Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

jeudi 10 décembre 2015

L'instance de la personne (10) : la personne est-elle un événement permanent ? Nil Hours



L'instance de la personne (10) : la personne est-elle un événement permanent ?


Nil Hours



Nicholas Rescher a publié en 1996 un livre intitulé : Process Metaphysics, dans lequel il jette clairement les bases d'une philosophie du processus, dressée contre la philosophie de la substance. Pour la résumer d'un mot, la philosophie du processus inverse la logique médiévale de l'operari sequitur esse – l'opération suit l'être – au profit d'un esse sequitur operari : l'être suit les opérations. Les particuliers concrets ne sont que l'effet de processus qui traversent de part en part le réel, et sont définis comme des « collections » (manifolds) ou des « groupes » (clusters) de processus. La notion de processus implique aussi deux autres catégories métaphysiques qui, d'une certaine façon, jouent le rôle d'élément de base pour l'une, et de récapitulatif global pour l'autre : l'événement sans sujet, d'un côté se substitue à l'idée classique d'une activité des choses ; la série de relations, de l'autre, justifie l'unité individuelle du processus, conçu comme une séquence temporellement structurée. Comme le rappelle Simon Blackburn :

Dans la philosophie du processus de Whitehead, le fait cosmologique fondamental est le déploiement de processus, qui ne sont pas conçus comme des modifications de substances fondamentales, mais comme des réseaux de relations sélectionnés à l'avance par Dieu. Une théorie de l'esprit fondée sur le processus envisage celui-ci non pas comme une substance sous-jacente, mais comme la forme ou l'allure relativement permanente manifestée par des processus continuellement changeant, tout comme une vague maintient sa forme bien qu'elle soit constituée par différents volumes d'eau à différents moments (S. Blackburn, Oxford Dictionary of Philosophy, p. 293).
Dans ce cadre, la personne est elle-même un processus, dans la mesure où sont abandonnés trois principes, que la réflexion traditionnelle autour de l'identité personnelle à travers le temps, s'efforce sans succès de réconcilier.


I. Le principe de l'identité trans-temporelle. Une substance (un individu, un objet) est un être persistant, qui continue à être identique à lui-même tout au long de sa carrière. (…) II. La loi de Leibniz. Les substances sont numériquement identiques si elles sont qualitativement identiques, c'est-à-dire si (et seulement si) elles ont leurs propriétés en commun. (…) III. Le principe du changement temporel. Les substances subissent un changement de propriétés à travers le temps. (N. Rescher, Process Metaphysics, pp. 64-65).

Ces trois principes, fatalement irréconciliables, condamnent en fait tout espoir de définition normative de l'identité personnelle : on ne peut pas à la fois changer et ne pas changer, ou conserver les mêmes propriétés et changer de propriétés. D'après Ferdinand Santos et et Santiago Sia, dans :  Personal Identity, the Self and Ethics, l'impossibilité à penser le changement provient de l'épistémè de la physique newtonienne, qui se contente d'identifier des points fixes dans l'espace-temps, lui-même pensé comme un contenant (et non pas comme un complexe, une structure ou un effet des processus) : la succession de configurations de particules élémentaires est au fond une suite de photographies, qui figent dans un instant sans durée des constellations immobiles. Ainsi, le changement est nié en tant que tel. Alfred North Whitehead se plaignait, de son côté, de la perte du concret, et de l'expérience immédiate qu'on en fait, dans la conception qui parcellise la nature dans des séries discontinues d'entités discrètes. La nature y est abstraite dans une théorie, qui ne saisit pas sa nature profondément dynamique et intrinsèquement organique. C'est ainsi que l'individu, défini comme une « entité simplement localisée », confirme directement la théorie d'une substance immuable et statique, alors que la continuité, selon un auteur comme Charles Hartshorne par exemple, implique une « interpénétration asymétrique du passé, du présent et du futur », et que « chaque événement est la perpétuelle unification d'une réalité plurielle ».

Chaque séquence d'événements constitue même un universel concret : les universaux sont donc, eux-aussi, des processus. Comme le rappelle Rescher (Ibid., pp. 60-64), on trouve chez Peter Frederick Strawson l'une des oppositions les plus farouches à la métaphysique du processus. Dans : Individuals, il estime en effet que les corps matériels sont une pré-condition à la connaissance des particuliers. Pour être connus, les particuliers doivent être distincts les uns des autres et identifiables à travers le temps ; or, seuls les objets satisfont ces conditions. Pourtant, Rescher remarque : 1) que les caractéristiques des objets que Strawson retient (la stabilité spatio-temporelle, l'endurance, la diversité, la richesse, la justification inter-personnelle) sont aussi bien celles des processus ; 2) qu'il ne prend pas en compte les processus dépourvus de sujet (les orages, le tonnerre, les vagues de froid, le changement climatique, la rumeur, l'exécution d'une symphonie, une discussion, une chanson, un mal de tête, etc.) ; 3) qu'il se fonde sur la nécessité d'une « identification référentielle » qui est en fait elle-même de nature processuelle. Mais peut-on aller jusqu'à faire de la personne elle-même un « procès sans sujet » ? Peut-on imaginer, dans la cadre d'une métaphysique du processus, que nous soyons, comme les autres réalités naturelles, le simple effet de forces qui se propagent ? Sommes-nous, du point de vue de Sirius, de séries de relations au sein d'un monde qui n'est lui-même qu'un méga-processus (un peu comme un réseau de communications, qui donne aux Connected People de Nokia une configuration fluide et métamorphique) ? Et peut-on réduire ce que nous sommes à un « événement permanent », qui pourrait même redéfinir un particulier concret et individuer une substance ? Sommes-nous, en un mot, des personnes-processus, des personnes-réseau et des personnes-événement ?



