou à ces agrégats. Quelqu'un peut s'identifier à eux pour des raisons pratiques de maximisation de l'utilité : c'est légitime. Ce qui l'est moins, c'est le fait que le langage hypostasie dans un moi, le produit d'une conceptualisation dont les ressorts sont sociaux et conventionnels, et qui équivaut ultimement (dans la réalité profonde) à une falsification.

Si la personne n'est ni une substance, ni même une propriété de la substance, les conceptions métaphysiques capables de la justifier restent quoi qu'il en soit peu nombreuses. On peut encore faire de la personne : 1) Une manière d'être de la substance : un mode ; 2) Une manière de penser la substance : un faisceau de propriétés ; 3) Une manière de parler, sans substance : un ensemble. On pourrait donc réviser le concept de « personne » en fonction du monisme de Spinoza, de la théorie humienne du bundle, ou du nihilisme de la personne – dont il faut distinguer la version méréologique contemporaine, de la version ontologique radicale : il n'y a pas de somme méréologique dans le premier cas, où les personnes ne sont que des accumulations de particules élémentaires ; il n'y a même pas de particules élémentaires dans le second, et donc il n'y a en fin de compte rien du tout. C'est pourquoi on pourrait proposer les concepts révisés de personne modale, de personne fictive et de personne vide, pour tenter de donner une traduction métaphysique à la nature de la personne rendue dépendante, impitoyablement réduite, ou purement et simplement anéantie.




1/ Personnes modales


Chez Spinoza, les personnes, comme les tables et les chaises, sont des modes finis de la substance. Il explique (dans : Ethique, I, P28, D), que les modes ne peuvent pas être déterminés directement par la nature infinie de Dieu (ou de la substance). A en croire l'interprétation d'Edwin Curley, dans : Spinoza's Metaphysics. An Essay in Interpretation, il sont partiellement déterminés par d'autres modes finis, mais aussi par des modes infinis, qui dépendent directement de la substance – sans quoi les modes finis seraient séparés de la substance, ce qui contredit leur propre définition (comme affections de la substance). Mais si les modes finis sont solidaires entre eux (ce qui pose au passage le problème de leur réalité comme série, et de la dépendance à Dieu, directe ou indirecte, de cette série), et ne procèdent que partiellement de la nature divine, faut-il comprendre que les personnes sont des modes de second rang par rapport aux modes infinis, et ne sont même qu'une affection aléatoire de la substance ? Répondre à cette question suppose de faire des hypothèses de « définition spinoziste » de la personne, dans la mesure où Spinoza n'élabore pas de théorie formelle de l'identité personnelle, ni même d'anthropologie philosophique au sens strict.

On pourrait d'abord donner de la personne la définition suivante : un mode particulier d'un certain attribut de la substance divine. Il s'agirait plus précisément d'une idée de Dieu, une idée qui serait le mode de l'attribut « pensée » au sein de la substance divine – puisqu'il y a en Dieu une idée de l'esprit comme il y a une idée du corps (l'esprit n'étant d'ailleurs lui-même qu'une idée du corps). Dans ce cas, nous sommes des idées dans l'esprit de Dieu. Cela rend Spinoza éventuellement coupable d'averroïsme : il n'y a au fond qu'un seul grand esprit, ou qu'un seul intellect (thèse du mono-psychisme).

On peut sortir de cette impasse en attribuant à Spinoza la thèse du parallélisme psychophysique, voire même de l'identité psychophysique, notamment à partir de quelques lignes, où il démontre que l'esprit est d'autant plus puissant que le corps est plus développé (Ethique, V, P39, S). Mais la personne spinoziste reste toujours indécise, dans la mesure où Spinoza identifie aussi les esprits avec les idées en Dieu des choses finies – sans introduire l'idée de « créature », qui instaure, chez Leibniz par exemple, une distance entre les idées de Dieu et leurs objets. Cette distance, Spinoza s'applique à l'abolir : « L'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion des choses » (Ethique, II, P7). Il est donc peut-être difficile de voir en Spinoza un précurseur de la théorie de l'identité psycho-neurale, parce qu'en réalité il n'arrive pas à donner une conception unifiée de l'esprit humain et de sa relation avec le corps, comme Margaret Wilson y insiste dans : Ideas and Mechanisms. Essays on Early Modern Philosophy. Wilson conteste en particulier la capacité de l'esprit spinoziste à se représenter les choses. Spinoza affirme en effet que ce qui est présent dans l'effet doit être présent dans la cause : c'est à ce titre que les affections du corps humain « représenteraient » les corps externes. Mais c'est là une ressemblance beaucoup trop vague pour donner lieu à une théorie valable de la représentation : comme chaque cause physique a quelque chose en commun avec chaque effet physique, à la rigueur, tout est représentation.

