L'instance de la personne (2) : Une personne sans ego est-elle possible ? La théorie
de Parfit.
Nil Hours
Dans le langage courant, deux
usages contraires du terme de personne
attirent notre attention sur l'ambiguïté apparente que ce terme recèle.
Quelqu'un pourrait dire en effet : « J'étais un adolescent bagarreur,
violent, shooté à l'héroïne, et j'ai même volé et fait de la prison. Dieu
merci, je ne suis plus cette personne » ;
comme si cet homme avait abandonné en chemin un ancien moi, à la manière d'un serpent qui se débarrasse régulièrement de
ses peaux mortes. Mais ne dit-on pas aussi : « J'ai fait quelque
chose qui ne me ressemblait pas : frapper quelqu'un, ça n'est pas de moi.
Cette personne-là m'est étrangère, et elle me fait même horreur ».
Autrement dit, la personne semble désigner un écart possible de soi à soi, à la
fois dans le temps (comme l'ancien délinquant reconverti qui regarde avec
distance sa personnalité d'alors), mais aussi dans l'instant même :
c'est-à-dire que la personne semble aussi pouvoir se diviser, se dédoubler, et
peut-être même justifier ces fameuses personnalités multiples qui contestent
l'unité psychologique d'un individu pourtant singulier. La personne aurait,
dans le premier cas, une durée de vie non-superposable à celle d'un homme, qui
au cours de la sienne passerait en quelques sortes par plusieurs personnes
successives. Mais elle aurait accès, dans le second cas, à une multiplicité
virtuelle, capable de la dissocier d'une autre façon encore de son propre
organisme biologique humain, qui ne comptera jamais que pour un, et qu'on ne saurait confondre avec
un autre.
Ces deux usages s'opposent donc
moins entre eux qu'à une troisième conception de la personne, que retiennent
souvent les métaphysiciens contemporains : « une substance individuelle
de nature rationnelle », pour parler comme Boèce – contre la mise en garde
de Locke lui-même, qui justifiait déjà par « l'identité de
con-science » le caractère éphémère et multiple de la personne, bien
distincte de l'homme, avec lequel il ne faut surtout pas la confondre.
Mais s'il est possible à un même homme d'avoir en différents
temps une con-science distincte et incommunicable, il est
hors de doute que le même homme doit constituer différentes personnes en
différents temps, et il paraît par des déclarations solennelles que c'est là le
sentiment du genre humain ; car les lois humaines ne punissent pas l'homme fou pour les actions que fait l'homme de sens rassis, ni l'homme de sens rassis pour ce qu'a fait l'homme fou,
par où elles en font deux personnes ; ce qu'on peut expliquer en quelques
sorte par une façon de parler dont on se sert communément en français, quand on
dit, un tel n'est plus le même [one is
not himself], ou, il est
hors de lui-même [beside himself] : expressions qui donnent à
entendre en quelque manière que ceux qui s'en servent présentement, ou du moins
qui s'en sont servis au commencement, ont cru que le soi était changé, que ce soi, dis-je, qui constitue la même
personne, n'était plus dans cet homme. (John Locke, Essai sur l'entendement humain, Livre II, ch. 27, § 20).
Toutefois,
la rupture analytique et ontologique instaurée par Locke entre l'homme et la
personne, reste inaccomplie dans la mesure où l'usage qu'il fait de la notion
de substance reste empreint d'une certaine ambiguïté. Alston et Bennett ont en
effet montré (dans : « Locke on People and Substances ») que
Locke, qui estime d'un côté que l'identité de la personne ne dépend pas de la
substance, juge de l'autre que la nature de la personne est bien
d'être une certaine sorte de chose, et donc de substance (plutôt qu'une
certaine relation ou un certain mode) – ce qu'atteste selon eux sa définition
de la personne comme être
pensant et intelligent (thinking
intelligent being). A cet égard, Locke n'irait pas véritablement jusqu'au
bout de la révolution philosophique qu'il impose au concept de personne en lui
donnant sa définition moderne. Si Locke brise en effet le lien analytique entre
personne et substance, il ne semble pas dissoudre explicitement le lien
ontologique qui les unit encore confusément. Il appartiendra à Derek Parfit,
trois siècles plus tard, de séparer d'un geste franc les deux morceaux du vase
que Locke avait irréparablement fêlé, et, dans Reasons
and Persons, de tirer les ultimes conséquences du lockéanisme en révisant
le concept même de personne, jusqu'à le définir, de façon réductionniste, comme
un ensemble de traits qui ne se rapportent à aucun fait supplémentaire profond tel qu'un moi, une âme, ou un ego – c'est-à-dire
quelque chose de métaphysiquement substantiel et séparé, susceptible de nous
définir essentiellement.
De nombreux Non-Réductionnistes
croient que nous sommes des entités
existant séparément. Selon eux, l'identité personnelle à travers le temps
ne consiste pas seulement dans une continuité physique et/ou psychologique.
Elle implique un fait supplémentaire. Une personne est une entité existant
séparément, distincte de son cerveau et de son corps, ainsi que de ses
expériences. D'après la version la plus connue de cette thèse, une personne est
une entité purement mentale : un
Pur Ego Cartésien, ou une substance spirituelle. Mais nous pourrions aussi
croire qu'une personne est une entité physique
existant séparément, d'un genre qui n'est pas encore reconnu par les théories
de la physique contemporaine.
Il existe une autre conception
Non-Réductionniste. Cette conception nie que nous soyons des entités existant
séparément, distinctes de nos cerveaux et de nos corps, ainsi que de nos
expériences. Mais elle affirme aussi que, quoique nous ne soyons pas des
entités existant séparément, l'identité personnelle est un fait supplémentaire, qui ne consiste pas
seulement dans une continuité physique et/ou psychologique. Je l'appelle la Thèse du Fait Supplémentaire. (Reasons and
Persons, p.
210).
Or,
on insiste souvent davantage sur le réductionnisme de Parfit, plutôt que sur
son révisionnisme, c'est-à-dire le fait de sélectionner certaines
caractéristiques éventuellement opposées que le sens commun attribue aux
personnes, avant de rejeter toutes les autres, et ce faisant de jeter sur la
personne même un regard nouveau, qui peut aller jusqu'à la modification du
concept qui la désigne. Le réductionnisme de la personne joue bien sûr ici le
rôle de préalable au révisionnisme de la personne. En effet, réduire la personne
à certains traits, sans l'associer à une entité séparée comme on le fait
habituellement (en parlant d'un moi ferme et définitif), est évidemment une façon de réviser la conception
habituelle des personnes, sur lesquelles on jette un regard nouveau, en les
comparant par exemple à des nations ou à des clubs.
On comprendra peut-être mieux à l'aide de
l'analogie de Hume : « Je ne peux mieux comparer l'esprit qu'à une
République ou à un Etat ». Nombre d'entre-nous sont Réductionnistes à
propos des nations. Nous acceptons volontiers la sentence suivante : les
Nations existent. La Ruritanie n'existe pas, mais la France existe. Mais
quoique les nations existent, une nation n'est pas une entité qui existe
séparément, à part des citoyens qui l'habitent et du territoire qui la
constitue. (Ibid., p. 211).
Observons, par exemple, les clubs. Supposons
qu'un certain club ait existé pendant plusieurs années, et réuni ses membres
lors de rencontres régulières. Un jour, ces rencontres cessent. Quelques années
après, certains des membres de ce club forment un club portant le même nom, et
obéissant aux mêmes règles. La question est : « Ces personnes
ont-elles reformé le même club exactement qu'auparavant ? Ou ont-elles
simplement formé un autre club, qui est exactement
similaire ? » Peut-être y a t'il une réponse à cette question. Le
club originel pourrait avoir fixé une règle établissant comment, après
plusieurs années d'interruption, il devrait être reformé. Il pourrait aussi
avoir établi une règle interdisant une telle renaissance. Mais supposons qu'une
telle règle n'existât point, pas plus qu'une disposition légale susceptible de
faire préférer l'une à l'autre de ces deux réponses. Et supposons encore que
les personnes concernées ne donnassent point de réponse à cette question si on
la leur posait. Il n'y aurait alors pas de réponse à notre question. La
sentence : « C'est le même club » ne serait donc ni vraie ni
fausse. (Ibid., p. 213).
Parfit
insiste particulièrement sur l'impossibilité de conclure, à partir de la
conscience d'une unité psychologique, au fait que cette conscience constitue un
sujet à part, stable et substantiel.
