Les lois de la nature et leurs exceptions
Stephen
Mumford
Introduction
Lois et
exceptions semblent être intrinsèquement en conflit les unes avec les autres.
Une loi est supposée universelle, s’appliquant en tout temps et en tout lieu,
tandis qu’une exception doit être la violation d’une telle universalité. Il
semblerait que l’existence d’une exception contredise la clause d’universalité,
rendant la loi impossible en premier lieu. Mais alors une notion d’exception
qui serait applicable à une loi par ailleurs générale, demeure-t-elle
possible ? Après tout, la signification même de l’exception semble
parasiter la notion de loi. Un événement ou une action est considérée comme
étant une exception seulement si elle possède un lien avec une loi qu’elle
« enfreint » d’une certaine façon. Cette association est difficile à
décrire parce que, bien qu’elle soit de certaine façon connectée à une loi ou à
une règle générale, une exception est également un élément qui demeure en
dehors d’elle.
Cet article
concerne les conditions de possibilités des exceptions aux lois naturelles ou
lois de la nature, mais il est important de remarquer que d’autres formes de
loi s’accommodent très bien des exceptions. Une loi du pays – il s’agit du sens
légal de la notion de loi – pourrait recevoir des exceptions. Une loi pourrait
décréter que toute personne en situation de payer ses impôts est obligée de
transmettre sa déclaration de revenus le premier avril, et être suivie d’une
liste d’exceptions comprenant par exemple le personnel engagé dans les forces
armées Outre-mer. Les lois morales peuvent elle aussi accepter certaines
exceptions. Bien que nous pensions que nous ne devrions jamais mettre fin aux
jours de quiconque, beaucoup de personnes pensent que nous pourrions faire une exception
dans le cas où une personne en phase terminale d’une maladie dégénérative,
incapable de mettre fin à ces jours, demanderait à ce qu’un tiers le fasse pour
elle.
Les lois de la
nature, toutefois, semblent tout particulièrement en difficulté vis-à-vis des
exceptions. Les lois naturelles ont à se tenir hors de la sphère des influences
humaines. Elles sont les descriptions du fonctionnement de la nature, plutôt
que des prescriptions liées à des résultats désirés. Dans le cas légal, nous
pouvons décider d’exclure certains cas de la portée de nos prescriptions. Nous
pourrions considérer que le cas moral est semblable au cas légal. Les réalistes
moraux, cependant, pensent que les lois morales ressemblent plus aux lois
naturelles en ce qu’elles sont hors de notre sphère d’influence et de notre
contrôle, mais il s’agit d’une immense controverse dans laquelle je ne souhaite
pas m’engager. Remarquons, toutefois, que certains considèrent que les lois de
la nature appartiennent également à la sphère humaine et que nous les
fabriquons parfois. J’ai en tête des exposés tels que ceux de Cartwright (1999,
ch. 3) qui parlent de machines nomologiques, consistant en la mise au point
d’expériences produisant, dans certains cas, les lois naturelles, ou ceux de
Ayer, pour lequel les lois ont une signification de nature épistémique et
concernent nos attentes et nos pratiques prédictives (Ayer, 1963). Je mettrais
toutefois ces points de vue de côté, parce que je désire spécifiquement ici
traiter la façon dont la notion d’exception, si elle existe, peut être
conciliée à celle de loi naturelle, entendue comme objective ou indépendante de
l’esprit. La difficulté que pose ce sujet a été entrevue au début de l’article.
Pour avoir une loi nous devons, il semble, disposer d’une portée qui soit
universelle au sein d’un domaine donné. Mais une exception est justement censée
être la violation d’une telle universalité. Il y a ainsi, de prime abord, une
contradiction interne à la notion d’exception à une loi. Pour être une
exception, une chose (un événement ou un état de choses par exemple) doit d’une
certaine manière contrevenir à une loi. Mais dans ce cas, la loi présumée ne
dispose plus d’une portée universelle. Cela voudrait alors dire, très
clairement, qu’il ne s’agit pas d’une loi. Et cela signifierait en retour que
notre présumée exception à la loi originale n’était pas, après tout,
l’exception authentique d’une loi. On pourrait en fait soutenir qu’il ne
s’agissait que d’une erreur relative à l’expression de la loi concernée.
Peut-être n’étions nous pas en possession de sa formulation correcte,
l’exception présumée indiquait simplement la nécessité d’une formulation plus
précise, qui puisse intégrer le cas récalcitrant. Nous pourrions alors penser
que la loi naturelle exacte, exprimée précisément, ne comporterait pas
d’exception.
Dans cet
article cependant, j’essayerai de concilier dans la mesure du possible les
notions de loi et d’exception, en défendant une certaine conception des lois et
de la nature en général, qui pourrait être appelée néo-thomiste. Cette
perspective possède plusieurs sources d’inspiration différentes, allant de
l’exposé de P. Geach des conceptions de Thomas d’Aquin (Geach 1961), en passant
par la perspective sur les lois de J. S. Mill (1843), jusqu’à des travaux plus
récents concernant les théories dispositionnelles de la causation (Anjum et
Mumford, 2010 ; à paraitre). L’idée consiste à dire que bien que les lois
soient effectivement universelles par leur portée, leur contenu concerne
seulement ce qui est disposé à se produire, plutôt que ce qui doit
nécessairement avoir lieu. Les cas que nous considérons comme étant des
exceptions seront typiquement des cas où ces dispositions seront — pour une
raison quelconque — non manifestées. Ainsi, les exceptions ne concernent pas
les lois elles-mêmes mais sont plutôt relatives à la notion assez commune et
non-problématique selon laquelle la manifestation des dispositions peut être
empêchée.
