L'instance de la personne (10) : la personne
est-elle un événement permanent ?
Nil Hours
Nicholas Rescher a publié en 1996 un livre intitulé :
Process Metaphysics, dans lequel il
jette clairement les bases d'une philosophie du processus, dressée contre la
philosophie de la substance. Pour la résumer d'un mot, la philosophie du
processus inverse la logique médiévale de l'operari
sequitur esse – l'opération suit l'être – au profit d'un esse sequitur operari : l'être suit
les opérations. Les particuliers concrets ne sont que l'effet de processus qui
traversent de part en part le réel, et sont définis comme des « collections »
(manifolds) ou des « groupes »
(clusters) de processus. La notion de
processus implique aussi deux autres catégories métaphysiques qui, d'une certaine
façon, jouent le rôle d'élément de base pour l'une, et de récapitulatif global
pour l'autre : l'événement sans
sujet, d'un côté se substitue à l'idée classique d'une activité des choses ;
la série de relations, de l'autre,
justifie l'unité individuelle du processus, conçu comme une séquence
temporellement structurée. Comme le rappelle Simon Blackburn :
Dans la
philosophie du processus de Whitehead, le fait cosmologique fondamental est le
déploiement de processus, qui ne sont pas conçus comme des modifications de
substances fondamentales, mais comme des réseaux de relations sélectionnés à
l'avance par Dieu. Une théorie de l'esprit fondée sur le processus envisage
celui-ci non pas comme une substance sous-jacente, mais comme la forme ou
l'allure relativement permanente manifestée par des processus continuellement
changeant, tout comme une vague maintient sa forme bien qu'elle soit constituée
par différents volumes d'eau à différents moments (S. Blackburn, Oxford Dictionary of Philosophy, p. 293).
Dans ce
cadre, la personne est elle-même un processus, dans la mesure où sont abandonnés
trois principes, que la réflexion traditionnelle autour de l'identité
personnelle à travers le temps, s'efforce sans succès de réconcilier.
I. Le principe de l'identité trans-temporelle. Une substance (un individu, un objet)
est un être persistant, qui continue à être identique à lui-même tout au long
de sa carrière. (…) II. La loi
de Leibniz. Les
substances sont numériquement identiques si elles sont qualitativement identiques,
c'est-à-dire si (et seulement si) elles ont leurs propriétés en commun. (…)
III. Le principe du changement
temporel. Les
substances subissent un changement de propriétés à travers le temps. (N.
Rescher, Process Metaphysics, pp. 64-65).
Ces trois
principes, fatalement irréconciliables, condamnent en fait tout espoir de définition
normative de l'identité personnelle : on ne peut pas à la fois changer et
ne pas changer, ou conserver les mêmes propriétés et changer de propriétés.
D'après Ferdinand Santos et et Santiago Sia, dans : Personal
Identity, the Self and Ethics, l'impossibilité à penser le changement provient de l'épistémè de la physique newtonienne, qui se contente d'identifier
des points fixes dans l'espace-temps, lui-même pensé comme un contenant (et non
pas comme un complexe, une structure ou un effet des processus) : la
succession de configurations de particules élémentaires est au fond une suite
de photographies, qui figent dans un instant sans durée des constellations
immobiles. Ainsi, le changement est nié en tant que tel. Alfred North Whitehead
se plaignait, de son côté, de la perte du concret, et de l'expérience immédiate
qu'on en fait, dans la conception qui parcellise la nature dans des séries
discontinues d'entités discrètes. La nature y est abstraite dans une théorie,
qui ne saisit pas sa nature profondément dynamique et intrinsèquement
organique. C'est ainsi que l'individu, défini comme une « entité
simplement localisée », confirme directement la théorie d'une substance
immuable et statique, alors que la continuité, selon un auteur comme Charles
Hartshorne par exemple, implique une « interpénétration asymétrique du
passé, du présent et du futur », et que « chaque événement est la
perpétuelle unification d'une réalité plurielle ».
Chaque séquence
d'événements constitue même un universel concret : les universaux sont
donc, eux-aussi, des processus. Comme le rappelle Rescher (Ibid., pp. 60-64), on trouve chez Peter Frederick Strawson l'une
des oppositions les plus farouches à la métaphysique du processus. Dans : Individuals, il estime en effet que les corps matériels sont une pré-condition
à la connaissance des particuliers. Pour être connus, les particuliers doivent être
distincts les uns des autres et identifiables à travers le temps ; or,
seuls les objets satisfont ces conditions. Pourtant, Rescher remarque : 1)
que les caractéristiques des objets que Strawson retient (la stabilité
spatio-temporelle, l'endurance, la diversité, la richesse, la justification
inter-personnelle) sont aussi bien celles des processus ; 2) qu'il ne
prend pas en compte les processus dépourvus de sujet (les orages, le tonnerre,
les vagues de froid, le changement climatique, la rumeur, l'exécution d'une
symphonie, une discussion, une chanson, un mal de tête, etc.) ; 3) qu'il
se fonde sur la nécessité d'une « identification référentielle » qui
est en fait elle-même de nature processuelle. Mais peut-on aller jusqu'à faire
de la personne elle-même un « procès sans sujet » ? Peut-on
imaginer, dans la cadre d'une métaphysique du processus, que nous soyons, comme
les autres réalités naturelles, le simple effet de forces qui se propagent ?
Sommes-nous, du point de vue de Sirius, de séries de relations au sein d'un
monde qui n'est lui-même qu'un méga-processus (un peu comme un réseau de
communications, qui donne aux Connected People de Nokia une configuration fluide et métamorphique) ?
Et peut-on réduire ce que nous sommes à un « événement permanent »,
qui pourrait même redéfinir un particulier concret et individuer une substance ?
Sommes-nous, en un mot, des personnes-processus, des personnes-réseau et des personnes-événement ?
1/
Personnes-processus
Dans un autre
de ses ouvrages, Process Philosophy. A
Survey of Basic Issues, Rescher estime que la philosophie du processus comporte un
réel avantage sur ses concurrentes, notamment pour ce qui concerne la
conception du moi et de la personne, laquelle achoppe très souvent sur le
concept de substance. Il présente donc les solutions de la « psychologie
du processus », dans un court chapitre que nous traduisons presque intégralement.