Certains affirment que nous
sommes conscients de l'existence continue de sujets de l'expérience, existant
séparément. Mais comme l'ont affirmé Locke et Kant, et comme nos exemples
tendent à le montrer, une telle conscience ne peut en fait être distinguée de
la simple conscience d'une continuité psychologique. Nos expériences ne nous
donnent aucune raison de croire à l'existence de telles entités. Et à moins que
nous ayons d'autres raisons de croire en leur existence, nous devrions rejeter
cette croyance. (Ibid., p. 224).
Le
révisionnisme n'a pas néanmoins pour objet de produire des conceptions
paradoxales ou même extravagantes de la personne, à des fins de critique
gratuite ou de contestation systématique : il s'agit au contraire de
rapprocher l'image courante de la personne de sa réalité véritable, une réalité
que l'analyse philosophique doit nous conduire à reconnaître : ce sont en
l'occurrence les conceptions non-réductionnistes (et donc non-révisées) de la
personne qui ont des conséquences indésirables, et sont à y mieux regarder les
moins crédibles. Il faudrait donc les abandonner comme des croyances
irrationnelles ou des superstitions, et renvoyer certains concepts au rang de
mythes philosophiques, comme l'éther, les esprits animaux ou la phlogistique.
J'affirme simplement que, puisque nous n'avons
pas de raison de croire que les naïades ou les licornes existent, nous devrions
abandonner ces croyances. (Ibid.).
C'est
ainsi par exemple que l'ego cartésien procède d'abord d'un abus de
raisonnement, et plus exactement d'un inférence fautive : on déduit du
fait qu'il y a de la pensée, que quelque chose pense.
Lichtenberg a montré que, dans ce qu'il pensait
être le plus certain, Descartes s'est égaré. Il n'aurait pas dû affirmer qu'un
penseur doit être une entité existant séparément. Son fameux Cogito ne justifie en rien cette croyance. Il n'aurait
pas dû dire : « Je pense, donc je suis ». Bien que cela soit
vrai, c'est aussi trompeur. Descartes aurait mieux fait de dire :
« Il y de la pensée : une pensée est en cours ». Ou il aurait pu
dire : « Voici une pensée, donc quelque chose au moins est en train
d'être pensé». (Ibid., pp. 224-225).
Si
nous sommes des ego cartésiens, ne sommes-nous pas interchangeables, et
susceptibles d'être réincarnés ? Mais l'interchangeabilité n'est-elle pas
elle-même absurde, tout comme la réincarnation, de son côté, est
fantasmatique ?
Selon une telle conception,
l'histoire humaine aurait pu être exactement telle qu'elle est, à l'exception
qu'il eut été possible que je fusse Napoléon et que Napoléon fût moi. Il ne
s'agit pas de dire que Derek Parfit aurait pu être Napoléon. Il s'agit plutôt
de dire que je suis un Ego cartésien, et que Napoléon en était un autre, et que
ces deux « Ego » auraient pu occuper
chacun la place de l'autre.
Quand la croyance dans les Ego cartésiens
s'affranchit à ce point de tout lien avec des faits publiquement ou
intérieurement observables, l'accusation d'inintelligibilité devient plus
plausible. Et il n'est pas certain que les Cartésiens puissent éviter cette
version de leur thèse. Il n'est pas certain qu'ils puissent condamner
l'alternative telle que la proposent Locke et Kant. Mais c'est assez pour répéter
une nouvelle fois que nous avons des raisons de rejeter nous-même la conception
Cartésienne. ( Ibid., p. 228).
Parfit
estime même que la thèse de l'entité séparée est inapte à remplir la mission
épistémique qu'elle a pour tâche de remplir : cette substance, identique
aux autres, échoue en fait à individualiser la personne, et à justifier les
souvenirs propres qui sont les siens. Elle doit donc être abandonnée.
Supposons que je sois conscient d'être une telle entité. Même dans ce
cas, il y aurait encore une objection à la Conception Cartésienne. En effet, je
ne pourrais pas savoir si cette entité continue à exister. Locke et Kant ont
tous deux montré qu'il pourrait y avoir des séries entières de telles entités
psychologiquement continues entre-elles. Les souvenirs pourraient passer de
l'une à l'autre comme un flambeau dans une course de relais. Il en irait de même
avec les autres traits psychologiques. Etant donné le type de continuité
psychologique qui en résulterait, nous ne serions pas conscients que l'une de
ces entités a été remplacée par une autre. Nous ne pourrions donc pas savoir
que de telles entités continuent à exister, même si c'était le cas. (Ibid., p. 223).
La
grande réduction de Parfit (qui coupe la tête de l'ego) débouche donc
logiquement sur sa grande révision : l'identité n'est pas ce qui compte.
Puisque nous ne sommes rien de substantiel ou de séparé, notre identité n'a pas
à être établie : elle n'a en fait pas de sens.
C'est seulement si nous sommes des entités
existant séparément qu'il peut être vrai que notre identité doive être
déterminée. (Ibid., p. 216).
Cela
ne veut pas dire que l'identité numérique soit niée : deux clubs en tous
points similaires peuvent avoir une existence séparée, et donc n'être pas
identiques.
De la même façon, il est des cas où existe une
différence réelle entre quelqu'un qui est moi, et quelqu'un d'autre qui est
exactement comme moi. (Ibid., p. 242).
Parfit
remet moins en cause le principe logique universel de l'identité numérique, que
l'utilité de celui-ci à justifier ce qui compte vraiment dans ma survie, à
savoir : la relation de continuité. Autrement, dit la relation un-un, qui relie une entité à elle-même sans division ni duplication (et
qu'il appelle Relation U), n'affecte pas la relation psychologique de continuité
(Relation R), qui est la seule à compter dans ma propre survie (un terme qui, chez Parfit, semble correspondre
à une conception révisée de l'identité).
La présence ou l'absence de U fait-elle une
grande différence dans la valeur de R ? Comme je vais m'appliquer à le
démontrer, c'est peu plausible. Si je suis R-relié à une personne future, la
présence ou l'absence de U ne fait aucune différence dans la nature intrinsèque
de ma relation à cette personne. Et ce qui importe le plus doit être la nature
intrinsèque de cette relation. (Ibid., p. 263.)
D'après
Parfit, Bernard Williams affirme dans Problems of the Self que deux
conditions nécessaires à tout critère de l'identité personnelle ne sont pas
remplies par la théorie parfitienne de la continuité psychologique, puisque
celle-ci se dispense de la relation un-un, sans laquelle aucune identité n'est
possible.
Condition
(1) : le futur d'une personne dépend exclusivement des traits intrinsèques
de sa relation à elle-même. Elle ne peut pas dépendre de ce qui arrive à d'autres personnes.
Condition (2) : comme l'identité personnelle a un
sens fort, elle ne peut pas dépendre d'un fait trivial. (Ibid., p. 267).
Parfit
estime que ces deux conditions disqualifient potentiellement tout critère de
l'identité personnelle (y compris le critère physique qui a la faveur de
Williams, mais qui ne survit pas à l'hypothèse de la division du cerveau, après
laquelle je n'existe tout
simplement plus,
ce qui n'a pas de sens), et qu'en outre il ne souhaite pas pour sa part fournir
un critère de plus, mais prouver que la Relation R emporte tout ce qui compte
dans la survie, même en cas de réduplication. Cela montre au passage qu'aucun
fait « trivial » ne peut modifier la nature intrinsèquement
fondamentale de la Relation R, qui n'est pas affectée par l'existence d'un
double. Ce qui compte, c'est donc la relation de continuité psychologique, en
vertu d'une forme révisionniste de raisonnement qui se déroule en quatre
étapes : une réduction de la personne, une contestation de la logique de
l'identité, un maintien de l'exigence d'unité psychologique à chaque instant
mais aussi dans le temps, et enfin une défense de la Relation R.
(1)
Nous ne sommes pas des entités existant séparément, ou à part de nos cerveaux
et de nos corps, et d'événements physiques et mentaux reliés entre eux. Notre
existence n'implique que l'existence de nos cerveaux et de nos corps,
l'accomplissement de nos actes, le déroulement de nos pensées et l'occurrence
de certains autres événements physiques ou mentaux. Notre identité à travers le
temps implique uniquement : (a)
la Relation R – la connexité psychologique et/ou la continuité psychologique –
avec le type de cause adéquat, pourvu que (b)
la relation ne prenne pas la forme d'un « branchement », entre une
personne et deux personnes futures différentes.
(2) Il
n'est pas vrai que notre identité soit toujours déterminée. Je peux toujours
demander : « Vais-je mourir ? » Mais il n'est pas vrai que,
dans tous les cas, la question doive avoir une réponse, qui soit ou Oui ou Non.
Dans certains cas il peut s'agir d'une question vide.
