Souvenirs communs et dévolution d’un héritage
(6 janvier 2016-10 août 2021)
Il y a quatre ans, lors de l’enterrement de Jean-Pierre Cometti, c’était la canicule dans l’Aude. Il s’était réfugié dans ce village à cause de la vue sur les lointains que sa grand-mère lui avait montrés, me disait-il. — Je regardais cet horizon privé d’aucune dimension auratique, écrasé d’une lumière ardente et aveuglante, puis j’ai erré longtemps entre les maisons de ce village désert. Dans la touffeur du plein été, on comptait quelques personnes autour du camion funéraire, dont la veuve de Dominique Janicaud et Jacques Morizot. Jean-Pierre Cometti fut enterré dignement par ses deux fils et sa fille, que je connus enfants plus de trente ans auparavant. Dans une brève allocution, je repris l’un des mots de César : « Point n’est besoin d’un hameçon en or » d’après Suétone, pour seul discours funèbre, dont seuls lui et moi sans doute comprissions le sens.
Avant ces quelques mots d'hommage que je le lui dois, il faudrait dire pour commencer — mais ne pas le dire en passant — que le nom de Cometti reste attaché à un moment fort du département de philosophie de l'Université de Provence, à une époque où y enseignaient Livet, Lebrun et Clementz, avant donc la création de ce dinosaure aux yeux à demi fermés qu’est devenu AMU (Aix Marseille Université). Intégré à l’équipe du Centre d’épistémologie comparative, il y créa un groupe de travail restreint le GRAPPHIC dont l'un des enjeux programmatiques aura été de traduire le livre de Nelson Goodman : Structure de l'apparence (1951) : coordonnée par J.-F. Rauzy, cette traduction a paru ensuite aux éditions J. Vrin en 2005. Jean-Pierre Cometti a inspiré et relancé, de même façon, nombre de traductions intéressantes (Russell avec F. Clementz, Dewey avec Joëlle Zask), s'y attelant souvent en personne.
Il avait même donné une seconde vie à « SUD », vieille revue marseillaise, issue des Cahiers du Sud, notamment avec certains des textes de Wittgenstein qui s’imposaient à leur diffusion en français (une tâche délicate). Il s’est aussi battu pour imposer De la pluralité des mondes de David Lewis ou Thomas Nagel. Le département d'Aix pouvait donc s'enorgueillir avec lui de l’une de ses figures les plus efficaces. La diversité de ses publications : le pragmatisme, l'esthétique philosophique, la psychologie de Wittgenstein, la pensée autrichienne, la démocratie, trahit bien l’ouverture du spectre et la qualité de son investigation de chercheur. Avec sa disparition, quelque chose s'est définitivement perdu de l'héritage de Granger et de Guillermit, même si son apport était bien novateur. C'est avec ce départ que s'accuse un peu plus la décomposition d'un héritage de pensée qu'on pourrait dire résistant et autochtone, universaliste et cultivé, échappant aux démons du localisme provincial et du sectarisme.
Son décès est mortifiant pour ses amis, ses collègues et de nombreuses connaissances comme en témoigne le livre d’hommage dû à Carla Carmona et co-édité, avec Jerrold Levinson (Mimésis international, 2019). Jean Pierre Cometti est parti comme il a vécu, en précipité, en urgence, dans une intensité qui le tirait par les cheveux, sans perdre de temps — comme si cela se pouvait de vivre sous cette forme une fin de vie aussi atroce, avec deux livres sous presse. Jean-Pierre a comme toujours pris les devants, et il pourrait encore être presque là, en notre compagnie, préparant le dîner, affairé et efficace, avec sa façon de balancer le corps d’une jambe sur l’autre, puis de se rapprocher pour nous chuchoter à l'oreille que ce que nous disons maintenant est saugrenu, parce qu'exagéré et sans raison d'être le concernant. Les panégyriques qui lui tombent aujourd'hui sur la tête paraissent pour certains trop discordants d'avec son réalisme foncier et sa modestie. Son côté jazzy le protège heureusement des mélodies suspectes et y fait définitivement obstacle. Jean Pierre Cometti était un garçon entreprenant et fier — à qui on ne la faisait pas ; que rien n'impressionnait beaucoup ; il s'était élevé tout seul, avait travaillé vite — très jeune —, devant surmonter beaucoup d'obstacles, avant de parvenir non sans peine à l'université en 1992 où son talent s'est épanoui. Lui qui n’était pas agrégé de l’université — un concours qu’il repassa à Rabat sur mon conseil, et sans succès — il fut ensuite élu Professeur, et dirigea le département avant que je n'en prenne la direction, à sa demande, pour quatre ans de 2004 à 2008, un job qui n’avait aucun intérêt. Cometti s'était adonné à la philosophie, plus tôt que moi, à un âge où G. Lebrun, D. Janicaud, M. Clavelin publiaient leurs propres thèses, y marquant de fortes individualités dans un discours hors mode, hors courant dominant. Il me disait qu'il devait beaucoup à ces penseurs déclassés de nos jours, mais pour lui honnêtes et sérieux. Il y avait une pièce chez Jean-Pierre, dans sa maison de Simiane, où ces grands "tombeaux" de chez Gallimard — comme me disait Dominique Aury avec un fin sourire en parlant de ces livres "d'avant" — dormaient à l'abri des coups de mistral dans leurs guenilles de cellulose, tels de vieux machins qu'on protégerait d'une mort académique. Cometti était un défenseur ardent des livres et des publications, de toute sorte et de toute nature, fussent-elles les plus décalées, les plus disparates quelquefois. Il faisait un pont entre plusieurs styles de philosophie. Il écrivait vite à l'écritoire ou au clavier, il synthétisait et raturait avec une vitesse pour moi presque fatale. Il respirait un thème, un auteur, une doctrine et passait à un autre sujet.
