L'instance
de la personne (5) : la personne n'est-elle qu'une propriété de la
substance ?
Nil
Hours
Si la
personne n'est pas un individu nucléaire, est-elle pour autant réductible à un
ensemble de propriétés psychologiques ? Faire de la personne une qualité
de l'être humain, plutôt que l'être humain lui-même, est au fond la conséquence
ultime du lockéanisme, qui distingue analytiquement les conditions d'identité
de la personne, de l'homme et de la substance. Mais cette relativisation de la
personne, arrachée à l'hypostase de Boèce, qui reconnaît encore la dignité
d'une essence, et à l'individu de Duns Scot, défini comme une entité principalissime, ne risque t'elle
pas de fragiliser encore un peu plus cette personne, en la dégradant non
seulement métaphysiquement, mais même moralement ? Peut-on éloigner ainsi
la personne de l'être, en lui retirant sa qualité de particulier concret, pour
la penser comme une propriété applicable à certaines natures (humaines,
biologiques, animales, divines, artificielles, extra-terrestres, etc.) ?
La personne est-elle mise en danger par cet abandon métaphysique de la
substance particulière, au profit de la propriété, secondaire et
relative ? Robert Spaemann, dans : Les personnes. Essai sur la différence entre « quelque
chose » et « quelqu'un », s'alarme de la modification de la
fonction du concept de personne dans l'économie de nos discours, et en
particulier comme fondement de l'éthique.
(…) le statut de personne ne reviendrait pas à tous les hommes ni aux
hommes à chaque étape de leur vie et dans toutes les configurations de leur
conscience. Il ne conviendrait pas, par exemple, si on refuse dès le départ à
ces hommes l'accueil au sein de la communauté de reconnaissance par lequel
seulement les hommes deviennent des personnes. Et des hommes ne seraient pas
non plus des personnes si, en tant qu'individus, il leur manquait les signes
caractéristiques qui font que nous appelons personnes les hommes en général,
c'est-à-dire s'ils ne disposaient pas encore ou plus, de façon provisoire ou
définitive, de ces signes caractéristiques. Les petits enfants par exemple, les
débiles profonds, mais aussi les hommes atteints de sénilité ne sont pas des
personnes et, d'après Derek Parfit, le penseur de loin le plus profond dans
cette direction, ceux qui dorment ou sont provisoirement inconscients ne sont
pas non plus des personnes. Il n'y a aucune raison d'accorder à ces hommes un
droit à la vie, par exemple ; cela constituerait même une partialité
immorale au profit de notre propre espèce, ce serait du « spécisme »,
selon l'expression de l'australien P. Singer, moraliste et philosophe de la
protection des animaux (pp. 9-10).
C'est
pourquoi Spaemann, qui veut préserver la dignité humaine, continue à fonder
métaphysiquement la personne sur un genre naturel : les conditions
d'identité des personnes sont celles des membres de l'espèce humaine, et les
personnes se confondent donc avec les hommes.
Les
personnes sont des individus en un sens incomparable. C'est bien pour cela que
ce qui importe pour leur reconnaissance en tant que personne ce n'est pas la
présence individuelle de certaines caractéristiques génériques, mais bien
l'appartenance à l'espèce (p. 11).
Strawson,
dans : Individuals, arrivait à
une conclusion similaire : les personnes sont les particuliers concrets du
monde humain, et c'est en tant que personne que nous habitons l'univers, et non
pas en tant qu'organisme biologique – quoique nous soyons nécessairement
incarnés. Les personnes sont donc primitives : ce sont les êtres humains.
Mais si on retire à la personne sa substance individuelle pour n'en retenir que
la nature rationnelle, on remplace par des personnes potentielles, provisoires
et précaires les personnes
naturelles, durables et consistantes auxquelles nous tenons assez spontanément,
et dont nous avons au moins l'intuition. Peut-on réviser le concept de personne
dans un sens à ce point contre-intuitif ?
1) Personnes potentielles
On peut
ici opposer trois grandes conceptions métaphysiques qui font de la personne une
forme de propriété, à chaque fois
plus éloignée de l'être substantiel : 1) La Constitution View de Lynne Rudder Baker fait de la personne une
propriété essentielle : elle correspond à la perspective en première
personne, qui émerge de l'animal biologique humain et nous définit
essentiellement. Nous sommes cette personne, et non pas cet animal qui la
constitue. ; 2) L'animalisme
d'Eric Olson fait de la personne une propriété accidentelle de l'animal
biologique, mais c'est ce dernier qui nous définit essentiellement : nous
sommes cet animal et non pas cette personne, car c'est la vie qui est
essentielle et la pensée qui est accidentelle ; 3) Le fonctionnalisme fait
de la personne la propriété fonctionnelle d'un mécanisme physique, au point de
voir dans les personnes artificielles le modèle même de la personne :
celle-ci correspond à un type de fonctionnement émancipé de l'espèce. La
personne est une certaine fonctionnalité
de n'importe quelle chose, dont l'artefact donne une image adaptée.