(3) Il
y a deux unités à expliquer : l'unité de la conscience à n'importe quel
instant, et l'unité d'une vie entière. Ces deux unité ne peuvent être
expliquées en affirmant que différentes expériences sont possédées par une même
personne. Ces unités doivent être expliquées en décrivant les relations entre
ces différentes expériences, et leur relations au cerveau de cette personne. Et
nous pouvons référer à ces expériences, et décrire l'intégralité des relations
entre elles, sans affirmer que ces expériences sont possédées par une personne.
(4) L'identité personnelle
n'est pas ce qui compte. Ce qui compte fondamentalement, c'est la Relation R,
quelle que soit sa cause. Cette relation est ce qui compte, même dans les cas
où, une personne étant R-reliée à deux autres personnes, la relation R ne
justifie pas l'identité personnelle. Deux autres relations pourraient aussi
avoir une petite importance : la continuité physique, et la similarité physique.
(Pour certaines personnes, comme par exemple celles qui sont très belles, la
similarité physique pourrait avoir une grande importance). (Ibid., p. 217).
C'est
précisément cette révision de l'ipséité au coeur de la réduction de la personne
que Ricoeur reprochait à Parfit dans Soi-même comme un autre : « La thèse réductionniste (…)
marque la réduction du corps propre au corps quelconque » (p. 159) ;
« La ténacité des pronoms personnels, jusque dans l'énoncé de la thèse
réductionniste, trahit beaucoup plus que la rhétorique de
l'argumentation : elle marque la résistance de la question qui ? à son élimination dans une
thèse impersonnelle » (p. 165) ; « N'est-ce pas à la
neutralisation même de la question de l'ipséité, par-delà l'observation
impersonnelle de l'enchaînement d'une vie, que Parfit moraliste
invite ? » (pp. 165-166). Il rappelle à ce titre l'importance de la mienneté, qu'il distingue de la simple mêmeté, et pour laquelle la dépossession de soi n'est
qu'un moment, signe de
« l'authentique ipséité » (p. 166).
Mais
la révision parfitienne du concept de personne recèle des possibilités de
remplacement par d'autres concepts concurrents, dont Parfit suggère le nom,
explique l'avantage, mais finalement abandonne l'emploi, pour conserver celui
dont nous avons tous l'habitude. Au passage, il aura cependant dessiné les
contours épistémiques flottants, et éclairé la profondeur métaphysique
inaperçue, de la conception réductionniste de la personne, et des nombreuses
révisions qu'elle entraîne. Parfit propose lui-même le concept révisé de personne-en-série (comme si la personne-en-série déployait la vérité même
de la personne), et sur ce modèle, nous proposons, d'après les analyses qu'il
conduit et les exemples qu'il donne, l'idée de personne scissile et de personne
spectrale – comme si la personne était vouée, du fait de sa nature même, à la
division, ou à la dissémination.
1.
Personnes scissiles
Parfit,
à travers l'exemple fictif de la téléportation (le fameux voyage sur Mars,
grâce à une machine du type de celle qu'on trouve dans Star Trek), veut nous faire entendre que l'existence
normale d'une personne consiste peut-être à chaque instant en une destruction
et en une recréation immédiate, ou du moins nous prouver qu'elle n'est pas
menacée par une destruction et une recréation immédiate, dans la mesure où nous
ne sommes rien de plus qu'un corps et un esprit (un cerveau), et qu'aucune âme
ou aucun moi ne pourrait être
« oublié », définitivement détruit ou disjoint de nous-même, à
travers la téléportation. Mais Parfit fait beaucoup plus que démontrer à
nouveaux frais la différence classique entre identité numérique et qualitative,
laquelle permet d'expliquer le changement qualitatif d'une chose qui reste
numériquement la même.
On pourrait dire de
quelqu'un : « Après son accident, il n'est plus la même
personne ». C'est une affirmation à propos de deux genres d'identité. Nous
affirmons à propos de cette
personne même, qu'elle n'est plus maintenant la même personne. Ce n'est pas une
contradiction. Nous voulons simplement dire que le caractère de cette personne
a changé. Cette personne numériquement identique est maintenant qualitativement
différente. (Reasons and Persons, pp. 201-202).
Le
critère de l'identité fondé sur une continuité physique spatio-temporelle nous explique
donc ceci.
De nombreux objets (…) tracent des chemins
spatio-temporels continus. Supposons qu'une boule de billard que j'ai peint en
rouge soit la même que la boule blanche avec laquelle j'ai réalisé un coup
gagnant l'année dernière. D'après la conception standard, cela n'est vrai que
si cette boule a tracé un chemin spatio-temporel tel que celui-là. Il faut que
(1) il y ait une ligne à travers l'espace et le temps, dont le point de départ
corresponde à l'endroit où se trouvait la boule blanche avant que je ne réalise
mon coup gagnant, et dont le point d'arrivée corresponde à l'endroit où la
boule rouge se trouve maintenant, (2) qu'à chaque point sur cette ligne il y
ait une balle de billard, (3) que l'existence d'une boule à chacun de ces
points soit en partie causée par l'existence d'une boule sur le point
immédiatement précédent. (Ibid, p. 203).
Or,
Parfit estime que le critère physique, en reconduisant les paradoxes sorites,
est inapte à expliquer la métamorphose physique, la discontinuité temporelle et
l'altération méréologique des personnes. Le seuil de la quantité de matière à
partir duquel on n'est plus la même personne est notoirement impossible à
fixer, tandis que la téléportation, de son côté, n'est pas une forme ou une
autre de changement, mais une complète annihilation.
Le Critère Physique : (1) Ce qui est nécessaire n'est pas
l'existence continue de tout le corps, mais l'existence continue d'une partie suffisamment grande du cerveau pour être
le cerveau d'une personne vivante. X
aujourd'hui, est la même personne qu'Y
hier si et seulement si (2) une partie suffisamment grande du cerveau de Y a continué à exister jusqu'à être aujourd'hui
le cerveau de X, et si (3) cette
continuité physique n'a pas pris une forme « branchée ». (4) L'identité
personnelle à travers le temps ne consiste que dans l'occurrence de faits comme
(2) et (3). (Ibid, p. 204).
Pour
s'émanciper à la fois de la stricte continuité physique et de la simple
transitivité psychologique (selon laquelle je suis la même personne qu'avant
hier si la personne d'avant-hier est la même que celle de hier, et celle de
hier, à son tour, que celle d'aujourd'hui, ou encore : si A=B et que B=C,
alors A=C), Parfit distingue deux « relations générales » qui
définissent ensemble la Relation R.
La
connexité psychologique est la tenue de connexions psychologiques
particulières directes.
La continuité psychologique est la tenue de chaînes de connexité forte qui
se chevauchent. (Ibid, p. 206).
La
connexité forte désigne un nombre suffisamment important de relations directes,
et « de ces deux relations générales, la connexité est la plus importante
en théorie et en pratique » (ibid.). Notons au passage le recours subreptice à la notion de taille
critique qui rappelle furieusement l'impératif de critère pourtant contesté
tout du long : « (…) nous pouvons affirmer qu'il y a suffisamment de
connexité si le nombre de connexions directes, au cours de n'importe quelle
journée, est égal à au moins la moitié du nombre de
connexions qui existent, chaque jour, dans les vies de presque toutes les
personnes existantes » (ibid.). C'est la seule mention vraiment faible de Parfit, comme il l'admet
lui même dans une note (ibid., p. 515). Cette Relation R lui permet en tous cas de mettre
définitivement de côté la transitivité.
Par « critère de l'identité
personnelle », je veux dire ce que cette identité implique nécessairement ou en quoi elle
consiste.
Puisque l'identité est une relation transitive, le critère d'identité doit être
lui aussi une relation transitive. Puisque la connexité forte n'est pas
transitive, elle ne peut pas être un critère d'identité. Et je viens à
l'instant de décrire une situation dans laquelle cela est assez clair. Je suis
la même personne que celle que j'étais il y a vingt ans, bien qu'aujourd'hui je
ne sois pas fortement connecté à celui que j'étais alors. (Ibid., p. 206).
Mais
Parfit emprunte un de ses traits au critère psychologique : l'élection du
type de cause adéquate.
Il y a trois versions du Critère Psychologique.
Ils diffèrent à propos de la question du bon type de cause. D'après la version Etroite, il doit s'agir de la cause normale. D'après la version Large, il peut s'agir de toute cause adéquate. D'après la version Extra-Large, la cause peut être
n'importe quelle cause. (Ibid., p. 207).
