[Dans la perspective du
prochain colloque d'Aix en Provence organisé par le SEMA, "Objet et personne" (16-17-18 octobre 2014), nous publions la recension en forme de
résumé, proposée par Nil Hours, du monument éditorial de D.Parfit : On What
Matters, 1er volume, 525 p. Oxford University Press, 2011]
On What Matters,
l'Evangile analytique de Derek Parfit.
La vérité germera de la terre, et du ciel se penchera la
justice
Psaume 85 (84), verset 12.
C'est à un véritable périple que nous invite On
What Matters, livre impressionnant par son ampleur (le nombre de ses
pages importe à vrai dire peu – bien qu'il frise l'extravagance pour un lecteur
appliqué), et par son ambition, que résume très bien un titre aux
allures de gag (Sur ce qui compte
vraiment), qui d'ailleurs en rappelle un autre, tout aussi radical mais
d'un ouvrage infiniment plus court : Qu'est-ce que tout cela veut
dire ? qu'avait signé Thomas Nagel. Et pourtant : ici,
comme là, aucun lyrisme déplacé, aucun encyclopédisme absurde, aucun systématisme
contraint – plutôt la simple foi laïque du philosophe qui ne se contente pas de
quadriller une partie seulement du territoire qu'il explore, mais veut en
dresser la carte complète et définitive, au moyen d'une vision synoptique,
embrassant toute chose depuis une perspective unique maintenue à hauteur
d'homme. L'auteur conduit une recherche obstinée, acharnée, entêtante ;
insoucieux, en apparence, de conséquences secrètement espérées, pourtant et
dont le surgissement ne dépend plus tout à fait de lui. La vérité germera de
la terre, et du ciel se penchera la justice : Parfit s'applique ici à
établir la première, dont il souhaite ardemment qu'elle entraîne la seconde. Il
a le souci des démonstrations argumentées, mais la conscience que leurs
conclusions peuvent changer la face du monde. Il philosophe comme
Spinoza : avec la rigueur du savant, que rend plus implacable encore la
foi du rationaliste, persuadé que son œuvre n'est que le marche pied nécessaire
d'une cause bien plus importante qu'elle, et qui la justifie. Proposons-nous
ici de résumer avec une objectivité clinique le premier volume de cette œuvre.
VOLUME 1
Je demandais un jour à un kantien : « Peut-on
dire que si je ne me donne pas l'impératif kantien comme loi, je n'y suis pas
soumis ? » « Non, me répondit-il, vous devez vous donner à
vous-même une loi, et il n'y a qu'une seule et unique loi. » Cette réponse
était à rendre fou, comme la propagande des prétendues démocraties populaires
de l'ancien bloc soviétique, dans lesquelles le vote était obligatoire mais où
il n'y avait qu'un seul candidat.
(Préface)
Comme
Scanlon le synthétise très bien dans sa contribution au volume 2, On What
Matters commence par la défense vigoureuse d'une conception cognitiviste et objectiviste des raisons, et finit par
la démonstration frappante de la convergence entre trois théories
morales : le kantisme, le conséquentialisme et le contractualisme (p.
116).
Raisons
Concepts normatifs
Nous sommes des animaux d'un genre particulier : les hommes seuls sont
en effet capables de se donner des raisons, et de comprendre les raisons
qu'ils se donnent. Cette capacité induit en retour un pouvoir sur la terre où
ils vivent, sinon même une responsabilité dans la tournure que la vie humaine
prendra d'ici plusieurs générations. Ce pouvoir sans commune mesure est aussi
une forme écrasante d'isolement : la lucidité seule compense la solitude
métaphysique de l'homme, car l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers
n'en sait rien (Pascal).
Mais que sont à vrai dire ces raisons ? Elles sont de toute
évidence données par les faits (avec les faits ?) – mais cet éclairage
n'en laisse pas moins le concept de raison toujours inexpliqué. On peut dire
que les faits impliquent des attitudes et des actes, mais
« impliquer » fonctionne ici comme un synonyme de :
« donner des raisons ». On peut dire aussi plus directement : les
faits sont des raisons, et qu'il suffit d'en être conscient pour
« avoir des raisons de », et ce serait sensiblement la même chose.
Les raisons ne sont pas harmonieusement réglées entre elles : il
peut y avoir conflit entre des raisons de différentes forces, et plusieurs
raisons peuvent ensemble en supplanter une seule autre. Mais si la raison la
plus forte est plus forte que toute autre raison, elle est décisive ;
et quand nous sommes conscients de faits qui donnent des raisons décisives
d'agir, nous répondons à ces raisons. Toutefois il n'y a aucune raison
décisive d'agir si nous avons des raisons suffisantes d'agir de deux ou
trois manières différentes. Ce n'est pas d'ailleurs toujours parce que ces
raisons sont de force égale, mais c'est qu'en général, le poids des différentes
raisons dépend de vérités imprécises et difficilement comparables. Devoir
faire quelque chose, en revanche, signifie souvent qu'on a une raison décisive
de la faire.
Plusieurs faits peuvent indiquer une même raison d'agir : ce sont
les faits pertinents. Ce qu'on doit faire rationnellement dépend
en partie de nos croyances à propos de ces faits : ce sont des croyances
dont la vérité nous donnes des raisons d'agir. Une échelle des actes
s'ensuit : rationnels ; moins que rationnels ; irrationnels. Une
raison décisive implique une croyance vraie : face à un dangereux serpent,
il peut être rationnel de courir, mais la raison décisive (compte tenu du fait
que ce serpent attaque les cibles mouvantes) doit faire choisir le contraire.
Les fausses croyances n'ont aucune force normative : elles ne
« comptent » pour aucun acte, et ne donnent que des raisons apparentes.
Selon une certaine conception, la rationalité correspond à la
satisfaction d'exigences comme celle de ne pas avoir d'intentions
contradictoires, et de n'avoir l'intention de faire ce que l'on croit qu'il
faut faire. Mais quand on ne connaît pas tous les faits, on doit fonder sa
décision sur ses croyances et les preuves disponibles.
L'usage le plus important de bien et de mal implique des raisons
de. Le bien est la propriété d'avoir d'autres propriétés qui
peuvent nous donner certaines raisons. Être le meilleur est une
raison dérivée de faits qui font d'une chose la meilleure. Le bien impersonnel
implique quant à lui des raisons omni-personnelles, c'est à dire des raisons
que tout le monde a, ou que tout le mnde peut se faire.
Théories objectives
Il faut distinguer d'abord entre les désirs téléologiques (ou téliques)
– on désire un événement comme fin ; – et les désirs instrumentaux – on
désire un événement comme moyen. Pour les hédonistes psychologues, le désir
télique premier a pour objet le plaisir (ou l'évitement de la souffrance).
C'est faux : on peut avoir plaisir à jouer, mais seulement dans le cas où
l'on gagne. Le plaisir n'est pas toujours une fin : on peut prendre des
vacances pour éviter un grosse depression. Il y a des faits qui nous
donnent des raisons à la fois d'avoir certains désirs et certains objectifs, et
de faire tout ce qui pourrait contribuer à les réaliser. Il s'agit de la
théorie de l'objectivité des raisons. La théorie de la subjectivité
des raisons fait dépendre les raisons d'agir de certains faits relatifs à
ce qui permet de réaliser nos désirs actuels. Pour les objectivistes, ce
sont les faits qui rendent les buts aimables. Autrement dit pour
l'objectiviste le bien est dans l'objet, tandis que pour le subjectiviste,
c'est nous qui rendons bon l'objet auquel nous prenons intérêt. Ce n'est pas
parce que nous jugeons qu'une chose est bonne que nous la désirons, mais c'est
parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne, disait Spinoza. Ces
deux types de théories ne s'accordent pas sur les désirs que nous avons le plus
de raisons de nourrir. Pour beaucoup de théories subjectivistes, la force de
ces raisons dépend de nos désirs ou de nos préférences. Pour les objectivistes,
elle dépend de la contribution de ces désirs réalisés à la valeur. Ces
raisons, quoi qu'il en soit, sont pratiques : ce sont des raisons
de vouloir que quelque chose arrive et de faire en sorte qu'elle
arrive.
Quand nous sommes conscients de faits qui nous donnent de grandes
raisons d'agir d'une certaine façon, nos réponses à ces raisons sont rarement
volontaires – comme lorsque la nécessité de survivre nous conduit à des
mouvements réflexes. Les raisons épistémiques, relatives à la vérité de
certaines croyances, ont les même caractéristiques. Si je vois de lourds nuages
gris s'accumuler dans le ciel, je conclus irrésistiblement qu'il va
pleuvoir ; comme après avoir posé deux plus deux je ne peux manquer de
répondre : quatre. Notre rationalité consiste donc pour partie en des
réponses involontaires à des raisons : quand on a déjà une
croyance, on ne peut pas choisir de l'avoir, et la connaissance valide
suppose elle aussi que beaucoup de réponses à des raisons épistémiques ne
soient pas volontaires (ainsi les enchaînements démonstratifs sont-ils d'une
nécessité qui échappe à notre volonté : nous n'avons pas voulu que
deux et deux fassent quatre). On ne choisit pas en effet ce que l'on désire ou
ce que l'on préfère : on peut seulement choisir lequel de nos désirs on
pose comme objectif à réaliser.
S'il était bon que nous ayons certaines croyances ou certains désirs,
cela semblerait nous donner des raisons de les avoir – mais elles seraient sans
importance. On peut avoir en effet des raisons primitives (des raisons de
fait) par essence bonnes, comme croire en Dieu ou dans la vie après la
mort : de telles « raisons » ne sont pas épistémiques, ou
relatives à la vérité, mais relatives au bien ou à la valeur. Ce ne sont
d'ailleurs pas à proprement parler des raisons, car à des raisons on doit
pouvoir répondre, or personne ne peut véritablement répondre à la raison de
vouloir avoir vingt ans de moins. De plus, certains de nos désirs ne répondent
à aucune raison : la faim, la soif, le désir sexuel. Les goûts et les
dégoûts sont sans rime ni raison : ils ne sont ni rationnels, ni
irrationnels. Il en va de même pour les œuvres d'art : on a des raisons de
les fréquenter, mais on n'a pas de raisons de les apprécier. Il y a en effet
des causes, et non des raisons, au plaisir esthétique. Vouloir être dans un
état où l'on ressent une sensation que l'on sait bonne est un état
méta-hédonique. Ces états méta-hédoniques ne créent pas de valeur : rien
n'est bon simplement parce que nous le voulons, même si nous avons parfois
l'impression que les goûts et les dégoûts éprouvés créent de le valeur.
Dès lors que nous n'avons pas de raisons de poursuivre un désir, ce
désir poursuivi malgré tout devient irrationnel : le bien que je veux
je ne le fais pas, et le mal que je hais je le fais, faisait remarquer
Saint-Paul. Plus simplement, le préjugé en faveur du plus proche est une
préférence irrationnelle : « Autant éviter une minute de douleur aujourd'hui,
quitte à endurer une heure d'agonie demain ! ».
Théories subjectives
Une version achevée des théories subjectivistes peut être formulée dans
la théorie du désir télique, selon laquelle nous avons raison de faire
tout ce qui peut réaliser nos désirs téliques actuels. Il faut même la
raffiner : ces désirs doivent être exempts d'erreurs (la théorie
n'est valide que si nous ne nous trompons pas nous-mêmes sur les désirs que
nous avons) et bien informés (la théorie n'est valide que si nous
poursuivons des désirs en toute connaissance de cause). Mais, rendus conscients
de la généalogie de nos désirs, nous serions peut-être dégoûtés d'agir et de
vivre – tant la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil (René
Char). Il faut donc restreindre l'information requise aux seuls actes impliqués
par le désir en question. Cela pourtant peut conduire à annuler le désir :
si l'on a le désir de connaître certains faits, connaître par avance ces même
faits rendrait un tel désir absurde, et la théorie nulle et non avenue. D'où
une forme encore renouvelée de théorie subjective : la théorie
délibérative, laquelle n'est d'ailleurs plus très loin d'une théorie
objective – qui prescrit de faire ce que l'on ferait si l'on était parfaitement
informés et rationnels. La distinction entre ces deux formes de théories dépend
de la différence entre rationalité procédurale (où : comment
procède-t-on au choix ?), et rationalité substantielle (ou :
que choisit-on d'élire au terme de cette procédure ?). Une théorie
objective se veut substantiellement rationnelle. Par exemple, untel
arrête de fumer parce que la menace sur sa santé lui donne une raison décisive
d'arrêter (théorie objective), ou après avoir pesé le pour et le contre
(théorie subjective). Il y a donc une différence entre ce qu'il est
rationnel de devoir faire (objectivisme) et ce que l'on choisir
rationnellement de faire effectivement (subjectivisme).
Le subjectivisme des raisons est souvent présenté comme
la seule théorie plausible. Mais l'idée que les raisons pratiques sont fondées
sur les désirs subjectifs, les buts et les choix de chacun, est une idée
fausse : au contraire, les raisons pratiques sont objectives et fondées en
valeur. Dans le cadre d'une théorie objective, réaliser un désir qui nous donne
du plaisir rend une telle raison causalement dépendante de ce désir, et
non pas normativement dépendante de lui ; c'est à dire que l'acte,
dans un tel cas, donne du plaisir que nous ayons ou non le désir de
l'accomplir. Beaucoup d'autres raisons dépendent causalement de notre désir,
mais il s'agit de désirs que nous n'avons pas de raisons d'avoir – comme
vouloir se ronger les ongles. Dans ce cas, le meilleur moyen de se délivrer
d'une tentation, c'est d'y céder (Oscar Wilde), mais ce sont des faits
corrélés à ces désirs et non ces désirs eux-mêmes qui nous donnent des raisons
de les réaliser (nous n'avons pas véritablement le désir de nous ronger les ongles,
mais celui d'éviter l'état de stress que provoque le fait de ne pas les
ronger). Autrement dit le subjectivisme est une mauvaise description de la
réalité.
Les théories subjectivistes ont par ailleurs des implications absurdes,
comme celle-ci : je ne puis nourrir aucun désir rationnel d'éviter une
agonie causée par un événement futur si je n'ai pas de désir ou de but dont
la réalisation serait empêchée par cette agonie ; c'est à dire que je
n'ai pas de raison présente d'éviter cette agonie future. Le
prévisible futur désir de ne pas agoniser ne constitue pas un
argument valide : des raisons fondées sur des désirs futurs, ici, n'en
sont pas. Tempérer le subjectivisme par une théorie hédoniste du bien-être ou
une théorie temporellement neutre (vraie en tous temps) n'aurait pas plus de
résultat. En effet, les subjectivistes analytiques, qui emploient les
termes de raison, de devoir et d'obligation, en termes subjectifs ou
internalistes, de la même manière que les subjectivistes non-analytiques,
qui utilisent ces mêmes termes dans le sens normatif de « compter
pour », sont tous imperméables par nature à ces révisions, car ils
prennent uniquement en considération les faits relatifs à nos désirs présents.
Le subjectivisme délibératif pourrait-il fournir le compromis
attendu ? La procédure délibérative ne requiert pas de nous la poursuite
d'un désir particulier ou déterminé. Être rationnel, dans ce cas, c'est
simplement poursuivre des buts intelligemment, sans préjuger des buts en
question. Mais pour cette forme de subjectivisme plus encore que pour les
autres, la nature de l'agonie (telle qu'on se la représente) ne nous donne pas
de raisons d'éviter cette agonie.
Le subjectivisme, quelle que soit la forme qu'il prend,
n'est certes pas un nihilisme, puisqu'il pose des raisons d'agir ; mais en
ne permettant pas de donner des raisons d'éviter une agonie, il se condamne
lui-même.
Arguments complémentaires
On
peut toujours « concevoir » un cas où quelqu'un veut agoniser pour
agoniser, mais il est difficile de penser qu'un tel cas soit réellement
possible – précisément parce que l'on continue à raisonner en fonction de
théories objectivistes, ce qui constitue un nouvel argument en leur faveur.
Bien que des chaînes entières de raisons soient fondées sur le désir, le
fondement ultime de ces enchaînements est fatalement un désir que nous n'avons
aucune raison d'avoir : on n'a par exemple aucune raison de gâcher sa vie.
Autrement dit les raisons subjectives tirent leur force normative d'un désir
ultime, qu'on n'a aucune raison d'avoir. Elles sont donc toujours fondées sur
du sable.
Certaines théories subjectivistes tombent sous le coup de l'argument de
l'incohérence car elles supposent à la fois : 1) que nos désirs ne nous
donnent de raisons que dans la mesure où ils sont bien informés relativement à
leur objet ; 2) que l'objet du désir ne nous donne aucune raison de
le désirer. Or cet obscur objet du désir ne saurait éclairer personne.
Harry Frankfurt estime par exemple que nous n'avons pas besoin de comprendre ce
qui est important en soi, mais ce qui est important pour nous.