Considérons maintenant brièvement l'utilité de l'approche
par le processus, dans la psychologie philosophique. Le moi ou l'ego a toujours
été un obstacle pour la philosophie Occidentale, à cause de sa résistance à
l'intégration au cadre privilégié de l'ontologie de la substance. L'idée que « le
moi » est une chose (substance),
et que tout ce qui se produit dans « mon esprit » et « mes pensées »
a trait à l'activité d'une chose d'une certaine sorte (une substance « mentale »)
n'est rien de plus qu'une sorte de fiction assez flagrante – un effort quelque
peu désespéré pour appliquer le paradigme de la chose à un ensemble de phénomènes
qui ne lui correspondent tout simplement pas.
Il est très inconfortable de concevoir les gens (personnes) comme des choses (substances) – et soi-même
par-dessus tout – car nous opposons une certaine résistance à notre
identification pure et simple à des corps. Aristote témoigne déjà de cette
difficulté à enrôler le moi ou l'âme dans une métaphysique de la substance.
C'est, dit-il, la « forme substantielle », l'entéléchie du corps. Mais cette stratégie accommodatrice soulève
plus de problèmes qu'elle n'en résout, car le moi (ou l'âme) est très profondément
différent des autres sortes d'entéléchie dont Aristote est capable de donner
l'exemple.
Spontanément, les gens n'aiment pas être décrits en
termes de choses que l'on classe. Comme Jean-Paul Sartre le dit quelque part,
un malfaiteur peut être disposé à avouer qu'il a fait ceci ou cela, mais
opposera une résistance à admettre qu'il est un voleur ou un meurtrier. De
telles attributions, sur le modèle objet-propriété, indiquent une nature fixe,
dont nous trouvons naturellement répugnant qu'on nous l'applique. Les gens ont
généralement tendance à envisager leurs actes et eux-mêmes en termes de
processus, comme des sources d'activités téléologiques, des agentivités orientées
à des finalités, destinées à satisfaire des besoins et des volontés, au fur et à
mesure de leurs apparitions circonstanciées. Dès qu'on nous les applique, les
classifications réifiantes statiques nous paraissent naturellement très déplaisantes.
Si on est engagé dans une conception de la personne qui dépend du cadre théorique
de la métaphysique substantialiste classique, on est alors inexorablement
propulsé vers la conception matérialiste, d'après laquelle le véritable visage
de la personne est constituée par son corps et ses actes. Car parmi tout ce qui
nous appartient en propre, c'est clairement le corps qui est le plus volontiers assimilé au paradigme
substantialiste. Pensons ici à David Hume, qui s'aventure dans la saisie de
soi-même (…). Ici, Hume a parfaitement raison. Une quête qui a pour ambition de
se confronter en termes observationnels
à une substance personnelle centrale, un moi ou un ego qui constitue la
personne particulière qu'on est, est vouée à l'échec. Les seules « choses »
de nous mêmes sur lesquelles nous pouvons mettre la main en les observant, sont
le corps et ses activités.
Toutefois, du point de vue de la métaphysique du
processus, la situation se présente assez différemment. Nous avons des
difficultés à appréhender ce que nous sommes,
mais peu de difficulté à expérimenter ce que nous faisons. Nos activités corporelles et mentales sont ouvertes à une
investigation expérimentale. L'accès expérimental aux processus et aux
structures de processus qui nous caractérisent personnellement ne pose aucun
problème – nos actions et nos passions, absolument singulières ou caractéristiques
de talents, de compétences, de capacités, de traits, de dispositions,
d'habitudes, d'inclinations et de tendance à l'action ou à l'inaction, sont après
tout ce qui définit une personne particulière comme l'individu qu'il ou elle
est. Ce qui fait d'une expérience mon
expérience, n'est pas une caractéristique qualitativement unique, que
j'exhiberais comme un objet arbore une propriété, mais simplement le fait
qu'elle fait partie d'un processus global actuel qui définit et constitue ma
vie.
Une fois que nous avons conceptualisé le « moi »
central d'une personne comme le tunnel uniforme d'un processus actuel et
potentiel – d'actions et de capacités, de tendances et de dispositions à
l'action (à la fois physiques et psychiques) – nous disposons d'un concept de
personnité qui rend le moi ou l'ego expérimentalement accessible, étant donné
que l'expérimentation elle-même consiste
simplement dans de tels processus. Fondé sur une conception qui met le
processus au centre, le moi ou l'ego (le coeur constitutif d'une personne en
tant que telle, c'est-à-dire de la personne particulière qu'on est) est
simplement un méga-processus – un système
structuré de processus, un centre cohérent et (relativement) stable
d'agentivité. L'unité de la personne est l'unité d'une expérience – la
coalescence intégrative des différentes micro-expériences de quelqu'un en tant
qu'elles font partie d'un seul macro-processus unifié. (C'est le même type de
processus unifiant qui relie, au niveau de chaque minute qui passe, chaque
journée complète dans sa totalité). Le coeur de cette approche est le changement
d'orientation : de la substance au processus – c'est-à-dire de l'unité du
hardware, de la machinerie physique, à l'unité du software, de la programmation
ou du fonctionnement.
Miguel de Unamuno dit quelque part que Descartes a fait
les choses à l'envers – et qu'au lieu de cogito,
ergo sum res cogitans, il faudrait dire : sum res cogitans, ergo cogito. Mais ce n'est pas exact. L'inversion
cartésienne de la perspective substantialiste traditionnelle, qui était celle
de la Scolastique, est parfaitement logique, et fondée sur l'idée forte selon
laquelle l'activité vient en premier (« Im Anfang war die Tat » [Au commencement était l'action],
comme disait Goethe) – et que ce que nous faisons définit ce que nous sommes.
La suprématie du processus psychique dans la constitution du moi, a été mise à
l'agenda de la philosophie moderne par Descartes.