Wilson estime aussi que l'esprit défini comme l'idée (en Dieu) du corps, a des conséquences intenables : l'esprit sait tout ce qui arrive au corps, et surtout tous les corps ont un esprit. De ce point de vue, Spinoza sombrerait dans le pan-psychisme (selon lequel tout a un esprit). En effet, « tout connaît Dieu », tous les esprits de tous les corps connaissent adéquatement Dieu, ou pour le dire comme Spinoza : « Toute idée d'un corps ou d'une chose singulière quelconque existant en acte enveloppe nécessairement l'essence éternelle et infinie de Dieu » (Ethique, II, P45).

Comment se faire de la personne comme mode de la substance une image adéquate, si on ne peut pas identifier avec certitude la théorie de l'esprit qui est celle de Spinoza, et si on ne peut pas non plus trancher entre la thèse du mono-psychisme, celle du parallélisme (ou de l'identité) psychophysique, et celle du pan-psychisme ? Michael Della Rocca, qui défend la thèse du naturalisme et du rationalisme intégral de Spinoza, donne une solution convaincante en faisant appel à la thèse de l'éternité de l'esprit humain. Il s'agirait, selon lui, de se conformer toujours davantage aux idées adéquates, qui procèdent de la nature de Dieu, et sont les seules vraiment réelles, afin de participer, de façon immanente, à l'éternité de Dieu. « En augmentant le nombre d'idées adéquates que nous avons, et en acquérant des idées elles-mêmes toujours plus adéquates, nous parvenons à un plus grand degré d'existence. Nos idées peuvent être envisagées comme étant plus complètement en Dieu, plus complètement intelligibles, et donc plus éternelles. La quête d'éternité n'est ainsi pas, pour Spinoza, une quête dirigée vers une autre forme d'existence qui succéderait à celle-ci ou qui serait distincte de celle-ci : c'est plutôt la quête d'une réalisation d'un plus haut degré d'existence dans cette vie même. En d'autres termes, l'éternité – d'un certain genre, et jusqu'à un certain degré – est quelque chose à quoi nous pouvons parvenir ici-bas, en ayant des idées plus adéquates. L'éternité est donc immanente, propre à cette vie, et non séparée d'elle. Elle est à ce titre caractéristique du naturalisme et du rationalisme de Spinoza, qui rejette toute forme de bifurcation entre des genres d'existence isolés » (Spinoza, pp. 272-273).

Steven Nadler, dans : Spinoza's Heresy. Immortality and the Jewish Mind, estime que cette thèse est un héritage de la philosophie juive, et même la culmination du rationalisme juif. Il rappelle que Spinoza ne conçoit pas Dieu comme une substance au sens cartésien, un sujet ou un substrat, mais comme la cause universelle, conceptuelle et causale, de toute chose. Par ailleurs, Spinoza conteste toute immortalité au sens de « sauvetage de l'esprit » : à la mort, les idées adéquates « reviennent » dans l'intellect infini de Dieu. L'esprit éternel est, comme chez Della Rocca, une collection d'idées adéquates dans lesquelles nous « puisons » pendant notre vie personnelle : c'est pourquoi « nous sentons et nous éprouvons que nous sommes éternels » (Ethique, V, P23, S).

Le mode de la substance correspond donc chez Spinoza à un double éloignement, conceptuel et causal, de la personne vis à vis de l'être existant en soi et par soi, mais aussi à une participation immanente et immédiate (qui est aussi provisoire et progressive) à l'éternité de Dieu. La réalité de la personne modale est affaiblie comme affection de la substance, mais consacrée comme idée de Dieu. Autrement dit, les res singulares, les choses singulières que sont les personnes, sont doublement éloignées de Dieu, dont elles sont aussi des manifestations particulières, capables d'avoir une idée de leur propre confusion avec la substance éternelle – sans qu'on sache d'ailleurs si cette participation à l'éternité soit une démarche théorique (comprendre le déterminisme qui nous enveloppe par la pratique des sciences positives) ou mystique (dans la fusion ontologique avec la substance).