Dès lors comment choisir alors les fins que nous poursuivons ? Frankfurt
rejette par principe les fins posées comme un réquisit universel – au motif
qu'elles seraient un vain et fol espoir de la raison. En pareil cas, plusieurs
fins sont légitimes : il s'agit d'un pluralisme, et non, encore une
fois, d'un nihilisme. Mais comme d'un point de vue subjectif, il n'y a pas
d'événements en soi meilleurs que d'autres, on n'évite pas un relativisme moral
insupportable. Il n'est pas préférable que des enfants soient sauvés de la
noyade, par exemple : cet événement n'est pas meilleur qu'un autre, dans
la mesure où le désir bien informé de bien des gens ne serait pas mieux
réalisé si ces enfants étaient sauvés. Étant donné les désirs d'Hitler,
donc, Hitler n'avait pas de raisons morales de ne pas commettre de crimes de
masse. Or, comme pour la plupart d'entre-nous, aucune théorie morale digne de
ce nom ne peut se dispenser de donner des raisons de ne pas commettre de crimes
de masse, on peut affirmer que selon les théories subjectivistes, les raisons
morales n'existent pas du tout.
Une solution à ce problème consiste à restreindre le champ d'application
de ces raisons : on parle alors de ce qui est le mieux pour quelqu'un.
John Rawls a par exemple défendu une théorie "mince" du bien
moral : le bien d'une personne est déterminé par ce qui est pour lui le
plan de vie le plus rationnel, c'est-à-dire en l'occurrence choisi dans
le cadre d'une rationalité délibérative totale qui implique la conscience
transparente de tous les faits et de leurs conséquences. Mais que serait une
personne dont le plan de vie consisterait après délibération à compter tous les
brins d'herbe de toutes les pelouses ? Ou à souffrir en permanence ?
On pourrait éviter cette conséquence en comprenant « le mieux pour
quelqu'un » dans un sens hédoniste et temporellement neutre. Mais une
telle révision conduit à une tautologie : une vie de souffrance n'est telle
qu'en vertu du fait que si la vie de x contient plus de souffrance, elle
contient plus de souffrance.
Les théories subjectivistes impliquent que nous n'avons pas de raisons
objectives de vouloir que nous-mêmes ou les autres vivions heureux, ou de
nourrir quelque conception du bien que ce soit. Les subjectivistes ne sauraient en effet décemment soutenir que nous
avons des raisons subjectives de nourrir de tels objectifs : ces raisons
devraient être fondées sur des désirs que nous n'avons aucune raison d'avoir,
et ces désirs ne pourraient donc pas fournir, à proprement parler, de raisons.
Donc, rien ne compte vraiment si l'on adopte ce genre de théorie. Ou plus
exactement, rien ne compte de façon impersonnelle, et tout compte d'un point de
vue strictement personnel ; mais c'est là une vérité d'évidence, est l'on
est en droit d'en attendre un peu plus de la philosophie. Il n'est donc pas
possible de fonder des raisons sur le désir plutôt que sur une valeur
objective. Beaucoup de subjectivistes rétorqueraient que la force normative se
réduit nécessairement à une force
motivationnelle, en recourant donc à un naturalisme réductionniste. Mais si
ce naturalisme réductionniste était vrai, nous n'aurions pas de raisons d'avoir
de croyances, puisque de telles raisons épistémiques irréductiblement
normatives elles aussi, seraient soumises aux mêmes objections naturalistes. Ergo : on n'aurait donc aucune raison
d'être naturaliste.
Rationalité
La rationalité
consiste à « répondre »
aux raisons (de croire, de vouloir, d'essayer ou de faire), et
l'irrationalité consiste à n'y pas répondre. Les raisons sont données par les
faits, mais les conduites rationnelles dépendent des croyances – et cela, même
si certaines croyances non seulement causent mais justifient des désirs. La
rationalité de certains désirs dépend seulement de leurs objets intentionnels
(d'événements désirés) : il est
rationnel de vouloir éviter la souffrance. Nos désirs sont en revanche
irrationnels, à en croire Hume, quand ils dépendent causalement de fausses
croyances : vouloir aller dormir parce que sept est un nombre premier
par exemple. Toutefois de fausses croyances peuvent être rationnelles, et les
désirs qui dépendent de fausses croyances aussi. Plus banalement, nos désirs
sont tenus pour irrationnels quand ils dépendent causalement de croyances
irrationnelles. Mais tout cela n'est pas exact : si je crois que fumer
protège ma santé, il est rationnel de fumer ; donc la rationalité des
désirs ne dépend pas de la rationalité des croyances mais de leur contenu.
Pour beaucoup de subjectivistes, la rationalité des désirs n'est jamais que
dérivée de celles des croyances : penser que je protège ma santé en fumant
est une croyance rationnellement dérivée de deux autres (fumer protège ma
santé ; je fume). Cela n'est pas acceptable.
Il importe donc de distinguer entre la rationalité épistémique et la
rationalité pratique. Seules les
croyances peuvent être épistémiquement irrationnelles, et l'irrationalité
d'une croyance peut en infecter d'autres. Mais quand nous agissons de façon à
atteindre certains objectifs rationnels, nous agissons en vertu d'une raison
pratique. Tenter d'atteindre la vérité,
par exemple, est paradoxalement une activité que nous menons pour des raisons
pratiques. La profonde distinction à faire est entre les actes volontaires
grâce auxquels nous répondons à des raisons pratiques, et les réponses
involontaires aux raisons épistémiques. On peut vouloir en fait des choses que
l'on n'a aucune raison de vouloir : frapper son bébé qui pleure
depuis des heures, jeter à terre pour le piétiner un ordinateur qui fonctionne
mal, mais de tels désirs sont incapables de répondre à des croyances
normatives. On pourrait rétorquer que lorsque nous avons des croyances
irrationnelles à propos de faits qui nous donnent des raisons, cela ne
nous rend pas irrationnels pratiquement : comme il s'agit de croyances,
nous sommes irrationnels d'un point de vue épistémique. Mais cela n'est vrai
que dans la plupart des cas, et donc, pas dans tous les cas. Parfois,
rationalité et raisons se chevauchent : on a une raison pratique d'éviter
l'agonie, et une raison épistémique de croire que l'on a cette raison. Mais à
la vérité, nos croyances sont irrationnelles quand nous échouons à répondre à
des raisons épistémiques fortement décisives qui nous enjoignent à ne pas avoir
de telles croyances.
Selon Thomas Michael Scanlon, nos croyances sont irrationnelles dans le
seul cas où nous échouons à répondre à ce que nous croyons être des raisons
pertinentes : croire que je vais gagner à la loterie alors qu'il y a une
chance sur un million pour que cela arrive, ou que je vais survivre à un combat
à mains nues contre dix lions affamés n'est donc pas irrationnel ici !
Dire que l'irrationalité dépend d'une incapacité à conformer nos désirs et nos
actes à nos propres croyances normatives aboutit donc à un relativisme qui
autorise toutes les libéralités, qu'elles soient épistémiques ou morales. On
emploie aussi rationalité dans le sens d'utilité maximale : mais cela
revient à dire que nous agissons rationnellement quand nous agissons
rationnellement. Ce n'est pas une affirmation très substantielle.
Un autre débat tourne autour de la question de savoir quels désirs ou
quels buts sont rationnels. La plupart du temps, on prend pour critère leurs effets
bénéfiques. Mais, si un despote veut me torturer et à supposer que j'aie le
désir (secret) d'être torturé, cela ne rendra pas irrationnel mon désir d'être
torturé. Un désir rationnel dépendrait, dans une seconde hypothèse, de
croyances rationnelles ; mais si je crois que boire du lait de vache,
manger de la viande rouge et s'exposer constamment au soleil est une attitude
rationnelle, comme on le prétendait dans les années cinquante, j'aurai le désir
de boire du lait, de manger de la viande et de m'exposer au soleil, alors que
tout cela peut favoriser des processus de cancérisation. On pourrait dire alors
que la rationalité des buts dépend de la délibération rationnelle à travers
laquelle on les forme ; mais si je suis hypnotisé pour agir de façon à
aider mon prochain, à aimer mes ennemis, et être charitable, ces buts seront
jugés irrationnels ; tandis que si, après délibération, je décide d'aller
gifler les bébés dans les maternités, il s'agirait d'un objectif parfaitement
rationnel. Richard Brandt estime que les désirs rationnels sont ceux qui
survivent à une thérapie : un être rationnel serait-il alors un malade
incurable ? Plus sérieusement, on a fait dépendre la rationalité des
désirs de leur cohérence, mais c'est tout aussi faux : les désirs
ne sont pas « vrais » ; ne pas vouloir que deux désirs se
réalisent à la fois impliquerait par exemple ne pas vouloir sauver, à la fois,
ses deux enfants ; ne jamais vouloir qu'une chose à la fois arrive et
n'arrive pas signifierait ne jamais pouvoir considérer qu'une chose est bonne
d'un côté et mauvaise de l'autre (comme par exemple une chimiothérapie) ;
quant aux préférences cycliques (préférer B à A, C à B, et A à C), elles ne
sont pas aussi incohérentes qu'il y paraît si
nous n'y voyons en effet que de simples préférences, et non des croyances
normatives. En conclusion, la
rationalité de nos désirs ne dépend ni de leur origine, ni de leur cohérence –
ce qui est par contre le cas de nos croyances. Peu de croyances ont une
rationalité qui dépend de leur contenu (c'est par exemple le cas du « Je
pense » de Descartes) : la vérité de la plupart des croyances dépend
de leur adéquation au monde. Les désirs, en revanche, sont rationnels, quand
ils dépendent de croyances dont la vérité valide leur objet – au sens où elles
le rendent valable et digne
d'être poursuivi.
Moralité
Certaines choses sont préférables en elles-mêmes et pas seulement pour
quelqu'un : c'est le fondement même des théories objectives parmi
lesquelles il faut distinguer : 1) l'égoïsme rationnel (on a toujours
raison de faire ce qui est bon pour nous) ; 2) l'impartialisme rationnel
(on a toujours raison de faire ce qui est le mieux d'un point de vue impartial
– c'est-à-dire pour chacun de nous, ou en moyenne) ; 3) le dualisme des
raisons pratiques (on a toujours raison de faire ce qui est le mieux d'un point
de vue impartial, à moins qu'une autre action soit meilleure pour nous :
on a alors des raisons suffisantes d'agir
de l'une ou de l'autre façon). Cette dernière option, qui combine les
deux précédentes, et qu'on doit à Henry Sidgwick, est la plus proche de la
vérité. Bien que deux ensembles de raisons aussi différents ne soient pas
comparables, l'un ne peut supplanter l'autre : je suis moralement fondé à
me sacrifier pour sauver autrui, mais je suis aussi moralement fondé à ne pas
le faire.
La théorie 1 est fausse : les raisons impartiales peuvent
l'emporter sur les raisons égoïstes – si par exemple je devais me blesser
moi-même pour sauver la vie d'un autre. La théorie 2 est fausse également :
les raisons égoïstes peuvent l'emporter sur les raisons impartiales – si par
exemple je choisis de me sauver moi-même plutôt qu'un groupe d'inconnus. Il est
bien sûr difficile sinon impossible de comparer des douleurs d'intensité
différente (dire que l'une est 2,36 fois pire que l'autre n'aurait aucun
sens) : de la même façon, pour Sidgwick, les raisons impartiales et
égoïstes sont intégralement incomparables – pourtant son analogie est fausse.
Dire que des raisons économiques sont incomparables à d'autres rendrait vraie
une affirmation du type : on peut rationnellement choisir le plan de
construction d'un immeuble à un dollar de moins que son concurrent pour un
résultat infiniment plus laid. Mettre l'accent sur la différence des raisons
n'est donc pas suffisant.
Sidgwick souligne avec raison l'importance de l'identité personnelle à
travers le temps dans la rationalité morale : étant donné l'unité de notre
vie, nous avons des raisons de nous préoccuper de notre bien-être, dans notre
existence considérée dans son ensemble. C'est la séparation des personnes qui est le fait fondamental de
l'éthique. Le dualisme de Sidgwick repose aussi sur ce que Nagel
appelle la dualité des "points de vue" – intéressé et impartial,
chacun de ces points de vue étant suprême. Mais pour Sidgwick, il n'y a
pas de solution à ce conflit des raisons : il n'y a pas de point de vue
tiers, ou neutre – de point de vue de nulle part. Il est donc rationnel
d'agir de l'une ou de l'autre façon. En cela, Sidgwick a en partie
raison. Pourquoi ?
Il est certes préférable d'avoir un point de vue impartial en position
d'observateur, et un point de vue intéressé en position d'acteur (agir en
primitif et prévoir en stratège dirait René Char), mais il est faux de
penser qu'un point de vue neutre est dans certains cas inutile, comme de croire
que dans certains autres cas il n'est pas contraire à la raison de préférer
la destruction du monde à une égratignure à mon doigt (David Hume). Ce qui
est rationnel, au contraire, est ce qui correspond à des croyances dont
l'exactitude nous donnerait des raisons suffisantes d'agir, le cas
échéant : il n'est donc nullement rationnel de préférer la destruction du
monde à une égratignure à son doigt. Par ailleurs il est faux de dire que des
raisons intéressées ne peuvent pas être supplantées par des raisons
désintéressées. On peut également contester la thèse selon laquelle il serait
toujours rationnel de faire ce qui améliore les choses (conséquentialisme de
l'acte) : certains actes qui améliorent les choses, en effet, peuvent
être moralement condamnables (malthusianisme, eugénisme, euthanasie). Se
préoccuper du futur, enfin, ne dépend pas uniquement du fait qu'il s'agit de notre
futur : cela dépend plutôt des relations psychologiques variées entre
nous-mêmes, à cette heure, et nos moi futurs – comme cela dépend aussi
des liens étroits avec les gens qu'on aime. Nous avons des raisons personnelles
et partiales autant qu'impartiales de se préoccuper de nos proches, et cela
vaut aussi, en fait, pour la préoccupation que nous avons du bien-être de tous.
L'égoïsme, en somme, n'a rien de rationnel.
Nos
raisons impartiales sont neutres quant à la personne : elles
dépendent de faits dont la description ne fait pas référence à nous. On a par
exemple des raisons de vouloir éviter la souffrance de tout être sensible, car
la souffrance est une expérience en soi mauvaise (Schopenhauer disait même
qu'elle était fondée ontologiquement sur un vouloir-vivre aveugle, et partout à
l'œuvre, sauf dans la mise à distance impartiale de la représentation). Nos
raisons personnelles et partiales sont au contraire relatives à notre personne.
Le fait que l'on préfère agir pour son propre bénéfice plutôt que pour celui
des autres dans le cadre d'actions toutes moralement justifiées dépend de
raisons dont la différence est imprécise et non quantifiable : or cette conception est justement
encore égoïste. Chacun admet qu'il est rationnel de donner l'unique dose de
morphine disponible à son voisin qui souffre autant que soi-même – car nous parlons
ici d'un bénéfice limité. Mais il est tout aussi rationnel d'avoir un geste
altruiste même quand sa propre vie est en jeu : ce n'est pas parce que la
morale ne l'exige pas impérativement que ce n'est pas rationnel. D'où un
dualisme élargi, où il n'est pas irrationnel de préférer le bien-être de
l'autre, sinon même la vie de l'autre, au sien ou à la sienne propre. Cette
formulation, toutefois, nous permet aussi, sans le requérir, de préférer son
propre bien-être ou sa vie à celui ou à celle de l'autre.
Mais est-il entièrement rationnel de se sacrifier ? Il faut
analyser plus longuement les relations entre les raisons et la moralité. Selon
le rationalisme moral, nous avons des raisons de faire notre devoir ;
et selon l'égoïsme rationnel, nous avons des raisons de faire ce
qui est le mieux pour nous. La plupart d'entre nous acceptent de satisfaire aux
deux exigences en se disant que faire son devoir garantit le bonheur dans une
vie future. Mais à la vérité ces deux morales entrent en conflit, et c'est le
plus profond problème de l'éthique. Thomas Reid rejette le rationalisme
moral et le devoir qui l'accompagne : ce serait devoir choisir entre être
le trompeur et le trompé, le renard ou la poule, le fort ou le faible. D'autres
rejettent l'égoïsme, qui à la vérité n'est jamais véritablement moral.
Sidgwick, du fait de son dualisme entre devoir et intérêt bien compris, nourrit
l'espoir passionné que les deux n'entrent pas en conflit – un conflit qui ne
surgit d'ailleurs que dans de très rares cas. Le problème du moraliste a
trait à la justification d'une action exceptionnellement contraire à la morale
dans les situations où un tel conflit a lieu ; le problème du rationaliste
est celui de savoir s'il y a, dans de telles situations, un meilleur choix, une
« meilleure » action que l'autre. On peut en effet avoir des raisons
égoïstes ou impartiales d'agir immoralement (tuer une personne pour en
sauver plusieurs autres par exemple). D'où deux questions : Qu'ai-je le
plus de raisons de faire ? Que dois-je faire pour être moral ?