1/ Personnes-processus


Dans un autre de ses ouvrages, Process Philosophy. A Survey of Basic Issues, Rescher estime que la philosophie du processus comporte un réel avantage sur ses concurrentes, notamment pour ce qui concerne la conception du moi et de la personne, laquelle achoppe très souvent sur le concept de substance. Il présente donc les solutions de la « psychologie du processus », dans un court chapitre que nous traduisons presque intégralement.

Considérons maintenant brièvement l'utilité de l'approche par le processus, dans la psychologie philosophique. Le moi ou l'ego a toujours été un obstacle pour la philosophie Occidentale, à cause de sa résistance à l'intégration au cadre privilégié de l'ontologie de la substance. L'idée que « le moi » est une chose (substance), et que tout ce qui se produit dans « mon esprit » et « mes pensées » a trait à l'activité d'une chose d'une certaine sorte (une substance « mentale ») n'est rien de plus qu'une sorte de fiction assez flagrante – un effort quelque peu désespéré pour appliquer le paradigme de la chose à un ensemble de phénomènes qui ne lui correspondent tout simplement pas.
Il est très inconfortable de concevoir les gens (personnes) comme des choses (substances) – et soi-même par-dessus tout – car nous opposons une certaine résistance à notre identification pure et simple à des corps. Aristote témoigne déjà de cette difficulté à enrôler le moi ou l'âme dans une métaphysique de la substance. C'est, dit-il, la « forme substantielle », l'entéléchie du corps. Mais cette stratégie accommodatrice soulève plus de problèmes qu'elle n'en résout, car le moi (ou l'âme) est très profondément différent des autres sortes d'entéléchie dont Aristote est capable de donner l'exemple.
Spontanément, les gens n'aiment pas être décrits en termes de choses que l'on classe. Comme Jean-Paul Sartre le dit quelque part, un malfaiteur peut être disposé à avouer qu'il a fait ceci ou cela, mais opposera une résistance à admettre qu'il est un voleur ou un meurtrier. De telles attributions, sur le modèle objet-propriété, indiquent une nature fixe, dont nous trouvons naturellement répugnant qu'on nous l'applique. Les gens ont généralement tendance à envisager leurs actes et eux-mêmes en termes de processus, comme des sources d'activités téléologiques, des agentivités orientées à des finalités, destinées à satisfaire des besoins et des volontés, au fur et à mesure de leurs apparitions circonstanciées. Dès qu'on nous les applique, les classifications réifiantes statiques nous paraissent naturellement très déplaisantes.
Si on est engagé dans une conception de la personne qui dépend du cadre théorique de la métaphysique substantialiste classique, on est alors inexorablement propulsé vers la conception matérialiste, d'après laquelle le véritable visage de la personne est constituée par son corps et ses actes. Car parmi tout ce qui nous appartient en propre, c'est clairement le corps qui est le plus volontiers assimilé au paradigme substantialiste. Pensons ici à David Hume, qui s'aventure dans la saisie de soi-même (…). Ici, Hume a parfaitement raison. Une quête qui a pour ambition de se confronter en termes observationnels à une substance personnelle centrale, un moi ou un ego qui constitue la personne particulière qu'on est, est vouée à l'échec. Les seules « choses » de nous mêmes sur lesquelles nous pouvons mettre la main en les observant, sont le corps et ses activités.
Toutefois, du point de vue de la métaphysique du processus, la situation se présente assez différemment. Nous avons des difficultés à appréhender ce que nous sommes, mais peu de difficulté à expérimenter ce que nous faisons. Nos activités corporelles et mentales sont ouvertes à une investigation expérimentale. L'accès expérimental aux processus et aux structures de processus qui nous caractérisent personnellement ne pose aucun problème – nos actions et nos passions, absolument singulières ou caractéristiques de talents, de compétences, de capacités, de traits, de dispositions, d'habitudes, d'inclinations et de tendance à l'action ou à l'inaction, sont après tout ce qui définit une personne particulière comme l'individu qu'il ou elle est. Ce qui fait d'une expérience mon expérience, n'est pas une caractéristique qualitativement unique, que j'exhiberais comme un objet arbore une propriété, mais simplement le fait qu'elle fait partie d'un processus global actuel qui définit et constitue ma vie.
Une fois que nous avons conceptualisé le « moi » central d'une personne comme le tunnel uniforme d'un processus actuel et potentiel – d'actions et de capacités, de tendances et de dispositions à l'action (à la fois physiques et psychiques) – nous disposons d'un concept de personnité qui rend le moi ou l'ego expérimentalement accessible, étant donné que l'expérimentation elle-même consiste simplement dans de tels processus. Fondé sur une conception qui met le processus au centre, le moi ou l'ego (le coeur constitutif d'une personne en tant que telle, c'est-à-dire de la personne particulière qu'on est) est simplement un méga-processus – un système structuré de processus, un centre cohérent et (relativement) stable d'agentivité. L'unité de la personne est l'unité d'une expérience – la coalescence intégrative des différentes micro-expériences de quelqu'un en tant qu'elles font partie d'un seul macro-processus unifié. (C'est le même type de processus unifiant qui relie, au niveau de chaque minute qui passe, chaque journée complète dans sa totalité). Le coeur de cette approche est le changement d'orientation : de la substance au processus – c'est-à-dire de l'unité du hardware, de la machinerie physique, à l'unité du software, de la programmation ou du fonctionnement.
Miguel de Unamuno dit quelque part que Descartes a fait les choses à l'envers – et qu'au lieu de cogito, ergo sum res cogitans, il faudrait dire : sum res cogitans, ergo cogito. Mais ce n'est pas exact. L'inversion cartésienne de la perspective substantialiste traditionnelle, qui était celle de la Scolastique, est parfaitement logique, et fondée sur l'idée forte selon laquelle l'activité vient en premier (« Im Anfang war die Tat » [Au commencement était l'action], comme disait Goethe) – et que ce que nous faisons définit ce que nous sommes. La suprématie du processus psychique dans la constitution du moi, a été mise à l'agenda de la philosophie moderne par Descartes.
Leibniz étendit davantage encore la généralisation de la conception qui fait de l'agentivité la définition même de l'agent. Sur des bases cartésiennes, il conçut l'unité du moi comme l'unité d'un processus, en faisant de l'individualité un mode caractéristique unifié de l'action (de percevoir le monde). C'est précisément pourquoi le moi n'est pour Leibniz qu'un cas paradigmatique de la substance en général. La monadologie leibnizienne s'empare en effet de l'approche cartésienne du moi et de la personne, envisagés comme des processus, et l'universalise jusqu'à inclure la substance en général. Une substance, comme un moi, est tout autant une « chose » qu'un centre d'action.
L'avantage le plus évident de cette conception fondée sur le processus, et qui fait du moi un processus interne complexe, qui équivaut au fait de « vivre une vie (d'une certaine sorte) » – sans compter la division naturelle en une infinité variée de sous-processus – consiste dans l'élimination d'un certain besoin : celui de recourir à un objet substantiel, mystérieux, et expérimentalement inaccessible (qui ressemble fort à « l'ego transcendantal » de Kant), capable de constituer un moi à partir de la diversité de ses expériences. L'unité du moi en vient à devenir l'unité d'un processus – d'une large méga-processus, dont la composition en inclut de plus petits. Une telle approche rejette intégralement la conception ontologique chosifiante de la personne, conçue comme une entité existant séparément de ses actions, de ses activités et de ses expériences. On en arrive à une conception de l'esprit capable de se dispenser du « fantôme dans la machine » de type Cartésien, et envisage l'unité de l'esprit comme une unité de fonctionnement – l'unité d'une opération plutôt que l'unité d'un opérateur. Le « moi » n'est pas conçu comme une chose, mais comme un processus intégré.
Sur ces fondements, la doléance de Hume, pour qui « on fait l'expérience d'une sensation et d'une action particulières, mais on ne fait jamais l'expérience de soi-même », ressemble à celle de quelqu'un qui dit : « Je le vois prendre cette brique, mélanger ce mortier, et mettre la brique à sa place, mais je ne le vois jamais construire un mur ». Même « construire le mur » correspond très exactement au processus complexe composé de ces activités variées, de sorte que – du point de vue de la philosophie du processus – le moi de quelqu'un n'est qu'un processus complexe, composé de ces actions et de ces expériences psychiques et physiques variées, dans leur interrelations systémiques.
L'approche fondée sur le processus, au sein de la psychologie philosophique, a sans doute ses propres difficultés. Mais elles sont bien pâles comparées à celles que soulève l'approche substantialiste traditionnelle (N. Rescher, Process Philosophy, pp. 13-17).