Le moyen qui
est couramment utilisé afin de tenir ensemble les notions d’exception et de loi
consiste à dire que de telles lois sont vraies ceteris paribus, tout le
reste étant égal par ailleurs. Cette stratégie a été reconnue comme étant
problématique dans la mesure où elle rend difficile la production d’un contenu
à la fois non trivial et vrai pour la clause ceteris paribus (dorénavant cp). J’élaborerais toutefois ici une
interprétation de la clause cp qui n’est à mes yeux ni triviale ni fausse,
d’après laquelle cette clause indique que l’énoncé de la loi doit être
interprété comme n’ayant qu’une valeur dipositionnelle. J’essayerai ainsi
d’expliquer la relation qui existe entre les lois et leurs exceptions via une
interprétation non triviale de la clause ceteris
paribus.
Le problème de la clause ceteris
paribus
Depuis Hume,
les philosophes ont considéré les lois comme des régularités naturelles
n’admettant aucune exception. Cela contraste avec le point de vue de Thomas
d’Aquin, comme nous pourrons le voir. Une fois que la logique moderne fut
développée, il devint naturel aux empiristes d’articuler les énoncés de lois
dans la forme de conditionnels universellement quantifiés, tels que ∀x (Fx → Gx). Ce traitement était alors censé couvrir un large domaine de
lois, depuis les lois macroscopiques et mondaines telles que ‘tous les corbeaux
sont noirs’, aux lois physiques microscopiques, scientifiquement respectables,
telles que la loi de Boyle concernant la variation inversement proportionnelle
du volume et de la pression d’un gaz. Le problème est que toutes ces lois, y
compris celles qui sont scientifiquement respectables, semblent être, au moins
à première vue, sujettes à des exceptions. Certains corbeaux sont albinos, par
exemple. Si l’on désire maintenir qu’une loi ne s’énonce correctement que sous
la forme d’un conditionnel universellement quantifié, ce type d’exception
constitue un problème. Même dans le domaine de la physique les régularités sont
souvent contrecarrées par la présence d’autres facteurs. Une première option
consiste à ne pas tenir compte de cette exception. Il s’agirait de dire que
l’oiseau albinos n’est en fin de compte pas un corbeau. La loi selon laquelle
tous les F sont des G peut ainsi être maintenue en disant que ce non-G est
également — après tout — un non-F. Mais cela semble peu vraisemblable. Nous
avons, sans aucun doute, de nombreuses raisons de penser que l’oiseau albinos
est un corbeau. Il est né du sein d’un corbeau ; il a la structure
génétique d’un corbeau ; il vit et s’accouple avec des corbeaux, etc. Il
est également peu plausible que les exceptions puissent être automatiquement
exclues en disant qu’il s’agit de non-F, car cela semblerait suggérer que Tous
les F sont des G est, finalement, un énoncé analytique, position qu’à ma
connaissance très peu de défenseurs des lois naturelles ont jamais soutenue. Les
candidats au statut de loi devraient pouvoir être falsifiables, au moins en
principe ; la question de savoir s’il existe des non-G qui sont F devrait
donc, en fin de compte, rester synthétique.
De telles
régularités naturelles devraient se maintenir dans la majorité des cas, ne
connaissant qu’un nombre très restreint d’exceptions, elles devraient à la fois
s’avérer robustes face aux tests et utiles aux prédictions, dans leur majeure
partie. Une réponse à ces problèmes consisterait à accepter qu’il s’agit
véritablement de lois mais qu’elles devraient être cp-qualifiées. Mais qu’est
ce que cela signifie ? Si nous transposons la clause cp sur l’analyse
standard nous obtenons :
(CP 1) : ∀x (Fx → Gx), cp.
Cette solution
rencontre cependant un problème immédiat. La nouvelle formulation nous fournit
par un côté l’universalité, parce qu’elle est universellement quantifiée, mais
elle la supprime immédiatement de l’autre côté par une clause cp. Il y ici,
prima facie, une apparence d’auto-contradiction. Cette apparence pourrait
toutefois n’être qu’apparente. Peut-être existe-t-il un moyen de pourvoir au
contenu de la clause cp de telle façon qu’elle ne soit pas contradictoire.
Mais là encore
surgissent des problèmes. Supposons que l’on essaie de donner un contenu positif
à la clause cp. Supposons que l’on dise qu’elle signifie que tous les F sont G,
à moins qu’ils soient également des H, par exemple. En donnant cette
signification à la clause cp, nous aurions :
(CP 2) : ∀x ((Fx → Gx), à moins que Hx).
Peut-être la véritable
loi devrait-elle être comprise comme étant : tous les corbeaux sont noirs,
à moins qu’ils ne soient albinos. Le problème évident que rencontre cette
stratégie est le fait qu’il peut y avoir d’autres raisons pour lesquelles un
corbeau pourrait ne pas être noir, par exemple, s’il a été affecté par des
radiations. Nous pourrions l’ajouter comme une clause supplémentaire :
tous les corbeaux sont noirs, à moins qu’ils ne soient albinos ou ne soient
irradiés. Mais tant que la clause cp est remplacée par une liste finie
d’exceptions, la possibilité de cas nouveaux, n’ayant pas été inclus dans la
liste, existe toujours, ainsi : le corbeau est un mutant, il a été teint,
est ainsi de suite. Si nous disposons d’une liste finie, alors la possibilité
d’une exception, qui rende l’énoncé légal faux, demeure. Ainsi seul un progrès
symbolique aura été accompli par le traitement des exceptions au moyen de
clauses cp.