Cette réalité ambiguë du mode de la substance nous permet en tous cas de penser que, pour Sinioza, nous n'existons jamais de manière indépendante, et que notre propre essence ne nous appartient pas comme une chose séparée. Dans ce cas, nous n'existons pas comme nous pensons généralement exister : nous sommes des personnes moins substantielles, moins individuelles et moins ultimes que nous le supposons. Mais sommes-nous encore quelque chose, si nous ne sommes pas véritablement une chose en particulier ?



2/ Personnes fictives


Richard Sorabji rappelle, dans : Self. Ancient and Modern Insights about Individuality, Life and Death, que les Grecs s'étaient déjà interrogés sur la possibilité de différencier des individus d'une même espèce, à l'aide d'hypothèses qui préfigurent la théorie du faisceau. Pourquoi les propriétés d'un individu ne pourraient-elles pas se retrouver à l'identique dans un autre individu ? (il faudrait les distinguer comme autant de collections de tropes). Pourquoi la substance ne serait-elles pas un conglomérat de propriétés, au lieu d'en être le sujet ? (la substance ne serait rien d'autre qu'un complexe de propriétés). Pourquoi les corps ne seraient-ils pas des faisceaux d'idées divines ? (c'est d'une certaine façon ce que pensait Spinoza).

L'interrogation de David Hume présente néanmoins une différence notable avec toutes celles qui l'ont précédées : il ne fait plus de l'investigation du moi ou de la personne (chez lui, les deux termes sont synonymes), l'objet d'un raisonnement métaphysique, mais le résultat d'une investigation expérimentale. Il ne spécule pas sur le moi : il part à sa recherche pour en faire l'expérience. Or, il n'y parvient pas, et conclut en sceptique que notre moi n'est qu'un faisceau de perceptions. On ne sait pas très bien, toutefois, s'il faut porter la conception de Hume au seul crédit de la « bundle theory » du moi, ou s'il faut aller jusqu'à en faire une expression de la « no-self view » : la substance du moi est-elle redéfinie comme une collection de propriétés, ou bien est-elle purement et simplement niée, jusqu'à faire du moi un « sujet vide » ?

Il est des philosophes qui imaginent qu’à tout instant nous sommes intimement conscients de ce que nous appelons notre moi, que nous sentons son existence et sa continuité dans l’existence, et que nous sommes certains, par une évidence plus claire que celle de la démonstration, de sa parfaite identité et de sa parfaite simplicité. (…) Vouloir en donner une preuve supplémentaire serait en affaiblir l’évidence, puisqu’aucune preuve ne peut se tirer d’aucun fait dont nous ayons une conscience aussi intime ; et il n’y a rien dont nous puissions être certains si nous doutons de ce fait.
Malheureusement, toutes ces affirmations péremptoires sont contraires à l’expérience même qu’on invoque en leur faveur, et nous n’avons pas d’idée du moi de la manière qu’on dit. Car de quelle impression cette idée pourrait-elle être dérivée ? (…) À toute idée réelle, il faut une impression qui soit à son origine. Mais le moi ou la personne n’est pas une impression ; il est ce à quoi nos diverses impressions et idées sont censées se rapporter. Si une impression donne naissance à l’idée du moi, cette impression doit demeurer invariablement la même, durant tout le cours de notre vie, puisque le moi est supposé exister de cette manière. Mais il n’y a pas d’impression constante et invariable. (…)
Pour ma part, quand je pénètre au plus intime de ce que j’appelle moi, je tombe toujours sur telle ou telle perception particulière, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. À aucun moment je ne puis me saisir moi sans saisir une perception, ni ne puis observer autre chose que la dite perception. Quand pour un temps je n’ai plus de perceptions, dans un profond sommeil par exemple, je cesse d’avoir conscience de moi-même pendant ce temps ; et on peut dire vraiment que je n’existe pas. Et si j’étais privé par la mort de toute perception et que je pusse ni penser ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, alors je serais entièrement réduit à rien et je ne vois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant. (…)
[J’]ose affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont rien d’autre qu’un faisceau ou une collection de différentes perceptions qui se succèdent les unes les autres avec une inconcevable rapidité et qui sont dans un perpétuel flux et mouvement. Notre œil ne peut tourner dans son orbite sans varier nos perceptions. Notre pensée varie encore plus que notre vue ; et tous nos autres sens, toutes nos autres facultés participent à ce changement ; et il n’y a pas un seul pouvoir de l’âme qui demeure le même un seul moment ou presque, sans se modifier. L’esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font successivement leur apparition ; elles passent, repassent, se perdent, et se mêlent en une variété infinie de positions et de situations. Il n’y a en lui proprement ni simplicité à un moment, ni identité dans des moments différents, quel que soit notre penchant naturel à imaginer cette simplicité et cette identité. La comparaison avec le théâtre ne doit pas nous égarer. Les perceptions successives sont seules à constituer l’esprit ; et nous n’avons pas la moindre notion du lieu où ces scènes sont représentées ni des matériaux dont il est constitué.
Qu’est-ce qui nous donne donc un si fort penchant à attribuer une identité à ces perceptions successives et à supposer que nous jouissons d’une existence invariable et ininterrompue pendant tout le cours de notre vie ? (…) L’action de l’imagination par laquelle nous considérons l’objet qui est invariable et ininterrompu, et l’action par laquelle nous réfléchissons à une succession d’objets reliés sont senties presque de même manière et il ne faut pas beaucoup plus d’effort de pensée pour la seconde que pour la première. La relation facilite la transition de l’esprit d’un objet à l’autre et rend son passage aussi aisé que s’il contemplait un objet continu. Cette ressemblance est la cause de la confusion et de l’erreur, et nous fait substituer la notion d’identité à celle des objets reliés. (…) Afin de justifier à nos yeux cette absurdité, nous feignons souvent quelque principe nouveau et inintelligible qui lie les objets entre eux et en prévient l’interruption et la variation. Ainsi nous feignons l’existence continue des perceptions de nos sens pour supprimer l’interruption ; et nous donnons dans les notions d’âme, de moi et de substance, pour masquer la variation (Traité de la nature humaine, I, IV, VI, §§1-6).