Leibniz étendit davantage encore la généralisation de la
conception qui fait de l'agentivité la définition même de l'agent. Sur des bases
cartésiennes, il conçut l'unité du moi comme l'unité d'un processus, en faisant
de l'individualité un mode caractéristique unifié de l'action (de percevoir le
monde). C'est précisément pourquoi le moi n'est pour Leibniz qu'un cas
paradigmatique de la substance en général. La monadologie leibnizienne s'empare
en effet de l'approche cartésienne du moi et de la personne, envisagés comme
des processus, et l'universalise jusqu'à inclure la substance en général. Une
substance, comme un moi, est tout autant une « chose » qu'un centre
d'action.
L'avantage le plus évident de cette conception fondée sur
le processus, et qui fait du moi un processus interne complexe, qui équivaut au
fait de « vivre une vie (d'une certaine sorte) » – sans compter la
division naturelle en une infinité variée de sous-processus – consiste dans l'élimination
d'un certain besoin : celui de recourir à un objet substantiel, mystérieux, et expérimentalement inaccessible
(qui ressemble fort à « l'ego transcendantal » de Kant), capable de
constituer un moi à partir de la diversité de ses expériences. L'unité du moi
en vient à devenir l'unité d'un processus – d'une large méga-processus, dont la
composition en inclut de plus petits. Une telle approche rejette intégralement
la conception ontologique chosifiante de la personne, conçue comme une entité existant séparément de ses
actions, de ses activités et de ses expériences. On en arrive à une conception
de l'esprit capable de se dispenser du « fantôme dans la machine » de
type Cartésien, et envisage l'unité de l'esprit comme une unité de
fonctionnement – l'unité d'une opération
plutôt que l'unité d'un opérateur. Le
« moi » n'est pas conçu comme une chose,
mais comme un processus intégré.
Sur ces fondements, la doléance de Hume, pour qui « on
fait l'expérience d'une sensation et d'une action particulières, mais on ne
fait jamais l'expérience de soi-même »,
ressemble à celle de quelqu'un qui dit : « Je le vois prendre cette
brique, mélanger ce mortier, et mettre la brique à sa place, mais je ne le vois
jamais construire un mur ». Même « construire le mur »
correspond très exactement au processus complexe composé de ces activités variées,
de sorte que – du point de vue de la philosophie du processus – le moi de
quelqu'un n'est qu'un processus complexe, composé de ces actions et de ces expériences
psychiques et physiques variées, dans leur interrelations systémiques.
L'approche
fondée sur le processus, au sein de la psychologie philosophique, a sans doute
ses propres difficultés. Mais elles sont bien pâles comparées à celles que soulève
l'approche substantialiste traditionnelle (N. Rescher, Process Philosophy, pp. 13-17).
Du point de
vue de la philosophie de l'esprit, la métaphysique du processus accrédite une
forme de holisme : la personne est un cluster de processus physiques et mentaux, qui
sont tous subsumés, quelles que soient leur différences, sous la catégorie même
de processus.
(…) quand on se penche sur les processus mentaux d'un
individu humain, on ne se trouve pas face à deux objets distincts, le cerveau
et l'esprit ; il n'y a qu'une entité : le complexe de processus
constituant le cerveau, qui possède à la fois une dimension physique
(physiologique et cérébrale) et une dimension mentale (qui implique une
signification). Les processus mentaux et physiques ne sont pas réductibles les uns aux autre ; ils sont coordonnés à la façon de différents aspects d'un même tout unifié. La
métaphysique du processus penche en faveur du holisme (Process Metaphysics, p. 114).
L'accent mis
sur l'opération au détriment de l'opérateur, qui est lui-même la manifestation
et non pas l'origine d'un processus, permet ainsi de passer de l'idée de genres de l'être, à celle de façons
d'être.
A cet égard,
le dualisme Cartésien de la matière et de l'esprit se trompe lourdement en
transformant une différence dans les modes de processus (les modus operandi) en
une différence réelle entre deux genres fondamentalement différents de
substance (le mental et le physique). Les opérations mentales et physiques
doivent au contraire être considérées en général, comme deux modes de processus
naturels, qui représentent une différence de sorte mais pas de genre (Ibid.).
Selon
Rescher, la métaphysique du processus peut dès lors justifier deux dimensions naturellement essentielles à la personne : un processus de réalisation
séquentiel d'une part, et la cyclicité de l'existence individuelle d'autre
part.
Le « moi »,
la personne humaine, ne doit par conséquent pas être compris comme une
substance, ou un être (une chose d'une certaine sorte), mais comme un processus
vital intégrateur d'expérience, en tant que modalité de l'humain, c'est-à-dire
comme la réalisation concrète d'une séquence développementale comprenant
l'enfance, la jeunesse, la maturité, et finalement la vieillesse. A coup sûr,
le fil de ce développement caractéristique peut être rompu, comme tout
processus (par une privation de type aristotélicien, ou par un malheur). Mais
si tout va bien, il se déroule dans une séquence programmée, coordonnée à
travers une unité développementale (processuelle) d'occurrences successives.
Aux yeux des théoriciens du processus, une personne n'a pas seulement une carrière individuelle, mais elle est
individuée par cette carrière individuelle, jusqu'à devenir l'individu
particulier qu'elle est. (Leibniz envisageait cela comme l'individuation d'une
personne via « un concept individuel complet ») (Ibid., p. 116).
On considère
la vie non pas comme une durée, mais comme un cycle. Depuis la vénérable Antiquité, la tradition littéraire
envisage cela dans les termes d'une analogie avec les saisons de l'année :
l'enfance est assimilée au printemps, la jeunesse à l'été, la maturité à
l'automne et la vieillesse à l'hiver. (…) La classification des âges se fonde
sur des séries d'étapes du développement, démarquées par des « phases de
transition », qui sont autant de « jalons » du développement
humain : l'aptitude au langage (vers un ou deux ans), à la reproduction,
signe de la maturité biologique (vers douze ou treize ans), à
l'autonomie, signe de la maturité sociale (vers 18-21 ans), avant le déclin
physique (vers 55 ans). Ces « jalons » successifs représentent des
phases transitoires, qui constituent des frontières entre les épisodes
successifs majeurs de la vie. (…) Du point de vue humain, donc, peu de
processus sont plus significatifs que celui de la maturation personnelle et du
vieillissement, qui représente le cycle de la vie (Ibid., p. 117).