David
DeGrazia pose très bien le problème dans son article intitulé : « Are
We Essentially Persons ? ». La personne est-elle ce que nous sommes
essentiellement ? Si nous sommes définis par des capacités psychologiques,
et notamment par une perspective en première personne, peut-on encore dire que notre identité à travers le temps se
confond, de la naissance à la mort, avec celle d'une personne ? Trois
problèmes viennent perturber cette image trop simple : 1) Le problème du
foetus, qui manque des propriétés psychologiques associées à la personne ;
2) Le problème de l'état végétatif chronique, dans lequel nous sommes plongés
si nos fonctions biologiques (la respiration, la déglutition, le métabolisme,
etc.) sont maintenues, tandis que nos fonctions psychologiques sont
détruites ; 3) Le problème de la non-reconnaissance de notre animalité,
que la biologie de l'évolution ne cesse pourtant de nous rappeler.
La Constitution View de Rudder Buker (très bien exposée dans : Persons and Bodies), répond à ces
problèmes en affirmant que nous sommes constitués par des animaux humains qui furent des foetus et seront peut-être un jour des
« légumes humains » (une expression reprise par la plupart des
auteurs pour décrire la situation des êtres humains plongés dans un état
végétatif chronique). Il suffit pour cela de remplacer le sens classique de
l'identité exprimé par le verbe être,
par un sens équivalent à : être
constitué par. Nous sommes constitués par des animaux humains qui
existaient avant et existeront après cette relation de constitution.
DeGrazia juge que deux problèmes restent néanmoins entiers. Le premier est un
problème ontologique : les nouveaux-nés n'ont pas la capacité à être des personnes (ils manquent des structures neurales
adéquates) : ils en ont seulement le potentiel.
Ils manquent en effet à la fois de la perspective en première personne, et de
la capacité à l'acquérir : ce ne sont donc pas des personnes. Or, si en
tant que personnes nous ne naissons
pas en même temps que les nouveaux-nés, quand commençons-nous (puisque nous ne sommes jamais nés) ? Le
second problème, qui découle du précédent, est un problème moral : si les
nouveaux-nés n'ont pas le statut moral attaché aux personnes, à quel titre
faut-il les respecter ?
Plus
généralement la perspective en première personne est assez douteuse :
c'est un contenu d'expériences ou un sujet immatériel, dont on ne sait pas très
bien à quoi le rattacher métaphysiquement. S'agit il d'un moi, défini comme la conscience minimale du passé et du
présent ? Si on le réduit à une capacité à se souvenir et à anticiper dans
des limites temporelles réduites, alors tous les animaux supérieurs possèdent
un moi, et le concept de perspective
en première personne n'a plus guère d'intérêt. Faut-il se résoudre à admettre
la différence, faite par Rudder Baker, entre la perspective en première
personne forte des êtres humains, et
la perspective en première faible des
autres animaux ? Le seuil entre les deux est arbitraire et flou, et on ne
voit pas très bien quand on passe du statut d'animal à celui de personne. Il
faudrait peut être affirmer que les animaux non-humains n'ont aucune conscience
de leur passé et de leur futur, mais une telle affirmation pourrait être taxée
de spéciste. Il suit de cette faiblesse du concept de perspective en première
en personne, dont la personne dépend chez Rudder Baker, que la séparation
métaphysique fondamentale, la summa divisio que cet auteur propose entre
personne et non-personne, n'est peut-être pas aussi fondamentale qu'elle le
prétend, et ne peut pas aussi aisément diviser les êtres. Il y aurait, comme le
croyait déjà Montaigne, une différence de degrés et non pas de nature entre les
animaux et nous.
De son
côté Eric Olson avance la thèse selon laquelle la personne est une propriété
accidentelle de l'animal humain. Son animalisme est un biologisme : la vie
est essentielle, et la pensée est accidentelle. Mais si la définition de
l'animal comme organisme biologique, lui-même classé dans la catégorie des
substances, va de soi, les propriétés psychologiques qui définissent la
personne, elles, posent problème. De quoi parle t'on? S'agit-il des désirs de
second ordre ? De la pensée conceptuelle élaborée ? Du jugement
moral ? D'autres caractéristiques encore ? Dans : What Are We ? A Study in Personal
Ontology, Olson répond à peu près : tout cela à la fois. La personne
est une propriété psychologique complexe, dispositionnelle et
relationnelle : pour lui, la réplication (justifiée par Derek Parfit)
n'est pas possible, dans la mesure où mon
passé et mon futur comptent. Mais ce
n'est pas cela que nous sommes : nous sommes des animaux fonctionnels (un
être humain plongé dans un état végétatif chronique n'est pas un animal
fonctionnel) qui ont ces propriétés
psychologiques. Nous sommes surtout des animaux substantiels : c'est
notre animal qui nous donne nos conditions d'identité. Perdre ses capacités
psychologiques ne fait pas qu'un nouvel animal succède à l'ancien : il y a
en fait altération du même animal. La personne n'est donc pas un genre naturel :
elle ne se rapporte pas à une substance, et ne donne pas à quelque chose ses
conditions d'identité – alors que l'organisme vivant est un genre naturel et
une substance.
