L'instance
de la personne (8) : ni Jésus, ni Bouddha
Nil
Hours
Si
l'on admet ensemble les trois propositions suivantes :
(1)
La personne existe, et il faut prendre les personnes au sérieux, comme y
encourage Lynne Rudder Baker, qui estime, dans Persons and Bodies, que nous sommes essentiellement des personnes, constituées par des animaux humains
(et que nous ne sommes donc pas essentiellement des animaux humains) ;
(2)
La personne n'est pas une substance, en vertu : 1/ De l'animalisme d'Eric
Olson (The Human Animal), pour lequel
la personne est une propriété de
l'animal humain qui, lui, est une
substance – dans la mesure où il est plus difficile de concevoir la vie comme
une propriété accidentelle et temporaire, que ça ne l'est de concevoir la
pensée comme une propriété accidentelle et temporaire : si nous sommes quelque chose de
substantiel, nous sommes des animaux humains, et nous n'avons que la propriété d'être des personnes.
Autrement dit, les organismes biologiques tombent naturellement sous la
catégorie de substance (ce sont même, selon Peter van Inwagen (Material Beings), les seuls êtres
matériels qui existent en dehors des particules élémentaires) ; 2/ Du
réductionnisme de Derek Parfit (Reasons
and Persons), selon lequel l'existence d'une personne consiste seulement en
l'existence d'un corps et d'un esprit et dans l'occurrence d'une série d'événements mentaux et physiques
reliés entre eux, ce qui fait l'économie d'un moi substantiel, d'un ego cartésien ou d'une âme séparée ; 3/
De la métaphysique naturalisée, qui souligne les difficultés inhérentes au
concept de substance, qui dépend d'une métaphysique spéculative, fondée sur un
atomisme dépassé, comme le prétendent James Ladyman et Don Ross dans Every Thing Must Go, où ils jouent l'idée
de structures contre celle de petites
briques de réel ;
(3)
La personne, si elle ne court plus le risque d'être confondue avec un objet, un
animal ou une machine, dès lors qu'elle n'est plus une substance, même d'un
certain genre, n'est pas néanmoins correctement appréciée comme propriété,
comme série ou comme structure.
Alors
on peut faire droit aux deux conceptions alternatives les plus puissantes de la
personne, la conception chrétienne* de la personne (un centre de relations) et la conception bouddhiste* de la personne
(un complexe de propriétés).
Toutefois,
les relations et les propriétés, si on admet qu'il s'agit d'universaux, font
courir à la personne le risque d'abstraction d'une réalité multiplement
instanciable (comme un programme informatique). La logique trinitaire dissout
la personne dans des relations (paternité, filiation, spiration), comme on la
dissout dans des structures collectives dans le cas de la personne morale, ou
de la personne-groupe de Carol Rovane (The
Bounds of Agency), qui correspond à une agentivité partagée. Le complexe
de propriétés fait le plus souvent de la personne une réalité introuvable
(David Hume partant à la découverte de son moi
se retrouvait déjà gros-jean comme devant), ou nominale et illusoire (dans le
cadre du nihilisme de la personne, selon lequel nous n'existons tout simplement
pas). Plus généralement, les propriétés et les relations posent problème, qu'il
s'agisse d'universaux ou de particuliers. Dans le premier cas on présuppose une réalité singulière à
laquelle ils s'accrochent, et la personne est supposée ; dans le second la
particularisation de chaque personne la transforme en unicum à chaque fois singulier, et c'est trivial (c'est un peu
comme dire : « Cette personne est cette personne » ; ce qui
revient à la tautologie de l'identité mystique : Je suis qui je suis).
Dès
lors, je me propose de penser la personne grâce une catégorie ontologique
différente, l'événement, pour en faire une séquence d'événements ou un
processus. L'événement a l'avantage de correspondre à un être concret, matériel
et individuel. Je fais l'hypothèse que la personne est un événement dynamique,
radical et permanent. Je ne retiens ici que le premier point : l'événement
dynamique.
Les
propriétés dynamiques, sont des propriétés qu'une entité possède en tant
qu'elle change. Mais l'hypothèse présente est encore plus radicale : la
personne est elle-même un genre d'être dynamique, une manière d'agir plus
qu'une manière d'être, qu'on peut saisir à travers les notions d'émergence,
d'interaction et d'évolution.
Dans
le premier cas, la personne est un phénomène émergent, c'est-à-dire
irréductible à quoi que ce soit d'autre, et se définit par le mouvement même de
l'émergence et non pas comme son produit.