Rescher
rappelle aussi que la seule règle stable qui s'applique à l'univers... c'est
que tout y est perpétuellement changeant, y compris les personnes. Et cela, à
ses yeux, ne relativise en rien l'importance métaphysique ou éthique de la
personne, dans la mesure où penser que c'est ce qui est stable qui a de la valeur, correspond à un préjugé fixiste.
Car on ne doit pas confondre la valeur
avec la permanence, l'importance avec l'endurance. A l'évidence, ce qui compte
dans l'idée d'importance, a trait à la confirmation que quelque chose fait la
différence, pour le meilleur, au sein de la réalité globale – une différence
qui porte sur la condition immédiate des choses, ici et maintenant, et qui
n'a pas d'influence permanente sur le cours global du temps (Ibid., p. 121).
Fortement
marquée par la biologie de l'évolution, la métaphysique du processus estime en
effet que tout est en perpétuelle métamorphose, au sein d'un processus général
d'organisation et de complexité croissantes : les universaux, les lois et
même les valeurs sont intrinsèquement processuelles, et n'ont rien d'éternel.
Mais si la personne-processus nous sauve des périls auxquels nous expose le
concept monolithique de substance, comme elle nous dispense de « l'amère
et sèche leçon » de l'arithmétique de l'identité personnelle, qui applique
à une réalité qui lui est étrangère les lois de la logique de l'identité (symétrie,
réflexivité, transitivité), comment peut-elle aussi justifier l'unité
individuelle de la personne ?
2/
Personnes-réseau
Whitehead a
tenté de justifier le processus de transformation d'un ensemble éparpillé
d'entités, ou d' « occasions actuelles » (qui sont des unités
processuelles), en une unité macrocosmique, dont l'organisme donne l'analogon le plus frappant (tous les processus sont imbriqués les uns
dans les autres, un peu comme des boîtes gigognes), et dont le prisme fournit
aussi une image adéquate : les processus sont simultanés et inter-connectés,
et ce n'est que pour les besoins de l'analyse qu'on distingue les processus
physiques, biologiques, chimiques et psychologiques. D'après Rescher (Process Metaphysics, p. 55), le concept de « nexus » est un tribut que Whitehead paie à l'atomisme – une
conception qu'il continue à maintenir au sein même de sa philosophie du
processus. Le nexus correspond à la combinaison et à l'intégration des unités « atomiques »
de processus. C'est une concorde entre les entités actuelles, qui produit
entre-elles ce qu'il appelle des « sociétés ». Rescher propose
d'abandonner cette partie de la théorie de Whitehead, au profit d'un
pan-processualisme : tout est processus ; les micro-processus génèrent
les macro-processus ; le monde lui-même est un méga-processus.
Néanmoins,
cette notion de « nexus » permet de faire un lien philosophique entre
le concept métaphysique de relation et celui de processus : si, en effet,
la personne est d'un certain point de vue un processus, ou une séquence d'événements,
elle est d'un autre point de vue une série ou un réseau de relations. Cela
correspond si on veut au passage du point de vue subjectif au point de vue
objectif, qui correspondent à deux modalités d'une même réalité. Rescher rappelle
que la métaphysique du processus, chez la plupart de ceux qui la défendent
(Charles Sanders Peirce, William James, Henri Bergson, John Dewey, Whitehead,
etc.), est une forme d'idéalisme (mais pas d'immatérialisme) : l'esprit
est essentiel à la connaissance des réalités matérielles ou processuelles.
D'ailleurs, chez Whitehead, le processus de « préhension » des « occasions
actuelles », qui s'approprient ce qui se passe dans leur environnement,
est comparable à la façon dont les hommes appréhendent ce qui leur arrive.
Pour Whitehead, les occasions actuelles sont donc, en effet,
les unités vivantes de l'expérience élémentaire. Whitehead distinguait deux
sortes principales de processus créateur à l'oeuvre dans la nature : ceux
qui sont opératoires en formant de l'intérieur un nouvel existant, un
particulier concret (« concrétion ») ; et ceux qui sont opératoires
en étant dirigés vers l'extérieur, c'est-à-dire quand les existants adoptent un
fonctionnement qui consiste à produire leurs propres successeurs (« transition »).
Mais les « existants » en question ne sont pas, bien sûr, des
substances, au sens que leur donne la métaphysique traditionnelle, mais des
particuliers processuels – ces « occasions actuelles » dont nous
parlions (Process Metaphysics, p. 20).
Quant à la « transmutation »,
elle correspond à une conduite épistémique de perception de l'unité du monde,
qui est l'équivalent cognitif de cette double opération ontologique (concrétion/transition).
Au sein de cet appareillage conceptuel très charpenté, le nexus pourrait donc
paraître superflu. Mais il a l'avantage de justifier l'idée d'un « ordre
personnellement ordonné », qui introduit le concept de personne. Les « sociétés »
sont en effet un type particulier de nexus – des nexus pourvus d'un ordre social,
qui correspondent, d'après Donald Sherburne, à des entités purement
temporelles, dépourvues de spatialité.
Un type
restrictif de nexus joue un rôle important (…). Un nexus purement temporel est
presque dépourvu de spatialité ; il n'inclut aucun couple d'occasions contemporaines entre-elles, et n'est donc que « le
simple fil d'une transition temporaire, d'occasion en occasion ». Un tel nexus est appelé un nexus personnellement
ordonné [personally ordered nexus], et constitue le seul genre de société
d'occasions à laquelle est directement référée la personne (D.
Sherburne, A Key to Whitehead's Process
and Reality, p. 78).