Paul
Snowdon va encore plus loin, dans : Persons,
Animals, Ourselves. « Personne » ne serait que le nom d'un
concept fonctionnel : nous n'avons pas besoin de capacités psychologiques
pour nous définir ontologiquement. Snwodon, contrairement à Olson, conteste
donc le lockéanisme. Selon lui, on associe la personne à la conscience
psychologique à partir de notre expérience et de nos habitudes, lesquelles
s'influencent mutuellement à partir des catégories classiques léguées par la
philosophie, et en particulier par la conception lockéenne. La personne, semble
t'il, n'est pas quelque chose qui coïncide toujours avec l'animal. Est-ce un
« sortal de phase » (c'est-à-dire un concept qui s'applique à un
objet durant une certaine partie de son existence) ? D'après Snowdon, la
personne est davantage un rôle qu'une période : elle équivaut moins à
chaton (pour un chat) ou à chiot (pour un chien), qu'à chef (pour un robot par
exemple). Mieux vaut abandonner la conception lockéenne de la personne, pour au
moins deux raisons. Premièrement, elle a contribué à faire de la personne un
stéréotype, défini par la mémoire : un prince qui conserve ses souvenirs
princiers à travers le temps reste identique à lui-même, même si l'ensemble de
ses souvenirs est transféré dans le corps d'un savetier. Deuxièmement Locke est
ses héritiers oublient le fait que les personnes possèdent d'autres capacités
psychologiques que la mémoire et la conscience de soi, comme par exemple la propriété d'acquérir ces propriétés,
ou encore des « propriétés mentales conditionnelles ».
Mais la
personne est-elle déduite de notre nature, ou bien est-ce au contraire notre
nature qui est déduite de la personne ? Quel est l'ordre de priorité
épistémique : est-ce les notions générales ou bien les propriétés modales
qui sont premières ? En réalité, la priorité épistémique implique dans le
cas d'espèce une décision ontologique cachée, qui répond à des préjugés ou des
stéréotypes liés au terme même de personne (d'où le risque de la
substantivation, c'est-à-dire la procédure théorique qui s'applique à faire
d'un mot ou d'un concept une réalité existant par soi). La personne joue certes
un rôle fondamental dans le langage et la pensée, mais ce n'est pas une sorte
de chose : métaphysiquement, la personne n'est donc que l'animal humain.
Pour
éviter de réduire la personne à un stéréotype linguistique et philosophique, et
d'en tirer les conséquences qui s'imposent en la résorbant purement et
simplement dans l'animal humain, on peut finalement admettre qu'elle ne
correspond qu'à un certain type de fonctionnement : elle conserve donc
malgré tout une certaine réalité métaphysique, fût-elle extrêmement modeste.
Dans : Introducing Persons,
Peter Carruthers estime qu'être une personne, c'est atteindre un certain degré
de complexité fonctionnelle, qui est suffisant pour établir la frontière entre
personne et non-personne. Il raisonne en terme de propriétés, mais c'est moins
la liste de ces propriétés qui compte, que le fait qu'une machine puisse les
posséder, par hypothèse, tout aussi bien que nous : en retour, nous sommes
nous-mêmes conçus à la façon d'une sorte d'ordinateur biologique. Carruthers
identifie les personnes grâce aux propriétés suivantes : 1) Par rapport aux hommes qui ne sont pas des
personnes, les personnes ont une conscience immédiate, une conscience
réflexive (la conscience de soi), et des émotions ; 2) Par rapport aux animaux, les personnes
ont une rationalité (définie comme une planification complexe), un langage (qui
implique la négation et le conditionnel) et des états mentaux de second ordre (l'envie d'avoir envie de Johnny
Halliday, ce qui suppose donc la conscience de soi) ; 3) Par rapport aux machines, les personnes
sont libres. Or, d'après Carruthers, une machine pourrait aussi être libre,
quelle que soit la façon dont on définisse la liberté. En effet, si être libre,
c'est être libre de ses mouvements, ou libre de toute influence, un ordinateur
peut être libre. Si être libre, c'est être imprévisible, un ordinateur peut
encore l'être – que l'imprévisibilité soit conçue comme une grande complexité
(la différence est ici de degré et non de nature), comme une capacité à évoluer
(il existe des programmes informatiques évolutifs et auto-correcteurs), comme
une dissimulation de ses intentions et une « falsification » de son
propre comportement pour éliminer un obstacle (HAL 9000 s'en montre capable
dans 2001. L'odyssée de l'espace), ou
comme une imprévisibilité totale et absolue (la randomisation des processus de
décision peut être programmée sur un ordinateur). Enfin, si être libre, c'est
agir d'après des états mentaux de second ordre, une programmation modulaire,
hiérarchisée et rétro-contrôlée (grâce à des processus de feed-back) pourrait
remplir ce rôle.
