L'argument solipsiste et sa postérité anachronique
Jean-Maurice Monnoyer
La vérité du solipsisme a gardé une sorte
de prestige négatif, bien qu'elle se trouve entre le scepticisme et le
dogmatisme dans une position inconfortable, pour ne pas dire incongrue. — Mais
de quoi est-elle la vérité ? Il y a plusieurs manières de l'envisager, comme
lorsque l'on se demande "ce que le solipsisme veut dire" : une
question que Jacques Bouveresse a examinée en France, de façon presque définitive,
depuis Le Mythe de l'intériorité
(1976). Il ne s'agit pas là d'une question qu'on devrait limiter à la seule
question de l'impossibilité du langage privé, ni non plus qu'il faudrait réduire
à celle d'un jeu philosophique paradoxal suscité par telle ou telle formulation
de Wittgenstein que j'examine ci-dessous pour les tester l'une après l'autre et
dans leur consistance respective (qu'on me pardonne par avance la lourdeur de
cet examen). Par-delà l'idéologie du langage ordinaire qui a préparé celle du
monde ordinaire, c'est bien la métaphysique de la connaissance qui se trouve
brutalement mise en balance avec la recevabilité d'un argument de ce genre, si
bizarre que beaucoup le considèrent comme assez tordu. Aujourd'hui cependant,
avec le renouveau des études sur le premier Wittgenstein, une forme d'
indulgence a paru à son égard qui semble conforter la thèse d'une réelle postérité
de l'argument solipsiste[1]. Je me propose ci-dessous de le discuter en partie et dans la mesure
où cet exposé peut au moins présenter le débat sous-jacent.
Que peuvent au juste délimiter "les limites de mon
monde" ? La phrase allemande est provocante : die Grenzen der Sprache (der Sprache die allein Ich verstehe) die
Grenzen meiner Welt bedeuden
(5.62). Ce génitif a quelque chose de furieusement affirmatif, comme chez
Lichtenberg, parce que la parenthèse qui le précède est déconcertante : le seul langage que je comprenne n'est
pas le langage que seul je comprends, mais le langage tout court, celui du béotien
comme celui du philosophe. Il est clair, le monde wittgensteinien est spécialement
idiosyncrasique, bien qu'il se soutienne aussi d'une contingence déclarée des
faits du monde extérieur, lequel n'a rien à voir (semble-t-il) avec cette
proclamation singulière. Placée dans un aphorisme mi kantien, mi diplomatique,
elle pourrait pour un lecteur superficiel se confondre avec une thèse soutenant
qu'il est impossible pour une chose d'exister, par exemple une chose vue, indépendamment
du fait qu'une personne ne la pense ou ne la nomme. Car si le solipsisme est
vrai, que peut-on identifier comme une connaissance ? La seule connaissance qui en découle serait qu'il y a motif à
parler d'un sujet métaphysique cognitivement
identifiable. Sans quoi, Das Ich der
Solipsimus schrumpft (…) : "le Je du
solipsisme se dissiperait (…)", nous dit le texte, comme si nous courrions
un risque quelconque. Wittgenstein s'amuse dans cette allusion onomatopéique et
à peine cryptique à réduire le "Je" à un point sans extension. Mais c'est le troisième chapitre de la Theory of Knowledge que Russell avait rédigé
en mai 1913, qu'il vise directement : the
experiencing subject n'est pas vraiment celui qui réchapperait d'une
conception idéaliste, avait écrit Russell, c'est au contraire celui qui ferait
une expérience directe à l'instar de celle de Meinong dans sa théorie des
objets d'ordre supérieur (p. 43) [2].
Dans ce cas,
et si tous les faits cognitifs écrit
Russell sont ceux qui impliquent une relation d'acquaintance, il n'y a plus de
sens à séparer ceux qui m'invitent à une expérience directe au présent, et ceux
dans lesquels un acte de pensée, lui-même bien réel, nous dispense d'asserter
l'existence d'un contenu actuel. Wittgenstein s'était dit "choqué"
(le 14 mai 2013) par cette invitation à un réalisme phénoménologique du contenu
psychique. Russell a bien traité du solipsisme comme résumant une expérience totale (all embracing) (op.cit.
pp.10-11, 13), perceptuelle et aussi relevant de notre compréhension des données
mathématiques et abstraites, tout en mettant en doute que l'on puisse prouver
que la négation que l'énoncé solipsiste soit vraie.
Wittgenstein résume cette
question que Russell a laissée irrésolue par une interrogation plus forte qui
interdit selon nous et selon P. Sullivan qu'on puisse penser à une forme d'idéalisme
transcendantal. Puisque ce sujet dont il parle dans le Tractatus n'est pas vraiment un sujet de la connaissance ou
d'acquaintance, quelle place occupera-t-il face au monde des sciences de la
nature ? — Wo in der Welt ist ein metaphysisches
Subjekt zu merken ? (T. 5.663). ("Où pourrait-on dénicher dans le
monde un sujet métaphysique ?"). Impossible de le savoir en première
intention : nous savons uniquement que ce n'est pas un sujet psychologique qui
est à trouver (5.641). Pourtant le fait qu'il y ait un sujet métaphysique présupposé
par le langage n'implique pas par lui-même que la thèse du solipsisme soit une
vérité métaphysique.