Jonardon Ganeri note, dans : The Self. Naturalism, Consciousness and the First-Person Stance, que l'angoisse de Hume provient d'une attente déçue : il veut observer le moi comme on observe une table, dont la cohérence des parties précède l'analyse. Mais d'après Ganeri, Hume commet une « erreur de procédure », car on ne peut pas contempler le moi, comme unité mentale, par le biais d'une introspection. Le moi est en effet le fait même d'avoir des perceptions, et non pas le support ni même l'ensemble de ces perceptions. Donc, l'inexistence du moi tel qu'en général on le conçoit ne peut pas être valablement démontrée par une procédure empirique – mais une procédure méthodologique, en revanche, s'acquitte très bien de cette tâche. Ainsi, le bouddhisme ne « découvre » pas dans le moi une séquence causale, mais une grappe d'événements, dont la structure n'est qu'apparente et se réduit à un simple phénomène.

Comme agrégation inconstituée de membres désunis, le bundle dénonce en fait un écart ontologique entre une réalité phénoménale, et la conceptualisation qu'elle suscite : la substantivation, ou le fait d'hypostasier un concept, équivaut à figer la réalité dont on prétend rendre compte. Il faudrait donc poser une question épistémologique préalable : comment nommer les choses en leur absence ? Se risquer à nommer ce qui se dissipe dès qu'on l'interroge, c'est aussi prendre le risque de rendre les choses inintelligibles, comme l'explique Robert Sokolowski, dans : Phenomenology of the Human Person. Il identifie plusieurs étapes dans la délicate théorisation des choses absentes. 1) On court d'abord le risque du vague, en employant un terme fautif. Le bundle est-il un bouquet, un paquet ou un faisceau ? En parlant ainsi, ne fait-on pas déjà du bundle une sorte de chose ? Peut-être faudrait-il préciser : un bouquet sans ficelle, un paquet sans emballage, un faisceau sans projecteur. 2) On affronte ensuite le danger de la nominalisation. D'après Sokoloswki, donner un nom (approprié cette fois) est un accomplissement de l'intelligence, qui se rend maître de son objet avec une finesse toujours plus grande. Mais dans le cas d'espèce, on peut continuer à penser que toute forme de conceptualisation est une falsification. Si en effet le bundle n'a pas de nature intrinsèque ou de réalité ultime, le simple fait de l'hypostasier crée une réalité fictive. 3) On peut enfin se résoudre à l'ineffable. Si ce dont on parle n'a pas d'équivalent linguistique, il faut soit cesser d'en parler, soit en parler différemment, soit en parler « ironiquement ». Dans le premier cas, en effet, le bundle signe la disparition de la chose qu'on avait l'ambition de découvrir, mais dont on ne rencontre au fond que les cendres. Or, cela pousse à la suppression des personnes de nos ontologies récapitulatives : elles finissent par avoir le même statut que l'éther ou les esprits animaux, c'est-à-dire le statut de mythes philosophiques. On aboutit aux recommandations bien connues de Wittgenstein. Dans le second cas, les personnes figurent éventuellement dans nos ontologies, mais elles sont réductibles à leurs éléments constitutifs – dont pourtant elles se distinguent : selon que la personne émerge ou pas, on peut la conserver ou non comme entité séparée. Parfit semble indifférent à l'émergentisme, et il se montre favorable à la désinscription des personnes de la liste des entités fondamentales, tout en considérant que les personnes existent ; tandis que les personnalistes bouddhistes (l'école Pudgalavada) font de la personne une réalité émergente à part. Dans le troisième cas, enfin, les personnes doivent être rayées de nos ontologies fondamentales car elles ne se distinguent pas de ces perceptions dont parle Hume, mais on peut continuer à en parler en faisant comme si les personnes existaient, parce que cela est plus commode et plus utile (même s'il faut distinguer, comme on l'a dit, entre un réductionnisme bouddhiste proche de celui de Parfit, et un autre plus radical, qui va jusqu'à nier la nature intrinsèque des « perceptions » elles-mêmes, ce qui rend plus difficile encore la distanciation ironique à l'égard du terme de personne, et peut donc justifier... le quiétisme).