Si la
personne n'est donc qu'un ordinateur biologique, peut-on alors conclure que les
machines sont potentiellement des personnes ? Christopher Cherry et Oswald
Hanfling se sont affrontés sur cette question par le biais d'articles qui
portent le même titre : « Machines as Persons ». Les deux
auteurs semblent tomber d'accord sur le fait qu'être une personne ne dépend pas
d'une propriété intrinsèque, mais d'une certaine reconnaissance – quoique le
premier la fonde sur une ressemblance phénoménologique avec les personnes
humaines, et le second sur le type d'interactions que suscitent les personnes
humaines.
Pour
Cherry, la ressemblance phénoménologique entre nous et des personnes bioniques
par hypothèse absolument semblables à nous, pose au moins deux problèmes. Tout
d'abord, comment ne pas reconnaître ce qu'on a déjà introduit par avance ?
C'est-à-dire : comment ne pas faire de l'anthropomorphisme, en attribuant
aux machines capables de reproduire tous les comportements humains, le statut
de personnes, alors qu'elles n'ont en fait aucune intériorité ? Ensuite, sur quelle base nous sentons-nous
autorisés à inférer une nature d'un comportement ? Mais en sens inverse,
comment refuser un statut sur la base d'une différence de nature, quand tous
les comportements sont manifestement conformes à la revendication de ce
statut ? Refuser à de telles machines le statut de personne en raison de
leur nature équivaudrait à refuser la raison aux femmes du fait de la leur.
Cherry semble donc admettre les personnes-machines dans la catégorie des
personnes : peut-être faudrait-il même faire des personnes humaines une
sous-catégorie des personnes-machines – un peu comme Alain Renaut propose de
faire du mariage une sous-catégorie du PACS, afin de justifier l'attribution
des mêmes droits aux uns et aux autres sans remettre en cause la spécificité du
mariage hétérosexuel. Cherry ne va pas aussi loin, car il assimile les
personnes-machines aux personnages de fiction, c'est-à-dire à des personnes
fictives : il ne s'agit jamais que des représentations ou des
reproductions de personnes. Aussi parfaites soient-elles, la personne naturelle
reste une norme catégorique.
Hanfling
va plus loin, en prenant un point de départ différent : la question est de
savoir si des artefacts peuvent penser. Si un artefact était identique en tous
points à une personne, excepté son origine, lui refuser ce statut serait une
forme de discrimination, dans la mesure où refuser d'attribuer à quelqu'un le
statut de personne en fonction de l'origine qui est la sienne, est un cas
typique de préjugé hypocrite, dont les Noirs et les Juifs ont souvent été
victimes. Il faut donc placer les personnes artificielles sur le même plan que
les personnes naturelles : la personne n'est pas nécessairement réservée à
la nature humaine, ni même à une nature biologique. Si nous avions avec une
machine les mêmes interactions qu'avec une personne humaine, c'est-à-dire des
relations de respect, de sympathie, de ressentiment, etc., et que nous la
traitions comme une personne, alors, ce
serait une personne. Continuer à en douter reviendrait à traiter les autres
esprits comme « des chapeaux et des manteaux » (Descartes), des
« êtres mécaniques » ou des « masses différemment mues »
(Rousseau). Certes, pour Hanfling, la personne humaine reste le premier terme
de l'analogie à partir de laquelle on reconnaît les personnes artificielles :
il est vrai que nous les avons précédées. Mais il va beaucoup plus loin que
Rudder Baker, pour qui le remplacement complet d'une personne naturelle par des
éléments artificiels ne modifierait en rien sa qualité de personne, quoiqu'il
soit impossible de concevoir une personne bionique qui n'ait pas été
initialement une personne humaine.
La
personne est une potentialité de la machine un peu comme elle est une
potentialité de l'animal : il suffit de concevoir l'animal comme une
machine simplement un peu plus sophistiquée que d'habitude pour passer de l'une
à l'autre de ces théories. Du point de vue métaphysique, c'est une propriété
accidentelle dans un cas, et un propriété fonctionnelle dans l'autre, mais les
personnes potentielles restent l'apanage du biologisme et du matérialisme. Ces
derniers ont une autre conséquence éventuellement indésirable : la
personne est non seulement potentielle, mais elle est aussi provisoire.