Du point de vue de la philosophie de l'esprit, la métaphysique du processus accrédite une forme de holisme : la personne est un cluster de processus physiques et mentaux, qui sont tous subsumés, quelles que soient leur différences, sous la catégorie même de processus.

(…) quand on se penche sur les processus mentaux d'un individu humain, on ne se trouve pas face à deux objets distincts, le cerveau et l'esprit ; il n'y a qu'une entité : le complexe de processus constituant le cerveau, qui possède à la fois une dimension physique (physiologique et cérébrale) et une dimension mentale (qui implique une signification). Les processus mentaux et physiques ne sont pas réductibles les uns aux autre ; ils sont coordonnés à la façon de différents aspects d'un même tout unifié. La métaphysique du processus penche en faveur du holisme (Process Metaphysics, p. 114).
L'accent mis sur l'opération au détriment de l'opérateur, qui est lui-même la manifestation et non pas l'origine d'un processus, permet ainsi de passer de l'idée de genres de l'être, à celle de façons d'être.

A cet égard, le dualisme Cartésien de la matière et de l'esprit se trompe lourdement en transformant une différence dans les modes de processus (les modus operandi) en une différence réelle entre deux genres fondamentalement différents de substance (le mental et le physique). Les opérations mentales et physiques doivent au contraire être considérées en général, comme deux modes de processus naturels, qui représentent une différence de sorte mais pas de genre (Ibid.). 
Selon Rescher, la métaphysique du processus peut dès lors justifier deux dimensions naturellement essentielles à la personne : un processus de réalisation séquentiel d'une part, et la cyclicité de l'existence individuelle d'autre part.

Le « moi », la personne humaine, ne doit par conséquent pas être compris comme une substance, ou un être (une chose d'une certaine sorte), mais comme un processus vital intégrateur d'expérience, en tant que modalité de l'humain, c'est-à-dire comme la réalisation concrète d'une séquence développementale comprenant l'enfance, la jeunesse, la maturité, et finalement la vieillesse. A coup sûr, le fil de ce développement caractéristique peut être rompu, comme tout processus (par une privation de type aristotélicien, ou par un malheur). Mais si tout va bien, il se déroule dans une séquence programmée, coordonnée à travers une unité développementale (processuelle) d'occurrences successives. Aux yeux des théoriciens du processus, une personne n'a pas seulement une carrière individuelle, mais elle est individuée par cette carrière individuelle, jusqu'à devenir l'individu particulier qu'elle est. (Leibniz envisageait cela comme l'individuation d'une personne via « un concept individuel complet ») (Ibid., p. 116).
On considère la vie non pas comme une durée, mais comme un cycle. Depuis la vénérable Antiquité, la tradition littéraire envisage cela dans les termes d'une analogie avec les saisons de l'année : l'enfance est assimilée au printemps, la jeunesse à l'été, la maturité à l'automne et la vieillesse à l'hiver. (…) La classification des âges se fonde sur des séries d'étapes du développement, démarquées par des « phases de transition », qui sont autant de « jalons » du développement humain : l'aptitude au langage (vers un ou deux ans), à la reproduction, signe de la maturité biologique (vers douze ou treize ans), à l'autonomie, signe de la maturité sociale (vers 18-21 ans), avant le déclin physique (vers 55 ans). Ces « jalons » successifs représentent des phases transitoires, qui constituent des frontières entre les épisodes successifs majeurs de la vie. (…) Du point de vue humain, donc, peu de processus sont plus significatifs que celui de la maturation personnelle et du vieillissement, qui représente le cycle de la vie (Ibid., p. 117). 
Rescher rappelle aussi que la seule règle stable qui s'applique à l'univers... c'est que tout y est perpétuellement changeant, y compris les personnes. Et cela, à ses yeux, ne relativise en rien l'importance métaphysique ou éthique de la personne, dans la mesure où penser que c'est ce qui est stable qui a de la valeur, correspond à un préjugé fixiste.