Dans
le deuxième, la personne est interactive, c'est-à-dire à la fois déterminante et
déterminée, aussi bien au niveau infra-personnel (biologique) que
supra-personnel (social).
Dans
le troisième, la personne dépend d'une dénomination qui génère
ensuite une existence (nominalisme dynamique), en fonction du hasard des
interactions qui suivent son invention.
Si
on isole et si on radicalise chacun de ces épisodes, on aboutit à l'idée de
personnes émergentes (comme réalité sui
generis), de personnes intermittentes (qui alternent entre le niveau
biologique et social, sans qu'on puisse départager lequel est le plus décisif),
et de personnes errantes (des personnes dont la nature dépend des hasards d'une
invention catégorielle et de ses suites réelles).
1 Personnes émergentes
On
peut trouver une première approche de la notion d'émergence à travers la navigation affective de Joseph Neisser (The
Science of Subjectivity), qui estime que la perspective en première
personne (la perspective depuis laquelle on se considère soi-même comme
soi-même, sans l'aide d'un nom, d'une description, d'un démonstratif ou de
quelque outil référentiel à la troisième personne que ce soit, pour reprendre
la définition de Rudder Baker dans Naturalism
and the First Person Perspective) est obtenue par la coordination entre une
situation spatio-temporelle et un processus affectif.
Or,
Neisser décrit là la subjectivité animale : la subjectivité est attribuée
à l'animal et pas à la personne, puisque un loup en chasse obéit à cette
navigation affective dont émerge une première forme de subjectivité. Il estime
néanmoins que les systèmes dynamiques (la coordination d'une relation entre des
paires de variables chiffrées) peuvent constituer la langue commune de toutes
les sciences cognitives et de la psychologie, en faisant de la représentation
neurale une « dynamique temporelle interne ».
Richard
Hallam (Virtual Selves, Real Persons),
fait des structures émergentes un outil explicatif commun
non seulement aux sciences cognitives et à la psychologie, mais aussi à la
sociologie et à la métaphysique. L'émergence réconcilie les niveaux biologiques
et sociaux autour de la personne, cette fois : elle est le phénomène
émergent de l'interaction des parties biologiques, tandis que les structures
sociales émergent des interactions personnelles sans s'y réduire (holisme social).
Le
problème, c'est que la personne est dépendante du système social, qui agit en
retour sur elle : à la rigueur, ce n'est pas véritablement un individu,
mais la fonction d'un système. Hallam admet d'ailleurs qu'on ne peut pas départager
les propriétés intrinsèquement personnelles de celles qui ne le sont pas. En
effet, il existe un système supra-personnel émergent, qui correspond au
comportement des personnes dans un certain contexte, et se traduit par la
construction historique d'institutions sociales ; or, ce système
supra-personnel agit en retour sur la personne, si bien que la personne comme
propriété d'une causalité biologique ascendante d'un côté, et d'une causalité
sociale descendante de l'autre, reste insaisissable. D'où vient elle ?
Cette
thèse conserve néanmoins l'intérêt suivant : l'émergence devient le
paradigme commun aux sciences naturelles et sociales. Mais l'émergence de la
personne ainsi conçue pose aussi des problèmes métaphysiques : 1) Celui du
contexte initial, biologique et socio-culturel, dont les personnes
émergent ; 2) Celui de la double rétro-causalité, puisque les personnes
émergentes ont un effet de feed-back sur leurs origines biophysiques et
socio-culturelles ; 3) Celui de l'interactivité permanente, puisque les
personnes sont à la fois déterminantes et déterminées.
Comme
l'émergence est un anti-réductionnisme, on peut imaginer deux formes
d'émergence qui donnent des réponses différentes à ces problèmes, en fonction
du saut qu'elles préconisent. Il existe
une thèse raisonnable du petit saut, et une thèse déraisonnable du grand saut.
La
thèse raisonnable estime que les personnes n'outrepassent pas les lois
naturelles fondamentales : il y aurait des lois de l'émergence qui
s'accordent au corps des lois scientifiques valides.