L'animal peut tomber dans le coma, la machine peut être débranchée : ils continuent
à exister – mais pas la personne.
2) Personnes
provisoires
Deux
conceptions s'opposent : 1) La personne est indépendante de toute forme
d'individuation par la substance, et on peut se contenter d'en faire un ver
spatio-temporel (c'est la thèse du quadri-dimensionnalisme), dont les
conditions d'identité sont assurée par des relations causales exclusives ou
immanentes ; 2) La personne dépend d'une instanciation dans un sortal de
phase, que seul le tri-dimensionnalisme peut assurer. Dans le premier cas, la
personne est provisoire dans la mesure où elle ne correspond pas à toute la
carrière de l'animal, mais à une existence temporelle et spatiale trouée. Dans
le second cas, elle correspond à une phase de l'existence d'un certain objet,
ou en l'occurrence d'une certain organisme. A ces deux conceptions s'oppose la
thèse classique d'une individuation de la personne par la substance, qui permet
de justifier la permanence de l'identité personnelle de la naissance à la mort.
Pour le
quadri-dimensionnalisme, il est en effet possible de distinguer les conditions
d'identité de la personne de celles de l'animal humain, dans la mesure où la
carrière temporelle de l'un et de l'autre peuvent coïncider en certains
endroits de l'espace-temps, mais néanmoins pas dans tous, de sorte qu'il s'agit
bien de deux objets spatio-temporels différents. Dans : A Materialist Metaphysics of the Human
Person, Hud Hudson juge que la personne n'est pas l'animal (et que si l'on
doit condamner l'avortement, ce n'est pas sur la base de leur coïncidence, dans
la mesure où le foetus n'est pas une personne). David Hershenov s'oppose à
cette conception dans : « Embryos, Four-Dimensionnalism, and Moral
Status ». Il estime en effet que le quadri-dimensionnalisme ne préjuge pas
de l'élection de l'entité que nous sommes, et prend parti en faveur de l'animal
d'abord inconscient et ensuite conscient. Il juge que personne et animal humain
sont identiques dans la mesure où il y a des étapes pensantes et non-pensantes
d'un même continuant humain. La personne comme partie temporelle de l'être
humain devient une partie propre de celui-ci, grâce aux relations causales
exclusives entretenues au sein d'une même entité de référence, qui est le genre
naturel.
Hudson,
de son côté, affirme que la personne n'est constituée que par les étapes pensantes. Hershenov se demande si, dans ce cas,
la personne est « incrustée » dans l'animal ? Mais Hudson
inverse la logique : les personnes sont des étapes pensantes qui
précisément ne sont pas incrustées dans un être pensant plus vaste : ce
sont, dit-il, des « penseurs maximaux », et c'est cela qui les
distingue de toutes les autres entités. Hudson sait que les conditions
d'identité psychologiques ne suffisent pas à l'individuation complète d'un être :
il ajoute donc le genre de connexion causale adéquat, en mentionnant une
« causalité immanente » entre étapes pensantes antérieures et
postérieures. Mais Hershenov rappelle que celle-ci dépend de la thèse de la
composition non-restreinte (tout compose tout), qui justifie chez Hudson le
fait que les personnes humaines soient des objets matériels composés de
parties, mais pas des organismes humains. Le problème, c'est qu'un nombre
infini d'objets peut être associé à des parties pensantes : une sandale
babylonienne et le président Barack Obama peuvent constituer un objet, et cette
sandale n'est pas « la partie antérieure d'une personne pourvue d'un
statut moral », comme c'est le cas de l'embryon. Hershenov en conclut donc
que la causalité immanente qu'on doit justifier ne peut être que la vie :
c'est elle qui associe Socrate éveillé et Socrate endormi, Socrate jeune et
Socrate vieux, l'embryon de Socrate et le Socrate philosophe. Le perdurantisme
d'Hershenov constituerait donc un argument contre les partisans du pro-choix
dans le débat sur l'avortement – là où les vers spatio-temporels
multi-localisés de Hudson paraissent incompréhensibles ou inutilisables.
David
Lewis, dans : « Survival and Identity », veut pouvoir distinguer
les carrières temporelles de différentes personnes, qui tantôt fissionnent,
tantôt fusionnent, comme dans les expériences de pensée de Parfit qui ont trait
à la transplantation du cerveau. Il imagine des étapes temporelles indicées qui
dépendent de contreparties temporelles (Socrate jeune est la contrepartie
temporelle de Socrate vieux) : les étapes sont un peu l'équivalent
temporel de la théorie des contreparties, selon laquelle les choses auraient pu
être différentes qu'elles ne sont (théorie modale des mondes possibles). Or,
ces étapes, qui sont l'équivalent temporel des contreparties modales, ont entre
elles des relations comparables à celles qui existent entre différents êtres,
et ne sont donc pas identiques à elles-même au sens de la logique classique.