Il
s'agit moins de choisir entre ces trois versions du critère psychologique, que
de montrer que toute cause, le cerveau dans la version Etroite, ou la
téléportation dans la versions Large, peut en valoir une autre, dans la mesure
où elle produit les mêmes effets qu'elle. A cet égard, Parfit cherche moins à
élaborer une nouvelle version du critère psychologique de l'identité, en
néo-lockéen qu'il est, qu'à fournir
une description impersonnelle de la réalité, en quasi-bouddhiste qu'il pourrait
être. Il montre que les traitements de l'épilepsie qui procèdent par coupure
des connexions nerveuses entre les deux hémisphères supérieurs, aboutissent à
la formation, au moins pour un temps, de deux courants de conscience, de deux séries
de pensées, de deux « sujets de l'expérience ». On demande au patient
traité ce qu'il voit, en présentant dans son champ visuel gauche du rouge, et
dans son champ visuel droit du bleu, et il écrit de la main gauche : du
bleu ; et de la main droite : du rouge (les parties du cerveau qui
contrôlent le champ visuel sont inversées).
Et c'est un fait que les personnes aux
hémisphères déconnectés ont deux courants de conscience séparés. (Ibid., p. 247).
Comme
il y a deux sujets de l'expérience, il faut conclure que je ne suis pas un sujet de l'expérience.
Nous devons maintenant abandonner l'idée que
« le sujet de l'expérience », c'est la personne. D'après l'opinion
commune, je suis un sujet d'expériences. Pendant la division de mon esprit, il
y a deux sujets de l'expérience différents. Ils ne sont pas le même sujet
d'expériences, donc ils ne peuvent pas tous les deux être moi. Comme il est
improbable que je sois l'un des deux, étant donné la similarité de ces deux
courants de conscience, nous devrions probablement conclure que je ne suis
aucun de ces deux sujets de l'expérience. (Ibid., p. 249).
En
effet, élire l'un de ces courants de conscience au détriment de l'autre,
équivaut à lui refuser sans raison le statut de personne.
Même si nous supposons que je suis l'un de ces deux sujets d'expériences, l'autre ne peut pas être moi, et n'est donc pas une
personne. (Ibid.).
Pourrait-on
imaginer des personnes qui contiennent des non-personnes, ou des sub-Ego
cartésiens ?
D'après la conception décrite ci-dessus, il nous
faut croire que la vie d'une personne pourrait impliquer des sujets de l'expérience
qui ne sont pas des personnes. (Ibid., p. 250).
Parfit
rejette cette hypothèse, comme l'idée connexe d'appropriation, de propriété ou
d'ownership.
Certains croient que l'unité s'explique par
l'appropriation, même s'ils rejettent l'idée que nous soyons des entités
existant séparément. Ces gens-là pensent que ce qui unifie les expériences
d'une personne à chaque instant, est le fait que ces expériences sont celles
que cette personne est en train d'avoir. Comme nous l'avons vu, dans le cas de
notre expérience de pensée, cette croyance est fausse. Alors que j'ai un
ensemble d'expériences corrélées à mon courant de conscience droitier, j'ai
également un autre ensemble d'expériences corrélées à mon courant de conscience
gaucher. On ne peut expliquer l'unité de chacun de ces ensembles d'expériences
en affirmant que ce sont des expériences que j'ai à cet instant, car cela
équivaudrait à confondre les deux ensembles (Ibid.).
Il
n'y aurait donc pas de sujet de l'attribution, c'est-à-dire pas de moi substantiel unifié. Christine Korsgaard
(« Personal Identity and The Unity of Agency : A Kantian Response to
Parfit ») défend, contre Parfit, la nécessité de maintenir une agentivité
unifiée, pour des raisons pratiques, et non pas métaphysiques. C'est la
nécessité de faire des « choix délibératifs » qui nous impose en
effet d'appliquer sans cesse à nos décisions une forme d'unité, de colonne
vertébrale, qui relie entre eux les épisodes parfitiens, les personnes-étapes
ou les états psychologiques interconnectés, et correspond à un besoin d'identification qui non seulement n'a rien
de spécifiquement métaphysique, mais qu'en outre la métaphysique n'explique
pas. En effet, décider maintenant quelle personne je serai demain répond à une
puissance normative spéciale qui définit sans hésitation possible ce qu'est une
raison pratique. Cela signifie que l'identité personnelle n'est pas un enjeu
métaphysique profond, et que la catégorie d'agent unifié désigne tout aussi
bien les personnes individuelles que les personnes collectives, et qu'à ce
titre un groupe, un club ou une entreprises sont légitimement appelés personnes morales – Parfit compare
volontiers, on l'a vu, les personnes à des nations, qui ne sont rien de plus qu'un ensemble de citoyens
répartis sur un territoire donné. Mais, à la différence de Parfit, Korsgaard
estime que ce qui compte dans ma survie, c'est ma
propre agentivité libre, et elle fait cette affirmation sur la base d'une
distinction kantienne entre raison théorique et raison pratique. D'un point de
vue théorique, nous sommes déterminés comme des choses naturelles parmi
d'autres, soumises comme elles aux forces qui nous asservissent. Mais d'un
point de vue pratique, nos actions et nos choix ont des agents et des
décideurs.
L'ambition
de Parfit est pourtant de décrire le monde sans recourir à une entité séparée
qui serait la personne : c'est l'illusion de la subjectivité (Bouveresse
parlerait du mythe de l'intériorité) qui nous conduit invinciblement à dire que
nous sommes quelque chose de plus, de différent, de séparé.
On peut dire à l'encontre de toute description
intégralement objective de la réalité – de toute
description qui n'est pas faite à partir d'un point de vue – qu'elle tend à
omettre certaines réalités. Un exemple de vérité d'évidence, est que Je suis, ou que Je suis Derek Parfit. Je suis cette personne particulière. Ces vérités subjectives
semblent impliquer que nous sommes des sujets d'expériences existant
séparément.. (Ibid., p. 252).
Pour
Parfit, le Je est un cela auto-référent : c'est un indexical parmi les « ici,
maintenant et ceci ».
Le terme de
« subjectif » est trompeur. Ces prétendues vérités subjectives n'ont
pas besoin de sujets de l'expérience. Une pensée particulière pourrait être
auto-référentielle. Elle pourrait être la pensée que cette pensée particulière,
même parfaitement identique à d'autres pensées en train d'avoir lieu, est
encore cette pensée particulière – ou
la pensée particulière de cette pensée. Cette pensée est une vérité
impersonnelle, mais subjective.
Certains objecteront que tous les autres
concepts indexicaux – comme « ici »,
« maintenant », et « ceci » - doivent être expliqués en
utilisant le concept de « Je ». Ce n'est pas vrai. Ils peuvent tous,
y compris « Je », être expliqués par l'expression auto-référentielle
« ceci ». Et cet usage auto-référentiel n'implique pas la notion de
moi, ou de sujet de l'expérience. C'est l'usage de « ceci » qui dans
cette phrase réfère à cette phrase (Ibid.).
Pour
Parfit, peu importe au fond de savoir qui je suis, car la réponse à cette question est affaire de
descriptions – des descriptions qui épuisent tout ce qu'on peut dire des
situations dont elles rendent compte, à chaque occasion de description :
l'identité n'est pas un fluide mystérieux qui se communique d'heureux élu en
heureux élu, en vertu d'une qualité spéciale qui le lierait à lui-même. Si mon
cerveau était implanté dans le corps de mon jumeau strictement identique au
mien, je ne me rendrais même pas compte de la différence parce qu'il n'y en aurait pas.
Et si le corps de mon jumeau est exactement
comme le mien, je pourrais même ne pas me rendre compte que j'ai un corps
nouveau. (Ibid., p. 254).
Parfit
propose une nouvelle expérience de pensée : chacun de mes hémisphères est
implanté dans le corps de mes deux frères, chacun croyant désormais qu'il est moi.
Il est utile d'indiquer par avance ce que je
pense montrer avec cet exemple. Il fournit un nouvel argument contre la
conception qui fait de nous des entités séparées. Mais la conclusion la plus
importante à en tirer, c'est que l'identité personnelle n'est pas ce qui
compte. (Ibid., p. 255).
Dans
le cas des deux frères transplantés, il y a quatre réponses possibles à la
question de savoir ce qu'il advient de moi – des réponses toutes plus
improbables les unes que les autres :
(1) Je ne survis pas ; (2) Je survis dans
l'une des deux personnes résultantes ; (3) Je survis dans l'autre des deux
personnes résultantes ; (4) Je survis dans les deux personnes résultantes.
(Ibid., p. 256).