Une autre
option, bien sûr, consiste à essayer d’éliminer toutes ces exceptions par un
genre de clause générale, qui prendra automatiquement dans son scope toute
exception possible. Il ne s’agira pas tant d’une liste de genres d’exceptions,
que d’une tentative visant à référer aux exceptions considérées dans leur
ensemble, par un biais Φ quelconque. Cela donnerait
alors :
(CP 3) : ∀x ((Fx → Gx), à moins que Φ).
Le danger que
cours cette approche reste la trivialité. Nous avons besoin de connaître le
contenu spécifique de la clause Φ. Nous
avons déjà dit que cette clause a d’une certaine façon pour objectif d’inclure
toutes les exceptions possibles. Mais cela consiste en fait à dire que tous les
F sont des G à moins qu’il y ait des exceptions. Si nous ne disposons pas d’un
moyen pour décrire en quoi consiste une exception, cela équivaut à dire que
tous les F sont des G à moins du contraire, ce qui est indubitablement trivial.
Sauver la clause ceteris
paribus de la vacuité
Certaines
tentatives visant à sauver la clause cp de la vacuité ont récemment vu le jour.
Pietroski et Rey, par exemple, considèrent que les clauses cp sont ‘des
“chèques” en blanc adressés au compte de théories indépendantes’ (1995 :
81). Cela signifie que s’il existe des exceptions aux lois considérées, elles
doivent en dernière analyse pouvoir être expliquées dans les termes d’autres
lois. Voilà, pensent-ils, qui sauve la clause cp de la trivialité, parce que la
possibilité existe qu’aucune explication indépendante n’existe pour une
exception donnée. Lorsqu’un tel cas se produit, la loi présumée comprenant que
la clause cp a déjà été falsifiée, donc ce n’était pas en fin de compte pas une
loi.
J’essayerai
dans une section ultérieure d’endosser l’esprit, mais non le détail (que je
laisse ici de côté), de l’exposé de Pietroski et Rey ; et je le ferai
d’une façon telle qu’elle valide moins la notion d’exception qu’elle ne
souligne l’idée que chaque loi apporte une contribution dispositionnelle aux
événements. La raison pour laquelle une loi a une exception apparente est que ce qui se passe en réalité est
déterminé par le fonctionnement commun de plusieurs lois. Les lois peuvent donc
interférer les unes avec les autres, et elles pourraient le faire dans tous les
domaines. Ce que j’essaye ici de dire est que toute loi singulière peut avoir
une exception si, pour chaque loi, il en existe une autre qui contrevient à la
première. Si l’on insiste à vouloir interpréter les lois comme étant des
régularités universelles, nous devons admettre la possibilité (contingente)
qu’il n’y en ait aucune. Il se pourrait qu’aucun comportement naturel régulier
n’ait de portée universelle en raison d’interférences avec d’autres facteurs.
Ce que l’exposé de Pietroski et Rey comporte d’intéressant est l’idée que les
exceptions puissent avoir leur propre explication ailleurs. J’essayerai par la
suite de donner une lecture dispositionnaliste des lois, par laquelle le fait
qu’il existe d’authentiques exceptions qui soient relatives à d’authentiques
lois sera remise en question.
M. Schrenk est
sensible à cette question et différencie les exceptions réelles des pseudo-exceptions
(2007 : 25-6). Une exception réelle ne peut être seulement de nature
épistémique. Il ne peut simplement s’agir de considérations partielles à propos
d’une situation, ou d’une connaissance partielle à propos d’une loi. Une loi
peut être énoncée de façon trop vague et trop approximative, par exemple, et
admettre par conséquent certaines exceptions. Mais cela ne signifie évidemment
pas que la loi précise, correctement énoncée à l’aide de quelques
spécifications supplémentaires, admettra également des exceptions.
Bien que
reconnaissant le fait que les exceptions présumées puissent être sans
fondement, Schrenk s’applique néanmoins à défendre deux cas d’exceptions aux
lois qu’il considère comme authentiques. Un premier type de cas est sollicité lorsqu’une
loi fondamentale rencontre une exception dans une région particulière
d’espace-temps (Schrenk 2007 : 45). Cette région ressemble exactement à
toutes les autres, ce qui fait que la loi ne peut être affinée davantage de
façon à exclure certaines propriétés découvertes dans celle-ci. Cette région se
trouve simplement être une région où la loi ne s’applique pas, sans qu’aucune
explication supplé-mentaire ne puisse être donnée. Le second type de cas
consiste en ce que Schrenk nomme les singularités. Il s’agit d’instances
théoriques de la physique dans lesquelles, sous certaines conditions, toutes
les lois de la science deviennent inapplicables (Schrenk 2007 : 54). Un
exemple de ce type de singularité est donné par les trous noirs, dans lesquels,
conformément à la théorie physique actuelle, le chaos règne en maître. (Schrenk
2007 : 58).
Le premier cas
exposé par Schrenk viole une règle conceptuellement centrale de la notion même
de loi : le fait qu’elle ne doive nommer aucun individu. Dans le cas
présent, l’individu nommé est une région particulière d’espace-temps. Schrenk
accepte cela, mais prend le parti de le défendre (2007 : 48). La raison
pour laquelle nous désirons exclure les individus de nos lois est que cela
ouvrirait la possibilité à la formulation de lois ayant une portée très
limitée, restreinte à quelque régularité excessivement locale, comme dans le
cas où toutes les pièces situées dans mes poches se trouvent être en argent.