Whitehead retrouverait-il grâce à l'idée de société (comme nexus d'un genre
particulier) la triple dimension de la personne, par ailleurs si difficile à
maintenir : la profonde
superficialité grecque (à laquelle manque une épaisseur) ; la transitivité lockéenne (réduite à un
ensemble de connexions psychologiques) ; et la pluralité sociale constitutive (qui équivaut à une
société de membres) ?
On ne peut omettre dans cette esquisse préliminaire les
notions d' « ordre social » et d' « ordre personnel ».
Une « société », au sens où on l'utilise ici, est un nexus avec un
ordre social ; et un « objet persistant », ou une « créature
persistante » est une société dont l'ordre social a pris la forme spéciale
d'un « ordre personnel ».
Un nexus jouit d'un « ordre social » là où :
1) un élément commun de forme apparaît dans le caractère défini de chacune des
entités actuelles qu'il inclut ; 2) cet élément commun de forme surgit
dans chaque membre du nexus en raison des conditions que lui imposent ses préhensions
d'autres membres du nexus ; 3) ces préhensions imposent cette condition de
reproduction parce qu'elles incluent des sentirs positifs de cette forme
commune. Un tel nexus est appelé « société », et la forme commune est
le « caractère déterminant » de la société. La notion de « caractère
déterminant » est alliée à la notion aristotélicienne de « forme
substantielle ».
L'élément de forme commune est simplement un objet éternel
complexe dont chaque membre du nexus fournit l'exemple. Mais l'ordre social du
nexus ne se réduit pas au simple fait que tous ses membres manifestent cette
forme commune. Si la forme commune se reproduit à travers le nexus, cela est dû
aux relations génétiques qu'entretiennent les membres du nexus, et, en outre,
au fait que les relations génétiques incluent des sentirs de la forme commune.
Ainsi le caractère déterminant est-il hérité à travers l'ensemble du nexus,
chaque membre en étant redevable à ces autres membres du nexus qui sont antérieurs
à sa propre concrescence.
Un nexus jouit d'un « ordre personnel » quand α) c'est une « société », et β) quand la connexité génétique entre
ses membres les ordonne « sériellement ».
Par « mise en ordre sérielle »
surgissant de la connexité génétique, on veut dire que n'importe quel membre du
nexus – à l'exception du premier et du dernier, s'ils existent – constitue une « coupure »
du nexus, de sorte que a) ce membre hérite
de tous les membres situés d'un côté de la coupure, et d'aucun situé de l'autre
côté, et b) si A et B sont deux membres
du nexus, et si B hérite de A, alors le côté de la coupure de B qui hérite de B fait partie du côté de la coupure de A qui hérite de A, et le
côté de la coupure de A dont hérite A fait partie du côté de la coupure de B dont hérite B. Ainsi, le nexus forme une seule ligné d'héritage de son caractère
déterminant. Un tel nexus est appelé « objet persistant ». On aurait
pu l'appeler « personne » au sens légal de ce terme. Malheureusement,
« personne » suggère la notion de conscience, de sorte que son usage
conduirait à un malentendu. Le nexus « tient le rôle d'un personnage »,
et c'est l'un des sens du mot latin persona.
Mais un « objet persistant », en
tant que « personne », fait plus que tenir le rôle d'un
personnage. Car ce rôle surgit des relations génétiques spéciales qui règnent
parmi les membres du nexus. Un objet physique ordinaire, qui a une durée
temporelle est un société. Dans le cas simple idéal, il a un ordre personnel et
est un « objet persistant ». Une société peut être analysable (ou
non) en faisceaux d' « objets persistants ». C'est le cas de la
plupart des objets physiques ordinaires. Ces objets persistants et ces « sociétés »,
analysables en faisceaux d'objets persistants, sont les entités permanentes qui
jouissent des aventures du changement à travers le temps et l'espace. Ils
forment par exemple l'objet de la science de la dynamique. Les entités
actuelles périssent mais ne changent pas ; elles sont ce qu'elles sont. Un
nexus qui 1) jouit d'un ordre social et 2) est analysable en faisceaux d'objets
persistants peut être appelé « société corpusculaire ». Une société
peut être plus ou moins corpusculaire, suivant l'importance relative des caractères
déterminants des divers objets persistants et du caractère déterminant du nexus
corpusculaire total (A. N. Whitehead, Procès
et réalité. Essai de cosmologie, pp. 90-92).
Whitehead conçoit ainsi la personne vivante en fonction
d'un continuum de « sociétés structurées », dont elle est en quelque
sorte la forme la plus haute et le couronnement : c'est un nexus entièrement
vivant, qui hérite à la fois du corps animal (en ce sens, il est non-social),
et d'un ordre personnel (qui en fait aussi un être historique).
La complexité naturelle est inépuisable. Jusqu'ici nous
avons avancé que la nature de la vie ne doit pas être cherchée dans son
identification à une société d'occasions, qui sont vivantes en vertu d'un
caractère déterminant de cette société. Un nexus « intégralement vivant »
n'est pas social, pour ce qui regarde sa vie. Tout membre du nexus tire de préhensions
du milieu social complexe les éléments nécessaires à son être. Mais en lui-même,
le nexus manque du pouvoir génétique propre aux sociétés. Toutefois un nexus
vivant, bien qu'il ne soit pas de nature sociale en vertu de son être « vivant »,
peut maintenir une continuité d'ordre personnel tout au long de tel ou tel
trajet historique de ses membres. Une telle entité persistante est un « vivant
personnel ». Il n'est pas de l'essence de la vie d'être un vivant
personnel. En effet, être un vivant personnel exige un milieu immédiat comme
nexus vivant et non social (Ibid., p.
193).
Le vivant personnel a surtout la capacité d'introduire de
l'innovation dans la transmission, c'est-à-dire d'infléchir la répétition du même
dans le sens d'une légère bifurcation, qui emporte à la fois le même et l'autre
au sein du même, à la fois répété et modifié, sans compromettre le bon
fonctionnement global de l'organisme animal : le terme d'hybridation
s'impose, comme impureté vitale, qui donne à chacun son caractère
propre.
