Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

dimanche 16 février 2025



Le mystique des mysticiens 

 

 

(Colloque de Grenoble, 6 février 2008)

 

Jean-Maurice Monnoyer 

 

 

    On se mord les lèvres à parler du mysticisme dans un colloque où il semble pratiquement inévitable dans ce cas qu’on ne s’embrouille dans un verbiage incompréhensible. Je ne peux pas ne pas en avertir mes auditeurs, d’autant plus que je voudrais cerner la différence entre l’indicible et l’inexprimable, qui sont des termes privatifs (l’un servant à définir l’autre, pense-t-on) et que vouloir cerner cette différence est peut-être une entreprise chicanière ou un dévergondage savant. Prendre exemple sur le Tractatus de Wittgenstein, alors qu’il a parlé ailleurs de l’expérience religieuse, paraît d’emblée très limitatif et j’espère qu’on m’excusera d’en restreindre la portée.

 

    Wittgenstein n’a pas été loin de penser qu’on pouvait associer le mysticisme à un phénomène moins individuel que social. Je ne crois donc pas qu’on puisse parler de mysticisme réellement personnel en ce qu’il le concerne, ni même autour du mysticisme (Wovon). Quoique beaucoup d’interprètes confondent l’imprédicativité des catégories éthiques avec le mysticisme, pris au sens faible (comme le fait Hans-Johann Glock par exemple). Il y aurait une sorte d’interdit dans cette affaire. Ne pas parler du contenu du mysticisme ne signifie pas que le mysticisme soit associé à une sorte de déviance terminologique. Ma présence ici à Grenoble tient au rapport entre mysticisme et logique, à l’occasion de la nouvelle traduction qu’a proposée Denis Vernant de l’écrit de Russell, et chez Russell en relation avec le titre de l’ouvrage l’interrogation portant sur la nature de cette conjonction des termes de « logique » et de « mysticisme ». Russell a su exprimer ce rapport avec une incontestable franchise de ton, mais Wittgenstein dans le même temps, a su ne pas l’exprimer, et a tenté de dire pourquoi, tout en réussissant à contourner la difficulté. Plutôt que de me lancer dans une étude du rôle de la négation qui servirait de clef pour entrer dans le vif de la question, je me tiendrai volontairement en retrait. Le plus simple est d’essayer de comprendre ce que Wittgenstein en pense de son côté par un travail de souscription qui consiste à mettre l’accent sur certains énoncés qui s’y rapportent. Je parle de « souscription », au sens d’approuver et d’accepter un crédit que se fait à lui-même le commentateur plutôt qu’à l’auteur qu’il commente. Je pratiquerai un peu à la façon dont l’auteur a aligné quelques remarques en marge des traductions de C.K Ogden et de Ramsey en 1922, dans l’édition des Lettres à son traducteur procurée par Von Wright en 1973. Il apparaît vite, si l’on procède ainsi, qu’on peut cerner les occasions où il en est question plus ou moins clairement, mais sans rien dire du mysticisme en tant que te,l par exemple dans un attitude de détachement. Il importe en effet de séparer le mysticisme psycho-pathologique et le mysticisme objectif. Du premier, je prends l’exemple dans les Mémoires du Président Schreber. Du second, qui m’intéresse plus, je crois que nous pouvons en trouver une expression splendide dans les sermons de la grande Ecole Rhénane, dans le monde médiéval et baroque. En 1919, après la rencontre de La Haye, Russell avait été quelque peu effaré, comme il l’écrit à Lady Ottoline, de l’entendre citer les noms de Kierkegaard et d’Angelus Silesius : antérieurement, sa sœur Hermine lui avait d’ailleurs expédié plusieurs livres de Kierkegaard que T. Haecker avait traduit pour le compte de Von Ficker et de sa revue Der Brenner à laquelle il était abonné.