Mais Schrenk développe cet argument en affirmant que ce qu’il fait en réalité,
c’est défendre les lois à portée large, qui s’appliquent partout sauf dans
cette minuscule région. En nous référant à cette région d’espace-temps
restreinte dans le but de l’exclure, nous préservons une loi qui demeure utile
par ailleurs. Nous pouvons accepter la revendication de Schrenk selon laquelle
ces deux cas ne sont pas les mêmes, mais cela est-il suffisant pour relâcher,
voire même abandonner, un élément aussi central à la notion de loi que sa
généralité ? Mis à part la question de savoir si les individus peuvent
être nommés dans nos lois, il semble que la question principale concerne leur
portée universelle. L’acceptation d’exceptions réelles constitue un rejet de
cette universalité, mais il n’est cependant pas certain que ce rejet en vaille
toujours la peine. Le second type de cas, la singularité, pose exactement les
mêmes questions et en ajoute une en supplément. Ces cas sont si théoriques et
si mal compris qu’ils ne peuvent fournir, au mieux, qu’un fondement précaire et
ténu au rejet d’un élément conceptuellement aussi central que l’universalité de
notre notion de loi.
L’objectif de
Schrenk n’est cependant pas de prouver qu’il existe effectivement de telles
exceptions. Son but est seulement de montrer que la notion de loi demeure consistante
même si la loi est sujette à une exception réelle. Peu importe ainsi le degré
d’évidence empirique de ces singularités, la seule chose qui importe est
qu’elles soient possibles. Peut-être le simple fait qu’elles soient
conceptuellement admissibles suffit-il à montrer qu’il peut y avoir des lois
cp, que la physique théorique se révèle ou non être vraie. Mais a-t-il été
montré que des exceptions à des lois réelles étaient conceptuellement
possibles ?
Les exceptions
supposées impliquent, comme on a pu le soutenir, la violation d’un élément
central de notre notion de loi naturelle. On doit pour cette raison avoir
quelque doute quant au fait que nous ayons à la fois une loi L, et une
authentique exception à cette dernière. Supposons, par exemple, que L soit
fausse dans plus d’une région spatio-temporelle où L ne s’applique pas.
Supposons même que le nombre de ces régions soit important et que, comme dans
le cas original, rien de particulier ne soit à signaler en ce qui les concerne,
outre le fait que L ne s’y applique pas. Ne commencerions-nous alors pas à nous
demander si L est véritablement une loi, plutôt qu’une simple contingence
non-nomique assez répandue, mais qui ne l’est pas suffisamment toutefois pour
être valable universellement ? Et dans le cas des trous noirs et autres
singularités, devrions-nous vraiment les considérer comme de véritables
exceptions ? Les lois ne pourraient-elles pas être spécifiées de façon à
ce qu’elles s’appliquent seulement aux cas standards ou à ceux qui ne sont pas
singuliers ? Les lois s’appliquent universellement, mais seulement dans un
domaine donné. Les lois stipulent que les corbeaux sont noirs ou que les
électrons ont une charge unitaire positive, non point que toute chose dans l’univers possède ces
propriétés. Seules les choses qui sont F sont G. Il n’est pas certains que des
singularités telles que les trous noirs doivent être inclues au sein du domaine
de quelque loi naturelle connue, et ainsi, au sein de leur propre domaine
propre, ces lois ne connaissent aucune exception. Toutes les exceptions qui
sont supposées avoir cours restent peut-être de nature épistémique.
Peut-être
est-il aussi possible de répondre à certaines de ces questions de façon
satisfaisante. Mais j’essayerai plutôt par la suite de développer une
perspective sur les lois selon laquelle il n’est pas nécessaire de poursuivre
ce type de discussion, ni de remettre en cause les limites conceptuelles des
lois naturelles. J’essayerai de développer une perspective au sein de laquelle
les exceptions ont leur place à elles, mais ne concernent que la manifestation
des lois et non les lois elles-mêmes. De telles lois peuvent alors conserver
une portée universelle.
Une philosophie néo-Thomiste de la nature
La stratégie
de Schrenk consiste à remettre en cause la perspective selon laquelle les lois
naturelles doivent être des régularités n’admettant aucune exception (Schrenk
2007 : 35). Je remets également en question ce point de vue, mais pour
d’autres raisons. Schrenk pense que les lois n’ont pas besoin d’être des
régularités sans exception. Je pense que les lois ne concernent en rien des
régularités qui seraient sans exception. Schrenk défend un genre de régularités
qualifiées, où les exceptions possibles peuvent être de deux sortes : les
régions spatio-temporelles et les singularités. Je soutiens pour ma part que
les lois doivent être comprises dispositionnellement, en suivant un point de
vue sur le monde qui remonte au moins aussi loin que Thomas d’Aquin (voir
Geach, 1961). La question des exceptions devient alors légèrement plus
complexe. En un sens, il y aura encore de nombreuses exceptions, mais seulement
en ce qu’il s’agira de cas où les dispositions décrites dans les énoncés des
lois ne se seront pas manifestées en raison de la présence d’autres facteurs.
Mais comme Schrenk le dit lui-même, cette interprétation ne devraient pas être
considérée comme donnant lieu à d’authentiques exceptions : il ne peut s’agir
que de pseudo-exceptions (2007 :25-6). Les lois, lorsqu’elles sont
interprétées dispositionnellement, peuvent alors être considérées comme n’ayant
aucune exception authentique. Le problème des exceptions se dissout par
conséquent lorsqu’on le soumet à une interprétation dispositionnelle des lois.