La
thèse déraisonnable estime au contraire que les personnes contreviennent aux
lois naturelles. Cette thèse est :
(1)
Un défi à la métaphysique. Les entités personnelles ne sont pas substantielles
comme les entités physiques : elles sont interactives, relationnelles et
saturées de sens, d'où le fait de préférer le terme d'instance, à celui d'entité – un
concept qui renvoie toujours à l'idée d'une chose particulière ;
(2)
Un défi à l'épistémologie. La nature de l'interaction dynamique entre la double
origine de ces instances reste mystérieuse – et ressemble fort à une causalité ad hoc (Spinoza aurait parlé de
superstition). Il faudrait combiner des formes relationnelles d'émergence
(sociologique) avec des formes substantielles d'émergence (biologique), mais le
gap entre le niveau biologique et
psychologique n'est toujours pas comblé par l'émergence : il n'est que
reconnu par elle ;
(3)
Une thèse qui rejoint l'éthique, à travers la nature holistique de la personnité (personhood). La personne est
simple et sans parties : on ne peut pas découper la personne en morceaux,
ou la concevoir comme une molécule, dont les atomes existent ou sont pensés
indépendamment d'elle. La personnité
exige donc évidemment la présence
d'un contexte social et psychologique pour exister, mais on ne peut pas isoler cette personnité comme une propriété à part. La personne est-elle donc
impossible à localiser ?
2 Personnes intermittentes
On
peut éviter les personnes intermittentes, ou l'hésitation entre un fondement
social et un fondement psychologique des personnes, en optant ou bien pour une
ontologie massivement sociale des personnes, ou bien pour un modèle
psychologique élargi. Hélas, la première n'est pas vraiment nouvelle, et le
second n'est pas très crédible.
Mark
Bickhard, dans « The Social Ontology of Persons », estime que la
société encadre les processus qui sont au coeur de l'identité personnelle à
travers des procédures linguistiques : « L'ontologie de la personne
est massivement sociale et celle-ci est à son tour massivement
linguistique ». Ce sont les potentialités du langage qui fournissent le
répertoire des situations où les personnes se constituent socialement, de même
qu'elles puisent leurs propres valeurs dans un répertoire culturel déjà à leur
disposition (les valeurs, quant à elles, se constituent à travers un processus
évolutionniste de longue haleine).
Mais
l'émergence protège ici de tout réductionnisme et de tout déterminisme :
au fond du fond, la personne est un système interactif. Mais on revient au
point de départ : l'interactivité peut-elle à elle-seule définir la
personne ? Pour Bickhard, l'interaction est située au sein d'un réseau, et
la personne est la façon dont elle interagit dans le monde : c'est du
pragmatisme.
La
seconde hypothèse consiste à étendre l'esprit humain à une partie de ce réseau,
c'est-à-dire l'étendre au-delà des limites du cerveau et du corps (Andy Clark, Supersizing the Mind. Embodiment, Action and
Cognitive Extension ; l'idée provient d'un article de Chalmers et Clark, The Extended Mind, reproduit dans le
livre). La thèse consiste à affirmer que les boucles interactives ancrées dans
l'environnement extérieur et impliquées dans les épisodes cognitifs cruciaux
font partie des actes épistémiques de l'agent. La personne est un manageur
d'interactions mobile, et pas une tour de contrôle impassible.
La
machinerie de l'esprit s'étend donc au-delà de l'organisme : il ne s'agit
pas que d'une bio-machinerie.
Ces affirmations vont bien au-delà de celles, très
importantes, mais beaucoup moins audacieuses, qui font reposer toute la
cognition humaine sur différentes formes d'échafaudages et de supports
externes. Au lieu de quoi [les défenseurs de l'esprit élargi] dépeignent
l'esprit lui-même (ou mieux : la machinerie physique qui réalise certains
de nos processus cognitifs et de nos états mentaux), sous des conditions
humainement accessibles, comme une extension au-delà des limites de la peau et
du crâne. La machinerie de l'esprit, si cette hypothèse est correcte, n'est pas
simplement la bio-machinerie contenue à l'intérieur de l'enveloppe corporelle
(p. 76).
Ce
n'est d'ailleurs pas le contenu de nos états mentaux qui est disséminé dans le
monde : ce sont leurs véhicules – en vertu de l'hypothèse des véhicules
élargis de l'esprit.
Posséder un état mental pourvu d'un contenu est plus
vraisemblablement la propriété de la totalité d'un système d'activités,
peut-être au sein d'un contexte historique et/ou environnemental. A l'intérieur
de ce système, certains aspects matériels pérennes pourraient jouer un rôle
spécial, en permettant au système d'acquérir (comme occurrence ou comme
disposition) un état mental donné. Ces aspects matériels sont le véhicule du
contenu. L'hypothèse de « l'esprit élargi » est vraiment une hypothèse
des véhicules élargis – des véhicules qui peuvent être distribués à travers le
cerveau, le corps et le monde. On ne confond les véhicules et les contenus (…)
qu'à notre propre péril philosophique et scientifique (p. 77).