Le caractère déterminant d'un vivant personnel est un type défini
de préhensions hybrides, transmises d'une occasion à une autre de son
existence. On définit plus précisément le terme « hybride » en troisième
partie. Il suffit de poser ici qu'une préhension « hybride » est une
préhension par un sujet d'une préhension conceptuelle, ou d'une préhension « impure »
appartenant à la vie mentale d'un autre sujet. Par cette transmission,
l'originalité mentale des occasions vivantes reçoit caractère et profondeur.
Ainsi, l'originalité est à la fois « canalisée » - pour utiliser le
terme bergsonien – et intensifiée. Son spectre est élargi, à l'intérieur de
limites. Non canalisée, une originalité trop radicale signifierait le désastre
pour l'organisme animal. Mais avec elle, la vie mentale personnelle peut se développer
de manière à combiner son originalité individuelle avec la sécurité du corps
matériel dont elle dépend. Alors la vie se retransforme en société :
celle-ci maintient l'originalité dans d'étroites limites et obtient l'effet
global dû à la reproduction du même (Ibid., pp. 193-194).
Ce qu'on appelle l'âme correspond donc à une « coordination »
entre l'animal biologique et l'héritage social, qui, par le biais d'une « rétroaction »,
modifie l'organisation du corps : autrement dit, le problème classique de
la relation entre l'âme et le corps reçoit une résolution systématique en
termes de processus réactif et rétroactif, et d'auto-création continuée au sein
d'une organisation cellulaire infiniment complexe, qui jouit, dans le cadre du
vivant personnel, d'une forme de contrôle autocratique extrêmement puissante.
La relation entre l'âme et le corps n'est donc pas tellement conçue en terme
d'interaction entre deux ordres de réalité, mais en termes d'unification
dynamique hautement centralisée, capable d'infléchir le destin cellulaire.
Selon la philosophie de l'organisme, les choses ne se présentent
pas du tout sous le point de vue scolastique de saint Thomas d'Aquin, d'après
lequel un esprit donne forme au corps. Le corps vivant est la coordination
d'occasions actuelles de degrés supérieurs. Mais dans un corps vivant de type
inférieur, les occasions se rapprochent bien plus d'une démocratie. Dans un
corps vivant supérieur, les degrés d'occasions sont si bien coordonnés par
leurs trajets hérités à travers le corps qu'en des parties diverses du corps,
de nombreuses occasions peuvent fort bien profiter d'un fort riche héritage. En
somme le cerveau est coordonné de sorte que tantôt cette partie, tantôt cette
autre jouisse de ce si riche héritage. Ainsi émerge la personnalité qui, dans
le corps, prend les commandes à tel moment. Grâce à la finesse de
l'organisation corporelle, il se produit une rétroaction où l'héritage du
caractère dérivé de l'occasion qui prend les commandes, modifie les occasions
suivantes dans tout le reste du corps (Ibid., p. 196).
Mais, à
suivre Whitehead jusqu'au bout, y compris dans son atomisme, ne sommes-nous pas
conduits, malgré nous, à considérer la personne comme une séquence d'événements,
voire même comme une sorte d'événement permanent, qui implique ultimement la répétition
du même – ce qui contredit cet « infléchissement cellulaire » facteur
d'innovation dont Whitehead maintient pourtant l'exigence ? En effet, la
philosophie du processus, qui attribue à l'innovation, à la créativité et à l'émergence,
le premier rang métaphysique, s'oppose frontalement à l'idée même de répétition
à l'identique – à la « névrose de répétition », considérée comme un bégaiement
du réel, incapable de créer du neuf à partir du vieux, et condamné à sa propre
réitération. De ce point de vue, la métaphysique du processus donne
l'impression d'aboutir à une impasse.
3/ Personnes-événement
Il existe
plusieurs pistes pour justifier métaphysiquement l'idée que la personne est un événement
permanent. 1) On peut retenir l'idée d'une certaine tension dans l'être, comme si la personne était un réseau serré de
processus – mais Whitehead semble trouver dans la vie organique ou biologique,
et non dans la personne, le lieu authentique de cette tension. 2) On peut aussi
souligner le rôle de ce que Whitehead considérait comme la catégorie ultime :
l'innovation, qui correspond à une synthèse active dans un univers
largement indéterminé – mais cette « créativité » relève d'une
dimension largement spéculative de la métaphysique du processus. 3) On peut
enfin tenter de faire de la répétition une catégorie qui, au lieu de traduire
un sempiternel retour du même, emporte une certaine dose de nouveauté – mais
l'idée de répétition, qui s'applique à séparer des abstractions, ressemble plus
à un aveu d'échec intellectuel qu'à un concept explicatif convaincant.
1) A en
croire Robert Mesle, du point de vue ontologique général, Whitehead définit la
réalité comme étant à la fois (a) un processus relationnel, (b) un réseau
causal, et (c) un pouvoir multilatéral. Cette stratification peut inclure l'idée
de tension caractéristique, grâce à laquelle nous cherchons à « fixer »
la personne au sein de son environnement global. Chacun de ces niveaux
constitue en effet une étape supplémentaire dans l'éviction de la définition
fermée, discrète et circulaire de la personne :
(a) (…) une âme n'est pas une chose. Ce n'est pas une
rocher isolé, caché quelque part à l'intérieur de nous, immuable et insensible
aux changements de nos vies. Une âme est un processus dynamique, un faisceau
d'expériences, de pensées, d'émotions, de rêves et de souvenirs. A chaque
moment de notre vie, nous intégrons toute notre expérience passée et toute
notre expérience nouvelle, et nous nous créons nous-mêmes à partir de cela, en
décidant de qui nous serons à cet instant (R. Mesle, Process-Relational Philosophy. An Introduction to Alfred North
Whitehead, pp. 52-53).
(b) Le monde et moi-même sommes à chaque moment engagés
l'un envers l'autre de manière causale. Mon corps émerge de ce réseau de
relations causales, et mon esprit émerge de l'interaction causale avec mon
corps. A chaque instant, je fais l'expérience de moi-même – à travers la
perception, sur le mode de la causalité efficace. Whitehead affirme avec
persuasion que c'est la raison pour laquelle nous croyons tous dans la causalité.