Car on ne doit pas confondre la valeur avec la permanence, l'importance avec l'endurance. A l'évidence, ce qui compte dans l'idée d'importance, a trait à la confirmation que quelque chose fait la différence, pour le meilleur, au sein de la réalité globale – une différence qui porte sur la condition immédiate des choses, ici et maintenant, et qui n'a pas d'influence permanente sur le cours global du temps (Ibid., p. 121).

Fortement marquée par la biologie de l'évolution, la métaphysique du processus estime en effet que tout est en perpétuelle métamorphose, au sein d'un processus général d'organisation et de complexité croissantes : les universaux, les lois et même les valeurs sont intrinsèquement processuelles, et n'ont rien d'éternel. Mais si la personne-processus nous sauve des périls auxquels nous expose le concept monolithique de substance, comme elle nous dispense de « l'amère et sèche leçon » de l'arithmétique de l'identité personnelle, qui applique à une réalité qui lui est étrangère les lois de la logique de l'identité (symétrie, réflexivité, transitivité), comment peut-elle aussi justifier l'unité individuelle de la personne ?




2/ Personnes-réseau


Whitehead a tenté de justifier le processus de transformation d'un ensemble éparpillé d'entités, ou d' « occasions actuelles » (qui sont des unités processuelles), en une unité macrocosmique, dont l'organisme donne l'analogon le plus frappant (tous les processus sont imbriqués les uns dans les autres, un peu comme des boîtes gigognes), et dont le prisme fournit aussi une image adéquate : les processus sont simultanés et inter-connectés, et ce n'est que pour les besoins de l'analyse qu'on distingue les processus physiques, biologiques, chimiques et psychologiques. D'après Rescher (Process Metaphysics, p. 55), le concept de « nexus » est un tribut que Whitehead paie à l'atomisme – une conception qu'il continue à maintenir au sein même de sa philosophie du processus. Le nexus correspond à la combinaison et à l'intégration des unités « atomiques » de processus. C'est une concorde entre les entités actuelles, qui produit entre-elles ce qu'il appelle des « sociétés ». Rescher propose d'abandonner cette partie de la théorie de Whitehead, au profit d'un pan-processualisme : tout est processus ; les micro-processus génèrent les macro-processus ; le monde lui-même est un méga-processus.

Néanmoins, cette notion de « nexus » permet de faire un lien philosophique entre le concept métaphysique de relation et celui de processus : si, en effet, la personne est d'un certain point de vue un processus, ou une séquence d'événements, elle est d'un autre point de vue une série ou un réseau de relations. Cela correspond si on veut au passage du point de vue subjectif au point de vue objectif, qui correspondent à deux modalités d'une même réalité. Rescher rappelle que la métaphysique du processus, chez la plupart de ceux qui la défendent (Charles Sanders Peirce, William James, Henri Bergson, John Dewey, Whitehead, etc.), est une forme d'idéalisme (mais pas d'immatérialisme) : l'esprit est essentiel à la connaissance des réalités matérielles ou processuelles. D'ailleurs, chez Whitehead, le processus de « préhension » des « occasions actuelles », qui s'approprient ce qui se passe dans leur environnement, est comparable à la façon dont les hommes appréhendent ce qui leur arrive.

Pour Whitehead, les occasions actuelles sont donc, en effet, les unités vivantes de l'expérience élémentaire. Whitehead distinguait deux sortes principales de processus créateur à l'oeuvre dans la nature : ceux qui sont opératoires en formant de l'intérieur un nouvel existant, un particulier concret (« concrétion ») ; et ceux qui sont opératoires en étant dirigés vers l'extérieur, c'est-à-dire quand les existants adoptent un fonctionnement qui consiste à produire leurs propres successeurs (« transition »). Mais les « existants » en question ne sont pas, bien sûr, des substances, au sens que leur donne la métaphysique traditionnelle, mais des particuliers processuels – ces « occasions actuelles » dont nous parlions (Process Metaphysics, p. 20).

Quant à la « transmutation », elle correspond à une conduite épistémique de perception de l'unité du monde, qui est l'équivalent cognitif de cette double opération ontologique (concrétion/transition). Au sein de cet appareillage conceptuel très charpenté, le nexus pourrait donc paraître superflu. Mais il a l'avantage de justifier l'idée d'un « ordre personnellement ordonné », qui introduit le concept de personne. Les « sociétés » sont en effet un type particulier de nexus – des nexus pourvus d'un ordre social, qui correspondent, d'après Donald Sherburne, à des entités purement temporelles, dépourvues de spatialité.

Un type restrictif de nexus joue un rôle important (…). Un nexus purement temporel est presque dépourvu de spatialité ; il n'inclut aucun couple d'occasions contemporaines entre-elles, et n'est donc que « le simple fil d'une transition temporaire, d'occasion en occasion ». Un tel nexus est appelé un nexus personnellement ordonné [personally ordered nexus], et constitue le seul genre de société d'occasions à laquelle est directement référée la personne (D. Sherburne, A Key to Whitehead's Process and Reality, p. 78).