Il faut, pour commencer à y répondre, distinguer entre
deux conceptions de la normativité. La première, rationnelle, estime que la
normativité implique des raisons ; la seconde, régulatrice, estime
que la normativité implique des règles (qui fixent la frontière entre le
permis et le défendu). La conception régulatrice autorise la création de règles
nouvelles : il y a, à strictement parler, des régularités plus que
des règles. Ces deux conceptions entrent en conflit à propos de « ce qui
ne se fait pas » : toute norme peut-être envisagée comme une
construction arbitraire, dont on peut dénoncer la relativité historique, ou au
contraire comme une exigence rationnelle, dont la morale exige l'indéfectible
maintien. Mais à la vérité on ne crée jamais que la forme particulière d'exigences universelles : s'occuper des enfants,
des personnes âgées et des handicapés par exemple. C'est d'ailleurs même cela
qui provoque le conflit entre les prescriptions morales et les obligations
sociales et légales, car si les exigences morales sont primordiales, c'est
souvent de leur propre point de vue. Un véritable arbitrage requiert donc des
raisons, qui sont autant de critères : les raisons morales paraissent bien
plus importantes que les préceptes du code d'honneur par exemple. Autrement dit
pour que la morale compte, on doit avoir des raisons de se préoccuper de
morale : la questions des raisons prime celle de la rationalité
morale. On peut toujours dire que ce sont les mauvaises actions qui détruisent
la morale, mais c'est faux : c'est l'absence de raisons de se préoccuper
de morale qui détruit la morale. De fait, en quoi ces raisons elles-mêmes
comptent ? On ne peut décemment faire appel à des raisons – qui seraient
des raisons de raisons. Pourtant, il faut bien un fondement ultime à la
justification. Or, il n'y a pas de critère plus profond que ces raisons
elles-mêmes : ce sont les raisons qui sont fondamentales. Quelque chose
compte si l'on a des raisons de s'en préoccuper, et la morale importe parce
qu'on a des raisons de s'en préoccuper. Ainsi, nous avons des raisons de ne pas
mal agir, et de nous demander ce qu'est mal agir. Parmi ces enjeux, le
sacrifice de soi-même est primordial : est-il ou non moral ? Il
faudrait passer en revue nos concepts moraux, jusqu'au niveau subatomique, pour
répondre à pareille question.
Concepts moraux
Nous disons agir mal dans les situations où nous connaissons par
hypothèse tous les faits (sens ordinaire). Mais il faut distinguer la
mauvaise action dans un sens relatif au fait (si les faits sont
établis), à la croyance (si nos croyances sont vraies) ou à la preuve
(si des preuves existent) et qui la détermine à chaque fois dans son sens
ordinaire – le sens moral ne pouvant faire l'économie d'une seule de ces
dimensions pour être établi avec certitude. Raisonnons à l'aide d'exemples. Un
docteur mal informé veut sauver son patient et le tue, ou veut le tuer et le
sauve : c'est une mauvaise action relative aux faits dans le premier cas,
et relative à la croyance dans le second. Si je vous donne un traitement mortel
la plupart du temps, mais qui vous sauve, ou salutaire la plupart du temps mais
qui vous tue, on parle respectivement de mal et de bien relatifs aux preuves.
Mais cette analyse est insuffisante : j'ai bien agi, dans le premier cas,
d'un point de vue relatif aux faits et aux croyances. Or, en parlant de
mauvaise action en un certain sens et à l'exclusion d'autres, on risque
l'incompréhension à l'égard de ceux qui ont à l'esprit un ou deux autres de ces
sens. A l'inverse, on peut croire à tort qu'on est en désaccord avec quelqu'un,
ainsi quand on n'a pas connaissance de tous les faits concernés. L'importance
de l'un des sens par rapport aux deux autres dépend en réalité des questions
que l'on pose. Le blâmable peut dépendre de la chance (c'est-à-dire du
résultat), et les mauvais résultats sont mauvais en effet, quelles que soient
les intentions qui ont présidé à leur réalisation (le mal accompli pourrait par
exemple remonter aux péchés des ancêtres et donc échapper à la responsabilité
directe de l'acteur). Si en revanche ce qui compte est ce qui est sous notre
contrôle, le blâmable ne peut dépendre de la chance (conception kantienne). On
peut aussi être semi-kantien : le hasard peut aggraver le vice d'une
action (si elle réussit) : entre vouloir vous tuer et y réussir, ou non,
le fait de réussir rend l'action plus blâmable. Autrement dit, l'intention de
tuer est blâmable, mais le fait de tuer l'est davantage encore – sinon
l'hypothèse de condamner quelqu'un sur sa seule intention non réalisée, comme
dans le film de Steven Spielberg, Minority Report, devient crédible.
Pourtant cela n'est pas correct : on ne peut pas blâmer quelqu'un
davantage parce que les faits lui donnent raison, tout au plus peut-on le dire
« plus dangereux ». Pour un kantien il est tout aussi blâmable de
viser quelqu'un et de l'atteindre que de le viser sans l'atteindre, et cela est
vrai – la difficulté soulevée par le film de Spielberg concerne l'établissement
d'une intention supposée (dont le rapport minoritaire montre à quel point il
est difficile d'y aboutir) et non la valeur de cette intention une fois
celle-ci avérée. Il y a en outre un quatrième sens du mal : celui relatif
à la croyance morale, c'est-à-dire quand l'agent croit lui-même que son action
est malfaisante. Dans sa variante thomiste, croire qu'on fait le mal suffit à
le créer.
On raisonne souvent en fonction d'un sens du mal relatif aux faits, mais
il arrive qu'agir au mieux ne soit pas possible : dans le roman Le
choix de Sophie, une mère menacée par un officier nazi doit choisir lequel
de ses deux enfants elle veut laisser vivre. Aucun choix relatif aux faits ne
saurait ici éviter le mal. Pour le prévisionnisme, il faut agir dans le
sens des meilleurs effets attendus : c'est en effet la seule façon d'agir.
Mais que faire quand nous ne connaissons pas tous les faits ? Ce débat
concerne la réponse au risque et à l'incertitude : son importance morale
est moindre. Les vrais problèmes naissent des divergences entre croyances, ou
entre personnes n'ayant pas connaissance de la même partie des faits. Il existe
quatre impératifs pratiques, dont chacun est relatif à un critère
épistémique : les faits, les
preuves, les croyances et les croyances normatives. Parmi eux, seuls sont rationnels ceux relatifs à la
croyance et à la croyance normative : il est rationnel de fuir devant
un ours menaçant pour sauver sa vie si on a cette croyance, même si cette
croyance est fausse. Mais ce sont les raisons qui décident ultimement de la
rationalité de l'acte – que l'on croie ou non à ces raisons, c'est-à-dire que
l'on soit ou non conscient de ces raisons par la connaissance des faits qui les
donnent.
Comme
celui de raison, le concept de mal est difficilement explicable : on ne
peut pas vraiment l'expliquer par d'autres termes que lui-même. On peut
suggérer certaines explications. Serait mal « ce qui ne doit pas
être fait ». Mais cela dépend évidemment du contexte : le sens du
blâme, la réaction des autres, les codes religieux et culturels. Cette
définition est en outre trompeuse, car on pense parfois moralement meilleur
d'agir à l'encontre de raisons décisives qu'on a d'agir dans un certain sens.
On ne sait pas non plus très bien ce que peuvent être des « raisons
morales » : il y a des raisons moralement décisives, mais pas
de raisons morales décisives. C'est-à-dire qu'on évalue le poids moral de
certaines décisions, en même temps qu'on envisage leur caractère décisif d'un
point de vue non-moral. Cela éclaire le conséquentialisme de l'acte fondé sur
des raisons impartiales : les raisons de se procurer un moins grand bien
sont supplantées par celles de procurer un bien plus grand à quelqu'un d'autre.
Il ne s'agit pas d'ailleurs d'une théorie morale mais, comme l'égoïsme
rationnel, d'un rival extérieur à la moralité – et qui s'en approche davantage
que lui. Cela permet de relativiser comme vaguement ignoble la poursuite de
notre propre bien-être, mais si on préfère s'orienter vers un hédonisme
utilitaire, on échoue à justifier le devoir et l'interdit, le blâme, le remords
et l'indignation. Quoiqu'il en soit, le conséquentialisme est un adversaire de
la morale, qui lui reste extérieur.
Les désaccord moraux viennent du fait que bien et mal ont un seul sens
et que les théories rivales se disputent leur définition – tout en s'accordant
sur le fait qu'il n'y en ait qu'une. On pourrait au contraire penser que toutes
utilisent bien et mal dans des sens différents,
qui se chevauchent en partie. Le désaccord peut être
total si on rejette la morale de l'autre (morale religieuse contre morale
sociale par exemple). Dans la même communauté, par contre, ce sens peut se
chevaucher : on s'accorde sur l'existence de mauvaises actions, mais pas
sur ce qui les rend telles. On peut aussi utiliser bien et mal dans des sens
différents... et pourtant tomber d'accord. Peu importe après tout que les
différents sens qui décrivent le mal correspondent à différents sens du
mal : l'important est de les distinguer. Car bien que des actes ne
doivent pas être accomplis, c'est une question très délicate que celle de
savoir si ces actes possèdent une telle propriété. A ce stade, tout ce que l'on
peut dire, c'est qu'il ne faut pas élire un sens du mal, mais utiliser ce
concept en de multiples sens, en fonction des questions que l'on pose.
Principes
Consentement possible
La Formule de l'Humanité, chez Kant, selon laquelle on doit
toujours traiter les personnes comme des fins et jamais comme des moyens,
signifie qu'on ne peut traiter les autres d'une façon qu'ils n'approuveraient
pas, ou à laquelle ils pourraient ne pas consentir (could not consent).
De ce fait, la coercition et l'imposture sont moralement condamnables. Cela ne
signifie pas qu'il est toujours fautif de traiter les gens sans leur
consentement (ce qui n'est pas la même chose que contre) : s'ils
sont inconscients, après un accident par exemple, on doit leur porter secours
sans leur consentement. L'impératif kantien ne s'appliquerait donc qu'aux actes
dont la nature rend tout consentement impossible, selon Christine Korsgaard.
L'objection souvent faite à Kant est celle de la croyance fatale :
je sais quelque chose dont la divulgation vous menace ; je devrais,
semble-t-il, dans ce cas, consentir à être trompé pour justifier ce qui
s'apparenterait à un « mensonge moral ». On peut aussi consentir à la
coercition, dans un contexte médical, légal ou éducatif.
Onora O'Neill remarque lui aussi, en tous cas, que
traiter quelqu'un comme une personne, c'est lui laisser la liberté de refuser
ou de choisir ce qu'on lui propose – c'est respecter sa liberté de choix. Mais il faut
distinguer entre un sens déclaratif du consentement (les autres
expriment leur avis sans que cet avis ne soit respecté) et un sens actif,
qui seul importe ici, et pour lequel il est immoral de ne pas laisser aux
autres le choix de la façon dont on va les traiter (principe du choix donné).
Mais à suivre un tel principe, on devrait laisser choisir aux étudiants la note
qu'on va leur donner, laisser aux représentants de commerce le choix de décider
d'acheter leur propre pacotille, etc. Il est donc plus judicieux de dire avec
Kant qu'il est moralement mauvais de traiter quiconque d'une façon à laquelle
celle-ci ne souscrirait pas rationnellement : c'est la le principe
du consentement, bien différent de celui du simple choix donné. Il signifie
qu'on doit traiter les autres en fonction de fins qu'ils peuvent partager – et
nul ne voudrait qu'on agisse avec lui de façon arbitraire au moins quand c'est
à son détriment : beaucoup de gens acceptent de mentir, mais peu acceptent
qu'on leur mente. Autrement dit ce principe du consentement dépend de la loi
universelle selon laquelle la maxime de l'action doit pouvoir être érigée en
loi universelle. John Rawls estime pour sa part que le consentement dépend de
la croyance dans le fait que l'agent auquel on donne ce consentement agit
lui-même d'après une loi universelle. Mais c'est faux : je peux consentir
à un traitement médical sans faire une telle supposition.
Ce qui importe dans le consentement, c'est sa dimension active et
informée : à ce titre, les thèses subjectives rendent impossible le
principe du consentement. Si pour sauver la vie de White, je dois détruire la
jambe de Grey, aucun principe subjectif ne saurait justifier aux yeux de Grey
le fait de perdre sa jambe. Au contraire, dans le cadre d'une théorie large
de la valeur objective, Grey pourrait choisir de sauver sa jambe ou
la vie de White. Et comme White n'accepterait pas de perdre sa vie, le principe
du consentement justifie le seul accord possible entre Grey et White : sauver
la vie de White. Il en va de même dans le cas d'une alternative entre sauver ma
vie ou celle de cinq autres personnes. Le consentement dépend donc d'une
évaluation coût/bénéfice – de leur intensité et de leur distribution. On peut
refuser son consentement à l'égard d'actes qui ne nous coûtent pourtant
rien : par exemple les choix même bénéfiques que les autres font à notre
place. Si tous les après-midi à cinq heures, je vais prendre une bière au même
café, comme Achille Talon, il me déplairait que le tenancier me serve la bière
sans que je la commande moi-même, même si c'est d'une bière dont j'ai
effectivement envie. On peut, en sens contraire, consentir à des choses
moralement condamnables. Il faut donc qu'existe, en toutes circonstances, au
moins un acte auquel tout le monde peut avoir des raisons de souscrire :
c'est la condition d'unanimité. Aux yeux de certains adversaires
du principe du consentement, ce qui fait problème dans le consentement sont les
raisons de son refus. Tout principe moral doit en effet avoir deux
objectifs : il doit fournir un critère du mal, et être explicatif
(eu égard aux raisons) ; or, tel n'est pas le cas du principe du
consentement. Il est plausible lorsqu'on a affaire par exemple à une personne
inconsciente, dans un contexte médical. Si plusieurs personnes sont impliquées,
le principe du consentement coïncide avec, mais n'ajoute rien à un utilitarisme
de l'acte, en vertu duquel il convient de faire tout ce qui contribue à
augmenter la somme totale des bénéfices escomptés. Mais il est faux de supposer
que tout le monde pourrait consentir aux actes qui profitent à beaucoup dans
l'ensemble. En réalité l'intérêt théorique du principe du consentement
n'est évident que pour les actes ayant des effets sur des personnes dont les intérêts
divergent.
Ce qui compte est d'ailleurs moins le consentement actuel
que le consentement possible dans des conditions idéales : un violeur peut
toujours dire que sa victime a consenti, ou aurait consenti, à un rapport
sexuel ; mais jamais elle n'aurait consenti à être violée. On
est d'ailleurs en droit de se demander si le consentement ne donne pas au
contraire trop d'importance au consentement actuel. Celui-ci est à l'origine du
principe du veto, selon lequel on ne doit pas traiter autrui d'une façon
qu'il refuse, ou qu'il aurait pu refuser, en fait. Mais ce
principe est aussi faux que celui du choix donné (ils justifient
tous les deux illégitimement le fait que Grey refuse dans tous les cas de
sacrifier sa jambe au profit de la vie de White). La question posée est donc
celle de savoir si quelqu'un peut consentir rationnellement à être
traité d'une façon à laquelle il ne consent pas actuellement. On peut
même dramatiser la question en posant un consentement irréversible, lequel
implique qu'un retrait ultérieur de ce même consentement ne change rien à la
façon dont on est traité (on ne consent en général pas aux relations sexuelles
de façon irréversible, ce qui donne d'ailleurs au mariage traditionnel un
correctif sévère). La question deviendrait donc : peut-on avoir des
raisons suffisantes pour donner notre consentement irréversible ? Un
garde-fou s'impose. Et si le principe du veto est inopérant, on peut lui
préférer un principe plus faible capable de jouer ce rôle : le principe
des droits, selon lequel chacun a le droit de n'être pas traité
de certaines façons sans son consentement. On aurait en d'autres termes un
droit de veto sur son propre corps, et l'absence de possibilité de donner son
consentement vaudrait à cet égard refus de consentement – le principe du
consentement ainsi compris ne valant d'ailleurs pas pour les mineurs, les
déficients mentaux, ou les personnes à la conscience altérée par l'alcool, les
drogues ou une contrainte extérieure subie. Si la personne n'est pas en état de
donner son consentement, il faut la traiter d'une façon qu'elle puisse
rétroactivement accepter. Certaines influences peuvent, sans les invalider,
amoindrir la valeur de certains consentements. Les consentements donnés à
l'avance permettent aussi de disqualifier certains consentements actuels :
je peux consentir à l'avance à une douloureuse opération sans anesthésie, si
elles est indispensable, et qui allongera significativement ma durée de vie,
bien qu'au moment même de la subir je refuse de donner mon consentement. Après-coup,
je me réjouirai que ce dernier n'ait pas été pris en compte. Il ne faut
pourtant pas aller trop loin dans les conditions et les restrictions : la
dépression peut constituer un facteur qui amoindrit la force du consentement –
mais alors les conditions de validité de celui-ci seraient très dures à
remplir, sinon même presque jamais remplies. Il faut également prendre en
compte l'asymétrie du cas suivant : si on empêche Blue de se suicider,
elle pourra réessayer plus tard, alors que si on la laisse se suicider, elle ne
pourra plus jamais « tenter de rester en vie ». Il faut également
admettre que des croyances fausses n'empêchent pas un refus de consentement
d'être valide : le refus de transfusion sanguine d'un Témoin de Jéhovah,
qu'un médecin compétent peut parvenir à raisonner et à contrer, doit donc être
respecté s'il est maintenu. D'une manière générale, le consentement présent
prime le consentement passé, lequel compte davantage que la validation
rétroactive. Un médecin doit donner priorité à ce que son patient préfère au
moment où il l'exprime (en tenant compte des restrictions précédentes) :
priorité est donnée aux croyances présentes, qui se fondent sur ce que l'on
croit être vrai, plutôt que sur la vérité – et il en va de même pour
nos décisions. La raison en est simple : on vit nos vies à partir de notre
point de vue présent.