La différence de fond a trait à la conception qu'on se fait de la réalité ultime : soit les personnes n'existent pas mais les choses continuent à exister ; soit les personnes n'existent pas, mais les choses n'existent pas non plus, en dehors des particules élémentaires dans certains cas ou des propriétés dans certains autres ; soit, enfin, ces particules élémentaires elles-mêmes n'existent pas : il n'y a donc pas de réalité ultime, et il n'y a pas plus de personnes qu'autre chose. On pourrait donc distinguer un anti-réalisme sélectif dans le premier cas, modéré dans le second, et global dans le troisième.

La leçon à tirer de la théorie humienne du faisceau reste donc une question ouverte. Galen Strawson, dans : Selves. An Essay In Revisionary Metaphysics, défend à la suite de Hume la thèse d'un moi minimal ou d'un sujet mince, délivré de la nécessité d'associer un individu totalisant au sujet de l'expérience. On peut se contenter des « contenus processuels » du cerveau, c'est-à-dire des synergies constituées, qui sont des « phénomènes intrinsèquement unifiés du point de vue mental ». Selon lui, nous ne sommes donc que des « synergies neurales » de courte durée. L'immédiateté de l'expérience fait de ces sujets des « êtres de surface », des « centres d'expérience », qui durent ce que durent les expériences qu'ils ont. Cette thèse implique que nous soyons des êtres passagers, mais cela confirme d'après lui l'expérience authentique que nous avons de nous-mêmes : il explique ailleurs (dans : « Against Narrativity ») que la fameuse identité narrative n'est qu'une reconstruction littéraire arbitraire, puisque l'autobiographie n'est pas la forme canonique de l'identité, et que le récit classique n'est pas la forme unique de la narration. En réalité, nous ne cessons de changer, et c'est l'identité qui est une fiction. Il faut donc se contenter de ces sujets minces qui ne correspondent qu'au fait de savoir « qu'on est l'expérience qu'on a ». Strawson rappelle d'ailleurs que Hume ne rejetait pas l'existence du sujet de l'expérience, mais simplement celle de sa preuve – de la même manière qu'il ne prétendait pas faire du bundle la réalité ultime du moi, mais plutôt la seule chose qu'on en pouvait savoir. Strawson rend donc positif le doute de Hume : le moi est bien en fait cette série d'expériences à quoi Hume réduisait la connaissance qu'on pouvait en avoir.