Mais quand je l'ai connu en 1978, nous étions deux professeurs détachés, à l'étranger, au Lycée Lyautey à Casablanca. Un peu par la force des choses et du fait du hasard des publications de postes budgétaires, déjà raréfiés à ce moment-là pour les philosophes. Deux professeurs mis sur la touche dans leur académie respective d'origine se retrouvaient dans le même établissement. — Il me parlait obstinément à Casablanca d'une thèse qui était à faire sur Musil, celle qui lui a permis ensuite de publier quatre livres (je crois) sur cet auteur, en plus d'une retraduction augmentée et courageuse de L'Homme sans qualités, qui est venue beaucoup plus tard. Ses contacts avec Philippe Jacottet l'ont à ce moment crucial et tardif beaucoup mûri. De Casablanca, je le vis partir pour Fribourg avec regret en 1979, et je demeurais longtemps sans le revoir. Il me reste quelques bien minces records de cette époque ancienne. Je sais qu’alors il parlait beaucoup de Heidegger dans ses cours, et je ne cessais pas de m’en offusquer depuis que j’avais entendu Szondi à Berlin en 1973. G. Lambrichs m’avait incité à faire des recensions pour la revue de la N.r.F : j'avais dû produire sur commande celle de la Grammaire philosophique de Wittgenstein que venait de traduire M.-A. Lescourret (on ignorait tout alors le contenu du Big Typescript). J'avais fait de même pour la traduction du Schelling de Courtine et Martineau. C'est là, dans la cabane de jardin où je me trouvais dans le quartier du Polo, sous des lianes de Bignone, qu'il vint me voir et fut frappé par mon intérêt pour Wittgenstein. Je compris, de fait, à ce moment-là que l’œuvre de Wittgenstein opérait une cassure. Elle fit sur lui un effet majeur, comme le sirocco fait plier le palmier : Cometti, à la différence de moi, restera obnubilé par ce déni des essences, par le côté réfractaire du divin Ludwig à l'endroit des systèmes — cette anarchitecture mentale lui plaisait bien, sous le couperet fragmentaire de la décomposition des pensées toutes faites. Je n'étais déjà pas d'accord avec cette version prémonitoire qu'il eut presque aussitôt de la métaphilosophie wittgensteinienne, mais je sais seulement qu'il ne connaissait pas Wittgenstein avant ce jour-là : notre rencontre l’hiver 1979 fut décisive pour cette raison. Sa détestation à lui, à la même époque encore (puisque je le recensais aussi) allait vers Adorno, qui ne méritait pas je pense un rejet aussi définitif, et sur lequel il est ensuite lui-même d'ailleurs largement revenu ; Adorno, qu'on redécouvrira sous son vrai jour dans une autre époque. Je ne peux pas justifier autrement que de façon réactionnelle et presque épidermique, son rejet de l'Ecole de Francfort, et conséquemment plus tard sa passion pour l'esthétique du fonctionnement de l'art — de l'art qui se suffit à soi dans sa manifestation — qu'on devrait dire auto-télique (comme eût dit Adorno) ; et plus profondément dans son explication anti-causale de la genèse de l'art (à ses yeux indifférente), celui-ci s'exemplifiant tout seul hors des références obligées. Tel est le fond de son esthétique qui est héritée du pragmatisme caché de Goodman. Ainsi, pour moi, les deux termes de son balancement intellectuel sont-ils restés inchangés depuis que nous nous sommes connus, il y a bientôt quarante ans, à peu de choses près. Depuis ces longues conversations aporétiques qui étaient les nôtres, par exemple au Maarif (l’ancien quartier juif de Casa) quand il y habitait. J'étais déjà métaphysicien, et je travaillais sur la langue de Descartes entre autres choses ; mais lui était de son époque, ce que je n’étais pas — à ses yeux, la mort du sujet était la mort de la métaphysique qu'il continua de mépriser sa vie durant comme une erreur génétique darwinienne dont je serais un lointain produit. Ce n’était pas le cas, puisque j’écrivais sur la structure des insulae dans les derb, et justement sur ces villes immenses que constitue « la villa des bidons » des agglomérations africaines (je n’ai pas donné suite à ce travail, mais la réalité surdimensionnée des bidonvilles ne cessa de me tourmenter, et si Jean-Pierre ne m’accompagnait pas dans cette enquête, sa passion pour Musil, qui l’a délivré de Heidegger, en est sans doute l’un des motifs).