Certains actes échappent au principe du consentement : le suicide
et la cruauté envers les animaux par exemple. Les actes qui ne dépendent pas du
principe du consentement et sont néanmoins jugés immoraux correspondent à des
croyances et à des raisons déontiques. Le principe du consentement vient
à l'occasion appuyer et justifier de telles croyances : perdre sa vie est
plus grave que perdre une jambe. Mais utiliser Grey, et détruire sa
jambe, pour sauver la vie de White implique une relation causale
spécifique et requiert le principe du consentement, car c'est le seul acte
auquel Grey et White peuvent rationnellement consentir tous les deux. Le
principe du consentement ne requiert pas pour autant un tel acte :
White pourrait consentir à perdre la vie plutôt que d'être cause de la
destruction de la jambe de Grey (imaginons que White soit atteint d'un cancer
incurable, et que Grey soit un jeune danseur étoile ayant sacrifié sa jeunesse
à sa carrière). Le principe du consentement ne fait que décrire l'un des faits
qui rend un acte fautif : s'il ne condamne pas cette façon de sauver
White, il ne la requiert pas pour autant. Il se distingue donc des croyances
déontiques unilatérales. Qu'en est-il d'un cas d'euthanasie volontaire ?
Est-ce une objection au principe du consentement ? Tuer quelqu'un ne
saurait en effet être compensé par le fait de lui éviter de souffrir, même avec
son consentement : imaginons le cas d'une personne prisonnière d'un
immeuble en feu et promise à d'atroces souffrances, à moins qu'on n'anticipe la
mort à laquelle elle est promise en la lui donnant. Je suis dans pareil cas
engagé à commettre un acte fautif du point de vue du principe du consentement,
bien que peu nombreux seraient ceux à estimer que j'ai mal agi, du point de vue
des croyances déontiques. Le principe du consentement risque aussi de se
heurter à l'impossibilité de choisir : si je sauve mes enfants au
détriment des vôtres, on peut juger cela condamnable ; mais on peut tout
aussi bien trouver condamnable de sacrifier ses propres enfants au profit de
ceux des autres – et cela en recourant au même principe du consentement. Donc,
le principe du consentement pourrait justifier un acte répréhensible (du point
de vue de nos croyances) en requérant de sauver les enfants des autres plutôt
que les siens. Il faut en tous les cas apporter une restriction orientée dans
ce sens au principe du consentement : les raisons de traiter autrui d'une
façon à laquelle il pourrait rationnellement consentir peuvent être
hypothéquées par l'implication de personnes qui nous sont chères dans les
circonstances données. Cette restriction est-elle indispensable ? Dans
certains cas, il peut être moral en effet de pousser l'autre à mal agir :
en cas de guerre, par exemple, afin d'obtenir des informations stratégiques
décisives. Mais que faire en cas de symétrie parfaite ? Sauver votre vie
ou la mienne ? Dans tous les cas, appliquer le principe du consentement me
conduit à mal agir puisque je traite toujours quelqu'un d'une façon à laquelle
il ne saurait consentir. Mais si j'envisage les choses de manière à les
formuler comme suit : je donne à chacun d'entre-nous une égale chance de
salut ; j'accomplis alors un acte auquel l'un et l'autre peuvent
consentir. En cas d'achat consenti à un prix prohibitif, il faudrait que je
vous avertisse de cette marge injustifiée – bref : le principe du
consentement est le plus souvent plausible.
Attention néanmoins aux vues simplistes : il faut
nous soucier non seulement de ce qui sera fait, mais aussi de qui
le fera et de pourquoi il le fera. On ne comprendrait pas pourquoi on
préfère éviter un jour de souffrance à un étranger plutôt qu'une semaine de
souffrance à un ami, mais on peut le comprendre si c'est nous-mêmes qui prenons
la place de l'étranger. Il y a également une différence majeure entre une
action fautive et une action autorisée : sauver sa jambe plutôt que la vie
de White est permis, mais ne donne sans doute pas de raisons suffisantes de le
faire. Du point de vue des affamés, dépenser cent Euros dans un restaurant
plutôt qu'au profit d'une organisation humanitaire est un acte sans raison
motivante : Kant lui même disait qu'on peut participer à l'injustice générale
sans en commettre aucune. Le principe du consentement est-il donc trop exigeant
pour nous, les riches, et doit-il être révisé en y incluant la notion de charge
excessive ? Sans cette restriction, et bien d'autres encore, le
principe du consentement, en exigeant de nous des actes auxquels nul ne saurait
donner son consentement, exige de nous bien davantage que ce que la simple
morale commande. Pour toutes ces raisons, le principe du consentement quoique
valide, n'est pas le principe suprême de la morale : il ne constitue pas
un critère infaillible de la valeur morale des actes qu'on lui soumet.
Simplement comme un moyen
L'autre partie de la formule kantienne de l'Humanité
souligne que ce qui est mal est moins utiliser l'autre (qui peut nous faire la
courte échelle sans que nous devions nous en sentir coupable) que ne faire
qu'utiliser l'autre, ou encore le traiter simplement comme un moyen.
Il faut aussi distinguer entre faire quelque chose pour obtenir une
autre chose (ausculter un patient pour établir un diagnostic) et traiter une
personne comme un moyen, un pur instrument, un simple outil. Attention
toutefois à ne pas se mettre sur la voie de la justification d'un « doux
esclavage » : non seulement il ne faut pas traiter quelqu'un comme un
moyen, mais encore il faut veiller à ne pas s'approcher d'une telle
attitude, en ayant par exemple peu de souci de son bien-être. Du
grossier personnage au vrai salaud, il n'y a parfois qu'un pas. Toutefois
introduire des degrés complique davantage la situation qu'elle ne
l'éclaire : que faire des bandits qui ne volent que la moitié de ce que
possèdent leurs victimes ? Comment juger les Zorro et les Robin des bois
de toutes époques ? En réalité, traiter quelqu'un comme un moyen
dépend de l'intentionnalité de l'action, tandis que le traiter simplement
comme un moyen dépend de nos attitudes générales. Kant semble dire non
seulement qu'il n'est pas bon de considérer un être sensible simplement
comme un moyen, mais encore que le traiter de cette façon revient à mal agir.
Est-ce vrai ? On peut acheter un café à un vendeur qu'on considère à peu
près de la même façon qu'un distributeur de boissons automatique sans pour
autant mal agir. Plus encore : sauver la vie d'enfants simplement dans
l'espoir d'obtenir une récompense revient pour Kant à accomplir une mauvaise
action, ce qui est clairement faux. Disons plutôt que cet acte n'a pas de
valeur morale : un acte ne peut être dit véritablement mauvais que s'il blesse
une personne.
Pour faire le lien avec la section précédente, on ne traite pas les personnes
comme des moyens si notre attitude est fondée sur le principe moral du consentement.
Pourtant, si l'on peut dire que se sacrifier pour sauver cinq vies n'est juste
qu'à la condition de n'être pas utilisé comme un objet permettant d'arrêter ou
de dévier un train, on peut tout aussi bien dire le contraire. Or, si
tout à la fois : il est mal de traiter quelqu'un d'une façon à laquelle il
ne consentirait pas, et si l'on pourrait consentir rationnellement à ce
que sa propre mort soit le moyen de sauver cinq vies, alors, même en l'absence
de son consentement actuel, le principe du consentement ne condamnerait pas un
tel acte.
C'est pourquoi la Standard View du « Principe des simples
moyens » est fausse : même lorsqu'on blesse les gens, on ne les traite
pas toujours comme des moyens ; on peut les traiter comme des
moyens sans les traiter simplement comme des moyens ; on peut les
traiter comme des moyens sans pour autant mal agir. Prenons le cas de
l'auto-défense : on risque à nouveau d'oublier la différence entre faire
quelque chose à quelqu'un en le traitant comme un moyen, et le fait d'utiliser cette
personne. Dans le cas de l'auto-défense, en effet, je préférerais
que mon agresseur ne soit pas là – ce qui est contraire à l'idée même
d'utiliser quelqu'un. Autre exemple : en limitant la douleur qu'on impose
à quelqu'un à son propre détriment, on ne traite pas ce quelqu'un comme un
moyen. Il faut donc rejeter le Principe des simples moyens. D'autres (O'Neill,
Korsgaard) ont une conception opposée : selon eux, coercition et tromperie
sont les deux outils qu'on emploie afin de pouvoir traiter les autres
simplement comme moyens. Pourtant, je peux tromper ou contraindre autrui
sans que cela soit une façon de le traiter comme un instrument : par
exemple, pour retarder ma propre exécution, ou pour sauver sa propre
vie. La définition du Principe des simples moyens donnée par ces auteurs est
insuffisante. Quel sens Kant lui-même donne t-il exactement à :
« simplement comme un moyen » ? Il l'emploie dans son sens le
plus évident – mais pas toujours. Ordinairement, on est en droit de dire qu'on
ne traite pas quelqu'un comme un moyen : 1) quand on le traite en fonction
de croyances morales pertinentes ; 2) quand on choisit de souffrir pour le
bien de cette personne. On veut parfois faire dire à Kant plus que cela, en
élargissant cette double définition, tant il est vrai qu'il y a pire que
traiter les gens comme des moyens : les traiter comme des choses
(Hitler, en effet, n'a pas traité les Juifs comme des moyens, mais comme des
choses).
Selon une certaine conception, il faut sauver le plus de vies possible,
quoiqu'il en coûte – point (à l'inverse, on peut prétendre que sauver
toute l'humanité ne vaut pas la souffrance d'un seul enfant). Selon une autre,
c'est vrai seulement dans le cas d'une alternative simple : de deux
radeaux à égale distance s'enfonçant irrémédiablement dans l'eau, et dont l'un
contient cinq personnes et l'autre moi seul, il faut aller secourir le
premier. Selon une troisième conception, cela est vrai dans le cas du Radeau
de survie ; permis dans le cas où dévier un train va me
tuer plutôt que cinq autres personnes (cas du Tunnel) ; faux
dans le cas où quelqu'un doive directement me tuer pour sauver cinq
autres personnes (cas du Pont). Il s'agit de considérer, afin de
départager ces conceptions, le Principe des moyens nuisibles, selon lequel nul
n'est en droit d'imposer une souffrance à autrui à quelque fin que ce soit, à
moins qu'il n'y ait pas de meilleur moyen de parvenir à cette fin, et à condition
que la disproportion de la douleur imposée ne soit pas trop grande étant donnée
la désirabilité de cette fin. Mais ce principe nous laisse dans l'incertitude
quant à la quantité-limite de douleur au-delà de laquelle le sacrifice s'impose
ou non. Faut-il refuser de tuer toute personne innocente ? Faut-il
s'y résoudre dans le cas de pertes infinies (risque d'explosion
nucléaire, par exemple) ? Il n'est jamais juste, assurément, de tuer
volontairement quelqu'un pour sauver cinq autres personnes, que ce quelqu'un
soit ou non considéré comme un moyen. On peut en revanche imposer de façon
justifiée une douleur à quelqu'un considéré comme un moyen, à cette même fin.
La formule de Kant contient malgré tout une importante vérité : il est
injuste d'envisager quelqu'un simplement comme un moyen. L'immoralité de
nos actes, en revanche, dépend rarement du fait que nous traitions les
autres simplement comme un moyen.
Respect et valeur
Le respect de toute personne est la plus grande contribution de Kant à
la morale, sans doute, mais cela ne nous dit pas encore comment agir. Il faut
dès l'abord distinguer entre traiter quelqu'un justement, et manifester
du respect pour lui. Punition, diffamation, mépris, sont autant de
manifestations de l'irrespect des personnes, mais si le mal consiste à ne pas
respecter la personne et vice versa, on risque de n'avoir bientôt plus pour
seul critère que : les actes sont mauvais s'ils sont mauvais. Kant
dit en substance que nous devons respecter l'humanité ou la nature rationnelle qui
fait de nous des personnes – mais est-ce vraiment utile ? Un menteur, qui
pour tout kantien strict n'a à strictement parler que l'apparence trompeuse
d'une personne, vaut dès lors moins qu'une chose – qui elle au moins ne trompe
pas. On peut rejeter en revanche sans plus de justification ce que Kant dit du
sexe, du suicide et du mensonge : en tous les cas, l'argument du
« respect dû à l'humanité de l'homme » se présuppose lui-même et donc n'en est pas un.
Pour Kant, il faut inverser la démarche des Grecs, qui se demandaient
d'abord quelles fins sont les bonnes, et en déduisaient les actes justes. Pour
Kant – du moins selon Rawls – le juste a au contraire priorité sur le bien. Les
êtres rationnels ont une dignité, c'est-à-dire une forme de valeur suprême.
Cela permet donc de lier malgré tout la question du juste – ce que nous devons
faire – à celle du bien – ce qui vaut inconditionnellement. Il est des biens
(comme le bonheur ou le soulagement de la souffrance) qui sont par eux-mêmes
des biens, et doivent donc être promus. Certains événements font aussi partie
de ce qui doit être promu. L'actualisme proclame à cet égard que
certains événements sont bons en eux-mêmes et doivent être recherchés – et font
que certains autres événements ou actes sont bons aussi, en tant que moyens de
réalisation des premiers. Pour l'approche téléologique, en revanche, seuls les
actes et les événements premiers ont une valeur bonne en elle-même. Scanlon
rejette cette dernière idée qu'il y a aussi de bonnes personnes, de bons
arguments, de bons livres : on ne peut vouloir qu'ils arrivent,
mais on peut leur répondre adéquatement. Par ailleurs il y a des valeurs à
respecter plutôt qu'à promouvoir : les valeurs historiques, symboliques et
sociales (les drapeaux, les cadavres, les icônes). C'est qu'au fond la valeur
dépend en partie de l'évaluation de nos attitudes et de nos
« réponses » à l'égard de quelque chose : respect, honneur
rendu, protection. Mais on peut bien respecter les morts en les brûlant. Il
importe donc de distinguer les valeurs comme bien à promouvoir en soi de celles
qui ne font qu'inspirer des actes bons et à promouvoir : brûler un corps
n'est pas un bien en soi mais peut être inspiré par une valeur elle-même à
promouvoir, comme le respect dû au cadavre. C'est au fond la valeur de la vie
humaine qui se profile à l'horizon des normes morales, mais la valeur de la vie
humaine, précisément, est sujette à caution dans le cas d'une maladie mortelle
dégénérative par exemple. Scanlon affirme à cet égard que l'on a des raisons de
ne pas mettre fin à la vie de quelqu'un tant que cette personne a des raisons
de vivre ou veut vivre.
Kant établit une utile distinction entre trois types de fins : les
fins à produire (soulager les souffrances), les fins existantes (les
personnes) et les fins en soi (la dignité). Rien n'a plus de valeur que
la dignité. Les fins à produire désignent la bonne volonté (faire le devoir par
devoir), le royaume des fins et le Bien Suprême (le bonheur futur dans le
royaume des fins), auxquels s'ajoute l'existence continue des êtres rationnels.
La dignité des personnes n'est pas à promouvoir mais implique une attitude
respectueuse – y compris pour le ver de terre, car on porte atteinte à soi-même
en violentant des animaux. On pourrait estimer que Kant fonde la moralité sur
la rationalité comme valeur. Il met en effet ce qui a de la valeur au-dessus de
ce qui a du prix (plaisir et absence de douleur). Par conséquent, mieux
vaudrait peut-être apprendre l'algèbre que sauver des enfants de la noyade – ce
qui serait une conséquence évidemment absurde du kantisme. Mais tirer une telle
conclusion serait une grave erreur. Il pourrait paraître moralement condamnable
de compromettre la valeur (la rationalité) au bénéfice du prix (le soulagement
des souffrances), c'est-à-dire en somme de lâcher la proie pour l'ombre. Mais
il se trouve que le kantisme n'implique nullement cela, à en croire Parfit. Car
« humanité » chez Kant ne se réfère pas à « rationalité »,
mais : ou à notre capacité à agir
moralement et en vertu d'une volonté bonne, ou à nous-mêmes en tant qu'êtres
nouménaux. Kant se démarque aussi des conceptions traditionnelles en
faisant de la prudence et de la recherche du bonheur des impératifs hypothétiques,
seulement, et en posant la valeur de tous les êtres rationnels (sans
présupposition de leur bonté), qui commande le respect et certaines attitudes.
Cette valeur est un genre de statut – de dignité. Autrement dit, même le
méchant a une valeur suprême, dans l'universalité de la personne et le respect
qu'on lui doit.