Toutefois, la conception du moi à laquelle on parvient n'est elle pas une conception exclusivement phénoménale ? Chez Strawson, le moi manque de profondeur ontique, mais c'est encore un objet « physique ». Barry Dainton, dans : The Phenomenal Self, va un peu plus loin encore que Strawson, pour faire du moi une pure expérience, qui n'a aucune dimension spatiale (à l'exemple de la co-conscience qu'on rencontre dans l'écoute binaurale, ou dans les sujets divisés de l'expérience chez Parfit), ni aucun privilège épistémique, qui ferait de la conscience une tour de contrôle impassible et séparée de ses propres états de conscience. Dainton défend donc une « conception simple » de la conscience, qui équivaut métaphysiquement à ses propriétés phénoménales, ni plus ni moins : ces propriétés épuisent toutes les expériences conscientes. Il définit par ailleurs les contenus phénoménaux conscients par les trois caractéristiques suivantes : 1) Ils sont auto-révélateurs : on sait qu'on les a sans qu'une faculté consciente séparée soit rendue nécessaire. Ils ne se révèlent pas à un moi : ils sont auto-révélés ; 2) Ils sont auto-constituants : « ce que ça fait d'être un moi » est intégralement explicable par le caractère phénoménal des contenus de l'expérience. Le moi est réduit à ses expériences ; 3) Ils sont auto-unifiants : l'unité du moi n'est ni spatiale ni introspective. L'unité n'est que « le produit des relations de co-conscience entre ses parties constitutives ». Il y a une intimité vécue, mais qu'on ne peut approfondir. On se trouve donc face à un seul état empirique, dont les parties sont intégralement et mutuellement co-conscientes.

Mais la mariée est peut-être un peu trop belle, dans la mesure où, si le moi persiste comme phénomène mais n'existe pas comme entité, sa justification ontologique reste à produire. D'où la thèse d'un moi ou d'une personne émergents, c'est-à-dire dépendants d'une entité substantielle dont ils se distinguent pourtant, et à laquelle ils ne se réduisent pas (l'émergence est un anti-réductionnisme). Pour Janos Szentagothai, par exemple, l'émergence est le nom donné à l'organisation du système nerveux central au cours de son évolution (« The « Brain-Mind » Relation : A Pseudoproblem ? »). Cette auto-organisation des systèmes neuronaux a connu plusieurs étapes au cours de l'évolution biologique : la centralisation neuronale, la domination céphalique et la corticalisation ont joué le rôle de principes opérationnels successifs. Mais quelle est l' « information » qui s'auto-organise, et comment éviter l'hypothèse d'un esprit séparé ? Szentagothai fait une hypothèse différente : il envisage le « niveau réflexif » comme la fonction globale du système nerveux central, qui a la fois émerge et rétroagit. Il s'agit de quelque chose comme une fonction auto-organisatrice globale du système nerveux central, capable de rétro-causalité sur le matériel neuronal dont elle a émergé. Mais l'émergence est un phénomène qui a le défaut de mettre un nom sur un écart obscur sans l'éclairer vraiment, ou de décrire une genèse sans justifier son produit : elle conjure son objet au lieu de l'élucider.



3/ Personnes vides


Le problème de fond, que Siderits a très bien mis en lumière dans son ouvrage sous-titré : Empty Persons, est le suivant : les personnes ont-elles une nature intrinsèque – fût-elle dérivée de la nature intrinsèque de ses constituants ultimes ? Pour le nihilisme de la personne, tel que la métaphysique contemporaine le conçoit, à partir du nihilisme méréologique (selon lequel les sommes méréologiques n'existent pas, mais seuls existent les simples), les personnes n'existent pas en tant que telles – mais leurs constituants ultimes existent bel et bien.

Peter Unger a souscrit à cette conception, du moins dans un article intitulé : « I Do Not Exist »,  renié par la suite. Il y rappelle que les paradoxes sorites de la décomposition et de l'accumulation peuvent encore servir à montrer qu'il n'est pas possible d'attribuer à un objet matériel une existence déterminée. Il faudrait donc se contenter d'un univers vague – ou d'un univers miraculeux, capable de maintenir à chaque instant chaque chose à l'identique, alors qu'elle n'est déjà plus la même. Il n'y a donc, à strictement parler, que des particules élémentaires, et il faut éliminer objets et personnes de nos ontologies.

La question qui se pose alors immédiatement est celle de savoir si les particules élémentaires, à leur tour, existent véritablement, ou ont une nature intrinsèque. De ce point de vue, la métaphysique naturalisée de James Ladyman et Don Ross (exposée dans : Every Thing Must Go), comme l'anti-réalisme global de la branche dure du bouddhisme (selon Siderits) répondent unanimement : non. Il n'y a pas de petites briques de réel, dont le réel serait fait ; il n'y a pas de réalité ultime.