 

   Ce qui lie Russell et Wittgenstein se tient dans une affirmation plus ou moins explicitable d’après laquelle pour qu’il y ait quelque chose comme une logique ou « le » logique, il faut qu’il y ait le monde, même si ce que nous venons de formuler sans précaution : « il faut qu’il y ait le monde », ou possiblement un monde, est un énoncé typiquement dépourvu de sens. Le renversement le plus normal est de penser cette idée en soulignant que l’existence du monde est le fait dont la logique ne peut se passer pour être ce qu’elle est dans sa puissance normative d’expression, ce qui signifie alors que lorsque Russell parle du monde extérieur, il a déjà répondu à la question qui pour Wittgenstein ne se pose pas. Comme on a l’habitude de donner un sens à l’association d’une contraction du Moi ou d’une dilatation du Moi qui seraient des marques du mysticisme, il s’ensuit que nous ne pouvons plus savoir sous quel rapport le monde extérieur est « un » monde extérieur. Mais si nous pouvons inférer qu’« il y a » un monde extérieur, ainsi que le soutient Russell, alors nous n’avons plus de raison de contester que la logique ne se rapporte à ce monde, quelque assignation que nous lui donnons, parce que ce qui est ici à discuter c’est bien en effet d’abord le combat contre les visions du monde (Weltanschauung), et ensuite de savoir si la conception scientifique du monde, au sens du Wiener Kreis, est susceptible de nous donner satisfaction contre les premières. Pour nous, le mysticisme est simplement alors une étape dans cette entreprise qui conteste que « monde » soit un terme admissible en situation, dans une situation pragmatique par exemple, et non pas dans le sens que lui donne McDowell, comme s’il y avait « l’esprit et le monde », l’esprit et ce qui n'est pas lui. On pourra mettre ensuite tout le mastic conceptuel nécessaire pour aller de l’un à l’autre et se passer du mystique et du sentiment mystique. 

 

    Il me semble aussi utile de distinguer en commençant l’illustration biographique (chercher les sources du mysticisme supposé de Wittgenstein), et la souscription des phrases qui en traitent dans l’objet éditorial qui s’appelle Tractatus logico-philosophicus : une méthode que je vais tenter de privilégier, autant que faire se peut. Cette explication génétique peut être importante, mais elle ne nous apporte pas autant que nous le souhaiterions et le résultat que nous en obtenons est assez pauvre. 

 

  1/ Dans les Carnets, puis les lettres retrouvées et plus récemment dans les Carnets secrets, on obtient une image de plus en plus précise de la présence de formulations indexées par des considérations mystiques, chrétiennes et tolstoïennes. Nous savions déjà que Wittgenstein avait montré un grand intérêt pour les Leçons sur l’expérience religieuse de William James. On pourrait même selon certains envisager alors le Tractatus en tant qu’il constitue une sorte d’évangile de la logique qui serait rédigé avec art, mais ce n’est pas très sérieux. La note religieuse fondamentale nous paraîtrait sciemment et systématiquement assourdie par l’appareillage de la notation logique — ou pour être plus clair, le Tractatus aurait bien un contenu religieux, selon certains des commentateurs, qui aurait été assourdi « sémantiquement », telle une musique de fond qu’on est censé ne pas entendre. Cette pente interprétative est dangereuse toutefois, puisque nous ne considérons plus ce qui est dit ou imprimé (ce qu’il est vraiment à discuter, et ce que l’auteur appelle la vérité de ses propositions) que comme étant la projection de préoccupations personnelles de Wittgenstein. Plus grave, nous ne lisons le texte que tel un « testament » qui aurait déjà été numéroté à Olmütz (dans la deuxième phase des affectations militaires de Wittgenstein quand il rencontre Engelmann, l’élève-architecte que lui adresse Loos sur le front) : un testament qui aurait ensuite été transmis à un factotum de la famille Wittgenstein, un certain H. Groag. Ces recherches conduisent à penser que le Tractatus est un texte esotérique, et je soutiendrai volontiers l’inverse : que ce que nous croyons être oraculaire, cryptique, en imaginant une expérience religieuse du monde qui serait sémantiquement assourdie, ne l’est pas du tout, parce que le texte numéroté constitue au sens wittgensteinien une forme publique d’expression qu’il considérait pour sa part à juste titre comme définitive. Je ne nie pas, cela disant, qu’il n’y ait pas une énorme charge émotive et affective dans le livre, une charge qui serait à la source d’une religiosité diffuse présente dès l’item 1. Pour les Autrichiens, die Welt ist alles was der Fall ist est incompréhensible comme tel. Il veut dire tout bonnement, puisque der Fall est aussi la chute originelle : le monde est le monde en tout ce qu’il est, dans son état de dépravation, depuis le péché originel. Les prisonniers de Cassino qui accompagnaient Wittgenstein comme Parak, le comprenaient ainsi. On peut penser aussi à une autre expression repérée déjà par Black (Companion, p. 374) et connue de Diego Marconi aussi :