Le Bien Suprême est la jonction de la vertu et du bonheur. Si on ne
promeut la vertu qu'en étant plus vertueux soi-même, d'une façon générale, les
théories morales relèvent d'un conséquentialisme de l'acte si elles promeuvent
des buts communs. Elles connaissent plusieurs variantes. La première
d'entre-elles est utilitaro-hédoniste : elle est neutre quant à la
personne, puisqu'il s'agit de produire le plus de bonheur et le moins de
malheur globaux. Parfit rétorque en
rappelant les limites d'une telle sommation morale : 1) Il y a des buts
communs qui nous concernent tous, individuellement, sans exception (comme
soulager la souffrance) ; 3) Il y a aussi des buts moraux relatifs aux
personnes individuelles (s'occuper des enfants) : 3) Il y a enfin des
théories qui se dispensent d'objectifs moraux communs (chacun n'a qu'à suivre
les Dix Commandements par exemple). Une seconde variante du conséquentialisme
de l'acte est fondée sur la valeur, ou : faire que les chosent aillent mieux
(le syndrome Amélie Poulain). Ici, le bien est directement relié à une
certaine version morale du devoir. Typiquement : 1) Ou le Bien est
fondamental et peut être utilisé pour définir ce qu'on doit faire : 2) Ou
ce bien qu'on doit faire définit ce qui est Bien ; 3) Ou on ne peut
définir l'un dans les termes de l'autre. Parfit donne sa préférence à la
troisième version, mais illustre aussi chacune des deux autres. La première,
par exemple, correspond à la conception de Moore : l'obligation morale est
ce qui promeut un Bien posé à l'avance. Mais il s'agit d'une tautologie, car,
qui dira ce qu'est le Bien ? La deuxième version est souvent associée à la
philosophie morale de Kant : c'est l'obligation morale même qui définit le
bien ; c'est le devoir qui est le bien. Il est vrai que Kant
inverse parfois la relation, mais il utilise toujours le terme de bien en un
sens fondé sur le devoir. Pour Kant, en effet, les Grecs ont fait l'erreur de
dériver la loi morale du Bien Suprême... mais, demande Parfit : Kant ne
commet-il pas lui aussi la même erreur ? Kant parle du Bien Suprême en un
sens fondé lui-même sur le devoir : chacun doit s'efforcer de
promouvoir un monde d'universelle vertu et de bonheur mérité. Or cette formule
n'emploie ni le terme de « Bien » ni celui de « meilleur ».
La version kantienne du conséquentialisme
de l'acte n'est donc pas fondée sur la valeur ! Ce n'est d'ailleurs
pas même un conséquentialisme de l'acte : Kant nous adjoint de suivre
d'autres formules plutôt que de promouvoir directement le Bien Suprême. Mais comment,
alors, les affirmations de Kant à propos du Bien Suprême s'articulent-elles à
ses autres formules morales ?
Il est plausible que c'est en suivant les règles de la morale plutôt
qu'en recherchant le bonheur de tous qu'on parviendra à faire le bonheur de
tous (et non pas faire le bonheur des gens contre leur gré).
Parfit règle le problème en réduisant le conséquentialisme aux seules
théories fondées sur la valeur, et en préférant la formule de règles
optimisantes (ou optimific, usant d'un terme aussi abracadabrantesque
que le supercalifragilistic de Mary Poppins) pour désigner des règles
qui produisent un monde meilleur quand tout le monde s'efforce de les suivre. A
ce titre, chez Sidgwick, les règles de la morale commune sont optimisantes, et
selon un certain conséquentialisme de la règle, il ne s'agit que de
suivre ces règles-là. Cela peut entrer en contradiction avec le conséquentialisme
de l'acte , selon lequel, dans certains cas, il faut agir en brisant
la règle (celle de l'Occupant allemand ou de la France de Vichy par exemple).
Aux morales qui recommandent de se faire gris muraille et de n'enfreindre ni
les usages ni les lois (Descartes, Cicéron), il faudrait opposer la différence
classique entre légalité et légitimité, entre la force et le droit. Moore rétorquerait que les usages dont il
parle sont les règles de bon sens, la common decency, cette décence
ordinaire, qu'il est toujours bon de suivre, en toutes circonstances. Mais quid
alors de la relativité des cultures et des moeurs ? Le problème posé est
en réalité celui de l'évaluation des effets de nos actes : la théorie
marginaliste se pose à cet égard la question suivante : quelle différence
notre acte fait-il ? Mais cela aboutit à des conclusions absurdes :
si quatre personnes font céder une porte derrière laquelle se trouvent des
mineurs de fond pris au piège d'un éboulement, le fait qu'une personne
supplémentaire s'ajoute au groupe initial fait soudain qu'aucune de ces cinq
personnes n'a fait le moindre bien, puisque le bien produit par un acte se
mesure au degré d'amélioration d'un état de fait entraîné par cet acte, par
comparaison à ce qui se serait produit en l'absence d'un tel acte. Selon
une autre conception, que Parfit appelle le Partage d'une Vision d'Ensemble,
il faut prendre en compte ce que les personnes produisent ensemble, et dont
chacune est en partie responsable. Hume disait déjà que la justice ne naît pas
d'une multitude d'actes en soi justes, mais de la stricte observance de règles
communes. Selon une autre conception encore, tirée directement de l'observation
de Hume, et baptisée : Schéma Général, on pourrait faire coïncider
les deux formes de conséquentialisme : celui de l'acte et celui de la
règle. Dans ce cas, un acte produit le plus grand bien dans la mesure où il prend
place dans une série d'actes qui, ensemble, produisent le plus grand
bien – théorie qui serait en quelque sorte celle du meilleur en série.
Parfit fait remarquer en conclusion que dans sa fameuse défense de
l'interdit absolu du mensonge, Kant ne rejette en fait pas le
conséquentialisme de l'acte. Si le mensonge blesse, non pas un individu
particulier, mais l'humanité en général, ne sommes-nous pas au sein du
cadre théorique du Schéma Général ? Kant dit aussi que promouvoir
le bonheur des autres passe par la recherche de sa propre perfection. On voit
donc à quel point de superficialité conduit la division stricte et scolaire
entre éthique déontologique, éthique conséquentialiste et éthique des vertus.
Kant va même jusqu'à soutenir un utilitarisme
hédoniste de la règle ! Toutefois il faut rejeter la conception du Schéma
Général qui le soutient : il vaudrait mieux, selon cette conception,
se joindre à un groupe déjà constitué qui sauve cent personnes plutôt qu'en
sauver une autre tout seul – ce qui est absurde. Il faut donc impérativement
choisir entre le conséquentialisme de l'acte, d'une part, et celui de la règle,
de l'autre. La morale de Kant est unitaire : une seule fin, et des règles
pour tous qui permettent de l'atteindre. Kant ne rajoute d'ailleurs de
« monde idéal » que pour justifier le fait, établi d'avance (mais par
qui ?) que le bonheur n'est moralement bon que mérité. Or, cette
thèse, pour Parfit, est décidément fausse.
Volonté libre et mérite
Le déterminisme auquel souscrit Kant n'a pas prise sur nous en tant
qu'être nouménaux. Pour mal agir, en effet, encore faudrait-il pouvoir agir
différemment : est-ce exact ? Quel est le genre de liberté que
requiert la morale ? On devrait pouvoir agir différemment, dit Kant, au sens
catégorique, c'est-à-dire exactement dans les mêmes conditions (et non pas dans
l'hypothèse de conditions différentes, ou dans un sens hypothétique). Pour lui,
le déterminisme est donc incompatible avec la morale : il soutient en ce
sens une forme pure d'incompatibilisme. Pour d'autres que Kant, cependant, on
peut agir différemment si on le veut, donc en un sens hypothétique (ici,
motivationnel), et le déterminisme est donc compatible avec la liberté, et plus
largement la possibilité d'une morale. Cela signifie aussi qu'il faudrait qu'un
miracle se produise pour que les lois de la nature soient brisées. Mais en
réalité le questionnement sur la façon d'agir a des conséquences non sur le
passé, mais sur le futur, au sens où le miracle n'est pas de changer ce qui a
déjà eu lieu, mais de se transformer soi-même. Comme le miracle de l'amour,
c'est que quelqu'un vous aime quand vous ne vous aimez plus, le miracle de la
morale, c'est de faire le bien dont on se serait cru incapable.
Pour Kant,
le compatibilisme correspond à une liberté fonctionnant telle un
tourne-broche : on n'a que le pouvoir de consentir à ce vers quoi on est
entraîné. Pour le fatalisme, qui est pire encore, on agit toujours d'une
certaine façon, quelle que soit notre décision : Oedipe en est le symbole
le plus voyant. Il est pourtant faux de prétendre que le déterminisme implique
notre passivité : on peut être actif en essayant de prendre de bonnes
décisions. Pris dans l'incendie d'un building, si l'on attend de voir quelle
décision on va être poussé à prendre, on va certainement brûler vif. On peut
même aller jusqu'à se demander si le déterminisme n'a pas un avantage
comparatif décisif, dans la mesure où s'il est vrai, penser qu'il est faux
n'est que le signe qu'on est déterminé jusqu'à penser qu'il est faux !
D'un point de vue pratique, Kant admet un certain compatibilisme (l'important
est que nous agissions bien en fonction de nos décisions – ce qui au passage
est tout à fait l'impression d'Oedipe...). Mais la liberté nouménale sans cause
reste la clé de sa philosophie : il s'agit donc d'un incompatibilisme,
sinon radical, du moins clair. Kant rejette tout aussi clairement une forme de
compatibilisme qui nous déresponsabilise de nos actes, et fait qu'aucun acte
véritablement mauvais ne peut être commis. Cela est vrai des enfants ou des
malades mentaux, qui ne sont pas responsables de leurs actes : ils ne
peuvent mal agir, ni ne méritent de souffrir à cause de leurs actes. Mais si
c'est vrai de tous, comment distinguer les responsables des irresponsables ?
Kant a du moins raison de dire que si nos actes n'étaient que des événements
dans le temps, nous ne serions pas responsables d'eux d'une façon qui méritent
le châtiment (c'est à peu près la conception que Nietzsche se fait du
châtiment) : rien, en effet, ne peut dans ce cas de figure nous rendre
responsable jusqu'à mériter un châtiment. Kant rejette donc avec raison le
compatibilisme de la responsabilité.
Mériter de souffrir doit provenir du fait que nos actes ne sont pas
entièrement causés ou d'un dualisme
interactionniste : les événements
mentaux ne sont pas des événements physiques. Ayant la liberté d'une
particule subatomique livrée à des mouvements aléatoires, nous ne saurions
mériter de châtiment : autant punir un arbre ou un rocher. Quant aux raisons
d'agir, elles pourraient être trouvées dans une troisième possibilité, à
définir, une fois écartées celles : 1) d'un acte entièrement causé, et 2)
d'une part d'aléatoire – quoique à y regarder de plus près, nos décisions
« raisonnées » impliquent bien des événements soit intégralement
déterminés, soit en partie indéterminés. Il faudrait, sinon, affirmer que
certains actes peuvent être causés par des agents sans que cela implique
d'événement (une causalité par l'agent). Mais comme ceux qui soutiennent cette
idée pensent qu'en tant qu'agents nous faisons entièrement partie du monde
spatio-temporel, ils ne peuvent raisonnablement dire que la causation d'actes
par des agents n'est pas un événement. Kant, parle bien, comme Aristote, d'une
personne qui est à elle-même sa propre cause, c'est-à-dire qui a elle-même créé
ce qu'elle est. Pourtant, il suggère aussi que nous sommes responsables de
notre caractère et de ce que nous avons fait de nous-mêmes, quoique nous ne
puissions au bout d'un moment plus nous changer. Or, si nos actes n'étaient
que des événements dans le temps, nous n'aurions pu choisir notre
caractère : on ne peut être tenu pour responsable d'une série infinie
d'actes formateurs de notre caractère. Il faut donc poser un monde nouménal, et
quoiqu'il soit incompréhensible, il faut comprendre en quelque façon cette
incompréhensibilité même. Le lien entre monde nouménal et monde phénoménal
reste il est vrai en grande partie incompréhensible chez Kant : il fait à
ce propos nombre d'affirmations qui ne peuvent être vraies ni tenues pour
vraies. Selon Parfit, en accord avec Kant de ce seul point de vue, si nos actes ne sont que des événements dans
le temps, nous ne méritons jamais de souffrir d'un point de vue moral. On
peut certes justifier la souffrance par la juste décision de Dieu de faire
subir à certains les tourments de l'Enfer (c'est le sens de toutes les
théodicées), mais on ne peut raisonnablement pas vouloir que des gens souffrent
ou soient moins heureux : ce serait comme vouloir que des personnes
souffrent quand une personne de leur entourage meurt, vouloir que l'Etranger de
Camus souffre de la mort de sa mère alors qu'il y est indifférent ( vouloir
faire le malheur des autres contre leur gré pour de justes raisons).
Théories
Lois universelles
La morale de nos actes, pour Kant, dépend des maximes qui
les commandent. Parfit distingue deux étapes dans la recherche de la formule
d'une loi universelle. La première de ces étapes correspond à la Formule de
l'Impossibilité : il ne faut pas agir en vertu d'une maxime qui ne
pourrait être érigée en loi universelle. Cela peut vouloir dire plusieurs
choses.
Il ne faut pas agir en vertu
d'une quelconque maxime à moins d'en avoir reçu de tous l'autorisation. Kant
n'émet jamais une telle idée.
Il ne faut pas agir en vertu
d'une maxime que nous ne pourrions tous reconnaître, au sens d'agir d'après ce
qu'elle recommande. Or, on peut imaginer des mondes où tous
acceptent des principes mauvais : trompe et contrains autrui quand tu
peux en tirer avantage .
Il ne faut pas agir en vertu
d'une maxime que tous ne pourraient pas suivre. Or,
tous les parents ne peuvent pas s'occuper de leurs enfants, quand ces parents
sont en prison ou malades.
Il ne faut pas agir en vertu
d'une maxime qui ne permettrait pas à chacun de réaliser ses fins avec succès. Or,
il y a des fins qui deviennent impossibles à réaliser dès lors que tous les
poursuivent : sois la dernière personne à quitter le navire !
Il n'est pas non plus coupable d'essayer sans réussir : deviens
cosmonaute.
Il ne faut pas agir en vertu
d'une maxime qu'on ne peut ériger en loi universelle. C'est
la formule de Kant. Mais Parfit se demande si Kant ne voulait pas dire par
là :
Il ne faut pas agir d'après une
maxime qui, acceptée par tous, ferait que personne ne pourrait, en
l'appliquant, réaliser ses fins. Cela condamne en effet les
pratiques déceptives : si tout le monde ment, le mensonge n'a plus de sens
(je connais beaucoup de gens qui mentent, disait Saint-Augustin, mais peu qui
acceptent qu'on leur mente : le mensonge est en ce sens un hommage que le
vice rend à la vertu). Mais personne ne ment d'après la maxime : tout le
monde ment ; mais plutôt : mens quand c'est à ton propre bénéfice.
Or, dans un monde de menteurs intéressés, le mensonge continuerait à payer,
donc, cette version de la formule ne le condamnerait pas. Il en va de même pour
le vol. Cette version de la formule de Kant échoue donc à condamner bien des
maux, bien des vices. Kant souligne pourtant que si tout le monde faisait des
fausses promesses, aucune promesse ne serait tenue, et donc personne
n'atteindrait son but. La formule condamnerait donc de tels actes. Il serait
toutefois curieux de condamner l'immoralité d'actes sur la base de leur
impossibilité à fonctionner, dans une sorte de pragmatisme inversé, fondé sur
le passage de : c'est mal parce que ça ne marche pas, à : ça
ne marche pas, donc c'est mal. N'est-ce pas au contraire la preuve qu'on ne
suppose pas ce que l'on cherche à établir ? Mais même sans cela, cette
formule est-elle plausible ? Elle comporte en fait deux parties.
Il ne faut pas agir en vertu
d'une maxime qui autorise des actes qui, après que chacun ait été persuadé
qu'ils sont permis, ne réussissent jamais. Cette formule ne se
limite pas aux pratiques seulement louables, et que rendent impossibles par
exemple la fausse promesse, car une fausse promesse faite par un soldat nazi,
n'est-elle pas, au fond, louable ? Kant dit par ailleurs qu'il faut
désobéir aux ordres immoraux. Or mentir pour sauver des Juifs pendant la Deuxième
Guerre Mondiale n'est possible que si cet acte ne relève pas d'une maxime, dans
la mesure où, avertis d'une telle maxime, les soldats nazis n'auraient jamais
demandé leur avis à quiconque, et fouillé systématiquement toutes les maisons.
Cette version de la formule condamnerait donc de tels mensonges sur la base de
leur impossibilité à réussir ! Cette formule ignore en fait l'intention
qui préside à la réalisation des actes, or c'est l'intention qui fait ici la
différence.
Il ne faut pas agir en vertu
d'une maxime qui, une fois universellement acceptée et suivie, rendrait toute
action incapable de servir ses objectifs. Par exemple : n'accepte
jamais les pots de vin, ou donne généreusement aux pauvres. Il n'y
aurait bientôt plus personne pour offrir de pots de vin, il n'y aurait bientôt
plus de pauvres, ce qui ne permettrait plus à la maxime de fonctionner. En
donnant aux pauvres, le riche réussirait à réaliser son objectif, certes...
quoique si son objectif est d'être loué pour sa générosité, cela disqualifie aussi
la maxime puisque c'est là un fait sans valeur morale, mais pas mauvais pour
autant, et que condamnerait la maxime elle-même. Elle condamne aussi le code
d'honneur, mais pour de mauvaises raisons : si tout le monde tirait en
l'air, il n'y aurait bientôt plus de duels. Serait-il juste, pour autant, de
toujours tirer pour tuer ? La formule ignore la question de la valeur
même des pratiques sociales.