Nous croyons dans la causalité parce que nous en faisons l'expérience à chaque
moment de notre devenir, et que nous faisons à chaque instant l'expérience de
nous-mêmes comme étant causé par ce monde passé. Nous ne pouvons pas nous empêcher
de croire, à un niveau profond, préréflexif, à ce dont nous faisons l'expérience
à chaque moment de notre existence (Ibid.,
p. 61).
(c) Il paraît clair que c'est précisément le pouvoir d'être
affecté qui augmente, au fur et à
mesure qu'on progresse dans la chaîne de complexité, depuis les électrons, les
molécules, les microorganismes et les plantes, jusqu'aux animaux, aux vertébrés
dotés de cerveaux et de systèmes nerveux centraux, et finalement (autant que
nous le sachions) aux êtres humains. C'est n'est pas le pouvoir de ne pas être
affecté, ou même le pouvoir de contrôler autrui, qui fait que nos vies sont
plus riches et meilleures. C'est au contraire notre extraordinaire capacité à être
affecté par la richesse et la complexité incroyables du réseau relationnel dans
lequel nos vies sont incluses. Notre capacité à la douleur et au plaisir, nos
cinq sens, notre goût pour la beauté, notre ouverture aux idées, et notre
capacité à apprendre et à nous adapter, sont les pouvoirs qui nous distinguent
des électrons, des rochers et des microbes. En bref, plus nous allons loin en
direction d'organismes plus complexes, plus émerge le pouvoir d'être affecté (Ibid., p. 72).
Au sein d'un
réseau serré de processus, de causalités et d'expériences multiples et évolutives,
on peut isoler, sertis dans ce maillage complexe, des carrefours, des « plate-formes
nodales » ou des points de tension, qui « dénoncent » ou
identifient des ordres personnels – ou plus simplement des personnes. Chez Whitehead, la notion de tension correspond en tous cas à une certaine endurance spatiale, réservée
aux plus hautes formes de vie. Elle désigne un certain lieu, une certaine
extension. La tension caractéristique de la personne n'est donc qu'une tension parmi d'autres, mais peut-être serait-il possible de la définir
comme une tension ontologique maximale,
au sein d'un réel constituée de processus, de causalités et de pouvoirs, ponctué
de points nodaux en perpétuelle évolution, traversé ça et là par des courants
de force ?
Il est évident que des sentirs de tension décisifs
impliquent des procès de concrescence complexes. En conséquence, on ne peut les
trouver qu'en des entités actuelles d'un rang relativement élevé. Ils
n'impliquent pas nécessairement la conscience, ou ce semblant de conscience que
nous associons à la vie. Mais nous allons découvrir que le comportement des
objets physiques persistants s'explique uniquement par les particularité de
leurs tensions (Procès et réalité.
Essai de cosmologie, pp. 482-483).
2)
Penser authentiquement le changement implique d'en faire la catégorie ultime,
en lieu et place des particuliers concrets, des atomes matériels ou des
substances individuelles. N'est-ce pas ce que fait Whitehead, en posant la créativité au fondement même du
processus, dont il est la raison profonde et la cause dernière ? Cette créativité
n'est pas assimilée à un mystérieux processus vital, à une énergie créatrice ou
à une force obscure, mais bel et bien de la synthèse permanente d'un divers atomisé, qui implique
l'addition, la transformation et la relation.
Whitehead appelle la créativité « la catégorie
de l'ultime ». Les autres catégories ne sont que des aspects de ce qui est
impliqué par celle-ci. Dans chaque instance de créativité, « les pluralités
deviennent une unité, et sont augmentées par l'unité ». L'acte de « devenir
un » est appelé « synthèse créative ». Cette synthèse est l'émergence
ultime. Les « pluralités » impliquées dans la synthèse sont les
actualités précédentes ; l'acteur ou l'agent est la nouvelle « unité »,
la nouvelle actualité. Cette création est donc une auto-création ; car une
actualité n'existe que comme acte libre. (Le langage est ici trompeur, comme si
l'acteur était une chose, et l'acte simplement une autre). Le pluriel devient
un, au sens où il est préhendé par une seule actualité, en partie nouvellement
auto-déterminée. L'unité est synthétique, mais son authenticité est proportionnée
à celle de l'actualité précédente, qui était elle-même une telle synthèse –
quoique pas entièrement de la même pluralité. La clé de la synthèse créative
est la préhension. Une entité actuelle existe comme un acte de préhension
unique, mais complexe, de ses prédécesseurs, dont beaucoup sont indistincts.
(L'indistinction est un trait caractéristique de toute préhension, sauf celle
de Dieu) (Charles Hartshorne et W. Creighton Peden, Whitehead's View of Reality, p. 16).
Toutefois,
la personne comme événement
permanent
implique, au fond, une vision du monde où le changement et la créativité ne
procèdent que de l'évanescence de la réalité, emportée par des processus de
synthèse, dont la complexité infinie et la labilité incessante marquent à la
fois la liberté et la limite – sans compter la « mystique » de la
cellule vivante (pourvue de propriétés et de pouvoirs exorbitants) et la téléologie
divine, sur lesquelles Whitehead assoit sa « cosmologie ».
Il
convient également de noter que l'originalité purement mentale opère par
canalisation de toute adéquation provenant de la nature primordiale de Dieu [Il
s'agit d'un Dieu non pas à l'origine, mais à la fin du monde – un Dieu qui nous
met « au futur de nous-mêmes »]. Ainsi ce qui conditionne, sinon détermine,
l'originalité dans le monde temporel, c'est le but subjectif initial dont le
pourvoit le fondement de tout ordre et de toute originalité (Procès et réalité. Essai de cosmologie p. 194).