Lewis forge donc l'idée baroque de tensed
identity, c'est-à-dire une identité
indexée à un temps déterminé, qui autorise dans certaines occasions à compter
deux pour un, lorsque les carrières temporelles dissociées en viennent à
fusionner, comme deux routes qui se confondent sur un même tronçon. Mais, comme
le résume très bien Eric Olson dans : What
Are we, si pour la théorie des parties temporelles, je perdure mais je ne
pense pas (puisque ce sont certaines de mes parties qui pensent), pour la
théorie de l'étape, je pense, mais je ne perdure pas (puisque mes contreparties
ne sont à strictement parler pas moi, qui ne suis qu'une étape à un temps
déterminé).
En tous
les cas, le quadri-dimensionnalisme comme la composition non-restreinte portent
un coup fatal à la substance. La première reconnaît des entités composées de
parties spatiales et temporelles : il ne s'agit donc pas de continuants
(comme les substances), mais de gros objets uniques, qui en toute rigueur ne
persistent pas, mais ont des parties temporelles comme ils ont des parties
spatiales. La seconde fait que toute unité est ad hoc ou arbitraire. Frederick Doepke, dans : The Kinds of Things. A Theory of Personal
Identity Based on Transcendantal Argument, se demande ainsi comment on peut
justifier le fait qu'une étape temporelle manque des propriétés manifestes de
ce dont elle est une étape. On peut en effet définir une étape par ses
propriétés manifestes, mais si une seule de ces propriétés manque, l'étape
n'existe plus : l'étape-qui-ne-croasse-pas de la grenouille, en toute
logique, doit disparaître comme étape de la grenouille, ce qui est absurde.
Pour Doepke, seuls les continuants permettent de penser qu'une certaine
propriété manque à un individu
pendant un certain temps. C'est un argument transcendantal : reconnaître
des étapes suppose en amont un processus de saisie des continuants. On
individue les choses en leur attribuant des propriétés, c'est-à-dire qu'on
applique des concepts à l'expérience.
David
Wiggins, quant à lui, se montre plutôt néo-leibnizien, en jugeant, dans : Identity and Spatio-Temporal Continuity,
que nous avons besoin d'un concept de substance (et pas seulement d'un sortal
de phase) pour fonder les jugements d'identité. En effet, la succession ne garantit pas
l'individuation. Toutefois, il ne suffit pas, dit-il, d'identifier des
propriétés comme chez Leibniz (et son fameux principe d'identité des
indiscernables) : il faut poser des sortes substantielles de choses. Les
choses précèdent ontologiquement leur identification, même si celle-ci est
première dans l'ordre épistémologique. Il s'agit d'une forme
d'essentialisme : les choses sont indépendantes de notre pensée. La
personne n'est donc en rien provisoire. C'est au contraire une substance
matérielle qui doit remplir trois conditions : 1) Etre un individu
nucléaire ; 2) Ne pas être un concept sortal a priori (qui ferait de la
définition de la personne l'effet d'une décision) ; 3) Justifier une unité
psychologique individuelle à travers le temps. La personne est encore
reconduite à l'organisme biologique, sinon elle devient un schéma sortal, un
schème conceptuel : une personne schématique. La personne n'est déterminée
et individuelle qu'une fois qu'on a déterminé le genre de personne dont on
parle – en l'occurrence, la personne humaine.
Peut-être
faut-il réhabiliter les propriétés instanciées, dans le cadre du
tri-dimensionnalisme, comme le fait Ned Markosian dans :
« Identifying the Problem of Personal Identity », pour permettre à la
personne d'échapper à la fois à la rigidité de la substance et aux vertiges du
quadri-dimensionnalisme ? Markosian défend en effet la thèse selon
laquelle la personne est un sortal de phase, c'est-à-dire une propriété
exemplifiée par une sorte de chose, une certaine portion de temps. Ainsi,
certains particuliers concrets sont parfois
des personnes. Il substitue donc au changement intrinsèque d'une chose, son
propre maintien à l'identique, envisagé comme une instanciation prolongée dans un épisode : il y a des
modalités successives, plutôt que des modifications internes. Une
caractérisation épisodique est l'instanciation temporelle maximale d'une même
propriété qui s'applique à une sorte de chose. Le jugement d'identité dépend
donc toujours d'un sortal, un peu comme dans la Constitution View, où une
même chose, le morceau d'argile, a une phase temporaire comme statue, et
connaît des conditions de persistance différentes : c'est le point de vue
qui change, plus que la chose elle-même.
Mais au
fond le problème reste entier : quelle sorte de chose sommes-nous vraiment ?