La
solution qui s'impose est qu'on ne sait tout simplement pas ce qui arrive. C'est-à-dire que la
continuité psychologique avec moi de chacune de ces deux personnes épuise tout ce qui se passe ici. Il n'y a pas à imaginer
la transmission de ce moi, devenu comme une substance mystérieuse, à l'un, à l'autre, aux deux,
ou à aucun de mes frères. Qui suis-je ? est une question vide de sens. La question à
poser est plutôt : Qu'est-ce qui compte pour moi ?
Ma conviction est faite pour ce
qui concerne certaines de ces expériences de pensée. Je suis convaincu que si
je me divisais, la question de savoir si je suis l'une ou l'autre, ou aucune
des deux personnes résultantes, serait une question vide de sens. Je crois
qu'il n'y a rien qui puisse faire que parmi ces différentes possibilités, l'une
seulement doive correspondre à ce qui arrive réellement. (…)
Quand je considère d'autres
cas, ma conviction est moins affirmée. L'un de ces cas est la téléportation. Je
m'imagine dans le box, sur le point d'appuyer sur un bouton vert. Il se
pourrait bien que je sois soudainement envahi par le doute. Je pourrais céder à
la tentation de changer d'avis, et me décider à payer beaucoup plus cher un
voyage intersidéral.
Je crains même que passer en revue une nouvelle
fois tous les arguments que je viens de donner, n'ôte jamais complètement de
mon esprit tous ces doutes. Au niveau cérébral ou intellectuel, je resterais
convaincu que le Réductionnisme est la bonne théorie. Mais à un niveau
inférieur, j'inclinerais invinciblement à penser qu'il doit y avoir une
différence réelle entre le fait qu'une personne future soit moi, et le fait
qu'elle soit quelqu'un d'autre. Quelque chose de similaire se passe quand je
jette mon regard à travers la vitre du dernier étage d'un gratte-ciel. Je sais
que je ne suis pas en danger, mais en regardant en-bas depuis cette altitude
vertigineuse, j'ai peur. J'aurais la même peur irrationnelle si j'étais sur le
point d'appuyer sur le bouton vert. (Ibid., p. 279).
Parfit
est donc sûr d'avoir déplacé le lieu de l'importance métaphysique concernant
les personnes, c'est-à-dire d'avoir jeté ailleurs que sur l'identité
personnelle les lumières qui éclairent ce qui compte pour nous. En un sens, la
dénonciation de l'illusion de l'ego, n'est pas sans rappeler le bouddhisme.
(…) Bouddha aurait été d'accord. La Conception Réductionniste ne fait pas
simplement partie d'une tradition culturelle particulière. Elle pourrait bien
être, comme je crois l'avoir montré, la vérité de tous les êtres et de tous les
temps. (Ibid. p. 273).
Mais
si nous sommes assurés que la personne n'est pas profonde, comme la thèse du
fait supplémentaire voudrait nous le faire croire, et que notre identité reste
indéterminée, encore faut-il éclairer positivement ce qui peut se substituer à
cette recherche d'identité et à l'objet de nos soucis. C'est pourquoi la
révision du concept de personne par celui de personne scissile n'est pas
suffisant, et qu'il faut recourir à un autre concept encore, susceptible de
mettre l'accent sur ce qui compte désormais, et possède donc une certaine
valeur : la relation de connexité.
2.
Personnes sérielles
Puisque
ce qui compte, c'est la relation de connexité, notre propre mort n'est pas un
phénomène aussi important que nous le croyons subjectivement : en effet,
ma mort n'interrompt jamais toutes les relations de connexité par lesquelles
j'étais associé à d'autres vies que la mienne.
Ma mort rompra les relations les plus directes
entre mes expériences présentes et futures, mais elle n'interrompra pas de
nombreuses autres relations. (Ibid., p. 281).
Parfit
veut-il dire que je survis à travers les autres – par exemple à travers les
souvenirs qu'ils ont de moi ? Sans doute pas, puisque il n'y a pas de Je qui soit le support ou le sujet de la survie.
Estime t'il que ce qui compte pour moi survit à travers les autres – par
exemple certains valeurs qu'ils partagent avec moi, ou certains des projets qui
me tenaient à coeur et qu'ils pourront mener à bien à ma place ? Ce n'est
pas le propos de Parfit. Il semble vouloir dire que c'est la relation de
connexité elle-même qui est maintenue à travers les souvenirs que les autres
ont de mes expériences. Mais il ne s'agit pas d'affirmer que « je survis à
travers eux » (ou peut-être à titre métaphorique): il s'agit de
déplacer la valeur ultime, du moi séparé (fatalement effrayé par sa propre disparition), vers la
relation de connexité, qui nous délie de nous-mêmes et en un certain sens nous
réplique continuellement. Pourquoi, alors, le souvenir que les autres ont de
moi ne pourrait-il pas être assimilé à une forme de réplication, capable comme
dans le cas de la téléportation, de produire ma survie ? Parce que la
connexité forte, le seuil critique qui décide de la survie personnelle, n'est
jamais atteint dans le cadre des quasi-souvenirs. Si d'ailleurs nous souffrons
d'autant plus que les personnes qui meurent nous sont plus proches, c'est
peut-être précisément parce que c'est nous qui mourrons en partie avec le disparu, qui emporte avec lui certaines
de nos relations de connexité, et donc une part de nous-mêmes. Autrement dit,
en mourant, toutes nos relations de connexité ne s'interrompent pas (quoique la
majorité d'entre-elles s'interrompe, de toute évidence), mais c'est au
contraire les relations de connexité des autres qui s'achèvent avec nous. Nous
survivons encore un peu après notre mort, tandis que de leur côté ils
meurent un peu plus – puisqu'au fond la seule chose qui disparaisse, ce n'est ni nous, ni
eux, mais les relations de connexité mêmes, qui sont là tout ce qui compte. C.q.f.d.
C'est
la relation R qui vaut indépendamment de sa cause : c'est la connexité qui
vaut en tant que telle. Mais quelles sont les alternatives ? A quoi est-il
rationnel de tenir dans son propre futur sinon à cela ? Parfit
disqualifie, outre le moi substantiel, le corps, ou la continuité physique, et l'inquiétude
égoïste qui en est solidaire. Cette continuité ne compte vraiment que si elle
implique le cerveau, qui lui-même n'importe que s'il garantit la relation
R : c'est toujours elle qui ressurgit.
La transplantation d'organe n'a
aucune importance si cet organe fonctionne aussi bien que celui qu'il remplace.
La seule chose à laquelle on peut accorder de l'importance, c'est l'existence
continue de la partie essentielle du cerveau.
Mais pourquoi le cerveau devrait-il être ainsi
distingué ? (…) la continuité du cerveau n'aurait aucune importance si
celui-ci n'était pas le vecteur de la Relation
R. La continuité du cerveau n'aurait pas plus d'importance que la continuité de
n'importe quelle autre partie du corps. Or, la continuité de ces autres parties
n'importe pas du tout. Cela ne ferait rien si ces autres parties étaient
remplacées par un nombre suffisant de duplicatas. Pourquoi ne pas dire la même
chose du cerveau ? La continuité du cerveau importe dans la seule mesure
où il est cause du maintien de la Relation R. Si tel n'étais pas le cas, la continuité de ce cerveau n'aurait
aucune signification pour la personne dont il serait le cerveau actuel. (Ibid., p. 284).
Par
conséquent, la cause normale de la relation R (le corps ou le cerveau) n'est
pas une chose à laquelle nous tenons en elle-même : voir avec des yeux
artificiels qui ont exactement les mêmes capacités que des yeux organiques ne
ferait aucune différence pour nous. De la même façon, ce n'est pas le support,
l'origine ou la cause des relations qui nous importe, mais bien ces relations
elles-mêmes.
A quoi donnons-nous de la
valeur, sinon aux différentes relations que nous entretenons avec les autres, à
l'amour que nous nourrissons pour certains être et pour certaines choses, à nos
ambitions, à nos réussites, à nos engagements, à nos souvenirs, et à plusieurs
autres traits psychologiques encore ? (Ibid.).
Toutefois,
on peut se demander quels sont les débouchés métaphysiques de cette conception
de la personne emportée par les relations de connexité. Parfit est-il l'apôtre
du réseau, de ces connected people vantée par la téléphonie mobile, et finalement
d'un modèle théorique qui dissémine ou dissout la personne dans des structures,
au point d'en faire une réalité fonctionnelle, relative, et finalement
contestable comme réalité de plein droit ? Une première solution consiste
à supposer que Parfit fait implicitement l'hypothèse d'une sorte de Grande
Personne Unique, dont les séries de relations de connexité qui la constituent,
identifient ce qu'on appelle habituellement les personnes individuelles :
ce serait enrôler Parfit dans une sorte de monisme. Or, Parfit ne souscrit
jamais à cette théorie, et conserve l'idée de personnes individuelles incarnées
dans un corps, un cerveau, et associée à des événements physiques et mentaux
qui leur sont propres. Une deuxième hypothèse consiste à faire de Parfit un
théoricien de l'immortalité, anticipant les théories trans-humanistes qui font
aujourd'hui florès. Et en effet, la personne-en-série dont il défend le concept, n'est autre que la
reproduction artificielle et annuelle d'un corps indéfiniment âgé de trente
ans, rendu capable de perpétuer éternellement une relation de connexité forte,
et d'immortaliser ainsi la Relation R.