 

  Wie sie alles verhält, ist Gott

  Gott ist, wie sich alles verhält

 

Ces deux énoncés laissant penser que Dieu et le monde ont été plus ou moins confusément identifiés dans une forme de panenthéisme, qui s’opposait alors au théisme et au panthéisme. Von Wright rappelle lui aussi que le Dieu de Wittgenstein n’était pas un Dieu personnel. Monk assimile l’individualisme religieux de Wittgenstein à celui d’Engelmann. 

 

     Pour ma part, je conteste seulement qu’il y ait quoi que soit qui serait assourdi, ou proprement mystifiant dans cet écrit, de même que je considère que tous les énoncés qui ont pour sujet « le monde » ne sont pas annexes pour une compréhension minimale du Tractatus en entrant de plein droit dans ses conditions de lisibilité (Maslow avait indiqué dès les années Trente que le Tractatus est inintelligible si on se refuse à les réunir, et Miss Anscombe pense de même). On peut se dispenser de leur donner de l’importance, mais dans ce cas, on aurait intérêt à penser que le Tractatus n’a aucune importance majeure : ce qui est après tout possible, tant la superposition des commentaires et des réactions a empêché la souscription correcte dont je parle. Celle-ci est un mode de lecture plus discret qui risque aussi d’aboutir à des conclusions triviales, du genre : Wittgenstein a dit en quoi ce qui ne peut pas être dit ne peut pas être dit et que ce qu’il montre est écrit dans ce qu’il montre qui s’écrit, etc. 

 

2/ La pertinence philosophique de la question (peut-on parler du mystique pour Wittgenstein ?) est donc ici fort délicate à dégager. Je viens de dire que le Tractatus est par essence un ouvrage exotérique, indépendamment des conditions de sa rédaction et de sa transmission. Je crois qu’il le reste et je prétends dire pourquoi si j’en ai le temps. Cela n’implique pas à mes yeux qu’on puisse le rendre paraphrasable, ni adopter un genre de licensed disquotation : une liberté « décitationnelle » de tel ou tel énoncé que nous retiendrions de préférence à tel autre pour le reformuler. Une pratique évidemment douteuse. Nous savons à quel moment sont apparues les questions techniques qui l’ont provoqué, et cela dès 1912. Nous savons aussi comment le questionnement métaphysique et existentiel a été formulé en contrepoint des anti-solutions que Wittgenstein a proposées à Russell, sur le cas des complexes, sur l’axiome de réductibilité, sur le signe de l’identité, sur le refus des variables non-liées, etc. Aucun des gribouillages préparatoires de Wittgenstein ne nous a été épargné, et quand l’on pense qu’il aurait brûlé en 1950 – la dernière fois qu’il est venu à Vienne, tout le matériel préparatoire résiduel (quatre carnets au moins qu’il tenait sous le boisseau), on frémit à l’idée que nous aurions eu autant de mondes possibles que de proto-tractatus et d’archi-écritures imaginables. Tout ce matériau disponible aujourd’hui, je pense aux carnets codés découverts en 1991, paraît presque caractériel et idiomatique dans un premier temps, à l’exception du raturage syntactique de première valeur qu’il entreprend sur le signe propositionnel. Wittgenstein est tenté, nous dit-il, par la figure de la sainteté, et je nommerai Mischtik, ce mélange de sentiments divers qui frisent la provocation du fils de famille doué et mal dans sa peau où cohabitent le désir du génie comme l’aversion pour la bêtise de ses semblables. Il éprouve, on le sait, une sorte de rejet immédiat des Principia Ethica de Moore, alors que le même Moore envisagera lui le Tractatus comme une sorte de De emendatione de la logique. L’évolution de Wittgenstein est captivante avant la guerre, elle est beaucoup plus trouble pour des raisons compréhensibles dans les différentes phases du conflit. Il devait rester quelque chose, croyait-il, de son destin taillé sur mesure et le Tractatus a pu être compris par son auteur — au sens homo-diégétique tel un « journal de guerre » — en tant qu’un témoignage de ce que sa résignation sensuelle avait conçu pour surseoir à une catastrophe de l’Ego. Pourtant ce mélange littéraire de la Mischtik n’a pas grande valeur pour déterminer la pertinence de la question. Tout cela est fort troublant et parfois romanesque, mais ne constitue pas « l’autre livre » : la partie non-écrite dont il parle à L. von Ficker. Il est beaucoup plus facile pour certains philosophes de commenter l’autre livre. Ce que Wittgenstein a laissé entendre à cet égard est un miroir aux alouettes pour tromper les importuns, sinon un reste de bonne éducation. Retenons donc à ce propos pour ne pas nous égarer que tout ce qui pouvait être « traité » l’a été dans ce traité : comme le dit la Préface et qui l’a été « sans reste ». Le motto de Kürnberger vient en apporter la preuve. « Tout ce que l’on sait, qu’on n’a pas seulement entendu comme un bruissement ou un grondement, se laisse dire en trois mots ». A y regarder de près, rauschen et brausen sont des verbes d’artillerie. Wittgenstein fait donc directement allusion à une version sociale du bavardage et des inanités de la soldatesque autrichienne tout en mentionnant finement ce qu’il a vu et entendu dans les situations inimaginables où il s’est trouvé, de l’avis même de ses officiers supérieurs : dès qu’il fut sur le pont de l’aviso descendant la Vistule, par ex. Wittgenstein s’occupait du repérage des positions de l’artillerie ennemie (où il était passé maître, y compris sur le front italien dans la dernière période), mais il souffrait beaucoup d’entendre ce qu’on lui disait quand il devait communiquer par radio à l’arrière.  