La réponse à cette question dépend de la façon dont on envisage l'identité
personnelle : ou bien on considère qu'elle peut être réduite à d'autres
faits, comme le pensent Locke et Parfit (c'est la thèse de la Complex View, selon la terminologie de Parfit lui-même), ou bien on
considère qu'elle est primitive, et repose dans une substance irréductible, un fait supplémentaire, comme le moi ou
l'égo (c'est la thèse de la Simple View). Dean Zimmerman, dans
« Materialism, Dualism and « Simple » Theories », rappelle
pourtant qu'on peut être partisan de la Simple View tout en étant
matérialiste : le matérialisme émergentiste, nous sauve de l'idée d'entia successiva, sans retomber dans le
substantialisme. Il s'agit de reconnaître des relations spatiales entre particules
qui interagissent dans un environnement particulier : il y aurait une
« détermination microphysique de l'identité ». Les propriétés
émergentes suffisent dans ce cas à garantir l'identité personnelle – à
condition de souscrire aussi à la thèse du holisme causal, selon lequel
« les propriétés « émergentes » sont exemplifiées par la
personne comme un tout » (et ne dépendent pas seulement de certaines
parties du corps). Zimmerman considère que tout cela reste plus complexe et
théoriquement moins économe que le dualisme, qui conserve donc ses faveurs.
Par
ailleurs, si la personne n'est qu'une certaine disposition de la matière, ne
sommes-nous pas conduits à réviser le concept de personne en fonction de l'idée
de « personnes précaires » – c'est-à-dire de personnes qui n'existent
que sous condition ?
3) Personnes
précaires
La
question à laquelle il s'agit finalement de répondre est donc la
suivante : la personne n'est-elle qu'une disposition particulière de la
matière ? On oppose souvent les dispositions aux propriétés catégorielles
– qui sont plus ou moins des propriétés essentielles. La thèse selon laquelle
la personne n'est qu'une disposition de la matière, lorsque celle-ci se trouve
dans une certaine configuration complexe, risque de repousser la personne loin
de cette réalité individuelle ultime à laquelle Spaemann se montrait attaché
pour des raisons éthiques. Que peut-on lui opposer ? 1) Le caractère
primitif du concept même de personne ; 2) L'unité de l'agentivité.
Celle-ci suppose en effet une forme de puissance causale originelle, qui se
fonde sur la substance (Roderick Chisholm justifie ainsi la possibilité des
actions basiques, c'est-à-dire des actions causantes mais non causées) ou bien
fonde en retour la substance (par la possibilité d'une causalité non-redondante
chez Trenton Merricks) ; 3) L'hypothèse d'une conscience corporelle, qui
nous reconduit à l'évidence du moi sans commencer par lui ni le présupposer
(chez José Luis Bermudez), ou nous ramène vers l'impersonnel et le commun,
fondateur de notre humanité véritable ou désirable (chez Roberto Esposito).
Tim
Crane s'est fait l'avocat de la définition des personnes comme
« substances mentales » dans un article qui porte ce titre
(« Mental Substances »), et où il rejette par ailleurs la conception
substantielle de l'esprit. Il pose la question de savoir quelles propriétés il
faut posséder pour être une personne. Sa thèse est que l'esprit n'est pas une substance,
mais que la personne l'est. On ne parle en effet de substance que pour conférer
une unité et distinguer les entités (comme les oiseaux), des ens per aggregationem (comme les nuées
d'oiseaux). Leibniz retient le critère de la simplicité (qui correspond au fait
de n'avoir pas de parties, et être donc indivisible et incorruptible), là où
van Inwagen fait de la vie le principe unificateur des parties dont les
organismes biologiques sont composés. Crane définit donc la personne comme
substance mentale, en rejetant aussi
l'idée que l'esprit soit une substance : cela lui permet de faire de la
personne un concept primitif qui, comme chez Strawson, a à la fois des
propriétés mentales et physiques. Si quelque chose est une substance, ce n'est
certainement pas l'esprit (qui est un processus), mais c'est la personne :
la personne est une substance mentale qui ne peut exister sans un corps –
puisque l'esprit ne peut être une substance. On ne comprend pas néanmoins s'il
veut dire que la personne est une substance (forcément physique) qui a des
propriétés mentales, ou si la personne est une substance mentale (forcément
incarnée) qui a des propriétés physiques. Ce qui est certain, c'est qu'il
affirme que les personnes sont des esprits et ont des corps, et que les deux
sont primitifs. La conception de Strawson est peut-être plus claire : les
états de conscience sont impensables sans une personne à qui les attribuer, et
qui a aussi des propriétés matérielles. Autrement dit : pour fonder la
personne, il faut la poser d'autorité.