Cet exposé est
néo-thomiste du fait qu’il stipule que les lois ne représentent que des
relations dispositionnelles ou tendancielles dans la nature, plutôt que des
régularités universelles. Cela ne semble constituer qu’une forme de relation
très faible, incapable de satisfaire la notion d’universalité des lois. Mais ce
n’est pas le cas. Une disposition ou une tendance peut être universelle en ce
qu’elle s’applique à tous les particuliers au sein d’un domaine donné. La
manifestation de cette tendance peut elle-même ne pas être universelle, mais
c’est une autre affaire. Une disposition fournit quelque chose qui est plus
qu’une simple contingence. Parmi toutes les possibilités nombreuses, la
disposition ne vaut jamais que pour un seul genre de manifestation, bien
qu’elle puisse être prévenue par l’intervention d’autres facteurs. Le
dispositionaliste pense qu’il s’agit d’un exposé de la nature qui est plus
exact que ne l’est celui dans lequel les lois sont considérées comme des lois
sans exception. Etre un F ne fait que disposer à être un G [only disposes towards G] : il ne le
nécessite pas. La caractéristique centrale de la notion de dispositionalité est
la possibilité d’une prévention de la manifestation. Un objet fragile est
seulement disposé à se casser lorsqu’il tombe. Il pourrait atterrir de telle
façon à ce qu’il ne se casse pas, ou bien d’autres facteurs encore pourraient
intervenir au même moment, supprimant sa disposition à se casser. Comme Schrenk
(2009) le soutient, et comme Hume l’a soutenu avant lui (1739 : 161), la
possibilité d’une interférence existe toujours. On pourrait même suggérer
(Mumford 2006) qu’à moins qu’une prévention de la manifestation ne soit
possible, nous ne pouvons employer le concept de disposition, parce qu’une
propriété nécessairement manifeste sera mieux conçue comme étant une propriété
catégorique.
Ce que cela
signifie pour la théorie de la causation, et ainsi pour les lois causales, est
qu’une cause ne nécessite pas son effet, elle ne fait que créer une disposition
à sa manifestation. (Anjum et Mumford, à paraître, a). Quelque nouveau
processus naturel peut toujours interférer, comme cela se produit souvent, de
façon à ce que ce qui se passe en réalité soit le résultat de l’action
concertée de nombreuses dispositions (Anjum et Mumford, à paraître, b). Là où P
nécessite Q, toutes les fois où il y a P, il y a Q. Il peut donc y avoir un
test de consolidation de l’antécédent pour la nécessité : nous devrions
pouvoir ajouter n’importe quoi à P et continuer d’obtenir Q. Ainsi, en
supposant que cela soit une vérité nécessaire que l’eau soit H2O,
toutes les fois où nous avons de l’eau, nous avons du H2O, même
lorsque nous renforçons l’antécédent. Cet exemple passe le test de
renforcement : s’il s’agit d’eau mise dans une tasse, c’est du H2O,
s’il s’agit d’eau et que nous sommes un mercredi, c’est encore du H2O,
et ainsi de suite. Mais il est clair que les affirmations causales ne passent
pas ce test. A peut bien causer B, cela ne signifie pas pour autant que A
aurait toujours causé B, quand C serait intervenu également, parce que C peut
être un élément provoquant des interférences entre A et B. Ainsi gratter une
allumette peut avoir causé son embrasement, mais cela ne signifie pas que
gratter une allumette au moment d’une rafale de vent ait le même effet. En
raison de ce type d’échec relatif au renforcement de l’antécédent, nous pouvons
dire que nos inférences causales doivent utiliser un raisonnement non-monotone,
tandis que pour les cas de nécessité authentiques, la monotonie devrait
s’appliquer.
La
dispositionalité a donc quelque chose de moins que la nécessité, tout en étant
quelque chose de plus qu’une pure contingence. Cela implique qu’existe une
modalité intermédiaire et que nous avons de bonnes raisons de la croire
irréductible aux deux valeurs modales établies, à savoir la possibilité – ou
pure contingence – et la nécessité (voir Mumford 2009 à paraître). La cause
dispose envers un sous-ensemble particulier de toutes les manifestations. C’est
une tendance qui provoque un certain type de réponse à l’exclusion de
nombreuses autres manifestations pourtant logiquement possibles. Cet exposé est
ainsi anti-Humien, mais les anti-Humiens sont néanmoins dans l’erreur
lorsqu’ils pensent que la cause rend son effet nécessaire.
En plus de
cela, nous pouvons également remarquer que les énoncés utiles à la science ne
sont en aucun cas de la forme universellement quantifiée. Les énoncés
génériques, tels que ‘les métaux conduisent l’électricité’, ‘les glaciers
forment des vallées en forme de U’ sont utiles sans pour autant qu’ils
n’impliquent de correspondance avec des régularités sans exception (Drewery,
2000).