Whitehead retrouverait-il grâce à l'idée de société (comme nexus d'un genre particulier) la triple dimension de la personne, par ailleurs si difficile à maintenir : la profonde superficialité grecque (à laquelle manque une épaisseur) ; la transitivité lockéenne (réduite à un ensemble de connexions psychologiques) ; et la pluralité sociale constitutive (qui équivaut à une société de membres) ?

On ne peut omettre dans cette esquisse préliminaire les notions d' « ordre social » et d' « ordre personnel ». Une « société », au sens où on l'utilise ici, est un nexus avec un ordre social ; et un « objet persistant », ou une « créature persistante » est une société dont l'ordre social a pris la forme spéciale d'un « ordre personnel ».
Un nexus jouit d'un « ordre social » là où : 1) un élément commun de forme apparaît dans le caractère défini de chacune des entités actuelles qu'il inclut ; 2) cet élément commun de forme surgit dans chaque membre du nexus en raison des conditions que lui imposent ses préhensions d'autres membres du nexus ; 3) ces préhensions imposent cette condition de reproduction parce qu'elles incluent des sentirs positifs de cette forme commune. Un tel nexus est appelé « société », et la forme commune est le « caractère déterminant » de la société. La notion de « caractère déterminant » est alliée à la notion aristotélicienne de « forme substantielle ».
L'élément de forme commune est simplement un objet éternel complexe dont chaque membre du nexus fournit l'exemple. Mais l'ordre social du nexus ne se réduit pas au simple fait que tous ses membres manifestent cette forme commune. Si la forme commune se reproduit à travers le nexus, cela est dû aux relations génétiques qu'entretiennent les membres du nexus, et, en outre, au fait que les relations génétiques incluent des sentirs de la forme commune. Ainsi le caractère déterminant est-il hérité à travers l'ensemble du nexus, chaque membre en étant redevable à ces autres membres du nexus qui sont antérieurs à sa propre concrescence.
Un nexus jouit d'un « ordre personnel » quand α) c'est une « société », et β) quand la connexité génétique entre ses membres les ordonne « sériellement ».
Par « mise en ordre sérielle » surgissant de la connexité génétique, on veut dire que n'importe quel membre du nexus – à l'exception du premier et du dernier, s'ils existent – constitue une « coupure » du nexus, de sorte que a) ce membre hérite de tous les membres situés d'un côté de la coupure, et d'aucun situé de l'autre côté, et b) si A et B sont deux membres du nexus, et si B hérite de A, alors le côté de la coupure de B qui hérite de B fait partie du côté de la coupure de A qui hérite de A, et le côté de la coupure de A dont hérite A fait partie du côté de la coupure de B dont hérite B. Ainsi, le nexus forme une seule ligné d'héritage de son caractère déterminant. Un tel nexus est appelé « objet persistant ». On aurait pu l'appeler « personne » au sens légal de ce terme. Malheureusement, « personne » suggère la notion de conscience, de sorte que son usage conduirait à un malentendu. Le nexus « tient le rôle d'un personnage », et c'est l'un des sens du mot latin persona. Mais un « objet persistant », en tant que « personne », fait plus que tenir le rôle d'un personnage. Car ce rôle surgit des relations génétiques spéciales qui règnent parmi les membres du nexus. Un objet physique ordinaire, qui a une durée temporelle est un société. Dans le cas simple idéal, il a un ordre personnel et est un « objet persistant ». Une société peut être analysable (ou non) en faisceaux d' « objets persistants ». C'est le cas de la plupart des objets physiques ordinaires. Ces objets persistants et ces « sociétés », analysables en faisceaux d'objets persistants, sont les entités permanentes qui jouissent des aventures du changement à travers le temps et l'espace. Ils forment par exemple l'objet de la science de la dynamique. Les entités actuelles périssent mais ne changent pas ; elles sont ce qu'elles sont. Un nexus qui 1) jouit d'un ordre social et 2) est analysable en faisceaux d'objets persistants peut être appelé « société corpusculaire ». Une société peut être plus ou moins corpusculaire, suivant l'importance relative des caractères déterminants des divers objets persistants et du caractère déterminant du nexus corpusculaire total (A. N. Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmologie, pp. 90-92).

Whitehead conçoit ainsi la personne vivante en fonction d'un continuum de « sociétés structurées », dont elle est en quelque sorte la forme la plus haute et le couronnement : c'est un nexus entièrement vivant, qui hérite à la fois du corps animal (en ce sens, il est non-social), et d'un ordre personnel (qui en fait aussi un être historique).

La complexité naturelle est inépuisable. Jusqu'ici nous avons avancé que la nature de la vie ne doit pas être cherchée dans son identification à une société d'occasions, qui sont vivantes en vertu d'un caractère déterminant de cette société. Un nexus « intégralement vivant » n'est pas social, pour ce qui regarde sa vie. Tout membre du nexus tire de préhensions du milieu social complexe les éléments nécessaires à son être. Mais en lui-même, le nexus manque du pouvoir génétique propre aux sociétés. Toutefois un nexus vivant, bien qu'il ne soit pas de nature sociale en vertu de son être « vivant », peut maintenir une continuité d'ordre personnel tout au long de tel ou tel trajet historique de ses membres. Une telle entité persistante est un « vivant personnel ». Il n'est pas de l'essence de la vie d'être un vivant personnel. En effet, être un vivant personnel exige un milieu immédiat comme nexus vivant et non social (Ibid., p. 193).

Le vivant personnel a surtout la capacité d'introduire de l'innovation dans la transmission, c'est-à-dire d'infléchir la répétition du même dans le sens d'une légère bifurcation, qui emporte à la fois le même et l'autre au sein du même, à la fois répété et modifié, sans compromettre le bon fonctionnement global de l'organisme animal : le terme d'hybridation s'impose, comme impureté vitale, qui donne à chacun son caractère propre.