 

    Je serais prêt à faire un effort pour me laisser aller à dire que la mort de son père et le décès de David Pinsent, à qui le livre est dédié, auront joué un rôle dans l’éclosion d’un sentiment mystique. Je peux même citer une lettre reçue de sa sœur Hermine de juin 1917, où est rédigé au crayon : Worüber man nicht reden kann, darüber muss man schweigen, qui anticipe la version publique de la compréhension de l’énoncé 7. Ce sur quoi un discours, une oratio en bonne et due forme, ne peut être prononcé, en deux mots ce sur quoi on n’a rien dire d’explicite, nous devons le taire. N’était que reden est remplacé par sprechen dans la version finale, ce qui change complètement le sens. La question n’est plus de garder un mutisme sur ce qu’on ne saurait formuler, et même de taire ce qui n’est pas opportun de dire, au sens social du terme. Il est intéressant de noter ici que Wittgenstein refuse une formule balancée et emphatique, où reden et schweigen sont des antonymes parfaits. Ce qui est mystique chez Wittgenstein s’exprime donc dans le sentiment de la langue, avant donc de se marquer sur le fond comme un sentiment mystique. Mais cette conclusion aussi ne va pas de soi et paraît bancale. Nous verrons ensuite que le commandement mutique est d’une autre nature. Il ne s’agit pas seulement comme on l’entend souvent de mettre fin au bavardage (Geschwätz), ou aux futilités conversationnelles (das Schweifeln), qui en réalité caractérisent pour Wittgenstein tout le préchi-précha quotidien des bonnes âmes déguisées en promoteurs de système de pensée. Restons lucides : il y a des claques qui continueront de se perdre. Le commandement mutique qui met fin au Tractatus est une façon de parler très particulière qui n’est certainement pas paradoxale, et qui ne se confond non plus avec une sorte d’Ursprachspiel, un jeu de langage extra-originaire. 