L’attraction gravitationnelle
Il est
possible d’illustrer cette version dispositionnelle au moyen de la loi
d’attraction gravitationnelle, que nous pouvons considérer comme un cas
paradigmatique de loi naturelle. La loi établit que la force d’attraction qui
s’exerce entre deux corps est une fonction de leur masse, M1 et M2, et de la
distance qui les sépare. La force F est égale à GM1M2 /d²,
en supposant une valeur fixe de G, connue sous le nom de constante
gravitationnelle. J’accepte cette définition comme étant vraie, malgré
l’utilisation qu’elle fait de la notion de force. En physique contemporaine,
les forces ne sont plus invoquées bien qu’il y ait quelque chose qui les a remplacé
dans ce rôle, à savoir la courbure de l’espace-temps. La loi semble propice à
une interprétation dispositionnelle. Celle-ci concerne l’attraction de deux
corps possédant certaines propriétés et séparés par une certaine distance. Mais
qu’en est-il, alors, des exceptions ? Je dirai qu’en raison du caractère
éminemment dispositionnel de cette loi, bien qu’une première inter-prétation
puisse permettre de les recevoir, en un autre sens, la loi est absolue et
n’admet aucune exception.
L’interprétation
selon laquelle la loi peut recevoir des exceptions consiste à dire que de la
même façon qu’il existe une force d’attraction gravi-tationnelle entre les deux
corps considérés, d’autres formes d’attraction et de répulsion s’exercent
constamment. Dans l’ensemble, nos deux objets peuvent ne pas s’attirer du tout
ou, en d’autres termes, leur attraction vers d’autres objets peut être plus
forte que ne l’est leur attraction réciproque, de telle façon qu’ils n’aient
aucun mouvement actuel l’un vers l’autre. Il est possible qu’il y ait une
attraction sans qu’il y ait de mouvement effectif ou de tendance d’ensemble à
se mouvoir, en raison de la totalité des facteurs en jeu. S’il était possible
d’introduire un appareil capable de mesurer les forces interagissant entre nos
deux objets, nous pourrions bien découvrir qu’il n’existe aucune attraction
d’ensemble.
En un autre
sens que je considèrerai comme étant premier, et comme constituant la
signification bien entendue de la loi, celle-ci n’admet aucune exception
d’aucune sorte et s’applique universellement à toutes les paires d’objets
présentes dans l’univers. La loi, selon la conception que je défends, doit être
clairement comprise comme étant dispositionnelle plutôt qu’occurrente. Elle
décrit une tendance qui existe entre les deux objets plutôt que la
manifestation de cette tendance. La loi ne nous dit rien à propos du mouvement
effectif de deux objets quelconques, excepté le fait que ce mouvement sera en
partie déterminé par cette attraction. Et bien que nous ne mesurions jamais
l’attraction qui existe entre deux objets d’une manière simple, nous admettons
tout de même sa présence, peu importe leur distance, leur masse ou leur
emplacement dans l’univers. Si nous la comprenons dispositionnellement de cette
façon, nous n’avons nulle raison de penser que la loi peut admettre aucune
exception.
Mill, tendances et dispositions
La raison pour
laquelle les événements de notre histoire ne sont pas de simples régularités
est liée à l’existence de nombreuses lois opérant en même temps (Cartwright,
1999), chacune apportant sa contribution propre, travaillant tantôt de concert,
tantôt en interférence. Nous avons connaissance d’un monde complexe, mais en
deçà de cette complexité et de ce désordre apparent, les lois peuvent rester
constantes précisément en raison du fait qu’elles ne concernent pas chacune
individuellement ce qui se passe effectivement, mais seulement ce qui tend à se
produire. Mill fit cette observation dans une large discussion qu’il exposa
dans A System of Logic, et comprit que les lois pouvaient interagir entre elles
(1843 : Livre III, ch. X, sec. 5). Il considéra que la meilleure façon de
comprendre cela était d’accepter que les lois ne concernent que ce qui tend à
se produire :
Toutes les lois causales sont
sujettes à des interférences de ce type, étant d’une certaine façon contrariées
en entrant en conflit avec d’autres lois dont l’action propre est opposée à la
leur, ou plus ou moins inconsistante avec elles. Ainsi la plupart des lois ne
semblent pas, au premier regard, opérer du tout, alors qu’elles se réalisent en
fait entièrement. … Ce phénomène est correctement exprimé par le terme de
tendance. Toutes les lois causales, en raison de la possibilité qu’elles ont
d’être contrecarrées, requièrent d’être retranscrites dans des mots qui
expriment uniquement cette tendance, et non le résultat effectif (Mill 1843 : 292-3).
Cela nous
amène à envisager l’histoire des événements selon l’idée d’addition vectorielle
(Anjum et Mumford, à paraître, b). Les pouvoirs individuels peuvent être
considérés comme des vecteurs composant qui, par un processus d’additions et de
soustractions, se combinent pour produire un vecteur résultant, représentant la
force d’ensemble produite par tous les facteurs en jeu. On devrait ainsi considérer
que les lois individuelles ne concernent que les vecteurs composants, et nous
avons quelques bonnes raisons d’être réalistes à leur propos. Le vecteur
constitue une façon de comprendre un pouvoir ou une disposition individuelle et
ceux-ci semblent être réellement présents parce qu’ils sont, par exemple, les
vérifacteurs des conditionnels contrefactuels. Nous avons de solides raisons
théoriques de croire que si un certain pouvoir P n’avait pas été présent,
apportant sa contribution propre à la situation résultante, le résultat
d’ensemble aurait été différent. Si la loi d’attraction gravitationnelle était
supprimée par exemple, nous aurions cette fois de fortes raisons théoriques de
penser que cela produirait des différences notables au niveau du comportement
effectif des choses. D’une façon similaire, dans le jeu du tir à la corde, deux
équipes s’affrontent en tirant sur une même corde dans deux directions
opposées. En un sens, une seule force est exercée dans chacune des deux
directions. Mais nous avons de bonnes raisons d’être réalistes au sujet des
forces composantes – les forces exercées par chacun des membres des deux
équipes – et non pas seulement à propos des seules forces résultantes. Si par
exemple ne serait-ce qu’un seul membre d’une des équipes abandonnait la partie,
cela pourrait donner lieu à un résultat entièrement différent.