Il ne faut pas agir en vertu
d'une maxime qui, suivie avec succès par certains, empêcherait d'autres de parvenir,
en la suivant, à cette même réussite. Or, cela ne condamne
nullement la coercition et la tyrannie : le trompé peut devenir trompeur,
et deux trompeurs peuvent simultanément abuser l'un de l'autre – tout comme on
peut exercer une pression mutuelle, dans le cas de la dissuasion nucléaire par
exemple. Par ailleurs, cette formule condamne des actes justes : il n'est
pas « mauvais » de jouer dans le but de gagner ; il n'est pas
« mal » de trouver la femme de sa vie – quoiqu'il n'y ait en
l'occurrence qu'un seul gagnant. Il n'est pas mieux inspiré de dire que la
formule de Kant condamne les actes dont le succès dépend du caractère
exceptionnel – car l'exception n'a rien de foncièrement injuste. Il n'y a rien
de mal à chercher sa nourriture dans les poubelles, à vivre seul en pleine
nature, à acheter des livres d'occasion ou à organiser des surprises-parties.
S'il n'y a pas de bonne version de la formule kantienne,
explique finalement Parfit, c'est peut-être parce que la formule elle-même
n'est pas bonne.
D'où une formule améliorée, faite
par Kant lui-même, dans la Formule de la Loi Universelle : il ne
faut pas agir en vertu de maximes qu'on ne peut pas vouloir ériger en
lois universelles. Quelle est la nature de ce vouloir ? On pourrait
vouloir que la maxime soit une « loi universelle de la nature ». La Formule
de la Loi de la Nature serait alors : il ne faut pas agir en vertu
d'une maxime à moins qu'on ne puisse rationnellement vouloir que chacun
l'accepte et la suive dès qu'il le peut. Cela ressemble d'assez près à la Formule
de la Permissibilité : il ne faut pas agir en vertu de quelque
maxime, à moins qu'on ne puisse rationnement vouloir que chacun soit moralement
autorisé à agir d'après elle. Cela implique la Formule de la Croyance
Morale : il ne faut pas agir en vertu de quelque maxime, à moins
qu'on ne puisse rationnellement vouloir que chacun croie que de tels
actes sont moralement permis. La Formule de la Loi de la Nature et
celle de la Croyance Morale posent au fond des questions simples : Et
si tout le monde faisait comme moi ? Et si tout le monde pensait comme
moi ? Peut-on avoir moralement raison contre tout le monde ? Kant
ne tourne nullement en rond, car il ne fait pas appel aux croyances ou aux
raisons déontiques, relatives aux actes seulement injustes, car ce serait là
supposer ce que l'on veut démontrer. Il ne suppose pas non plus qu'il est
irrationnel d'agir injustement (à la façon de Socrate), mais qu'il ne serait
pas rationnel de vouloir que tout le monde agisse injustement.
La moralité de l'acte dépend donc de la maxime de l'agent, et la maxime
est universelle quand chacun à la fois agit d'après elle quand c'est possible,
et croit que cet acte est permis. Mais, objecte Parfit, je pourrais vouloir à
tort que ma maxime soit universelle dans de rares cas, car cela ferait
peu de différence (c'est l'objection de la rareté). Par exemple, je pourrais
vouloir universaliser la maxime d'un acte isolé, en sachant qu'il ne se
reproduira certainement jamais : si je vole le portefeuille d'une femme
vêtue de blanc, en train de manger des framboises et de lire les dernières
pages de l'Ethique de Spinoza, je peux me dédouaner en rendant cet acte
moral et en universalisant une maxime qui a fort peu de chance d'être
appliquée : vole le portefeuille d'une femme vêtue de blanc, en train
de manger des framboises et de lire les dernières pages de l'Ethique de Spinoza.
Notons bien que ces détails assez ridiculement choisis ne changent rien à la
décision qui a été prise – et qui seule compte. Mais il peut y avoir des
maximes hautement spécifiques, dont la plus emblématique est la Maxime
Egoïste : fais ce qui est le mieux pour toi. De tels actes ne
sont pas bons, mais ils ne sont pas non plus mauvais. Il faudrait plutôt
dire : ce qu'il fait n'est pas injuste, mais son intention de le faire
l'est. Le devoir de vertu ne consiste pas seulement à agir de façon juste, mais
à agir avec le bon motif. Par exemple : on peut rater son suicide mais ne
pas avoir fait son devoir de ne pas se tuer. Remplir un devoir de gratitude,
c'est ressentir de la gratitude. Kant estime que payer ses dettes pour asseoir
sa réputation de créancier fiable n'est pas juste : il a tort. C'est un
devoir de justice. L'intérêt du boulanger est de faire de bons pains au
chocolat. On peut sauver un enfant de la noyade pour obtenir une récompense
tout en accomplissant un acte véritablement héroïque. A quoi il faut ajouter
les problèmes en partie psychologiques de la confusion des motifs, de l'absence
de motif ou de l'erreur de motif. Quel sens y aurait-il à dire que prendre un
médicament ou enfiler un vêtement chaud est condamnable au motif qu'on le fait
pour son propre bien ?
Un
autre problème est posé par le cas des gens moralement consciencieux qui ont
des croyances morales fausses – comme Kant lui-même avec son impératif de ne
jamais mentir (qui est aussi absurde que ne jamais voler ou ne jamais violer la
loi). En fait, certaines maximes sont entièrement mauvaises (torture autrui
pour te divertir), d'autres parfaitement bonnes (préviens toute souffrance
inutile), mais la plupart sont mixtes – comme la Maxime Egoïste ou
l'interdiction du mensonge. C'est ici l'objection des maximes mixtes : on
ne peut pas trouver de critère de la mauvaise action chez Kant. On ne
trouverait qu'une opposition de présomption délibérative à certains actes, ou
qu'un critère de moralité de l'acte (sans préjuger de la valeur de cet acte).
Kant a pourtant l'ambition de dire quels actes sont bons ou mauvais en fonction
de leur conformité ou de leur non-conformité au devoir. Il faudra donc réviser
la formule de Kant pour qu'elle puisse répondre à ce problème. Autre
problème : la politique générale de l'action n'explique pas toujours le
sens moral d'un acte précis. Le « mieux pour moi » peut impliquer de
tuer ou de sauver quelqu'un, de voler ou de donner, etc. La maxime de Kant ne
devrait donc pas référer à la maxime de l'agent, au sens d'une maxime qui se
réfère à une politique générale de l'action. La politique générale de l'action
n'est d'ailleurs parfois pas pertinente : si je sauve un enfant de la
noyade dans des conditions héroïques, qu'importe que je l'ai fait pour une
récompense ? La Formule de la Loi de la Nature devrait être : on
agit toujours mal, à moins que ce ne soit de la façon dont on voudrait que les
autres agissent, s'ils le pouvaient, dans des circonstances similaires. La Formule
de la Croyance Morale pourrait être : on agit toujours mal, à moins
qu'on ne puisse rationnellement vouloir que chacun estime que de tels actes
sont permis.
Ces
formules évitent l'objection des maximes mixtes, et l'objection de la rareté.
Ce qui compte, dans la description des faits moraux pertinents, c'est ce que
les gens font intentionnellement, et non ce qu'ils ont l'intention de
faire : un kleptomane a l'intention de voler les femmes en blanc qui
mangent des framboises, mais il vole en fait des gens, pas forcément riches,
pour son propre divertissement ; un révolutionnaire russe a l'intention de
tuer le tsar, et tue intentionnellement des centaines de personnes en faisant
exploser un train. Ce n'était pas son intention, de tuer ces gens – qu'il tue
pourtant intentionnellement. Dans certains cas, il faut considérer les
deux : ce qui est fait, et pourquoi c'est fait. Par exemple, un sadique
sauve quelqu'un pour mieux le tuer, et d'une façon bien plus douloureuse pour
lui que dans la situation initiale. Dans beaucoup de cas, donc, la maxime de
l'agent ne nous donne pas une description des faits moralement adéquate. Il y a
aussi des actes sans politique générale de l'action, sans maxime. On peut se
déprendre de l'idée de maxime, tout en restant kantien, et faire appel aux
notions de principes et de lois par lesquels, entre autres, Kant définit ce
qu'est une maxime. La Formule de la Croyance Morale devient alors :
on agit toujours mal, à moins qu'on ne puisse rationnellement vouloir que
tout le monde accepte les principes moraux qui autorisent de tels actes. Et
de la même façon que le bien et le mal ne dépendent pas de la maxime de
l'agent, la simple moralité de l'acte (indépendamment de sa valeur) n'en dépend
pas non plus (s'appliquer à faire son devoir est suffisant à quelqu'un qui ne
veut pas mentir : faire son devoir suffit à qualifier moralement un acte).
Il s'agit donc de réviser la morale kantienne de façon à ne pas référer à la
maxime de l'agent (condition minimale).
Et si tout le monde faisait ça ?
Afin de mieux tester la validité des formules kantiennes, on pourrait
essayer de les prendre à revers. Ainsi, il peut paraître à première vue
moralement justifié, d'après ces formules, de vouloir que tout le monde agisse
d'après une mauvaise maxime (payer moins que sa juste part) si : 1)
l'alternative à cette maxime est restrictive (tout le monde sauf moi agit
ainsi) ; ou 2) l'alternative laisse le monde en l'état (chacun continue à agir
comme il le fait) ; ou : 3) l'alternative implique qu'on suive une
maxime pire encore que celle-ci. La Loi de la Nature marche mieux quand elle
est appliquée à des maximes ou des actes dont trois choses est vraie : 1)
Il est possible à beaucoup d'agir d'après cette maxime ou de cette façon ;
2) Quel que soit le nombre de personnes qui agissent de cette façon, les effets
de chaque acte sont les mêmes ; 3) Ces effets sont à peu près également
distribués entre les gens. L'appartenance à un groupe pose à chacun de ses
membres des dilemmes relatifs aux tensions entre « nous et les
autres », parmi lesquels figure en bonne place le dilemme de l'égoïsme
bien compris, improprement appelé « dilemme du prisonnier ». Dans
tous ces cas de figure, on est membre d'un groupe dont il est vrai que :
1) chacun pourrait chercher son propre bénéfice ou le bénéfice, plus grand, des
autres ; 2) ces bénéfices seraient également répartis entre tous ; 3)
ce que fait chaque personne n'aurait pas d'effet significatif sur ce que font
les autres. Et voici le dilemme : si chacun plutôt qu'aucun fait ce
qui serait en un sens meilleur, nous ferions ce qui est en un sens pire.
Si chacun agit égoïstement, cela est bien pour lui-même. Mais si nous agissons
tous égoïstement, nous faisons ce qui est le pire pour tous et donc pour
chacun. On parle aussi du dilemme du contributeur, qui implique des biens
publics (dont bénéficient même ceux qui ne contribuent pas à leur financement),
et du dilemme du pêcheur : en utilisant de plus gros filets, il pêchera
plus de poissons, mais si tout le monde fait comme lui, il n'y aura bientôt
plus de poissons du tout. Ces dilemmes concernent aussi des cas d'objectifs
contradictoires, et donc pas seulement des méthodes de poursuite d'objectifs
communs. L'un des plus intéressants est le dilemme des parents : faut-il
privilégier ses propres enfants dans tous les cas, sur ceux des autres ?
D'une façon générale, les dilemmes entre « nous et les
autres » peuvent recevoir plusieurs types de solution. Une de ces solutions
est politique : l'impôt et l'amende, pour ce qui concerne les biens
publics. Il y a aussi des solutions « psychologiques » :
beaucoup de croyances morales nous enjoignent à toujours préférer les autres.
Il existe, enfin, les solutions morales, qui sont ici au nombre de deux. Soit
on opte pour un conséquentialisme de l'acte (il s'agit de privilégier les
autres, car c'est ainsi qu'on fait le plus grand bien), soit pour le kantisme,
selon lequel on ne peut pas rationnellement vouloir que tout le monde agisse
d'après la maxime, par exemple : ne contribue pas au financement des
biens publics. Mais un nouveau problème surgit : celui des free
riders (« ticket gratuit », ou, en gros du fraudeur), qui
s'exemptent de toute contribution. La morale commune les condamne – sauf si
cela prend un tour politique (refus du consentement à l'impôt). Il y a enfin le
problème posé par les dilemmes insolubles : par exemple, si personne ne
contribue au financement des biens publics, personne ne fraude ; pourtant,
la formule implique qu'en s'exonérant de contribution, tout le monde agit mal.
La formule exige de nous une contribution, et le kantisme pourrait venir
réviser la morale commune en nous recommandant de toujours préférer le plus
grand bénéfice des autres : les principes moraux sont évidemment faits
pour répondre à des questions qui se situent à l'échelle collective, et c'est
en quoi la formule kantienne de la Loi de la Nature est une magnifique réponse
aux problèmes écologiques, qui nous mettent face à l'impératif de ne pas rendre
la vie impossible sur terre par la sur-consommation d'énergies fossiles. Il
existe néanmoins une autre objection : l'objection du seuil. La
malfaisance d'un acte dépend en effet parfois du nombre de personnes qui
accomplissent cet acte, or la formule kantienne ne prend pas cela en compte.
Par exemple : ne fais pas d'enfant pour consacrer toute ta vie à la
philosophie. Il existe aussi des injonctions contradictoires : sois
spontané ! Quant à l'objection du seuil, peut-être faudrait-il faire
appel à la formule de la Croyance Morale : on pourrait rationnellement
vouloir que chacun estime qu'un acte (comme ne pas faire d'enfant pour
consacrer sa vie à la philosophie) est permis. Mais cela ne règle pas encore le
problème quantitatif du seuil. Une autre réponse pourrait être trouvée dans le
caractère conditionnel des maximes : ne produis pas de nourriture tant
que d'autres en produisent. Mais cela accoucherait d'un monde où tout le
monde voulant devenir dentiste, presque tout le monde se trouverait déçu de ne
pouvoir l'être.
En fait, nous nous trouvons-là face à des maximes mixtes, qui réclament
qu'on leur applique non pas des maximes de l'action, mais une description
pertinente de ce que font les gens : vouloir rationnellement que chacun
agisse ainsi, s'il le peut, dans des circonstances similaires. Prenons par
exemple la maxime : ne fais jamais usage de la force. La question posée est celle du standard
de la conduite, qui chez Kant est établi en fonction d'un monde idéal, sans
considérations d'éventuels effets désastreux : c'est ici l'objection du
monde idéal. Peut-être vaudrait-il mieux dire : fais tout ce que je
pourrais vouloir que chacun fasse, à moins que d'autres personnes n'aient pas
agi ainsi, auquel cas fais ce que je pourrais rationnellement vouloir que
d'autres personnes fassent dans ces circonstances. Dans le cas de la
guerre, par exemple : n'use jamais de violence, à moins que d'autres en
aient usé, auquel cas utilise-là aussi de façon mesurée si c'est la seule façon
que tu as de te protéger des autres. Certes. Toutefois, si cette loi nous
autorise à agir de la façon qu'elle décrit, le monde réel reprend ses droits
au-delà de ce qu'on souhaiterait. Qu'en est-il, pour prendre un autre exemple,
de : aide ceux qui sont dans le besoin, sauf si les autres ne le font
pas, auquel cas fais comme eux ? On voit bien que, si l'on décide que
les formules de Kant doivent s'appliquer aux maximes conditionnelles, la morale kantienne devient très peu
exigeante. Si certaines personnes échouent à faire ce que chacun voudrait
rationnellement que tous fassent, alors il n'y a plus d'actes bons ou mauvais.
La réponse à l'objection du monde idéal, une objection qui d'ailleurs
s'applique aussi au conséquentialisme de la règle comme à certaines théories
morales contractualistes, implique peut-être de se demander si on doit vouloir
que tout le monde agisse d'une certaine façon. Peut-être faudrait-il que
la Loi de la Nature devinsse : on ne doit pas agir en vertu de quelque
maxime dont on ne peut rationnellement vouloir qu'elle soit suivie par tous et
par chacun, plutôt que pas suivie du tout. C'est-à-dire qu'on doit pouvoir
vouloir que, quel que soit le nombre de personnes qui n'agissent pas d'après
cette maxime (quelques uns, certains, la plupart), tous les autres la suivent.
Mais la révision ne change rien, car aucune révision ne peut modifier les
maximes inconditionnelles. Les maximes conditionnelles, en revanche, peuvent
être révisées. Par exemple : fais A, à moins que le nombre de ceux qui
font A soit inférieur à un certain seuil, auquel cas fais B, à moins que le
nombre de ceux qui font B, etc. Cela permet de rapprocher le
conséquentialisme de la règle du conventionnalisme de l'acte.
Quand on objecte à nos croyances morales : et si tout le monde
pensait la même chose ?, répondre : la plupart des gens ne
pense pas comme moi, n'est pas suffisant, mais seulement dans les cas de
dilemme du type « nous et les autres ». Dans la plupart des autres
cas, cette réponse suffit. On peut, quoi qu'il en soit, supposer que tout le
monde doit avoir les mêmes croyances morales – et cette idée kantienne devrait
pouvoir être vérifiée dans tous les cas.