Nagel décrit le concept de personne-en-série. Même si pour Nagel,
une personne est essentiellement un cerveau particulier incarné, une
personne-en-série est potentiellement une série R-reliée de cerveaux incarnés. Pour le moment, nous ne pouvons
empêcher que notre corps vieillisse et se dégrade. Nagel imagine une communauté
humaine où la technologie fournirait la solution. Dans cette communauté, chaque
personne qui dépasse trente ans entre chaque année dans un Scanner-Duplicateur.
Cette machine détruit le le corps et le cerveau de la personne avant de
produire une réplique qui lui est R-reliée,
et qui possède un corps exactement similaire hormis le fait qu'il n'est ni âgé
ni décati. Nagel affirme que du point de vue de la personne-en-série qui fait
partie de cette communauté, il n'est pas irrationnel d'utiliser le
Scanner-Duplicateur. D'après leur propre critère d'identité, chacune de ces
personnes-en-série continue d'exister en « déménageant » annuellement
d'un corps et d'un cerveau à d'autres. Chaque personne en série disposerait
pour toujours d'un corps et d'un cerveau dont la jeunesse, l'apparence et la
vigueur seraient celles de ses trente ans.
Ces personnes-en-série pourraient avoir des
accidents mortels. J'ajoute donc une mesure de précaution supplémentaire qui
consiste à enregistrer chaque jour leur empreinte ontologique, une mesure grâce à laquelle ces
personnes-en-série pourraient devenir immortelles et éternellement jeunes. Dans
la plupart des théories cosmologiques en vigueur, ou bien l'univers est en
expansion indéfinie, ou bien il s'effondre dans un mouvement de contraction qui
inverse le Big Bang. La plupart des astrophysiciens nous assurent que dans les
deux cas, toute forme de vie deviendrait impossible. A moins que ces théories
ne se vérifient, les personnes-en-série pourraient vivre éternellement. (Ibid., p. 290).
La personne-en-série est donc capable d'éclairer et de justifier la
conception parfitienne de la personne. En effet, si nous sommes détruits et
recréés à l'identique, nous ne sommes plus la même personne pour une conception
non-réductionniste, qui attache au corps un moi que la machine ne prend pas en compte, ou au
regard du critère physique qui juge que nous sommes essentiellement des corps.
En revanche, nous sommes bien la même personne-en-série.
Aucun Phénix n'a jamais existé. Mais il y a de
nombreuses personnes-en-série. Ces phrases sont écrite par une personne-en-série, moi. Elles sont aussi
écrites par une personne : le vieux-moi. Cette
personne s'appelle Derek Parfit. Je,
comme personne-en-série décide donc de m'appeler moi-même Phénix-Parfit. Et puisque mon corps
actuel est aussi le corps de Derek Parfit, nous écrivons tous les deux ces
phrases. Et nous avons tous les deux exactement les mêmes pensées et les mêmes
expériences. Mais bien que nous soyons aussi intimement et instantanément
reliés, si la thèse de Nagel est
vraie, nous sommes deux individus différents. La différence entre nous est la
suivante. D'après Nagel, si le Vieux-Je était téléporté, cela tuerait le
vieux-moi, comme personne. Mais cela ne me tuerait
pas comme personne-en-série. Cette différence est suffisante pour faire du
vieux-moi et de moi deux individus différents. (Ibid., p. 291).
Thomas
Nagel reproche à Parfit de ne pas expliquer l'identité, mais de choisir
arbitrairement sa propre identité – le reproche habituel qu'on fait à n'importe
quel critère d'identité, est d'être supposé.
Parfit répond [à l'interdiction d'envisager la
réplication comme une forme de survie] que nous avons le droit de choisir quel
type d'être nous considérons que nous sommes – et il définit
« Phenix-Parfit » comme l'individu qu'il est, et qui survivrait à la
réplication. C'est une suggestion ingénieuse, mais il faut rappeler les limites
objectives qui contraignent la liberté de se réinventer soi-même, faute de quoi
tout cela risque d'être vain. Je ne peux pas vaincre la mort en décidant que je
suis « Protée Nagel », l'être capable de survivre à tout, si
toutefois une telle survie existe. « Phénix-Parfit » est une
expression qui révèle un abus de privilège (moins grave que d'autres) :
celui de choisir sa propre identité. (The View from Nowhere, p. 45).
Au
contraire, pour Parfit, la personne-en-série ne fait au fond que déployer le concept même de
personne, dont elle est l'explication la plus heureuse et la formulation la
plus adéquate. Une révision est donc envisageable : on pourrait
recommander de ne plus mentionner que les personnes-en-série.
Le langage évolue. Quand nous inventons un
nouveau concept, nous nous exposons à ce qu'il réussisse à s'appliquer à
certaines parties de la réalité. Le concept de phénix ne s'applique à rien.
Mais le concept de personne-en-série s'applique aussi souvent que le concept de
personne. Que la thèse de Nagel soit vraie ou non, il existe en ce moment même
des millions de personnes-en-série. Si sa thèse est vraie, pour chaque personne
qui existe, il existe aussi une personne en série, qui est très intimement reliée à cette personne. Etant donné
le degré de proximité très élevé de cette relation, il ne vaut presque jamais
la peine de faire une différence entre ces individus. Cela ne vaut qu'au moment
où l'on envisage de discuter de ce qui compte. Je suppose que la thèse de Nagel
est vraie. Je suppose que ce qui importe fondamentalement au vieux-moi est
l'existence continue de mon cerveau actuel. Mais même si nous pensons cela, on
peut encore croire que l'existence continue de notre cerveau actuel n'est pas ce qui compte. Nous pouvons affirmer que ce qui
compte c'est la Relation R. C'est ce qui compte pour nous, les personnes-en-série. (Reasons and Persons, p. 291).
Et
c'est parce que dans la Relation R, la connexité supplante la continuité, que le
concept de personne-en-série doit supplanter celui de
personne simpliciter.
Chaque personne-en-série est très intimement
reliée à une personne particulière. Il serait préférable que dans chacune de
ces paires, la personne-en-série soit prioritaire. Le concept de
personne-en-série s'applique à une partie de la réalité de façon moins arbitraire.
(Ibid., p. 293).
Toutefois,
le concept de personne-en-série nous oblige à considérer
l'hypothèse selon laquelle cette série de personnes, étant donné le lien de
ressemblance qui unit ses membres, doive procéder d'un original, et que les
personnes de la série dépendent elles-mêmes d'un type abstrait dont elles ne
sont que les tokens. Le concept de personne-type (défendu par Williams
dans : Problems of the
Self,
pp. 80-81), n'est pourtant pas retenu par Parfit, qui l'estime inutile étant
donné la prééminence de la Relation R, comme il se voit bien dans les relations
amoureuses. En effet, on n'aime pas plus un type qu'un token : pas plus une abstraction immatérielle
qu'un corps particulier. Ce qu'on aime, ce sont des traits psychologiques
évolutifs : c'est donc la relation psychologique qui nous importe et pas
la relation d'instanciation.
Supposons que j'aime l'original
de Mary Smith. Une machine détruit son corps et son cerveau et produit une
Réplique. Si mon amour pour Mary Smith est transféré à sa Réplique, cela
suggère que ce que j'aime n'est pas un individu, mais une personne-type. Et si
nous considérons ce qu'implique une telle relation amoureuse, le résultat est
perturbant.
Je suis d'accord avec cette conclusion. Mais je
conteste le raisonnement qui y conduit. (Reasons and Persons, p. 294).
Un
monde de personnes-types impliquerait l'amour pour une entité abstraite, indépendamment de son
histoire, et de la part d'une entité
abstraite : or, imaginer un type qui en aime un autre, comme le nombre
deux aimerait le chiffre trois, implique cette fois une révision beaucoup trop
drastique.