Clark
nous invite à dépasser le bio-chauvinisme à travers deux principes : le
« Principe de Parité » et le « Principe de Rassemblement
Ecologique ». Le premier équivaut à admettre que :
Si, lorsque nous sommes confrontés à une certaine tâche,
une partie du monde fonctionne comme un processus, que nous n'aurions pas
d'hésitation à admettre comme partie du processus cognitif s'il se déroulait
dans notre tête, alors cette partie du monde fait (à cette occasion) partie du
processus cognitif (p. 77).
Le
« Principe de Rassemblement Ecologique » est un processus de
recrutement des ressources utiles à la résolution d'un problème
qui peut inclure à peu près toutes les combinaisons de
ressources neurales (y compris la mémoire biologique), les ressources externes
(y compris les codages externes), ainsi que les actions et les opérations dans
le monde. De tels mélanges hétérogènes, activement rassemblés dans le temps et
l'espace, constituent ensemble (c'est en tous cas ma thèse) le sous-bassement
physique de la plupart des situations caractéristiques de la cognition humaine
(p. 82).
L'auteur
mentionne en particulier (p. 81) les « systèmes de contrôle
écologiques », où les objectifs sont atteints à travers une interaction
complexe entre la morphologie et la configuration des ressources externes
(pensons à un pianiste) ; l'usage de « pointeurs déictiques » et
de routines sensorielles actives, qui puisent dans l'environnement extérieur
des sources d'information utiles au moment opportun (pensons à un acteur de
théâtre) ; l'usage de « chaînes perceptives ouvertes » qui
stabilisent la relation active entre un organisme et l'environnement (pensons à
un sportif), la propension à incorporer des extensions corporelles prothétiques
et des stratégies sensorielles de substitution dans nos activités quotidiennes
(pensons aux smartphones) ; l'usage de symboles matériels pour augmenter
nos capacités mentales en ajoutant des structures simplificatrices à notre
environnement (pensons aux anti-sèches) ; l'utilisation des structures de
l'espace et de l'environnement dans la résolution de certains problèmes
(pensons aux procédés mnémotechniques) ; le rôle potentiel des moyens
non-biologiques dans le maintien de nos croyances (pensons aux carnets de
voyage, aux journaux intimes et aux aide-mémoires). Les mécanismes physiques de
l'esprit ne sont donc pas tous dans notre tête.
Si
l'on ne souscrit ni à l'une ni à l'autre de ces hypothèses, et si on n'arrive
pas à conjurer le spectre de la personne intermittente, faut-il se résoudre à
l'idée que la personne soit une réalité contingente, à la nature
vagabonde ?
3 Personnes errantes
L'hypothèse
de Ian Hacking (« Making Up People »), semble aller dans ce sens,
mais elle aboutit à un pluralisme ontologique débordant, une sorte de
prolifération, qui fait de chaque personne un genre de personne à part (or,
théologiquement, le fait d'être le seul exemplaire de son espèce est ce qui
définit les anges, c'est-à-dire des personnes divines).
Hacking
défend un nominalisme dynamique : on invente des réalités
en inventant des catégories ; c'est-à-dire qu'en nommant quelque chose,
cette chose se met à exister réellement. Il ne s'agit donc pas de dire, comme
les nominalistes statiques, que toutes les choses sont des productions
conceptuelles humaines, mais plutôt d'affirmer, en l'occurrence, que certaines
personnes viennent à l'être réellement,
parce qu'on invente la catégorie qui leur correspond. Ces personnes réelles évoluent ensuite, à travers l'action
réciproque transformatrice que cette
catégorie ne cesse de conduire à travers elles, et qu'elles-mêmes ne cessent
d'imposer à cette catégorie, dans un double mouvement croisé et incessant.
Pour
un nominaliste statique, par exemple, les homosexuels n'existent que parce que
les sciences sociales et les institutions politiques les mentionnent dans les
discours qu'elles produisent : un homosexuel n'existe qu'autant qu'il est
reconnu. Pour Hacking, par contre, les homosexuels existent réellement dans la
nature : les classifications savantes et les classes réelles évoluent
conjointement.