Impartialité
La Règle d'Or (traite les autres comme tu aimerais qu'ils te traitent)
ne peut d'après Kant valoir comme loi universelle, car elle ne contient ni les
devoirs envers soi-même ni ceux envers les autres (et en particulier celui
d'amour). On a le devoir de donner unilatéralement aux autres. En fait, la
Règle d'or ne dit pas : traite les autres comme ils te traitent,
mais : traite les autres comme tu voudrais rationnellement être traité.
Il est fort possible, en effet, de mal comprendre la Règle d'Or : un
hôtelier peut refuser de louer une chambre d'hôtel à un Noir tout en prétendant
appliquer la Règle d'Or : « je veux que tout le monde en agisse ainsi
avec moi, et tel est le cas puisque je ne suis pas Noir ». Dans le même
ordre d'idée, comment peut-on refuser de donner de la nourriture à un affamé
sous prétexte qu'on vient soi-même de faire un bon repas ? C'est que la
Règle d'Or implique de s'imaginer dans la même situation, la même position, les
mêmes circonstances que les autres (ne pas vouloir qu'on nous donne de la
nourriture, si nous étions affamés). Kant critique aussi la Règle D'or au motif
qu'elle autorise un criminel à contester la punition du juge. Et qu'en est-il
si je ne peux sauver la vie que de l'une ou de l'autre de deux personnes en
danger de mort ? En sauvant l'un ou l'autre, j'agis mal : c'est là
une conséquence inadmissible de la Règle d'Or. Nagel propose d'imaginer que,
comme une amibe, je me divise en deux parties, en deux personnes, afin de me
retrouver dans la position de l'un et de l'autre : il faut se mettre dans
la position de tous, afin de pouvoir résoudre une alternative éthique aussi
troublante. La Règle d'Or est au fond sous-tendue par l'idée que chacun compte
également, y compris soi-même, et l'affirmation de Kant selon laquelle elle ne
comporte pas les devoirs envers soi-même est fausse. Est-elle pour autant
meilleure que la Formule kantienne de la Loi Universelle ? Ces deux
Principes visent à rendre notre raisonnement moral plus impartial, mais ils
empruntent pour ce faire des chemins différents. La Règle d'Or impose que
chacun se demande, lorsqu'il agit : Et si on me le faisait, à
moi ? Kant, lui, impose que l'on se demande : 1) Et si tout le
monde faisait pareil ? ; 2) Et si tout le monde trouvait ça
normal ? On peut aussi mentionner la Formule de l'Observateur
Impartial et le Principe kantien du Consentement : avec la Règle d'Or
et la Formule de la Loi Naturelle, nous sommes face à quatre Principes
suprêmes concurrents. De nombreuses objections ont été faites contre la Règle
d'Or : 1) Il est difficile de se mettre dans la peau des autres (d'où le
recours aux expériences de pensée) ; 2) Il est impossible d'appréhender
les conséquences multiples d'une action en se mettant dans la situation d'une
seule personne (la meilleure objection selon Parfit) ; 3) Il y a une
infériorité théorique de cette Règle par rapport aux Formules kantiennes (mais
elle est aussi plus évidente, et donc plus efficace).
Parfit estime que parmi ces quatre Principes, la Formule kantienne est
la moins heureuse des solutions. Il la soumet à l'objection de la rareté, selon
laquelle on pourrait à la rigueur admettre l'universalité d'actions mauvaises,
trop rares pour avoir un jour un effet sur nous : à moins que je ne me
livre à la police, mon voisin sera condamné à ma place. Le fait d'être soi-même
éventuellement victime, plus tard, d'une telle injustice, est largement
compensé par le fait de réchapper immédiatement à de longues années de prison.
Il semble que Kant validerait cette situation ! De la même façon : vole
quand c'est le seul moyen de sauver ta vie, pourrait être adopté comme loi
universelle, parce que cela nous arrange sur le moment et ne risque pas de nous
déranger plus tard (c'est ce que l'on appelle : s'arranger avec sa
conscience). Et alors que la plupart des égoïstes ne pourraient choisir
rationnellement de vivre dans un monde d'égoïstes, on peut, dans le cas où deux
personnes mortellement malades n'ont qu'une seule pilule apte à les guérir,
préférer un monde égoïste où l'on est en vie à un monde moral dont on ne fait
plus partie, et voler la pilule au voisin dont on sait qu'il mourra de ne pas
l'avoir prise. Ici, une mauvaise action donne à son auteur un bénéfice
inhabituellement grand : c'est l'objection des enjeux suprêmes. Trois
Principes condamnent le vol de la pilule, car il a pour conséquence de faire
mourir quelqu'un, et seule la Formule kantienne le condamne au motif que son
auteur ne peut vouloir un monde d'égoïstes ! Il existe une autre
objection : celle de la
non-réversibilité : on ne se demande pas, avec Kant, si l'on veut que les
autres nous fassent quelque chose à nous, mais si l'on veut que tout le monde
fasse quelque chose aux autres. Or, il pourrait se faire que même si tout
le monde faisait quelque chose aux autres, personne ne nous ferait ces choses,
à nous. On pourrait dans ce cas vouloir que tout le monde agisse mal, comme
nous, puisque nous n'aurions pas à en subir les conséquences. Rappelons-nous
l'exemple du raciste : dans bien des cas, le statut quo est favorable à
ceux qui agissent mal (rappelons-nous par exemple le « Salauds de
pauvres ! » lancé par Jean Gabin dans La Traversée de Paris).
Autrement dit la Formule de Kant pourrait renforcer les privilèges de classe,
sinon de race, et les rentes de situation – malgré la forte tendance égalitaire
de Kant. La Formule de la Loi de la Nature, en ne se référant pas à la valeur
morale de l'acte, mais à la volonté de l'ériger en Loi Universelle, ne pourrait
pas condamner l'injustice faite aux femmes ou même l'esclavage, du temps où ces
deux pratiques étaient courantes, justifiées, voire acceptées (parfois même par
ceux qui en étaient les victimes). Mieux vaut ici faire appel à la Règle d'Or
ou au Principe du Consentement : recourir à la Loi de la Nature ne nous
permettrait pas d'en appeler au caractère injustifiable de l'exploitation (et
rien n'est plus commun que de consentir à son propre asservissement, comme on
sait depuis La Boétie). Il en va de même pour l'inégalité des ressources, à
l'échelle mondiale.
Comment s'accommoder de la Formule kantienne en l'état ? 1) Nagel
estime que Kant entend que l'on se mette dans la position de tout le monde, de
milliers de personnes, comme s'il s'agissait d'une inflation démesurée de la
Règle d'Or, agrandie à l'échelle de l'humanité entière. Ce n'est pourtant pas
conforme à l'usage qu'en fait Kant. 2) Rawls propose de l'interpréter en
fonction du voile d'ignorance : il s'agit de ne rien savoir des
circonstances. Mais rien ne dit que Rawls ait raison. 3) Pour T. C. Williams ,
Kant attend que l'on juge de nos maximes dans la position d'un observateur
impartial. Mais c'est faux. 4) Pour Scanlon, Kant veut qu'on se demande si tout
le monde peut rationnellement vouloir que notre maxime soit une loi
universelle. C'est également faux. Aucune de ces quatre solutions n'est
acceptable : il ne s'agit pas de faire dire à Kant ce qu'il n'a pas dit,
mais plutôt de réviser les conceptions « du moins exact des grands
penseurs » (Kemp Smith). La révision proposée par Scanlon est la meilleure
des quatre : ne pas agir selon une quelconque maxime, à moins que tout
le monde ne puisse rationnellement vouloir que chacun juge moralement permis
les actes qui dépendent d'elle. Cette révision reste néanmoins
fausse : nous avons dit, déjà, qu'il s'agissait d'appliquer la Formule
révisée, non à la maxime de l'agent, mais à une description morale pertinente
de la situation, sous la forme : on ne doit pas agir d'une certaine
façon, à moins que (etc.). D'où
la Formule des Principes Universellement Désirables : un acte
est mauvais, à moins qu'il ne soit permis par quelque principe dont
l'universelle acceptation pourrait être voulue par tous. Cette Formule
évacue toutes les objections, à l'exception de celle du monde idéal, qui va
rendre nécessaire une nouvelle révision. Il faut abandonner bel et bien le
concept de maxime de l'agent, au profit de ceux de principe et de volonté
rationnelle partagée. C'est-à-dire qu'il faut privilégier une conception
contractualiste. D'où la Formule Contractualiste Kantienne : Chacun
doit suivre les principes dont tout le monde pourrait vouloir l'universelle
acceptation. Voilà le principe suprême de la morale que recherchait Kant.
Contractualisme
Selon la Formule de l'Accord Rationnel (une sorte
de compromis utile agrandi à des dimensions institutionnelles) : chacun
doit suivre les principes dont chacun pourrait rationnellement accorder qu'ils
sont universellement acceptables (ou pour certains : applicables).
Le présupposé de la Formule concerne la rationalité du choix : elle
correspond à ce qui est mieux, ou supposément mieux, pour nous. Or, il y a des
principes acceptables qui pourraient bien ne profiter qu'à quelques uns – et
les conflits d'intérêt qu'ils provoqueraient pourraient très vite venir à
interdire une véritable universalisation de ces mêmes principes. Ce choix
rationnel pourrait alors dépendre des conséquences désastreuses de l'incapacité
collective à passer contrat : dans un monde sans principes moraux, un
monde amoral, « désaccordé », la vie serait, comme dans la
description qu'en donne Hobbes, « solitaire, médiocre, dure, brutale et
courte ». Autrement dit, il faudrait plusieurs votes tactiques avant
d'aboutir à un dernier round où chacun doit finalement admettre que les
concessions de chacun sont nécessaires à la survie de tous. Pour beaucoup de
contractualistes, donc, la moralité est un fardeau commun, quoique utile. Mais
la notion même de contrat passé autour de principes moraux implique que chacun
ait pu par hypothèse donner son accord. Or, on ne peut se contenter d'une
supposition, d'autant plus qu'étant donné l'urgence de parvenir à un tel accord
(pour sortir au plus vite de cet état calamiteux de guerre de tous contre tous)
chacun pourrait, rationnellement d'ailleurs, imaginer le principe que
choisiraient les autres, et le choisir lui-même pour cette raison-là – et pour
hâter, aussi, une signature sinon sans cesse reconduite, puisqu'en tâtonnant
ainsi dans le noir, des principes différents et divergents surgiraient tout à
trac, un peu comme à la loterie, à chacune de leur mise en lumière. Un autre
argument, disons nietzschéen, consiste à rappeler qu'un monde sans principes
moraux est plus avantageux pour certains, les forts, et que ces derniers
pourraient faire obstacle à un accord, ou le marchander. Les contractualistes
hobbésiens acceptent et intègrent cette limite, en défendant une version
minimale de la moralité qui se limite au bénéfice mutuel, et pourrait donc
légitimer à la limite l'extermination d'indigènes ou de handicapés, dans la
mesure où ils sont inutiles aux colons ou aux aryens. Cette morale on le voit
admet peu de « devoirs pleins et entiers » (Locke).
Rawls, lui, a notoirement défendu une version « équitable » du
Bien. Il s'appuie sur une théorie subjectiviste du désir pour éclairer nos
raisons d'agir, mais il ne fait pas appel, par contre, au principe de l'égoïsme
rationnel. Le désir de justice est en effet rationnel, quoiqu'il aille parfois
contre nos propres intérêts. Mais comme ce qui compte, c'est la procédure
rationnelle même, et non les fins qu'elle se donne, le contractualisme rawlsien
court le risque du formalisme. La raison commune y dépend de l'objet du désir,
si bien que rien ne compte véritablement en soi et par soi. Il faut bien que
Rawls consente à introduire l'hypothèse d'une motivation initiale, qui coïncide
fatalement avec l'égoïsme rationnel – car que pourrait-on bien vouloir sinon
son propre bien ? Que pourrait-on
défendre sinon ses intérêts ? C'est cela précisément qui rend
nécessaire une révision théorique : l'adjonction du voile d'ignorance.
Rawls entend contrer une objection déjà faite au contractualisme
hobbésien : le risque du marchandage des principes consécutif aux
différences manifestes de position sociale sur lesquelles
« l'ignorance » dont il est question jette un voile pudique – ou plus
exactement, épistémique. C'est en devenant aveugle que l'on deviendrait juste –
à la faveur d'une impartialité garantie par cette méconnaissance.
Parfit s'étonne ici que Rawls entende contrer l'utilitarisme par une
théorie qui combine l'intérêt bien compris à la règle de l'impartialité – deux
principes grâce auxquels il définit par ailleurs l'utilitarisme même !
Conscient du fait, Rawls veut épaissir le voile d'ignorance et en donne à cette
fin une interprétation qui s'oppose au Principe Utilitariste d'Utilité
Moyenne. Alors que pour celui-ci, on doit pouvoir se retrouver dans
n'importe quelle position sociale une fois le voile relevé, et qu'on a donc
intérêt à exiger par le contrat un niveau moyen de bien-être le plus haut
possible, le principe d'ignorance de Rawls nous enlève jusqu'à la possibilité
même de former de telles probabilités pour nous rendre, dit Parfit, comme les moi
nouménaux du monde nouménal éternel de Kant – des moi dont la
rationalité est la plus parfaite expression de notre liberté et notre
autonomie. Mais cela n'est pas convaincant, car il faudrait imaginer une
ignorance absolue, y compris de la différence des talents et de la rareté des
ressources, ce qui finirait par faire dépendre la rationalité d'une ignorance
« crasse », et de croyances fausses – jusqu'à faire du savoir même
une forme d'aliénation. Le Principe Utilitariste d'Utilité Moyenne (que
Rawls appelle aussi Formule de l'Egalité des Chances) pourrait être
contesté au titre des simplifications morales évidemment inacceptables qu'il
induit, comme la justification de l'esclavage – mais ce serait une forme de
défense circulaire. Par ailleurs, le Principe de Rawls n'est pas à ce point
contraire à l'utilitarisme. Rawls estime en effet que, privés de la possibilité
d'établir des probabilités eu égard à notre future position sociale, nous
choisirions de faire de la pire situation envisageable la moins mauvaise qui
soit, autrement dit de rendre les pauvres aussi riches que possible (argument
du maximum). Or, ce raisonnement conduit à des absurdités, comme par exemple
vouloir abaisser le niveau d'exigence scolaire de toute une classe au motif que
le moins doué des élèves doit comprendre le cours aussi bien que le plus doué –
une politique du cancre en quelque sorte, ou encore un « privilège du
pire ». Rawls admet que le principe du maximum appliqué à l'exigence de
justice distributive a des conséquences trop extrêmes, et qu'il faut donc
réserver son application aux structures de base de la société – à laquelle le
contractualisme ne parvient pas mieux que l'utilitarisme à fournir un principe
général acceptable de justice distributive. Il y a aussi un certain nombre de
questions morales, et non des moindres, que le « maximum » ne permet
pas de résoudre : quel critère l'exigence de faire aux plus défavorisés la
place la moins défavorisée possible peut-il fournir à celui qui voudrait
« savoir » s'il vaut mieux tenir ses promesses, mentir ou mettre en
danger autrui ? En réalité, le contractualisme de Rawls ignore purement et
simplement les problèmes posés par l'utilitarisme : il soustrait donc à la
théorie morale un certain nombre d'enjeux qui en font légitimement partie –
comme par exemple la question du rapport coûts/bénéfices d'une action. C'est un
passage en force plutôt qu'une démonstration réglée.
Un
contractualisme kantien pourrait, en guise de réponse, retenir l'idée de
l'unanimité, mais pas celle de l'accord. La Formule pourrait en être : chacun
doit suivre les principes dont tous peuvent vouloir (ou choisir) l'universelle
acceptation. Chacun ici suppose (et non décide) que tous
acceptent de tels principes. Or, si le voile d'ignorance rawlsien est fait pour
éliminer les risques de marchandage et de contrainte exercée par les puissants
au moment du contrat, il faut lui préférer la Formule kantienne qui réussit
mieux que lui à le faire : comme nul accord n'est requis, aucune marge n'est
laissée aux pouvoirs de pression. D'autre part, Rawls rejette l'utilitarisme au
nom d'une justice qui n'autorise pas que le grand nombre d'avantages dont
profite la majorité puisse justifier le sacrifice imposé à la minorité. Il
faudrait qu'existe un droit de veto, et que l'accord ne soit donc pas voté à la
majorité mais à l'unanimité – avec le risque que la protection recherchée soit
paradoxalement rendue plus difficile à obtenir, du fait précisément de la
difficulté à parvenir à cette unanimité. Quoi qu'il en soit, Rawls échoue à
garantir une telle protection que le voile d'ignorance interdit tout à fait de
concevoir, en ne permettant pas de savoir qui serait susceptible d'être en
l'occurrence la minorité sacrifiée. Bien que le voile d'ignorance rawlsien assure
l'impartialité, il le fait cruellement, à la manière d'une lobotomie frontale.
Les désaccords entre personnes ne sont pas résolus, mais supprimés. Comme tout
le monde ignore tout de tout le monde, l'unanimité est garantie. Dans
l'expérience de pensée élaborée par la version kantienne du contractualisme, il
n'y a pas de voile d'ignorance. Chacun peut anticiper les conflits d'intérêt
qu'il peut avoir avec d'autres. Mais si l'unanimité n'est pas garantie,
l'atteindre a une signification morale bien plus grande, car on parviendrait
alors en même temps à des principes que chacun pourrait rationnellement
choisir, même en disposant d'une information complète sur les autres.