3)
La notion de répétition peut éventuellement justifier : (a) L'identité à
travers le temps – sans se mettre à la poursuite d'un critère de l'identité
personnelle (le corps, le cerveau, l'âme, etc.). Le grand ouvrage de Deleuze, Différence et Répétition, est une voie de recherche
toujours ouverte, quoique l'éloge de la folie, ou de la schize, sur lequel débouche
séditieusement la négation de l'identité personnelle, soit devenu tout
simplement insupportable ; (b) La stabilité et l'instabilité : les états transitoires,
les intervalles ou les passages doivent avoir une constitution instable, au
point que l'instabilité soit leur essence même ; néanmoins, la
discrimination métaphysique des intermédiations exige en même temps le maintien
de leur propre structure – peut-être est-ce là le mouvement même de la volonté,
ou de l'intention, qui préserve dans la tension du vouloir, l'élan même de sa
trajectoire ? Chez Kierkegaard et Nietzsche, la répétition acquiert dans
cette orbite le rang de liberté suprême ; (c) La société au sens de Whitehead
et au sens des sciences humaines. Chez le premier,
elle désigne une forme de maintien de soi des membres d'un ensemble, qui devient de ce
fait beaucoup plus qu'un ensemble, dans la mesure où un élément commun se répète dans chacun des membres, au point d'assurer
entre eux une concorde métaphysique de force plus ou moins grande selon le cas,
mais qui fait toujours la différence avec un simple tas ou une pure
accumulation. Appliquée à une réalité sociologique, la répétition découvre par
exemple les phénomènes d'habituation, d'apprentissage, ou d'acculturation, et étend
à des ensembles infiniment plus vastes que les organismes le phénomène politique de la constitution commune, étroite, intime,
entre des membres agglomérés, qui finissent par faire corps. Mais la répétition
est, comme la personne d'ailleurs, un concept-limite, qui se heurte aux limites
de l'intelligibilité, et fait le joint métaphysique entre les couples opposés
du même et de l'autre, de l'immuable et de l'inconstant, de l'être et du non-être.
Elle avoue finalement l'impossibilité définitive à définir « la singularité
de choses insaisissables dans leur être », et peut lourdement retomber sur
une nouvelle et universelle séparation – un constat d'échec que Yves Charles Zarka
diagnostique chez Hobbes dans les termes suivants :
Dans cette identité numérique, c'est la
singularité de l'être en soi de la chose qui est perdue. L'espace réel du monde
devient ainsi le lieu d'une pure répétition discursive, répétition dans la détermination
de la nature des choses comme corpus sive materia, répétition dans le calcul de la force des
corps. Cette répétition – qui fonde la théorie de l'homogénéité de l'espace
physique du monde – n'est que l'autre face de l'impuissance du discours à dire
l'essence réelle et singulière de la chose. Mieux, il n'y a plus de monde
organisé et finalisé où l'on pourrait distinguer le naturel de l'accidentel,
mais un champ de forces qui s'opposent et se composent, et où tout effet nécessaire
est aussi bien accidentel. Déterminant l'efficience des choses en termes d'agrégations,
d'accidents, le matérialisme physique de Hobbes, dans sa validité simplement
gnoséologique, assume jusqu'au bout les conséquences de la métaphysique de la séparation
(La décision métaphysique
de Hobbes. Conditions de la politique, p. 175).
Conclusion
La métaphysique du processus a l'avantage de nous délivrer
de la réification, de la fossilisation, ou de la calcification engendrée par la
substance ; de pouvoir justifier l'interdépendance de tous les êtres ;
et même d'introduire une forme de téléologie, qui semble satisfaire certaines
de nos intuitions profondes, relatives à l'évolution du cosmos et de la vie (même
si elle peut s'allier, on l'a vu, à une théologie beaucoup plus scabreuse).
Enracinée dans des processus universels qui la traversent et la dépassent, la
personne peut-elle faire l'objet d'une révision consistant à l'étendre aux
dimensions de la nature – jusqu'à voir dans dans tout ce qui vit un appel au
respect ? La personne, délestée de toute identité normative, ne
redevient-elle pas alors le nom d'une exigence et d'une responsabilité ?
Ne renoue t'elle pas aussi avec le sens même de sa vocation ? Sans être le
fin mot de l'histoire, la proposition d'Erazim Kohac, reflète au moins un
certain sens de l'altitude, et un point de vue toujours plus vaste – une « chute
vers le haut », pour parler comme Goethe (Fall nach Oben), qui donne sans le vouloir, la plus belle image de
la nature et du destin de la personne.
Je ne crois pas que la reconnaissance par Whitehead d'un « but
subjectif » de tous les êtres constitue un pan-psychisme, l'attribution
d'une psyché à toutes les entités matérielles. Peut-être est-ce parce que dans
la virginité des clairières, la nature ne présente pas un visage matériel, et
donne l'impression d'attendre l'attribution d'une âme pour mériter sa dignité
ontologique. Mais la dignité du monde naturel, des rochers moussus, des vieux
blaireaux et des jeunes chênes, est au commencement de tout. Elle ne dépend pas
de l'attribution de certains traits. Pas plus d'ailleurs que la clairière comme
« société de personnes », structurée par des relations personnelles,
n'est une fonction de prétendus traits de personnalité des rochers et des
arbres. Il s'agit en fait de beaucoup plus : la reconnaissance du fait que
l'unité de tous les êtres est belle et bonne, simplement parce qu'ils sont
comme ils sont, chacun à leur façon. C'est le sens fondamental que revêt la réalité
conçue en termes personnels : reconnaître en elle un Tu ; faire de
notre relation à elle une relation profondément et fondamentalement morale,
gouvernée par la loi du respect.
C'est en ce sens que toute éthique doit être personnelle,
et même doublement personnelle – accorder à tous les êtres le respect dû aux
personnes, et reconnaître dans le modèle de la communauté des personnes, décrit
par Kant comme le « royaume des fins », une profonde métaphore, révélatrice
de l'épaisseur morale de la réalité. Car au bout du compte, une personne n'est
pas seulement un être qui possède une psyché, ou manifeste certains traits de
personnalité, mais c'est surtout un être qui entretient avec nous une relation
morale, un être à la mesure d'un Tu, dont nous faisons la rencontre (E. Kohak, The Embers and the Stars. A Philosophical
Inquiry into the Moral Sense of Nature, pp. 128-129).