 

3/ La pertinence philosophique de la question ne relève pas de ce que Wittgenstein a voulu dire, comme le croyait Ogden dans la première version de sa traduction.  Elle dépend d’un examen beaucoup plus rigoureux. D’abord de la position du solipsisme, qui est irréfutable comme l’a reconnu Russell. Ensuite de la délimitation qui l’obsède entre ce qui ne peut pas être dit (Unsagbar) et ce qui est dépourvu de sens (sinnlos). Généralement, les interprètes opposent de façon normale, comme le texte y invite, ce qui est sinnlos et ce qui est unsinnig parce que la démarcation est plus facile à faire. En d’autres termes, on comprend bien que les tautologies ne disent rien du monde (elles sont sinnlos), mais on ne comprend pas bien pourquoi c’est du monde qu’elles ne disent rien, et de quel monde elles ne disent rien. On perçoit clairement que les énoncés mal formés sont mal articulés au sens matériel d’abord, et que, s’ils sont absurdes logiquement, comme « Socrate est identique » ils ne peuvent pas être vrais. L’exemple de ce qui est un non-sens (Unsinn), c’est par exemple « p est une proposition », dont Wittgenstein refuse qu’on l’écrive comme Russell : p  p (5.5351). En revanche, de la philosophie, il dit qu’elle doit signifier l’indicible, : sie wird das Unsagbare bedeuten, indem sie das Sagebar klar darstellt. L’indicible « stricto sensu » n’a donc qu’une seule occurrence dans le Tractatus : c’est à la philosophie que revient de présenter ce qui peut être dit clairement (4.115). Mais cet item est obscur. De quoi se mêle ici Wittgenstein ? Il nous dit que la philosophie doit montrer l’indicible à travers ou à partir du dicible. Qu’il s’agirait de tracer des frontières (Grenze) entre le pensable et l’impensable. On pourrait estimer que la réponse wittgensteinienne est perverse. Nombre de commentateurs ont relié ce passage au mystique : le mystique serait la limite interne de la philosophie. Or une fois de plus cette conclusion est aberrante.  

 

   Ce qui est pertinent ici est de relever que Wittgenstein ne pense pas que Sinn, le sens, puisse être instancié comme s’il y avait une propriété : « avoir du sens » qui était réalisée par des énoncés. Dans cette première sorte de lecture, on serait tenté d’accréditer la version fictionnaliste de Brian McGuinness d’après laquelle les propositions du Tractatus sont de pseudo-propositions, lesquelles Wittgenstein décrit effectivement elles-mêmes comme étant unsinnig en 6.54. Les reconnaître pour des non-sens, à la fin, quand on les a comprises, ne signifie pas que le Tractatus soit absurde. Pour McGuinness, cela voudrait dire que le sens de Satz (proposition) est souvent pris pour ce qu’il n’est pas et n’est pas assimilable aux propositions des sciences de la nature, qui seules « se laissent dire » (sagen), et c’est en face de celles-ci la philosophie ne dit rien (Nichts zu sagen). Il y aurait donc les propositions du Tractatus et les propositions des sciences de la nature. Le terme de proposition est délimité dans la mesure où quand nous ne pouvons pas donner à tous les signes que contiennent les propositions de la philosophie une référence correcte, nous sommes incapables de les assimiler aux propositions des sciences de la nature, et en pareille situation, seules les propositions des sciences de la nature auraient un sens.  

 