Un tel
monde serait peuplé d'innombrables Répliques de la même personne. La
distinction de Williams ici serait utile. Voici cinquante Répliques de Greta
Garbo à l'âge de trente ans. Elles peuvent être parfaitement décrites, en
effet, comme les tokens d'un même
type. Comme Williams l'affirme, si l'objet de notre amour, ce sont les
personnes-type, cet amour est très différent de l'amour ordinaire. Il ne s'agit
pas du genre d'amour qui accorde une grande importance à l'histoire partagée.
Si je vivais dans un tel
monde, et si j'étais l'une de ces Répliques, je pourrais me considérer comme le
token d'un type. Mais ne
pourrais-je pas au contraire me considérer comme un type ? Ce serait un changement radical. (Ibid., p. 296).
Le
choix d'une révision en faveur de la personne-en-série plutôt que de la personne-type procède du fait que cette
dernière conteste en fait l'individualité personnelle, dont la personne-en-série, au contraire, s'accommode.
Etant plus proche de l'expérience commune, la personne-en-série est aussi moins
arbitraire : il ne s'agit pas de réviser le concept de personne pour
l'éloigner du sens commun.
Si j'aime une personne en série, je n'aime pas
une personne-type. J'aime une individu particulier qui a une histoire continue.
(Ibid.).
(…) l'amour reste celui d'un individu
particulier. Une personne-en-série est un individu. (Ibid., p. 297).
Toutefois,
avec l'abandon de la personne-type, la personne-en-série semble nous éloigner
de l'unité personnelle dont Parfit veut pourtant conserver l'exigence, à la
fois d'un point de vue synchronique et diachronique. Il rappelle pourtant que
nous accueillons certains de nos changements avec plaisir – dans le cas de fusions (qui sont le pendant des divisions), où les
traits physiques et psychologiques de deux personnes compatibles
s'additionnent, tandis que ceux qui ne le sont pas disparaissent.
Nous sommes peu nombreux à nous trouver
parfaits. La plupart d'entre nous, au contraire, accueilleraient avec plaisir
certains changements de nos dispositions physiques et psychologiques. Si ces
changements correspondaient à des améliorations, nous serions satisfaits de la
réduction partielle de ces deux types de connexité. Je devrais donc éviter une
fusion qui m'enlève des attributs auxquels je tiens et m'en ajoute qui me
répugnent. Supposons que deux choses uniquement donnent sens à ma vie :
mon combat pour le socialisme, et mon goût pour Wagner. Dans une pareille
situation, je devrais fuir toute fusion avec un conservateur anti-wagnérien.
Comme la personne résultante serait un électeur flottant sans oreille, ma
relation à elle équivaudrait à la mort. Mais d'autres cas de fusion, impliquant
un changement aussi grand, pourraient être considérés comme étant meilleurs
encore que la survie ordinaire. Je pourrais voir dans tous ces changements
autant d'améliorations. Ils pourraient finalement tous être divisés entre ceux
qui m'ajoutent un attribut que j'apprécie, et ceux qui m'en ôtent un que je
regrette. Les fusions, comme les mariages, peuvent être des réussites ou des
catastrophes. (Ibid., p. 299).
Les cas de « survie partielle » de ce
type ne sont donc pas toujours malheureux. Toutefois, il y a certaines choses
dont nous ne voulons évidemment pas qu'elles changent. Nous tenons à nos
souvenirs, nous tenons à certains traits de nous-mêmes, et nous tenons à
l'unité elle-même.
(…) je veux que ma vie possède une certaine
forme d'unité globale. Je ne veux pas qu'elle soit excessivement épisodique, et
nourrie de la fluctuation constante de mes désirs et de mes intérêts. (…) Voyez
la continuité du caractère. Une telle continuité dépend du changement naturel
de notre caractère. Mais la plupart d'entre nous valorisent certains traits de
leur caractère. Nous voulons qu'ils ne changent pas. Ici encore, ce que nous valorisons, c'est la
connexité, pas la continuité. (Ibid., p. 301).
Pour
Parfit, les personnes décrivent en fait différents degrés de connexité
psychologique dans une logique proustienne : des moi successifs réfèrent au moi-dans-le-passé et au
moi-dans-le-futur, comme s'ils s'agissait d'autres personnes avec qui
j'entretiens des relations plus ou moins proches.
(…) ces personnes pourraient décrire les
différents degrés de connexité psychologique. Nous pourrions donner aux
expressions mon propre moi
passé
et mon propre moi
futur
un sens nouveau. Ordinairement, elles réfèrent à moi dans le passé et dans le futur. Notre usage
nouveau ferait référer ces phrases non pas à moi-même, mais aux autres personnes
qui ont avec moi une relation de connexité psychologique. A ce titre,
l'expression : « l'un de mes propres moi passés », implique la
présence d'un certain degré de connexité. Les expressions suivantes peuvent
exprimer les différences de degrés : « mon propre moi passé le plus
proche », « l'un de mes propres moi passés les plus proches »,
« l'un des mes propres moi passés les plus lointains », « à
peine l'un de mes propres moi (je n'ai le quasi-souvenir que de quelques unes
de ses expériences) », et, finalement, « pas l'un de mes mes propres
moi passés, simplement un moi ancestral ». (…) [On pourrait] utiliser une
même série d'expressions pour le futur. (Ibid., p. 302).
Toutefois,
les moi successifs ne valident que les
ruptures aiguës de la personnalité, et ne justifient pas les inflexions
subtiles qui modifient insensiblement la relation de connexité sans accoucher
d'un nouveau moi. Il vaut peut être donc
mieux parler de degrés de
connexité
des personnes-en-série, plutôt que de moi successifs, afin de mieux rendre justice aux nuances subtiles de la
relation de connexité psychologique, qui suscite davantage l'image d'un dégradé
de couleurs que d'un aplat uniforme.
L'expression de moi successifs
peut facilement être mal interprétée, ou au contraire prise trop littéralement.
Il faudrait la comparer avec la façon par laquelle nous subdivisons l'histoire
d'une nation. Nous la concevons facilement comme l'histoire de nations
successives – en parlant par exemple de l'Angleterre anglo-saxonne, de l'Angleterre
médiévale et de l'Angleterre tudorienne.
Cette façon de parler comporte un autre défaut.
Elle ne convient qu'aux cas où existe une discontinuité forte, au point de
dresser une frontière entre deux moi. Mais il peut y avoir des degrés réduits
de connexité psychologique sans qu'une telle discontinuité soit de rigueur.
Quoique moins rigide que le langage identitaire, la formule de moi successifs
est inapte à exprimer des réductions légères dans le degré de connexité. Dans
ces cas là, il faut directement parler de degrés de connexité. (Ibid., pp. 305-306).
Toutefois,
la personne-en-série, une expression dont Parfit
ne maintient pas l'usage au-delà du chapitre qui lui est consacré, ne parvient
qu'imparfaitement à justifier l'unité personnelle, qui apparaît davantage comme
un voeu pieux de l'auteur, que comme une qualité évidente de sa théorie. Les
personnes ont l'unité de la relation R (souvenirs, personnalité, cohérence),
mais sont aussi décrites comme un maillage de connexions psychologiques
flottantes. Ne faudrait-il pas envisager de réviser les personnes parfitiennes
en fonction d'un autre concept, susceptible de mieux les caractériser ?
3. Personnes spectrales
Dans
l'expérience du Spectre
Combiné,
Parfit veut intégrer « toutes les variations des degrés de connexité à la fois physique et psychologique » (ibid., p. 236), qui représentent autant de possibles moi futurs. Les écarts physiques et psychologiques
à la personne de départ sont toujours plus importants, jusqu'à aboutir à Greta
Garbo, qui est l'horizon ultime d'une transformation graduelle.
Au tout début du spectre correspond le cas normal, dans
lequel une personne future est entièrement continue avec moi tel que je suis
maintenant, à la fois physiquement et psychologiquement. Cette personne
pourrait être celui que je serai, au sens où, dans la vie quotidienne, je suis
celui qui se réveillera demain matin. A l'extrême fin de ce spectre, la
personne résultante n'aurait aucune continuité avec moi tel que je suis
maintenant, que ce soit physiquement ou psychologiquement. Le résultat serait
le même que si les scientifiques avaient détruit mon corps et mon cerveau, et
créé à partir d'une matière organique nouvelle, la Réplique parfaite de
quelqu'un d'autre. Supposons que cette personne soit (…) Greta Garbo. On peut
imaginer que lorsque Garbo avait trente ans, un groupe de scientifiques a
enregistré les états de toutes les cellules de son corps et de son cerveau.