Puisque les
lois, comme je le soutiens, doivent être considérées comme étant
essentiellement des contributions dispositionnelles composant un résultat
effectif d’ensemble, il est très tentant d’opter pour une ontologie de
propriétés dispositionnelles. De plus, si les lois concernent ces pro-priétés
dispositionnelles, il est alors tentant de considérer les lois comme n’étant
pas après tout les constituants métaphysiques fondamentaux du monde. Ce sont
les dispositions qui font tout le travail, les lois devenant alors des
phénomènes réductibles voire éliminables. Mais je ne poursuivrai pas plus loin
la question ici (voir Mumford 2004a).
Une lecture dispositionnelle de la clause ceteris paribus
Dans cette section j’essayerai de
soutenir une lecture dispositionaliste de la clause ceteris paribus, comme
certains l’ont déjà fait avant moi. Mais je désire aller plus loin que cette
simple idée afin de considérer la lecture qu’elle permet de donner aux
exceptions.
Comme Lipton
l’a soutenu (1999), la lecture dispositionaliste est la meilleure façon de
comprendre la clause ceteris paribus.
D’autres ont admis une ligne de pensée similaire (Cartwright 1983, essai
2 ; Woodward, 1992 ; Hüttelmann, 1998), encore que certains doutes
aient été émis à l’encontre de cette stratégie (Drewery, 2001). La lecture
dispositionaliste est utile en ce qu’elle nous permet de nous épargner la
tâche, qui pourrait à chaque fois s’avérer interminable, consistant à spécifier
quelles sont les conditions effectives dans lesquelles les lois cp parviennent,
et ne parviennent pas, à se maintenir. Nous n’avons pas à remplacer la clause
cp par une liste de circonstances, considérant qu’elle indique plutôt le besoin
d’une lecture dispositionaliste de l’énoncé de la loi. « Tous les F sont
des G » signifiera que les choses qui sont des F ne sont disposées qu’à
être des G. La clause cp indique ce genre de relation dispositionnelle sui
generis qui existe entre le fait d’être un F et celui d’être un G, ce qui
n’implique pas une régularité stricte au niveau des événements réels.
La clause cp
pourrait même être utilisée afin d’indiquer quelque chose de plus faible que
cela. C’est une chose que tout F soit disposé à être G. Mais dans certains cas,
qui méritent autant de considération que les lois, nous n’avons même pas cela.
Supposons que le fait d’être un F ne dispose pas directement à être un G, mais
seulement à avoir la disposition d’être un G. Il s’agirait d’un cas de
disposition double : une disposition à acquérir une nouvelle disposition.
Ne serait-il pas souhaitable de donner, y compris à ce type de connexion, le
statut de relation nomologique ? Il s’agit du type de loi auquel pourrait
correspondre l’exposé normatif de Lowe, pour lequel il introduit une nouvelle
logique sortale (Lowe, 1982). Drewery (2001) a exprimé certaines préoccupations
concernant ce point de vue, en doutant du fait que les dispositions puissent
rendre compte de l’ensemble des lois cp. J’essayerai de dissiper ces
préoccupations et d’offrir une ligne de défense pour Lowe.
L’idée de
départ consiste à remarquer que « tous les corbeaux sont noirs » peut
être une loi même si certains corbeaux, les albinos par exemple, ne sont même
pas disposés à être noirs. Un corbeau dispositionnellement noir peut ne pas
l’être actuellement ou effectivement, s’il a par exemple pris un bain de chaux.
Mais un corbeau albinos n’est même pas disposé à être noir puisqu’il ne possède
vraisemblablement pas les gènes qui le disposeraient à avoir un plumage noir.
Cela n’empêche pas qu’il existe une loi selon laquelle le fait d’être un
corbeau suffise par lui même à le disposer à avoir le gène donnant un plumage
noir. Le simple fait de naître corbeau les disposerait à avoir le gène donnant
lieu à un plumage noir. L’explication est une nouvelle fois de nature
génétique. Etre un corbeau, c’est être membre d’un genre naturel sur la base de
certaines caractéristiques partagées par l’ensemble de ses membres (voir
Mumford, dans ce volume). Une hypothèse actuellement en vogue considère que ces
caractéristiques sont des propriétés génétiques dans le cas des espèces
biologiques. Avoir les propriétés génétiques requises pour appartenir au genre
corbeau doit également constituer la disposition à avoir le gène de noirceur
si, par exemple, ces propriétés se rassemblent homéostati-quement (Boyd, 1999).
Mais encore une fois, de la même façon que les gènes ne font que disposer à
certaines manifestations, l’appartenance au genre ne rend pas nécessaire la
possession du gène spécifique de la noirceur. Ainsi dans un exposé
dispositionnel des lois, il serait encore possible de qualifier de loi le fait
que les corbeaux soient (disposition-nellement) noirs bien que tous les membres
du genre ne soient pas (dispositionnellement) noirs, mais seulement disposés à
avoir une disposition à la noirceur. Pour cette raison, dans la logique sortale
de Lowe, les énoncés des lois ne sont pas quantifiés universellement, ils ne
sont que des attributions de dispositions à des genres (voir aussi Mumford 2000
et 2004b). Drewery (2001) se demande si cela a un sens de diriger des
attributions dispositionnelles directement sur des genres. Les dispositions ne
semblent pas, en général, prédicables des genres naturels, mais seulement
d’objets particuliers. J’espère que l’exposé que j’ai donné ici, qui permet
l’existence de dispositions doubles, répond à ces interrogations. Etre le
membre d’un genre implique d’avoir une disposition à une autre disposition,
même si tous les membres du genre n’acquièrent pas cette seconde disposition.