   Mais si la lecture de McGuinness ne convient pas non plus, c’est que cette démarcation ne s’opère pas dans l’usage (littéraire) du mot « proposition », mais plutôt dans l’usage pratique du signe propositionnel (Satzzeichen), et qu’il n’y a pas syntactiquement de signes propositionnels qu’on puisse construire comme des énoncés fictionnels. Il faut donc comprendre autrement la prohibition de l’indicible. L’erreur selon moi est de penser qu’il y a de l’indicible (comme il y a de l’inexprimable), et que nous devrions le proscrire comme s’il s’agissait de chasser un fantôme ou un démon. Car strictement Wittgenstein ne dit rien de tel : l’unsagbar est un terme dispositionnel, si l’on m’accorde au moins qu’il y a une sémantique dispositionnelle. Ainsi est-ce seulement quand une pensée est exprimée (ou actualisée) qu’on s’aperçoit qu’elle n’est pas exprimée de manière à nous dire ce qui est le cas. Inversement, ce qui se laisse dire de façon sensée n’a pas de réalité ontique surajoutée. Une grande difficulté apparaît dans cette asymétrie. Ce qui ne peut pas être dit est mal disant, mais ce qui est pleinement signifiant (sinnvoll) est analysé de soi-même par la forme propositionnelle (Satzform). Un bon exemple est donné par la proposition 5.5352, qui imagine une postulation nihiliste radicale : « Es gibt keine Dinge » (il n’y a pas de choses). Si je veux savoir en quoi cette expression est sensée, je la traduis par un signe propositionnel du genre :  ¬ x. (x=x). Or selon Wittgenstein, même s’il y avait des choses, cette transcription ne fonctionnerait qu’à moins de supposer que les choses soient identiques à elles-mêmes, et comme on ne peut pas le supposer, c’est bien que le signe de la variable apparente et que le signe de l’identité ne fonctionnent pas correctement en raison de ce qui peut être dit dans ce cas particulier. Comme on le verra, si le monde est un ensemble de faits et non pas de choses, cela se montre, mais à cette réserve près que la proposition elle-même n’est pas un fait. L’image est un fait, la proposition est l’image d’un fait, et néanmoins on ne peut pas conclure transitivement que les propositions sont des faits du monde. D’une certaine manière, cela seul est mystique (que les propositions ne sont pas des faits du monde). Je renvoie aux pages de Vernant dans son Russell (p. 327, pour le moment où Russell abandonne, en même temps et l’accointance et les faits généraux. Sous l’influence de Wittgenstein, Russell se serait détaché quant à lui de toute position mystique.)

 

    On a ainsi beaucoup glosé sur ce qui se montre (la meilleure glose est celle de Geach) sans jamais pouvoir traduire en un équivalent phrastique cette évidentialisation du verbe zeigen ou sich zeigen que Wittgenstein considère comme étant superflue. Les deux verbes ne signifient pas de la même manière. Ce qui se montre dans l’expression supporte ce qui est dit. Point à la ligne. Tout le dicible est donc épuisé, pourvu que nous ayons réduit cette évidence phrastique, et en principe, que nous l’ayons réduit à la forme de cet énoncé. Il est indispensable ici de faire la différence parce que l’indicibilité est comparée à ce qu’il appelle le flou (verschwonnen) ou l’énigmatique, et qu’il écarte complètement cette donnée d’une existence séparée de l’énigmatique en majuscule (Das Rätsel gibt es nicht, 6.5). Nous serions, de la sorte, obligés de rendre raison du mystique, dans l’exacte mesure où il est impossible de statuer – par un métalangage – que nous nous sommes prononcés sur la référence des énoncés se rapportant au monde (ce qui est en effet contradictoire). « Le sens du monde doit se trouver hors du monde » (6.41). Par conséquent, les propositions des sciences de la nature ne sont pas des explications des phénomènes naturels (6.371).  

 

 