Ce n'est pas parce que nos opinions divergeaient de fond en comble que je ne peux pas comprendre mon ami et ses positions philosophiques principales. Cometti a opéré certainement avec Musil, une sorte de pénétration romanesque, une "alternative" à l'enseignement philosophique de l'histoire de la philosophie qui n'était pas son truc. Il s'est ensuite passionné pour les auteurs « désosseurs » de concepts épais, à l'instar de Musil ou même de James, quoique de façon plus subtile, d'un continent à l'autre. C'est au Québec qu'il fit son livre sur Wittgenstein et la psychologie. On connaissait mal, cela noté, son versant rebelle, parce que Cometti était aussi quelqu'un d'ouvert, d'accueillant et d'affable, mais d’assez ferme sur ses positions. Sa méridionalité n'était pas de façade : il jouait parfois à faire le Schpountz pour les imbéciles — et il les jaugeait par ce truchement — ; elle était entière ; on l'entendait broncher quand il n'était pas content à cause de quelques fadaises qui l'avaient mis en rogne, et on le savait cordial, soucieux de vous aider et de vous faciliter une édition dès qu'il en avait le moyen, autant que sourcilleux dans sa décision de se dégager d’un éditeur ou d’une collection : c’était un signe de fierté intellectuelle. — On pourrait même à ce sujet, pour qui voudra corriger cette impression, que sa qualité première était l'entregent. Les Classiques mettaient en avant cette disposition vertueuse à partager l'intelligence, à se moquer de l'autorité comme des autorisations supposées à s'exprimer qu'il ne fallait pas enfreindre. Il pratiquait quant à lui, une forme de laisser penser de façon fort libérale, et presque trop à mon gré. Habile aux contacts, Cometti n'aimait pas, cependant, qu'on lui fausse la politesse ou qu’on méconnaisse son travail acharné. J'en veux pour preuve — ou pour contre-exemple plutôt — ses entretiens avec Jacques Bouveresse à la radio : ils montraient deux tempéraments philosophiques irréductibles, l'irrédentisme de chacun des deux se faisant concurrence sur le dos de Musil, à croire que les thèses du romancier Viennois convaincu d'un ratage total, de la croissance effrénée de la sottise, de la divagation quasi-apocalyptique du progrès moral et intellectuel, devait paradoxalement relancer la dispute chez ses meilleurs interprètes en France. Ce constat amer n'est dû qu'en partie à la misère même du débat, tel que nous le connaissons de nos jours dans les magazines, et aussi dans des revues sérieuses qui ont cessé d’être vraiment sérieuses. Ce différend dans l'interprétation s'explique, évidemment, d'une autre façon. — Cometti lisait Wittgenstein comme une sorte de Musil « exfiltré » dans le monde analytique, pour ainsi dire : Out of Austria, et qui se fût servi des "formes de vie" comme on se sert d'armes postiches pour effrayer l'adversaire. Tandis que Bouveresse lisait Musil comme un Wittgenstein embusqué dans l’ancien monde d’avant le nazisme, qui aurait donné une autre philosophie de l'histoire que celle que pouvait enseigner les faux prophètes de son époque. En dépit des thèses soutenues par les tenants du new-Wittgenstein, ou du Pseudo-Wittgenstein (comme on aurait dit au Moyen-Âge), ces lecteurs abusés de Carnap et relisant aujourd’hui Kierkegaard, ou vice-versa, il n'y a pas de philosophie de l'histoire chez Wittgenstein, tandis que Musil est un authentique et remarquable Kulturpessimist, reprenant une sorte de ressassement lugubre venu du fond des âges qui a peu à voir avec l’américanisation des comportements que déplorait Wittgenstein. S’il n’y a pas de raison dans l’histoire, il y aura bien des raisons de le justifier et de le déplorer, en sorte que beaucoup des événements d'aujourd'hui peuvent donner raison à ce que Musil ne considérait pas comme l’objet d’un raisonnement inductif plausible, ou digne qu’on y fasse mention. — Cometti et Bouveresse ont ainsi laissé le débat se féconder lui-même ; et je ne doute pas qu'il se poursuivra dans le futur. Entre Musil et Wittgenstein, la dévolution de cet héritage séculaire arraché à l’Idéalisme allemand n'est certainement pas close. D'autres "tirés à part" viendront s'écrire sur nos tablettes, pour reprendre le nom d'une direction de collection habile que Cometti assura pendant quinze ans et qui emporte aujourd'hui encore toute notre adhésion.
Jean-Maurice Monnoyer