Une autre question se pose aussi : qu'est-ce qui justifie, chez Peter van Inwagen par exemple (Material Beings), le fait que certaines entités seulement soient composées – en l'occurrence les organismes biologiques, et donc aussi les personnes ? Selon Terence Horgan (« On What There Isn't »), ce principe de composition est arbitraire : van Inwagen ne semble pas capable de dire pourquoi tel ensemble de simples constitue un organisme, et pas tel autre ; autrement dit, pourquoi la vie s'applique à cet ensemble de particules et pas à cet autre – puisque par hypothèse, une multitude d'ensembles de particules le chevauche en partie. A en croire Horgan, ce problème du multiple fait trébucher van Inwagen, jusqu'à l'entraîner dans le nihilisme méréologique le plus strict, si du moins il était cohérent avec lui-même : au fond, seuls les simples peuvent exister, si on ne reconnaît que les simples, même en ajoutant une règle d'exception pour les organismes biologiques. La règle de composition spéciale serait en quelque sorte une théorie ad hoc injustifiable dans le propre cadre théorique de van Inwagen.

S'il faut se résoudre à la négation de la personne ou du moi, quelle est la portée de cette négation, et l'inexistence des personnes a t'elle la même signification dans tous les cas ? Dans : « The No-Self Alternative », Thomas Metzinger distingue plusieurs formes de l'anti-réalisme du moi : 1) L'anti-réalisme ontologique du moi correspond à la thèse selon laquelle le moi n'est pas une substance, que ce soit pour la méthode phénoménologique (qui se concentre sur le phénomène de la conscience), pour le nihilisme ontologique (selon lequel aucune substance n'existe), ou pour la métaphysique naturalisée (qui ne reconnaît que des structures et des relations) ; 2) L'anti-réalisme épistémique du moi correspond à la thèse selon laquelle le moi est bien une substance, mais d'une nature spéciale et inconnaissable ; 3) L'anti-réalisme méthodologique du moi correspond à la thèse selon laquelle le moi est un hypothèse superflue, dont il vaut mieux faire l'économie dans la recherche scientifique : 4) L'anti-réalisme sémantique du moi correspond à la thèse selon laquelle « Je » est un indexical qui ne réfère à aucune entité ultime. Pour Metzinger, le moi est plutôt une intuition qui procède d'une routine conceptuelle, et d'une caractéristique de notre architecture mentale générée par l'évolution. Il propose, dans : The Ego Tunnel. The Science of the Mind and the Myth of the Self, un modèle du moi analogue à un programme de réalité virtuelle : un sorte de tunnel, ou d'ego-machine, défini comme « un système physique auto-organisé et auto-entretenu, capable de se représenter lui-même en vertu d'une disponibilité constitutive ». Nous sommes, dit-il, des systèmes « moinant » (selfing), capables de produire un moi, c'est-à-dire de se rendre présents à eux-mêmes, sans qu'il faille y voir autre chose que « l'auto-organisation dynamique d'une structure cohérente toujours nouvelle ».

Siderits fait quant à lui la différence entre le réductionnisme parfitien ou bouddhiste, et l'anti-réalisme bouddhiste global. Dans le premier cas, la personne est une convention utile, et le moi, qui se réduit ultimement à des agrégats physiques et mentaux, n'est pas quelque chose de séparé de ces agrégats, mais s'en distingue néanmoins, au moins dans nos façons de parler et nos façons de nous comporter (lorsque nous faisons des projets, prenons des initiatives, et pensons que la vie que nous menons est la nôtre). Parfit recommande néanmoins la révision de nos concepts, et Siderits attribue au réductionnisme bouddhiste la pratique d'un « engagement ironique ». Pour l'anti-réalisme global, par contre, il n'y a pas d'agrégats ultimes : rien n'a de nature intrinsèque et tout est vide. Il ne reste que le silence et la nécessité de prévenir la souffrance, du moins pour ces moines qui renoncent au Nirvana afin de se consacrer aux autres : les bodhisattvas.

Mais même l'anti-réalisme bouddhiste global peut vouloir conserver un dualisme sémantique, qui permet d'employer le terme de personne à titre conventionnel. Il faut à la fois faire comme si nous étions des personnes (puisque cela, à tout prendre, nous permet de vivre des vies plus riches et plus gratifiantes que dans le cas inverse), tout en prenant soin de ne pas nous prendre vraiment pour des personnes – car naît alors un autre type de souffrance. Il s'agit de la souffrance provoquée par la perspective de notre propre disparition comme être séparé, existant en soi et par soi. L'anticipation de la mort, qui, de notre point de vue, met fatalement un terme à nos projets, ne peut manquer de nous faire profondément souffrir.