Le caractère déterminant d'un vivant personnel est un type défini de préhensions hybrides, transmises d'une occasion à une autre de son existence. On définit plus précisément le terme « hybride » en troisième partie. Il suffit de poser ici qu'une préhension « hybride » est une préhension par un sujet d'une préhension conceptuelle, ou d'une préhension « impure » appartenant à la vie mentale d'un autre sujet. Par cette transmission, l'originalité mentale des occasions vivantes reçoit caractère et profondeur. Ainsi, l'originalité est à la fois « canalisée » - pour utiliser le terme bergsonien – et intensifiée. Son spectre est élargi, à l'intérieur de limites. Non canalisée, une originalité trop radicale signifierait le désastre pour l'organisme animal. Mais avec elle, la vie mentale personnelle peut se développer de manière à combiner son originalité individuelle avec la sécurité du corps matériel dont elle dépend. Alors la vie se retransforme en société : celle-ci maintient l'originalité dans d'étroites limites et obtient l'effet global dû à la reproduction du même (Ibid., pp. 193-194).

Ce qu'on appelle l'âme correspond donc à une « coordination » entre l'animal biologique et l'héritage social, qui, par le biais d'une « rétroaction », modifie l'organisation du corps : autrement dit, le problème classique de la relation entre l'âme et le corps reçoit une résolution systématique en termes de processus réactif et rétroactif, et d'auto-création continuée au sein d'une organisation cellulaire infiniment complexe, qui jouit, dans le cadre du vivant personnel, d'une forme de contrôle autocratique extrêmement puissante. La relation entre l'âme et le corps n'est donc pas tellement conçue en terme d'interaction entre deux ordres de réalité, mais en termes d'unification dynamique hautement centralisée, capable d'infléchir le destin cellulaire.

Selon la philosophie de l'organisme, les choses ne se présentent pas du tout sous le point de vue scolastique de saint Thomas d'Aquin, d'après lequel un esprit donne forme au corps. Le corps vivant est la coordination d'occasions actuelles de degrés supérieurs. Mais dans un corps vivant de type inférieur, les occasions se rapprochent bien plus d'une démocratie. Dans un corps vivant supérieur, les degrés d'occasions sont si bien coordonnés par leurs trajets hérités à travers le corps qu'en des parties diverses du corps, de nombreuses occasions peuvent fort bien profiter d'un fort riche héritage. En somme le cerveau est coordonné de sorte que tantôt cette partie, tantôt cette autre jouisse de ce si riche héritage. Ainsi émerge la personnalité qui, dans le corps, prend les commandes à tel moment. Grâce à la finesse de l'organisation corporelle, il se produit une rétroaction où l'héritage du caractère dérivé de l'occasion qui prend les commandes, modifie les occasions suivantes dans tout le reste du corps (Ibid., p. 196).

Mais, à suivre Whitehead jusqu'au bout, y compris dans son atomisme, ne sommes-nous pas conduits, malgré nous, à considérer la personne comme une séquence d'événements, voire même comme une sorte d'événement permanent, qui implique ultimement la répétition du même – ce qui contredit cet « infléchissement cellulaire » facteur d'innovation dont Whitehead maintient pourtant l'exigence ? En effet, la philosophie du processus, qui attribue à l'innovation, à la créativité et à l'émergence, le premier rang métaphysique, s'oppose frontalement à l'idée même de répétition à l'identique – à la « névrose de répétition », considérée comme un bégaiement du réel, incapable de créer du neuf à partir du vieux, et condamné à sa propre réitération. De ce point de vue, la métaphysique du processus donne l'impression d'aboutir à une impasse.



3/ Personnes-événement


Il existe plusieurs pistes pour justifier métaphysiquement l'idée que la personne est un événement permanent. 1) On peut retenir l'idée d'une certaine tension dans l'être, comme si la personne était un réseau serré de processus – mais Whitehead semble trouver dans la vie organique ou biologique, et non dans la personne, le lieu authentique de cette tension. 2) On peut aussi souligner le rôle de ce que Whitehead considérait comme la catégorie ultime : l'innovation, qui correspond à une synthèse active dans un univers largement indéterminé – mais cette « créativité » relève d'une dimension largement spéculative de la métaphysique du processus. 3) On peut enfin tenter de faire de la répétition une catégorie qui, au lieu de traduire un sempiternel retour du même, emporte une certaine dose de nouveauté – mais l'idée de répétition, qui s'applique à séparer des abstractions, ressemble plus à un aveu d'échec intellectuel qu'à un concept explicatif convaincant.

1) A en croire Robert Mesle, du point de vue ontologique général, Whitehead définit la réalité comme étant à la fois (a) un processus relationnel, (b) un réseau causal, et (c) un pouvoir multilatéral. Cette stratification peut inclure l'idée de tension caractéristique, grâce à laquelle nous cherchons à « fixer » la personne au sein de son environnement global. Chacun de ces niveaux constitue en effet une étape supplémentaire dans l'éviction de la définition fermée, discrète et circulaire de la personne :