Lorsqu’une loi est applicable à un genre, celle-ci concerne au moins la
première disposition – acquérir le gène de noirceur par exemple – et l’ensemble
des membres du genre la possèdent, même s’ils ne la manifestent pas en
acquérant la seconde disposition qui consiste à être (dispositionnellement)
noir.
Mais cela
donne-t-il lieu à des exceptions ? Pour ce que je peux en dire, je
considère qu’elles s’évanouissent complètement à mesure que le problème se
dissout. Une fois que les lois ont été envisagées comme n’ayant qu’un genre de
force dispositionnelle, nous nous apercevons que — en étant qualifiées ainsi —
elles deviennent incapables de subir la moindre exception. Toute exception
authentique serait en fait une falsification de la loi. On ne devrait pas
considérer que la qualification ceteris
paribus d’une loi permette
l’existence d’exceptions, mais seulement qu’elle indique une modalité
dispositionnelle n’impliquant pas une régularité universelle de ses
occurrences. Cela signifie que les présumées exceptions ne sont pas en conflit
avec la loi. La disposition des F à être des G est parfaitement consistante
avec le fait qu’un F particulier ne soit pas un G. On peut aussi supposer qu’il
existe certaines raisons qui expliquent pourquoi ce F n’est pas un G. La
disposition a pu être soit empêchée par l’action d’autres lois
(dispositionnelles), soit stimulée de façon incorrecte ou simplement l’espace
suffisant ne lui a pas été accordé pour permettre sa pleine manifestation. Il
se peut également qu’il existe des lois irréductiblement probabilistes dans
lesquelles le F en question se trouve simplement ne pas devenir un G, sans
qu’il y ait de raison particulière à cela. Ceci est encore consistant avec
l’existence de tendances probabilistes des F à être des G. Pour pouvoir parler
d’exception, il faudrait se trouver dans un cas où un F ne serait même pas
disposé à être un G et non pas simplement dans un cas où F serait disposé à
être un G sans le manifester. S’il existe des F qui ne sont pas même disposés à
être des G, alors la loi est en danger d’être falsifiée. Mais étant donné le
point de vue de Lowe, nous voyons que même ici la question n’est pas tranchée.
Il pourrait encore y avoir certains F non disposés à être des G cependant que
la loi concernerait la tendance d’un genre naturel à avoir cette disposition.
Etant un F, il pourrait encore être disposé à avoir la disposition à être un G.
Et ce n’est qu’en rencontrant une exception à cette dernière connexion dispositionnelle
que nous pourrions commencer à parler en termes de falsification.
Conclusion
J’ai soutenu
que le meilleur moyen de comprendre la clause ceteris paribus est de
considérer qu’elle indique la force dispositionnelle de la loi qu’elle
qualifie. Cela signifie que nous n’avons pas à fournir de contenu spécifique à
la clause, sans pour autant que cela ne la rende triviale. Une loi qui ne
dispose que d’une force dispositionnelle ne concerne que ce qui tendra à se
produire dans certaines conditions, de la même façon qu’un F tend seulement à
être un G.
Si nous comprenons les lois de cette
manière, nous devons alors reconsidérer la nature et la place à accorder à
leurs supposées exceptions. Une loi vraie peut n’avoir aucune exception, et
demeurer selon ce point de vue, une loi cp. En effet, c’est parce qu’elle est
une loi cp qu’elle n’a aucune exception. Un F qui n’est pas un G ne peut-il
sans doute pas constituer à lui seul une exception à une loi qui ne dispose que
d’une force dispositionnelle. Il est toutefois possible de donner un certain
sens à la notion d’exception, mais il s’agira alors d’un sens extrêmement
faible. Il s’agira d’une exception au sens où quelque chose peut avoir une
dispo-sition sans pour autant la manifester. Mais nous pouvons difficilement
envisager qu’il s’agisse d’une véritable exception à une loi. Que quelque chose
ne soit pas effectivement noir ne falsifie pas le fait qu’il soit disposé à
être noir et les dispositions sont si répandues qu’elles en sont devenues
ordinaires.
De cette façon
la notion de loi cp peut être justifiée. La question de savoir si toutes les
lois sont cp qualifiées, où même si la plupart d’entre elles le sont, est une
chose à laquelle je ne me suis pas complètement engagé dans cet article. Mais
l’idée que les lois causales de la nature aient seulement cette sorte de force
dispositionnelle sied particulièrement bien à la philo-sophie néo-Aquinienne ou
néo-Millienne de la nature à laquelle j’adhère.
Remerciements
Une version antérieure
de cet article a été présentée à l’Université de Rennes en 2004. Mes
remerciements vont à ceux qui me firent part de leurs commentaires lors de cet
événement. La version finale a été écrite grâce au support financier du
AHRC-funded Metaphysics of Science Project. Je suis également reconnaissant de
l’assistance que m’ont offerte Markus Schrenk ainsi que les autres membres du
Nottingham dispositions group, avec qui un grand nombre des idées contenues
dans cet article ont été discutées : Rani Anjum, Charlotte Matheson et
Matthew Tugby. Cet article est dédié à la mémoire de Peter Lipton.
(Trad. Diego Covu)
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