Scanlon a proposé une version du contractualisme selon laquelle chacun
doit suivre les principes que personne ne pourrait raisonnablement rejeter.
Scanlon entend lui aussi éviter l'utilitarisme (de l'acte), en délicatesse avec
beaucoup de nos convictions morales, parmi les plus fermement enracinées – or,
les formules contractualistes ne permettent pas de faire appel à de telles
convictions, et c'est en quoi du reste elles ne sont pas vides de sens et ne
présupposent pas ce qu'elles entendent démontrer. Elles n'en ont d'ailleurs pas
forcément besoin. Le contrat « moral » de Scanlon permet de condamner
l'acte d'un médecin qui tue un patient pour en sauver cinq autres, au titre de
l'argument « angoisse et défiance » : on ne peut choisir de
vivre dans un monde où nos relations avec les docteurs sont en permanence
empoisonnées par l'éventualité qu'ils nous tuent pour en sauver d'autres. La
forme contractuelle de la morale permet justement d'éviter l'idiosyncrasie d'un
acte dissimulé, en faisant appel à des principes partagés. La Formule de
Scanlon conduit à rejeter l'utilitarisme de l'acte (faire ou essayer de faire
ce qui profite au plus grand nombre) d'une manière encore différente : en
préférant un Principe alternatif, le Principe d'Urgence, au principe du
Pire Fardeau et au principe du Moyen Blessant (le Principe du Pire Fardeau ne
fait pas appel à des croyances morales, à la différence du Principe du Moyen
Blessant : on peut appliquer au premier le contractualisme de Scanlon avec
succès, tandis que le second reste dépendant de croyances déjà établies, avant
contrat). Les docteurs ne doivent jamais tuer certains de leurs patients pour
en sauver d'autres, mais dans certains cas d'urgence non-médicaux, toutefois,
chacun peut légitimement faire ce qui sauve le plus de vies. Ce qui est
moralement important n'est pas la relation causale entre le fait de sauver cinq
personnes et celui de me tuer pour y parvenir, mais la relation
personnelle entre vous et moi dans le cas décrit, et la différence à faire
entre urgence médicale et non-médicale. On n'aimerait pas que nos médecins
s'autorisent à tuer pour sauver, car nous courrions alors le risque d'être tué
par un soignant ; en revanche, même si on ne connaît pas personnellement
notre éventuel sauveur en situation d'urgence non-médicale, il y a fort parier qu'on aimerait faire partie des
sauvés.
Pourquoi devrions-nous ignorer, comme on l'a dit, nos croyances morales
en appliquant des formules contractualistes à un certain nombre de cas
d'éthique appliquée ? Il faut, pour répondre à pareille question, recourir
à la méta-éthique : pour les
intuitionnistes, il y a des vérités indépendantes à propos de ce qu'il faut et
de ce qu'il ne faut pas faire – ce que le constructivisme conteste en
prétendant que le bien et le mal sont déterminés par les principes qu'on a
choisi de suivre. L'esclavage n'est bon ou mauvais qu'en vertu du contrat
moral qui règle les rapports sociaux d'une communauté donnée. Ce scepticisme
doit être condamné. Mais cela nous contraint à réintroduire dans les termes du
contrat des croyances morales qui lui sont antérieures et, à ce titre, le
compromettent. Il y a en réalité deux façons par lesquelles une propriété de
l'acte rend cet acte mauvais. Une telle
propriété ne cause pas le mal : celui-ci est la propriété qui rend
l'acte mauvais de façon non-causale. Mais quand un acte a d'autres propriétés
(causer une souffrance inutile, constituer une fausse promesse), celles-ci
rendent cet acte mauvais de façon non-causale en créant la propriété distincte
d'être mauvais. Et Scanlon entend rendre compte non pas de ce qui fait qu'un
acte est mauvais, mais du mal lui-même ou de ce que c'est pour les actes
d'être mauvais. Or, ce n'est pas la
propriété d'être un acte mauvais, mais celle de rendre un acte mauvais qui
devrait intéresser la théorie morale. D'ailleurs, Scanlon accepte désormais
de dire que, dès l'instant où des actes ont certaines autres propriétés, cela
fait d'eux des actes prohibés par des principes incontestables, et aussi des
actes incontestablement mauvais. On est donc en droit de défendre la
restriction des croyances déontiques sans rejeter la valeur de nos intuitions
morales. C'est uniquement pendant l'examen de ce qu'implique le contractualisme
qu'on doit suspendre ses croyances morales – des croyances qu'on est au
contraire fondé à retrouver au moment de choisir une forme ou une autre de
contractualisme. La contribution de Scanlon à la théorie morale consiste
justement dans le recours aux croyances intuitives pour discerner les
fondements raisonnables d'un rejet de certains principes moraux.
Conséquentialisme
Le
plaisir et la douleur sont bons ou mauvais dans la mesure où ils nous donnent
des raisons de les éviter ou de les rechercher : Hume et Kant n'admettent
pas toujours cela, soit (Hume) par assimilation pure et simple du bien et du
mal au plaisir et à la douleur, soit au contraire (Kant), par dissociation des
uns et des autres (pour Kant, le bien et le mal s'appliquent aux actions et non
aux sensations). Toutefois, la douleur est un mal pour celui qui la ressent,
mais aussi de manière impersonnelle (Nagel) : on a toujours des raisons de
regretter la souffrance de quelqu'un, quel qu'il soit (je ne souhaite ça à
personne, pas même à mon pire ennemi). Le meilleur impersonnel
correspond de ce point de vue au résultat que, d'un point de vue impersonnel,
tout le monde aurait le plus de raison de vouloir ou d'espérer. Les théories
subjectivistes, au contraire, ne permettent pas de juger qu'une épidémie isolée
ou un tremblement de terre éloigné soient un mal, car ils ne le sont pas pour
tous. Mieux vaut garder à l'esprit un sens du bien et du mal, du meilleur et du
pire, qui implique des raisons. Pour le conséquentialisme, le caractère
bon ou mauvais de nos actes dépend seulement de faits relatifs à la manière
dont les choses pourraient le mieux se passer. Pour certains
conséquentialistes (les utilitaristes), les choses se passent du mieux possible
quand elles bénéficient le plus aux gens, c'est-à-dire quand elles leur donnent
la plus grande somme totale de bénéfices au moindre coût. D'autres retiennent
le critère de la redistribution des bénéfices :
« conséquentialisme » est un terme trompeur, car la valeur de
certains actes peut dépendre de faits passés (un crime, une histoire ancienne,
ou un mort auquel on a fait une promesse) et ne pas dépendre de leurs résultats
effectifs. La question à poser est celle de savoir ce que tout le monde
voudrait, d'un point de vue impartial. Le critère conséquentialiste du meilleur
ou du meilleur espéré peut être appliqué directement à tout : les actes,
les règles, les lois, les habitudes, les désirs, les émotions, les croyances,
la distribution des richesses, l'état de l'atmosphère terrestre, etc. C'est un
conséquentialisme de l'acte. Les conséquentialistes indirects appliquent le
critère du meilleur directement à certaines choses et indirectement à d'autres.
Les conséquentialistes de la règle l'appliquent directement aux règles et
indirectement au reste. Les conséquentialistes du motif font de même pour le
motif. L'éthique « des vertus » est une forme de conséquentialisme
indirect, qui fait appel aux dispositions capables de promouvoir l'excellence
humaine et le bien-être.
Le conséquentialisme qui appliquerait le critère directement aux
maximes, pourrait préconiser que chacun doit agir seulement en vertu de maximes
optimisantes (de maximes qui, suivies par tous, rendraient les choses
impartialement meilleures). La formule Kantienne permet à certains de ses
interprètes d'être à bon droit des conséquentialistes de la maxime, ce qui peut
être retenu contre elle dans la mesure où les impératifs moraux en question
devraient être universels : c'est une objection relativiste. Il faudrait
réviser la formule kantienne pour qu'elle fasse appel non pas à ce que l'agent
pourrait rationnellement vouloir, mais à ce que tout le monde pourrait
rationnellement vouloir.
Chacun devrait suivre des principes dont l'universelle acceptation
pourrait être rationnellement voulue ou choisie :
c'est la formule contractualiste kantienne, qui engage chacun à suivre des
principes optimisants. Voilà un argument « kantien » en faveur du
conséquentialisme de la règle (ou des principes). Mais sans le point de vue
impartial, on pourrait bien ne pas vouloir adopter ces principes
optimisés : ils pourraient être contrebalancés par des raisons égoïstes.
Le principe de proximité peut être rationnellement préféré au principe du
nombre pour des raisons égoïstes. Le choix à faire est au fond celui entre
l'égoïsme rationnel (on a toujours raison de faire ce qui est mieux pour soi)
et l'impartialisme rationnel (on a toujours raison de faire ce qui est le mieux
d'un point de vue impartial). Mais il serait toutefois plus judicieux de faire
appel à des conceptions objectives fondées sur des valeurs larges, qui nous
permettent en fait d'opter selon le cas pour l'une ou l'autre de
l'alternative : on est alors autorisé, mais pas requis, à
préférer ce qui est meilleur pour nous ou pour nos proches. Dans le cas de
l'égoïsme aggravé par contre, où je ne peux jamais préférer ma propre mort à
quoi que ce soit d'autre, cette conception aboutirait à l'inacceptable
conclusion que je peux préférer me sauver plutôt que sauver la vie d'un million
de personnes. Autrement dit, un égoïste aggravé serait rationnellement
autorisé, grâce à la formule kantienne, à sauver sa propre vie en toutes
circonstances. Mais c'est plutôt l'égoïsme aggravé qu'il faut rejeter.
Le rejet des principes optimisants pourrait être lié à des faits qui
concernent le bien-être de certains autres. Qu'en
serait-il si je devais choisir entre sauver cinq inconnus et sauver un
enfant ? Ou : entre sauver cinq enfants ou le mien ? On peut
considérer, contre les principes optimifics,
qu'on a toujours le droit de protéger son enfant. Mais il faut, au point où
nous en sommes, mettre de côté nos croyances morales sur ce qui est bien ou
mal : ce n'est qu'une fois établies toutes les implications de la formule
kantienne qu'on pourra décider ou non de la retenir. Reformulons les termes de
l'exemple, soit : choisir entre sauver cinq personnes, et une seule que
vous aimez. Roméo aurait-il laissé mourir Juliette ? Comment être ici
impartial ? Mais on est aussi, après tout, fondé à préférer le bien-être
des étrangers : cela n'est pas irrationnel. Roméo et Tristan pourraient
bien faire ce qu'ils n'ont pas de raisons suffisantes de faire, car c'est ainsi
qu'on agit la plupart du temps. Où l'on retrouve aussi les conséquences
absurdes de l'égoïsme aggravé : préférer rationnellement la mort d'un
million de personnes à celle de ma bien-aimée. Il y a un conflit entre les buts
perfectionnistes, valables pour eux-mêmes, sans dépendre du bien-être de
quelqu'un seulement (l'amitié, les relations personnelles enrichissantes,
l'excellence artistique ou scientifique) et les raisons partiellement
perfectionnistes : ces cas sont rares, évidemment.
Le problème s'aggrave dès lors que par hypothèse, les
principes optimisants requièrent de nous des actes que nous croyons mauvais.
Que faire ? On ne peut faire appel aux croyances morales et aux raisons
déontiques, mais on peut faire appel aux traits caractéristiques qui rendent
ces actes moralement mauvais. Ces traits donnent des raisons non-déontiques de
ne pas agir de cette façon-là, et vont donc à l'encontre des principes
optimisants qui les légitiment. Par exemple, dans le cas du Moindre Mal,
vous savez qu'à moins que vous ne sauviez cinq personnes en en tuant une, Grey
et Green les sauverons en en tuant deux chacun. Si nos actes ont des traits
caractéristiques qui les rendent mauvais, les principes optimisants n'exigent
pas de nous que nous les accomplissions, à moins peut-être que de tels actes ne
permettent d'en empêcher d'autres de même acabit. Me tuer en sauvant
cinq personnes donne des raisons non-déontiques de ne pas le faire (car cela ne
rend pas cet acte mauvais), tandis que me tuer pour sauver cinq
personnes me donne des raisons déontiques de ne pas le faire (car cela rend cet
acte mauvais). On n'a donc pas de raison non-déontique de ne pas agir ainsi, et
l'objection tombe. Admettons que ces traits caractéristiques nous donnent aussi
des raisons non-déontiques de ne pas agir ainsi. Les principes optimisants nous
recommandent d'agir d'une façon telle que les faits concernés doivent nous
donner des raisons impartiales de vouloir que chacun agisse de la sorte dans
des cas similaires – ces raisons impartiales ne peuvent être décisivement
contrebalancées par des raisons personnelles et non-déontiques. La seule raison
qui pourrait supplanter à la fois des raisons personnelles et impartiales
puissantes, c'est la certitude qu'un choix, étant meilleur pour nous ou pour
les nôtres, ou rendant les choses meilleures d'un point de vue impartial,
serait en fait moralement mauvais. On n'aurait pas ici de raisons
non-déontiques de ne pas agir, et
l'objection tombe.
Les conséquentialistes font des affirmations à propos de ce qui serait
le mieux du point de vue des raisons impartiales. Ce sont des affirmations à
propos de ce que, d'un point de vue impartial, chacun a le plus de raisons de
vouloir ou de choisir. Les plus fortes objections au conséquentialisme sont
issues de certaines de nos croyances intuitives à propos des mauvaises actions.
Dans le contractualisme comme dans le conséquentialisme, il s'agit de
déterminer ce qu'il serait rationnel pour chacun de choisir d'une façon qui
rende ce choix impartial, et les contractualistes nous demandent même
d'abandonner nos intuitions morales non-conséquentialistes : un argument
aux prémisses contractualistes pourrait avoir des conséquences (et se révéler
conséquentialiste). De la même façon, on ne peut pas vouloir universellement et
rationnellement des principes non-optimisants : la formule kantienne de la
Loi Universelle doit être révisée dans le sens d'un conséquentialisme de la règle.
Conclusions
Le conséquentialisme de l'acte correspond au syndrome « Amélie
Poulain » ou « Anneau de Gygès » : on se trompe sur ce qui
est bon pour nous et pour les autres. Le conséquentialisme de la règle
recommande quant à lui de suivre les règles optimisatrices. Il est faux de dire
que le conséquentialisme de l'acte recommande lui aussi ces mêmes principes :
on retombe en fait sur des pratiques qui, au total, sapent les institutions
communes, flétrissent les promesses et la confiance, interdisent les projets
personnels à long terme et les relations de valeur.
Il faut distinguer entre ce que nous devrions faire idéalement, si nous
y parvenions tous (théorie de l'acte idéal ou de la conformité parfaite), et ce
que nous devrions faire en sachant que certains agiraient mal (théorie de la
conformité partielle). Il faut aussi prendre en compte les erreurs, les
motivations, les désirs et les dispositions. Il faut enfin distinguer entre nos
motifs et nos dispositions, par une théorie des motifs, elle-même subdivisée
entre une théorie « idéale » et « partielle ».
Retournons à la formule kantienne du Bien Suprême. Quel monde est le
plus proche du monde idéal de Kant (une conception à laquelle il faut
soustraire la supposition qu'on mérite de souffrir) ? Il ne faudrait pas plus
de bonheur et moins de souffrance, mais il faudrait que ce bonheur advienne
d'abord à ceux qui en ont le moins. Notre bien-être ne dépend pas que de cela,
et le Bien ne dépend pas que de notre bien-être. Il faut aussi comparer vertu
et bonheur : pour certains, la vertu est un bien plus grand que le bonheur
(avec le conséquence absurde qu'au marché du bien, un gramme de vertu serait
préférable à cent kilos de bonheur). S'il y a un seul ensemble de principes que
tout le monde pourrait rationnellement vouloir comme lois universelles, il ne
peut s'agir que des seuls principes que personne ne pourrait raisonnablement
rejeter. C'est l'argument de la convergence : le contractualisme de Kant
et de Scanlon deviennent alors compatibles. Ces principes ont trois
supports : une action est mauvaise si elle est condamnée par un principe
optimisateur, universellement souhaitable, et rationnellement impossible à
rejeter. En cas de doute (enfreindre une loi inique, dire un mensonge à bon
escient, contraindre quelqu'un pour son bien, voler un bien inutilisé, ou
occuper un logement vide), il suffirait qu'un seul de ces trois chaînons
condamne l'acte pour qu'il soit considéré comme immoral.
Toutefois, mieux vaut peut-être procéder par ordre inverse, c'est-à-dire
fonder le conséquentialisme de la règle
sur le contractualisme kantien, afin d'éviter tout conséquentialisme de l'acte,
lequel partage avec le premier l'idée que tout ce qui compte, en fin de compte,
est que les choses aillent bien. Au
terme de ce long périple argumentatif, on accouche d'une conception au tiers
conséquentialiste, au tiers contractualiste et au tiers kantienne : nous
doutons des vérités morales, surtout à cause de nos désaccords moraux. Mais
surmonter les seconds devraient nous permettre d'approcher les premières.