Plus
largement, les personnes dépendent du hasard d'une dénomination et de ses
conséquences imprévisibles : « Les sphères de possibilité et donc nos
moi sont dans une large mesure
fabriqués par nos dénominations et ce qu'elles entraînent ». Donc, on se
trouve face à un pluralisme ontologique ouvert et inextricable : c'est
l'existence individuelle qui fait la personne, et sa nature ontologique
correspond à ce qui la caractérise en propre dans le parcours ouvert de son
histoire. La caractérisation, ou ce qui fait que je suis vraiment moi-même, remplace l'identification, ou ce qui
fait que « quelque chose » compte comme personne.
Conclusion
La
personne émergente, pour revenir à la formulation initiale, la plus
oecuménique, n'est ni une substance localisable (c'est un processus continu),
ni un moi clos (mais un moi perspectival capable de perspective taking et de guessworks, de conjectures, comme le
confirme la psychologie du développement), ni une propriété spéciale (un peu
comme Olson semble le penser, en étant dans l'incapacité de dire quand, comment
et pourquoi l'animal acquiert cette propriété). C'est un genre d'être défini
par le processus qui le génère. La personnité
émerge sui generis comme réalité ontologique propre : la personne n'est
pas le produit mais le phénomène même de l'émergence.
Cette
émergence n'est pas sans poser problème, car il faut la penser en des termes
qui semblent à nouveau supposer ce qu'ils prétendent éclairer, comme c'est le
cas de la pro-activité et de l'énaction, qui sont retenues par
certains auteurs.
Christian
Smith (Flourish or Destruct. A
Personalist Theory of Human Goods, Motivations, Failure, and Evil), définit
l'émergence pro-active comme une agentivité qui génère et guide l'émergence, et
appartient de plein droit à la réalité émergente. Ce n'est par exemple pas le
cas d'une imprimante, qui produit une réalité émergente, l'impression, dont
l'agent est non pas le phénomène d'impression mais le programme qui le
commande, et à la rigueur même le fabriquant de l'imprimante : ici,
l'émergence est réactive, au sens où
l'impression n'est pas son propre agent. Il faudrait donc imaginer une
impression qui se poursuit toute seule de son propre fait.
Pour
Hallam, la personne est l'agent qui se commande lui-même à l'occasion de sa
propre advenue : il n'y a pas un petit bonhomme derrière qui produit
l'émergence, pas plus qu'il n'y a un petit bonhomme produit par l'émergence. La
personne est l'émergence même, et non pas le produit ou le résultat du
processus physique – c'est pourquoi elle n'a pas de degrés. Sa nature est
énactive : elle a un pouvoir auto-organisateur, auto-régulateur (comme
l'esprit chez Varela), ou encore autopoïétique.
La
difficulté de ces conceptions consiste dans le passage insensible qu'elles
opèrent entre la définition classique de l'émergence, comme propriété d'un
objet qui ne peut pas être réduite aux parties de cet objet, et une définition
révisionniste, comme pure agentivité. Celle-ci n'est en outre plus conçue comme
une propriété de la personne, mais comme son être même, devenue au passage une
instance et non une entité. C'est donc à une triple révision que cette
conception nous entraîne : celle de l'émergence, celle de l'agentivité, et
finalement celle de la personne. Il faut donc être prêt à payer un tel prix
métaphysique pour entériner la notion d'émergence ontologique continue.
Or,
si on a en vue les avantages de l'émergence, sa justification reste à produire.
En termes d'avantages, on peut évidemment affirmer que la dignité elle-même est
inhérente objectivement à la nature de la personnité :
elle ne dépend donc pas de la reconnaissance légale, sociale ou politique (dans
un contexte qui associe la dignité à des droits ou à des rangs), ni d'un
fondement surnaturel (si on fait de la dignité l'effet d'un arrachement de la
personne au monde empirique : un moi
transcendantal, ou une nature
divine). Elle émerge, elle aussi, ce qui explique à la fois pourquoi elle
continue à exister même quand elle n'est pas reconnue (par des systèmes
politiques particuliers), et vaut comme trait définitoire de la personne, qui
n'a pas besoin d'être fondé ailleurs (dans un monde nouménal, ou en Dieu).
Ce
qui reste à expliquer, en revanche, c'est un écart ontologique sans rupture
ontique : quelle est la nature de ce qui arrive entre la base d'émergence et la réalité émergente ?
Quel bond dans l'ordre naturel
faut-il imaginer ? Il s'agit finalement de justifier cette personne-événement, ou ce « saut
quantique » par lequel la personne s'introduit dans l'ordre naturel,
qu'elle enrichit sans le subvertir, tout en faisant un fulgurant pas de côté.