(a) (…) une âme n'est pas une chose. Ce n'est pas une rocher isolé, caché quelque part à l'intérieur de nous, immuable et insensible aux changements de nos vies. Une âme est un processus dynamique, un faisceau d'expériences, de pensées, d'émotions, de rêves et de souvenirs. A chaque moment de notre vie, nous intégrons toute notre expérience passée et toute notre expérience nouvelle, et nous nous créons nous-mêmes à partir de cela, en décidant de qui nous serons à cet instant (R. Mesle, Process-Relational Philosophy. An Introduction to Alfred North Whitehead, pp. 52-53).
(b) Le monde et moi-même sommes à chaque moment engagés l'un envers l'autre de manière causale. Mon corps émerge de ce réseau de relations causales, et mon esprit émerge de l'interaction causale avec mon corps. A chaque instant, je fais l'expérience de moi-même – à travers la perception, sur le mode de la causalité efficace. Whitehead affirme avec persuasion que c'est la raison pour laquelle nous croyons tous dans la causalité. Nous croyons dans la causalité parce que nous en faisons l'expérience à chaque moment de notre devenir, et que nous faisons à chaque instant l'expérience de nous-mêmes comme étant causé par ce monde passé. Nous ne pouvons pas nous empêcher de croire, à un niveau profond, préréflexif, à ce dont nous faisons l'expérience à chaque moment de notre existence (Ibid., p. 61).
(c) Il paraît clair que c'est précisément le pouvoir d'être affecté qui augmente, au fur et à mesure qu'on progresse dans la chaîne de complexité, depuis les électrons, les molécules, les microorganismes et les plantes, jusqu'aux animaux, aux vertébrés dotés de cerveaux et de systèmes nerveux centraux, et finalement (autant que nous le sachions) aux êtres humains. C'est n'est pas le pouvoir de ne pas être affecté, ou même le pouvoir de contrôler autrui, qui fait que nos vies sont plus riches et meilleures. C'est au contraire notre extraordinaire capacité à être affecté par la richesse et la complexité incroyables du réseau relationnel dans lequel nos vies sont incluses. Notre capacité à la douleur et au plaisir, nos cinq sens, notre goût pour la beauté, notre ouverture aux idées, et notre capacité à apprendre et à nous adapter, sont les pouvoirs qui nous distinguent des électrons, des rochers et des microbes. En bref, plus nous allons loin en direction d'organismes plus complexes, plus émerge le pouvoir d'être affecté (Ibid., p. 72).

Au sein d'un réseau serré de processus, de causalités et d'expériences multiples et évolutives, on peut isoler, sertis dans ce maillage complexe, des carrefours, des « plate-formes nodales » ou des points de tension, qui « dénoncent » ou identifient des ordres personnels – ou plus simplement des personnes. Chez Whitehead, la notion de tension correspond en tous cas à une certaine endurance spatiale, réservée aux plus hautes formes de vie. Elle désigne un certain lieu, une certaine extension. La tension caractéristique de la personne n'est donc qu'une tension parmi d'autres, mais peut-être serait-il possible de la définir comme une tension ontologique maximale, au sein d'un réel constituée de processus, de causalités et de pouvoirs, ponctué de points nodaux en perpétuelle évolution, traversé ça et là par des courants de force ?

Il est évident que des sentirs de tension décisifs impliquent des procès de concrescence complexes. En conséquence, on ne peut les trouver qu'en des entités actuelles d'un rang relativement élevé. Ils n'impliquent pas nécessairement la conscience, ou ce semblant de conscience que nous associons à la vie. Mais nous allons découvrir que le comportement des objets physiques persistants s'explique uniquement par les particularité de leurs tensions (Procès et réalité. Essai de cosmologie, pp. 482-483).

2) Penser authentiquement le changement implique d'en faire la catégorie ultime, en lieu et place des particuliers concrets, des atomes matériels ou des substances individuelles. N'est-ce pas ce que fait Whitehead, en posant la créativité au fondement même du processus, dont il est la raison profonde et la cause dernière ? Cette créativité n'est pas assimilée à un mystérieux processus vital, à une énergie créatrice ou à une force obscure, mais bel et bien de la synthèse permanente d'un divers atomisé, qui implique l'addition, la transformation et la relation.

Whitehead appelle la créativité « la catégorie de l'ultime ». Les autres catégories ne sont que des aspects de ce qui est impliqué par celle-ci. Dans chaque instance de créativité, « les pluralités deviennent une unité, et sont augmentées par l'unité ». L'acte de « devenir un » est appelé « synthèse créative ». Cette synthèse est l'émergence ultime. Les « pluralités » impliquées dans la synthèse sont les actualités précédentes ; l'acteur ou l'agent est la nouvelle « unité », la nouvelle actualité. Cette création est donc une auto-création ; car une actualité n'existe que comme acte libre. (Le langage est ici trompeur, comme si l'acteur était une chose, et l'acte simplement une autre). Le pluriel devient un, au sens où il est préhendé par une seule actualité, en partie nouvellement auto-déterminée. L'unité est synthétique, mais son authenticité est proportionnée à celle de l'actualité précédente, qui était elle-même une telle synthèse – quoique pas entièrement de la même pluralité. La clé de la synthèse créative est la préhension. Une entité actuelle existe comme un acte de préhension unique, mais complexe, de ses prédécesseurs, dont beaucoup sont indistincts. (L'indistinction est un trait caractéristique de toute préhension, sauf celle de Dieu) (Charles Hartshorne et W. Creighton Peden, Whitehead's View of Reality, p. 16).

Toutefois, la personne comme événement permanent implique, au fond, une vision du monde où le changement et la créativité ne procèdent que de l'évanescence de la réalité, emportée par des processus de synthèse, dont la complexité infinie et la labilité incessante marquent à la fois la liberté et la limite – sans compter la « mystique » de la cellule vivante (pourvue de propriétés et de pouvoirs exorbitants) et la téléologie divine, sur lesquelles Whitehead assoit sa « cosmologie ».

Il convient également de noter que l'originalité purement mentale opère par canalisation de toute adéquation provenant de la nature primordiale de Dieu [Il s'agit d'un Dieu non pas à l'origine, mais à la fin du monde – un Dieu qui nous met « au futur de nous-mêmes »]. Ainsi ce qui conditionne, sinon détermine, l'originalité dans le monde temporel, c'est le but subjectif initial dont le pourvoit le fondement de tout ordre et de toute originalité (Procès et réalité. Essai de cosmologie p. 194).