Cette
conception n'est pas absolument convaincante. Peut-être faut-il alors associer
la personne à autre chose qu'à des états mentaux, et leur préférer l'agentivité
et le pouvoir causal. Dans : Person
and Object, Chisholm parle de l'agentivité comme d'une disposition
interne : les « actions basiques » sont provoquées directement
par l'agent causal. Ce sont des actions directes qui ne dépendent pas d'une
chaîne causale mais l'initient. La causalité est donc immanente à l'agent, et
si nous sommes des agents en puissance, c'est parce que nous sommes des
substances : nous sommes des substances fondamentales et pas des modalités de quelque chose. Merricks
affirme même, dans : Objects and
Persons, que nous sommes les seules substances qui existent, car nous avons
des pouvoirs causaux non-redondants. La causalité ne provient pas d'une
certaine relation entre les atomes. Comme ce ne sont pas les parties de la
personne qui causent les effets de l'action de cette personne, il n'y a pas de
surdétermination causale dans une telle action. Les objets composites, comme
les personnes, qui sont capables de causer par eux-mêmes, échappent donc à
l'éliminativisme. Les personnes sont causalement non-redondantes : elles
existent. Une boule de baseball qui brise une glace n'a pas de pouvoirs causaux
en plus des particules élémentaires qui la constituent, donc elle n'existe pas
en plus des atomes qui la constituent. Mais celui qui lance la balle de
baseball a un pouvoir causal qui n'est absolument pas réductible aux particules
élémentaires qui le composent : il cause bien lui aussi l'explosion de la
vitre. Le pouvoir causal de la balle de baseball est réductible au pouvoir
causal de chacun de ses atomes – mais ce n'est pas du tout le cas du pouvoir
causal des personnes. Si je brise une vitre avec mon poing, celui-ci cause
moins directement la destruction de la fenêtre que moi. Il faudrait que je sois
propulsé malgré moi à travers la fenêtre pour que mes atomes détruisent
directement la fenêtre. Si je me propulse moi-même à travers la fenêtre, le cas
est équivalent à celui où je frappe la fenêtre du poing : mes atomes
causent moins directement que moi. Mais dans tous les cas, être réel c'est avoir des pouvoir causaux. Et comme nous causons
grâce à nos propriétés mentales, l'agentivité est une propriété de la substance
pensante que nous sommes.
Mais
plutôt que de reconduire la thèse selon laquelle la personne est une substance
individuelle de nature rationnelle, en partant de l'agentivité et du pouvoir
causal, comme le font Chisholm et Merricks, ne pourrait-on pas partir de la
conscience corporelle ? La personne ne pourrait-elle pas même être définie
comme un pouvoir du corps, ou une propriété catégorielle du corps, plutôt
que comme une simple disposition de celui-ci ? Chez Bermudez et chez
Esposito, le corps en question ne répond pas vraiment à cette exigence, dans la
mesure où il s'agit d'un corps phénoménal chez le premier, et d'un corps
politique chez le second. Bermudez dans : « Bodily Awareness and
Self-Consciousness », envisage en effet le corps phénoménal comme une mode
d'accès épistémologique, et non pas comme une réalité ontologique de plein
droit. Le corps phénoménal ne fait pas partie du monde objectif : c'est un
chemin d'accès au moi incarné, une forme non-mentale de conscience qui reste
mystérieuse, car on ne sait pas exactement comment la conscience de soi et la
volonté d'agir émergent de cette conscience corporelle. De son côté, Esposito,
dans : Persons and Things, donne
une image politique du corps. La personne devrait être redéfinie comme un corps
dans la mesure où celui-ci est le support des valeurs impersonnelles qui
consacrent la prééminence du public sur le privé, et de la communauté sur
l'individualité : la substance de la personne, c'est bien le corps, qui
est le seul à pouvoir nous libérer de l'illusion idéaliste et de l'oppression
libérale. Mais Esposito reste prisonnier du duopole corps/esprit en voulant
l'inverser.
Conclusion
Si l'on
veut échapper aux personnes précaires, il faut donc revenir à une personne
substantielle, posée comme concept primitif, définie par la substance mentale
ou par l'agentivité causale. Refuser cette alternative, c'est admettre
l'animalisme, qui fait de la personne une propriété de l'organisme biologique.
Ce biologisme implique que : 1) La personne émerge de la matière
vivante ; 2) La pensée définit la personne ; 3) La pensée est une
propriété accidentelle de l'animal. Mais cela nous entraîne au fond dans une
impasse, car si la personne est accidentelle, nous ne pouvons pas être
essentiellement cette personne ; et si la personne est essentielle, elle
est nécessairement identique à, ou constituée par, une substance – ce qui est
tout aussi peu valable, si du moins l'on veut conserver à la fois l'unité
métaphysique de la personne, et sa non-substantialité (exprimée par le terme
d'instance).