Le premier cas, au tout début du spectre,
n'ajoute rien de plus. Dans le cas suivant, quelques unes parmi les cellules de
mon corps et de mon cerveau seraient remplacées. Ces nouvelles cellules ne
seraient pas exactement identiques. Il
en résulterait une connexité psychologique en quelque chose moins grande entre
moi et la personne qui se réveillerait. Cette personne n'aurait pas tous mes
souvenirs, et son caractère serait d'une certaine manière différent du mien. Il
aurait certains souvenirs manifestes de la vie de Greta Garbo, et posséderait
l'un des traits psychologiques de Garbo. A la différence de moi, il adorerait
faire du théâtre. Son corps serait aussi d'une certaine façon un peu différent
du mien, et un peu plus proche de celui de Garbo. Ses yeux se rapprocheraient
des yeux de Garbo. Et en avançant le long du spectre, un vaste pourcentage de mes
cellules seraient remplacées, toujours avec des cellules dissemblables. La
personne résultante serait toujours davantage connectée avec Garbo telle
qu'elle était à trente ans, et de moins en moins connectée avec moi. Et on
observerait des changements similaires dans le corps de cette personne. Vers
l'extrême fin du spectre, la plupart de mes cellules auraient été remplacées
par des cellules différentes. La personne qui se réveillerait n'aurait que
quelques unes parmi les cellules originales de mon corps et de mon cerveau, et
entre elles et moi il n'y aurait que quelques connexions psychologiques. Elle
n'aurait que peu de souvenirs manifestes de mon propre passé, et partagerait
peu de mes habitudes et de mes désirs. Mais par ailleurs, elle serait physiquement
et psychologiquement comme Greta Garbo. (Ibid., p. 237).
Comme
il n'y a pas de moi substantiel et séparé, il
n'y a en réalité pas de sens à supposer que le moi soit affaire de tout ou rien, ni qu'un certain
« pourcentage critique » de moi soit nécessaire à garantir ce même moi. Parfit semble ici oublier qu'un certain degré
de connexité, la connexité forte, était nécessaire à asseoir une connexité
saillante, importante ou « suffisante ». Mais suffisante à
quoi ? Parfit admet en tous les cas qu'il n'y a aucun sens à dire que
n'importe qui, et jusqu'à Greta Garbo, pourrait être moi. Mais il n'y a aucun sens non plus à dire que je
n'acquerrai pas un jour des traits physiques et psychologiques, des goûts et un
caractère, qui me rapprocheront au moins un peu de Greta Garbo. C'est peut-être
là où pourrait intervenir la connexité forte comme critère de démarcation. Mais
Parfit rejette ici l'idée d'un seuil critique. Soit on est réductionniste, soit
on souscrit à l'idée que rien dans le futur ne peut rapprocher quelqu'un de
Greta Garbo (chaque personne étant une entité à part imperméable aux autres, et
aux frontières bien hermétiques).
En considérant les deux premiers Spectres [un Spectre
physique séparé et un Spectre psychologique séparé] nous avons été mis face à
trois alternatives : accepter une réponse Réductionniste, croire en
l'existence d'une frontière nette, et croire que la personne résultante serait
moi dans tous les cas. De ces trois conclusions, la dernière paraissait la
moins plausible.
En considérant le Spectre Combiné, nous ne
pouvons décidément pas accepter cette conclusion. Dans le cas situé à l'extrême
fin du Spectre, le scientifique détruit mon corps et mon cerveau, puis crée à
partir d'une matière nouvelle, une Réplique de Greta Garbo. Il n'y aurait
aucune connexion d'aucune sorte entre moi et cette personne-là. Rien ne
pourrait montrer plus clairement que, dans ce cas, la personne résultante ne
serait pas moi. Nous sommes contraints de choisir entre les deux autres
alternatives. (Ibid., p. 238).
Parfit
estime que le Spectre Combiné alimente la thèse du caractère graduel de la
personne : comme nous ne sommes pas des moi séparés, certaines différences entre nous sont
sans importance, sans d'ailleurs que nous puissions être confondus les uns avec
les autres. En d'autres termes, nous sommes moins séparés des autres que nous
le pensons, mais nous ne sommes pas pour autant indiscernables.
Nous inclinons à penser
qu'il y a toujours une différence entre le
fait qu'une personne future puisse être moi et le fait qu'elle ne le puisse
pas. Et nous inclinons à croire que c'est une différence profonde. Mais entre les personnes voisines situées sur
le Spectre, les différences sont triviales. (Ibid., p. 239).
La
question de savoir si une personne future est ou n'est pas moi n'a en fait pas de sens. Puisque la personne
n'est pas une entité séparée, elle admet des degrés. Voilà ce que montre le
Spectre Combiné. Cette progressivité de la personne a des conséquences
éthiques. Concernant l'avortement et l'euthanasie, d'abord, il n'y a pas un
seuil au-delà ou en deçà duquel, le geste médical deviendrait tout à coup un
mal complet : sa gravité augmente ou diminue en fonction de l'avancement
de la grossesse ou de l'importance du traumatisme – puisqu'on peut être plus ou moins une personne.
La Thèse Réductionniste ne permet pas de penser
qu'à chaque instant j'existe ou je n'existe pas. Nous pouvons nier aujourd'hui
qu'un oeuf fertilisé soit une personne ou un être humain. Cela revient à nier,
tout aussi légitimement, qu'un gland soit un chêne. Dans de bonnes conditions,
un gland se transforme lentement en chêne. Cette transition prend du temps, et
c'est une question de degré. Il n'y a pas de ligne de démarcation nette. On
devrait dire la même chose pour les personnes ou les êtres humains. (Ibid., p. 322).
Cela
conserve intacte l'importance morale de la personne, mesurée à ses relations de
connexité, qui, disparues avec elle, autorisent donc l'euthanasie.
D'après la Thèse Réductionniste, une personne
peut graduellement cesser d'exister avant que son cœur ne cesse de battre.
C'est le cas si les caractéristiques distinctives de la vie psychique d'une
personne disparaissent graduellement. Cela arrive souvent. Nous pouvons
raisonnablement affirmer que si la personne a cessé d'exister, nous n'avons pas
de raison morale de la maintenir artificiellement en vie, ou de ne pas faire en
sorte d'abréger cette vie même. (Ibid., p. 323).
Parfit
estime aussi, en digne héritier de Locke, que la diminution des relations de
connexité psychologique d'une personne avec le criminel qu'elle a été, si elle
ne diminue pas sa responsabilité, qui reste entière, devrait adoucir en
revanche le châtiment qu'on lui inflige, dans les mêmes proportions. Il juge
enfin que l'effacement relatif de la séparation des personnes justifie un
utilitarisme négatif, qui ne se définit plus par une compensation de la
pauvreté individuelle, mais par un soulagement de la souffrance collective.
Nagel parle de l'unité à travers laquelle
opèrent les principes distributifs. Si cette unité correspond à toute la vie
d'une personne, comme le pensent Rawls et d'autres, un Principe d'Egalité nous
expliquera comment aider les gens les plus défavorisés. Mais si cette unité est
définie comme l'état d'une personne à un instant particulier, un Principe
d'Egalité nous expliquera comment rendre meilleurs, non pas les destins pires
que les autres, mais les pires états que les gens sont en train de vivre. (Ibid., p. 344).
Cet
utilitarisme négatif ne contredit pas mais s'ajoute à l'utilitarisme positif,
car on ne peut pas décréter que la souffrance intense et durable d'une personne
individuelle soit nécessairement pire qu'une souffrance moindre, mais
distribuée entre plusieurs personnes.
(…) nous ne pouvons pas affirmer qu'une certaine
quantité de souffrance est un mal plus grand si, plutôt que d'être dispersée
entre différentes vies, elle est concentrée et prolongée dans la vie d'une
personne particulière. (…) Cela réduit la plausibilité de l'utilitarisme
négatif. (Ibid., p. 345).
Les
personnes spectrales, qui dessinent un dégradé de relations de connexité
psychologiques, entre des personnes liées les unes aux autres, et donc beaucoup
moins isolées que lorsqu'elles sont encloses dans une entité définie,
pourraient être l'ultime révision parfitienne du concept de personne. Mais
lui-même semble reculer devant l'obstacle, en ne faisant du Spectre Combiné
qu'une démonstration négative de l'indétermination de l'identité personnelle,
et en s'avouant incapable de fonder un principe de bienfaisance à l'égard des
générations futures. Ces ultimes mises au point ne sont peut-être que le signe
de l'exigence et de la difficulté de toute révision : modifier la
représentation que nous avons de la personne est une entreprise à ce point
audacieuse, que les avantages de ce changement doivent être évidents pour tout
le monde. Parfit, du moins, a mis en évidence mieux que personne la plupart des
conséquences de la désaffiliation de la personne au concept de substance, en
faisant de la relation de connexité tout ce qui compte vraiment.