3) La notion de répétition peut éventuellement justifier : (a) L'identité à travers le temps – sans se mettre à la poursuite d'un critère de l'identité personnelle (le corps, le cerveau, l'âme, etc.). Le grand ouvrage de Deleuze, Différence et Répétition, est une voie de recherche toujours ouverte, quoique l'éloge de la folie, ou de la schize, sur lequel débouche séditieusement la négation de l'identité personnelle, soit devenu tout simplement insupportable ; (b) La stabilité et l'instabilité : les états transitoires, les intervalles ou les passages doivent avoir une constitution instable, au point que l'instabilité soit leur essence même ; néanmoins, la discrimination métaphysique des intermédiations exige en même temps le maintien de leur propre structure – peut-être est-ce là le mouvement même de la volonté, ou de l'intention, qui préserve dans la tension du vouloir, l'élan même de sa trajectoire ? Chez Kierkegaard et Nietzsche, la répétition acquiert dans cette orbite le rang de liberté suprême ; (c) La société au sens de Whitehead et au sens des sciences humaines. Chez le premier, elle désigne une forme de maintien de soi des membres d'un ensemble, qui devient de ce fait beaucoup plus qu'un ensemble, dans la mesure où un élément commun se répète dans chacun des membres, au point d'assurer entre eux une concorde métaphysique de force plus ou moins grande selon le cas, mais qui fait toujours la différence avec un simple tas ou une pure accumulation. Appliquée à une réalité sociologique, la répétition découvre par exemple les phénomènes d'habituation, d'apprentissage, ou d'acculturation, et étend à des ensembles infiniment plus vastes que les organismes le phénomène politique de la constitution commune, étroite, intime, entre des membres agglomérés, qui finissent par faire corps. Mais la répétition est, comme la personne d'ailleurs, un concept-limite, qui se heurte aux limites de l'intelligibilité, et fait le joint métaphysique entre les couples opposés du même et de l'autre, de l'immuable et de l'inconstant, de l'être et du non-être. Elle avoue finalement l'impossibilité définitive à définir « la singularité de choses insaisissables dans leur être », et peut lourdement retomber sur une nouvelle et universelle séparationun constat d'échec que Yves Charles Zarka diagnostique chez Hobbes dans les termes suivants :

Dans cette identité numérique, c'est la singularité de l'être en soi de la chose qui est perdue. L'espace réel du monde devient ainsi le lieu d'une pure répétition discursive, répétition dans la détermination de la nature des choses comme corpus sive materia, répétition dans le calcul de la force des corps. Cette répétition – qui fonde la théorie de l'homogénéité de l'espace physique du monde – n'est que l'autre face de l'impuissance du discours à dire l'essence réelle et singulière de la chose. Mieux, il n'y a plus de monde organisé et finalisé où l'on pourrait distinguer le naturel de l'accidentel, mais un champ de forces qui s'opposent et se composent, et où tout effet nécessaire est aussi bien accidentel. Déterminant l'efficience des choses en termes d'agrégations, d'accidents, le matérialisme physique de Hobbes, dans sa validité simplement gnoséologique, assume jusqu'au bout les conséquences de la métaphysique de la séparation (La décision métaphysique de Hobbes. Conditions de la politique, p. 175).



Conclusion


La métaphysique du processus a l'avantage de nous délivrer de la réification, de la fossilisation, ou de la calcification engendrée par la substance ; de pouvoir justifier l'interdépendance de tous les êtres ; et même d'introduire une forme de téléologie, qui semble satisfaire certaines de nos intuitions profondes, relatives à l'évolution du cosmos et de la vie (même si elle peut s'allier, on l'a vu, à une théologie beaucoup plus scabreuse). Enracinée dans des processus universels qui la traversent et la dépassent, la personne peut-elle faire l'objet d'une révision consistant à l'étendre aux dimensions de la nature – jusqu'à voir dans dans tout ce qui vit un appel au respect ? La personne, délestée de toute identité normative, ne redevient-elle pas alors le nom d'une exigence et d'une responsabilité ? Ne renoue t'elle pas aussi avec le sens même de sa vocation ? Sans être le fin mot de l'histoire, la proposition d'Erazim Kohac, reflète au moins un certain sens de l'altitude, et un point de vue toujours plus vaste – une « chute vers le haut », pour parler comme Goethe (Fall nach Oben), qui donne sans le vouloir, la plus belle image de la nature et du destin de la personne.

Je ne crois pas que la reconnaissance par Whitehead d'un « but subjectif » de tous les êtres constitue un pan-psychisme, l'attribution d'une psyché à toutes les entités matérielles. Peut-être est-ce parce que dans la virginité des clairières, la nature ne présente pas un visage matériel, et donne l'impression d'attendre l'attribution d'une âme pour mériter sa dignité ontologique. Mais la dignité du monde naturel, des rochers moussus, des vieux blaireaux et des jeunes chênes, est au commencement de tout. Elle ne dépend pas de l'attribution de certains traits. Pas plus d'ailleurs que la clairière comme « société de personnes », structurée par des relations personnelles, n'est une fonction de prétendus traits de personnalité des rochers et des arbres. Il s'agit en fait de beaucoup plus : la reconnaissance du fait que l'unité de tous les êtres est belle et bonne, simplement parce qu'ils sont comme ils sont, chacun à leur façon. C'est le sens fondamental que revêt la réalité conçue en termes personnels : reconnaître en elle un Tu ; faire de notre relation à elle une relation profondément et fondamentalement morale, gouvernée par la loi du respect.
C'est en ce sens que toute éthique doit être personnelle, et même doublement personnelle – accorder à tous les êtres le respect dû aux personnes, et reconnaître dans le modèle de la communauté des personnes, décrit par Kant comme le « royaume des fins », une profonde métaphore, révélatrice de l'épaisseur morale de la réalité. Car au bout du compte, une personne n'est pas seulement un être qui possède une psyché, ou manifeste certains traits de personnalité, mais c'est surtout un être qui entretient avec nous une relation morale, un être à la mesure d'un Tu, dont nous faisons la rencontre (E. Kohak, The Embers and the Stars. A Philosophical Inquiry into the Moral Sense of Nature, pp. 128-129).


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