Les conventions linguistiques et historiques dont la personne fait partie sont socialement héritées, et peuvent être expliquées par la théorie de l'évolution : les sociétés qui ont formé et développé le concept de personne ont survécu, contrairement aux autres (ce qui expliquerait d'ailleurs l'universalité du concept de personne, dont la prévalence ne serait pas due à une propagation depuis un centre unique, suivie d'une osmose, mais à une concomitance suivie d'une fusion). La réflexivité, de son côté, correspondrait à l'état d'un agrégat d'événements psychophysiques, capable, l'instant d'après, d'être dans un état différent : on évite ainsi tout à la fois le dualisme corps/esprit et la dichotomie sujet/objet. La « conscience de soi » serait de la même façon une collection d'images éphémères, à laquelle nous nous identifierions pour des raisons pratiques. Cette identification devrait rester distanciée et « ironique ». Car si nous nous y identifions vraiment, l'illusion d'être un moi prend forme, et il convient alors d'en faire la généalogie pour la détruire et s'en libérer. Cette illusion référentielle, dont parlait déjà Nietzsche en dénonçant la fiction grammaticale du Je, est générée par le langage. Mais elle est aussi, comme le rappelle James Giles, dans : No Self to be Found, un produit de l'imagination et de la passion : chez Hume, la première génère le moi, et la seconde l'image de soi. C'est-à-dire qu'en réfléchissant à la succession de mes idées, j'imagine un moi stable et permanent, et quand je pense me découvrir moi-même à travers certaines émotions, qui ne sont que des projections sur des objets, je me forge une certaine image de moi.

Toutefois, éconduire ainsi le moi, suppose, selon Dan Zahavi, un bonne dose de mauvaise foi (« The Experiential Self : Objections and Clarifications »). D'après lui, on invente un moi-repoussoir, un moi-épouvantail, pour justifier le caractère impossible ou indésirable de son existence. Mais ce moi « clos et séparé du monde » dont on veut nous délivrer, n'épuise pas, loin s'en faut, toutes les théories du moi – dont certaines sont « écologiques, expérimentales, dialogiques, narratives, relationnelles corporelles et sociales ». Le véritable adversaire des contempteurs du moi est en fait une certaine théorie du moi. Zahavi propose donc un moi expérimental, qui ne correspond pas au sujet classique, mais à la subjectivité de l'expérience, dans une perspective phénoménologique. Il rappelle que le nihilisme du moi, dans le bouddhisme, est inféodé à l'ambition de nous détacher du monde, dans une perspective sotériologique : faire cesser la souffrance, dont la nature intrinsèque ou la réalité impersonnelle doit être reconnue d'une façon ou d'une autre. Cet horizon est donc très différent de la réhabilitation phénoménologique de l'être-dans-le-monde – un projet qui lui paraît beaucoup plus digne d'être poursuivi.



Conclusion


Ces « personnes vides » que le bouddhisme « radical » esquisse, à la faveur d'une forme ultime de nihilisme ontologique, ou d'un anti-réalisme global, sont-elles compatibles avec les caractéristiques générales de la personne : le souci de soi, l'agentivité libre, la responsabilité ? Siderits estime que la chose est possible, quoique toutes les activités sociales prennent un tour « ironique ». Les personnes sont comme des acteurs à qui on demande de prendre leur rôle au sérieux – ce qu'elles font en général, car c'est encore ainsi qu'elles sont le moins malheureuses, et contribuent le plus efficacement au bien commun. Le bouddhisme recommande simplement aux acteurs du moi de se rappeler que ce ne sont que des acteurs. Chez Shakespeare aussi, le fou est là pour rappeler au roi qu'il est fou, et que sa folie est de se croire roi. Mais comment la joie de vivre peut-elle naître du constat de notre propre néant et de la vacuité générale de l'être ? Les bouddhistes ne sont, à en croire Siderits, ni déçus ni attristés par cette vérité. Constater que tout est vide ne peut décevoir que ceux qui s'attendaient à y trouver du plein : cette vérité négative ne peut désespérer que ceux qui jugent légitime d'obtenir une vérité positive. Car, conclut-il, si la nature des personnes est d'être vide, et si leur essence est de n'en avoir pas, il y a peut-être une joie à se sentir « dérivé » de ce qu'on est essentiellement, à devenir ce qu'on est tout en rejoignant le vide, qui est tout ce qu'il y a – à être une personne vide.





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