   Tous les étudiants sont supposés connaître le lettre que Wittgenstein adresse à Russell avant qu’ils ne rencontrent en 1919 : elle sépare ce qui se dit et ce qui se montre. Or c’est dans l’écriture symbolique que quelque chose se dit et se montre, même si ce n’est pas la même chose qui est transcrite en symboles et ce que cette même chose exhibe (notamment la forme logique). Pour P. Frascolla par exemple, beaucoup (trop) d’autres choses ne peuvent pas être dites, ainsi de la subsistance des énoncés contingents. Il écarte l’un de l’autre le monde wittgensteinien, pour lui assez bariolé par les sense-data qu’il assimile aux états de choses et le monde des faits. A la thèse classique en philosophie depuis Berkeley et Kant dans sa réfutation de l’idéalisme, qui demande qu’on apporte une preuve de l’existence du monde extérieur, Wittgenstein répond par la question portant sur la réalité extérieure du monde, et mieux sur la possibilité d’occuper une position extérieure au monde. Ce qui n’est pas une possibilité. Il se distingue ici très nettement de Carnap pour qui les questions externes n’ont pas de valeur dans ce domaine. Mais il ne convient pas d’affirmer que Wittgenstein critique bille en tête l’universalisme logique, en même temps que le signe de l’assertion. C’est un bouleversement considérable qui n’a pas fini de troubler la scholarship. Entre autres, chez Brandom et Cora Diamond, je n’y insiste pas. Mais en rapport à ce que je vous ai dit plus haut, c’est bien plutôt la référentialité rigide de Kripke que le Tractatus a voulu par avance démentir, sur le modèle très simplifié par moi de : (x) nec (x = x). On pourrait appliquer cela au nom de Dieu lui-même tel qu’il est convoqué en 6.432. S’il est le Très-haut (das Höhere), le grand X, quel qu’il soit, nécessairement existant, alors en ce sens « Comment le monde est » lui est indifférent ; Dieu ne se manifeste pas « dans » le monde = « in » der Welt. Par conséquent, dans le monde, rien n’est nécessairement identique à soi comparé à ce dont Dieu est le nom. Nous sommes loin des épiphanies d’Angelus Silesius. Toutes les autres choses ne peuvent être dénommées sous le même rapport. Elles relèvent de façon justement non-rigide de quelque chose qui n’a pas de nom :  de ce qui est le cas. Ou bien ce sont des « simples » dénominalisés qui les remplacent (nous ne savons pas s’ils réfèrent à quoi ils refèrent), ou bien nous désignons des états de choses qui relèvent du « comment c’est » dans l’horizon intra-mondain : – c’est-à-dire « Wie die Welt ist ». De là s’ensuit l’affirmation : Nicht wie die Welt ist, ist das Mystische, sondern daß sie ist (6.44). « Non pas comment le monde est, est le mystique, mais que le monde est. »

 

     Nous pouvons dès lors raccorder à notre propos ce que nous disions en commençant et peut-être comprendre la différence entre Mystische et mystische (employé ensuite comme adjectif). « Qu’il y ait un monde » est le contenu du Mystique avec un article défini. Ce qui signifie moins que l’existence du monde, sa totalité « limitée ». On peut entendre « limitée » par le langage, mais ce n’est pas un tournant dans le livre (un Zeitwende dû à l’armistice de la Grande guerre). C’est une revendication objective : le tout du « monde » est démarqué de la totalité des propositions, de ce qui est pensé par elles.

Le monde dont nous parlons sera toujours sub specie aeterni, le même, et n’est pas un monde historique, ni même celui des vivants. Wittgenstein n’emploie pas le nom de l’éternité (aeternitatis), comme Spinoza. C’est donc le sentiment propre de cette limitation, et l’intuition de cette mondanité limitée par notre intuition (die Anschauung) que suggère le « sentiment » mystique eu égard à ce qui n’est pas exprimable (6.522). 

 

     Son équation finale est que ce qui ne s’exprime pas – y compris au plan existentiel (le sens de la vie) – ist das Mystische. Mais ce n’est pas un sentiment que nous avons, un sentiment vécu : ce n’est pas un sentiment intérieur que ce Gefühl trahit. La solution au problème de la vie « est » tout au contraire que ce problème a disparu quand on le comprend comme un sentiment de refus du monde des faits tels que nous les appréhendons. Les faits du monde, dans leur acception stricte, ne sont pas définis comme des faits propositionnels : ils n’ont de sens que par la direction que leur donne le sens logique. En d’autres termes encore, l’erreur est de penser que les ineffabilia seraient compatibles avec ce que le monde est, en dehors du monde des faits auquel nos propositions se rapportent exclusivement. Or, ce qui écrit dans ce livre est – à la lettre –, que l’inexprimable « se » montre, par différence avec ce qui est montré dans l’ensemble des propositions du Tractatus

 

    Conclusion : « le » mystique n’est aucunement une sorte de mélange entre ce qu’on dit et ce qu’on ne peut pas éprouver dès qu’on se méprend sur le sens du monde (der Sinn der Welt, 6.41). Nous avons là une syllepse : une contraction de mots qu’on ne pas convertir avec d’autres mots. Je sais que Brian Skyrms défend qu’il n’y a pas un monde de faits, mais un monde d’états de choses et par suite un nominalisme des états de choses, mais pour ma part, je n’ai pas de réponse à lui opposer aujourd’hui.

 

 

 

 

 

 

  

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