Considérons donc
ci-dessous, une nouvelle fois, les énoncés tels qu'ils apparaissent dans le Tractatus Logico-philosophicus. Dans la
mesure où c'est un peu la profession de foi du philosophe professionnel qui est
rendue caduque par l'énoncé emphatique n° 5. 6 — il n'est pas sans intérêt, par
le biais de cet exercice, de considérer justement le genre de profession de foi
grand style qu'un philosophe de profession ne peut pas faire. En quoi et
pourquoi devient-elle inopérante, c'est en fait ce qu'il nous explique. Cette
exigence n'est nullement, bien sûr, une préconisation technique. La question
posée pourrait plutôt se formuler ainsi : où se fait la démarcation entre ce
qu'on a encore "envie de dire", pour soutenir un point de vue réaliste par exemple, et le constat amer qu'il n'y
aurait pas de connaissance philosophique qui puisse transgresser les limites de
la logique et du langage : Wir können in
der Logik nicht sagen : das und das gibt es in der Welt, jenes nicht (T:
5.61) ("Nous ne pourrions pas dire en logique : dans le monde il y a cette
chose-ci et cette chose-là, et non pas telle autre"). En résumé si l'on
soutient qu'aucune théorie de la vérité et qu'aucune logique ne permettent de
transcender notre expérience, comment pourrions nous ne pas en conclure que l'énoncé
solipsiste et l'énoncé qui le nie sont, tous les deux, privés de sens (unsinnig)[3].
Etudier de parti-pris l'affirmation solipsiste
et son retournement, offre ainsi
apparemment un angle d'attaque assez mal choisi sur le plan épistémologique. Certes, ce parti-pris
nous permet de comprendre la version sophistiquée de ce double mouvement qu'a étudiée
Saul Kripke, dans les Recherches
Philosophiques, pour conclure justement
comme il l'a fait au scepticisme de son auteur (1982). Mais quoique l'argument
postérieur enregistré sous le label de "l'impossibilité du langage privé",
paraisse constituer le complément nécessaire de l'affirmation soutenue dans le Tractatus — et à la différence de J.
Hintikka et de B. Williams [4], qui plaident en faveur d'une résolution définitive de ce problème
dans la chronologie de l'œuvre —, il
me semble qu'il n'y a pas vraiment d' opinion
philosophique déclarée que nous aurait léguée Wittgenstein à ce propos. Il n'y
a guère plus de démission philosophique intégrale, comme quelques-uns de ses interprètes
l'ont soutenu. Les remarques abondantes de l'été 1916 dans les Carnets, qui tournent autour du même
problème, ne sont pas ironiques.
La situation a changé entre l'examen que fait Wittgenstein de l'idéalisme
solipsiste tel que défendu par Russell en 1913, et ce qu'il en dit à partir de
1915. A y regarder de près, c'est tout l'inverse en effet : on se trouve devant
une affirmation hyperbolique, mais qui — si elle est accréditée par son lecteur
— entraîne le désengagement de toute opinion exprimable comme une opinion personnelle.
S'il y a donc effectivement un lien avec la critique du "langage privé",
ce lien reste indirect : Wittgenstein serait en effet parvenu à montrer, tout
en le disant sous la forme presque outrée d'une affirmation solipsiste, que la
déviation coupable de la philosophie consiste à tenter de sublimer un moment d'égoïté
qui serait dévolu à la pensée en acte ; mais il n'y parvient qu'à défaut d'une
immersion mystique ou empathique dans le réel [5]. D'où cette affirmation complémentaire : Das denkende, vorstellende, Subjekt, gibt es nicht (5.631). Il n'y pas de sujet pensant, de sujet de la
représentation. Est-ce pour se défausser de l'influence de Schopenhauer qui
est notée par beaucoup de commentateurs, comme dejà Hacker (1972) après E.
Anscombe, et plus récemment A. Nordmann (2005) ?
L'idée qui préside à cette conception des choses peut être
résumée (très grossièrement) ainsi : que toute croyance soit exprimable comme une opinion privée rend du même
coup cette opinion rigoureusement injustifiable dans son contenu. Rien n'est
communicable de ce que je sais seul savoir. Cette même opinion, tout la
justifie et rien ne lui rend justice. Par exemple si je comprenais : "Je
suis mon monde" (5.63), comme voulant dire : "Je ne sais rien dont je
ne fasse l'expérience par moi-même". La tentation serait alors de vouloir
passer de l'intentionnalité phénoménale au contenu mental, quand c'est bien le
second qui justifie et fonde la première [6]. Son noyau théorique ainsi désamorcé, la phrase ne dit plus rien, puisque
sa prétention se veut indépendante du medium conceptuel qui permet de
l'asserter : elle ne serait qu' une
justification sans raison. A la lettre toutefois, pourvu que cela ait
encore un sens de le dire de cette manière, on ne peut pas faire comme si, chez
Wittgenstein, n'étaient pas clivées l'assertion
d'une proposition et l'expression de
son contenu propositionnel ; il y
a là un dilemme hautement sensible que le Tractatus
ne veut surtout pas trancher. On sait qu'il dénonce la manière même d'écrire le
signe de l'assertion (qui n'est pas un symbole). D'où aussi la difficulté d'une reconstruction orthodoxe de
l'argument tel qu'il nous est présenté. C'est probablement que le "réalisme
interne du langage" (comme on s'en explique plus loin) ne coïncide pas
avec la notion d'un langage de la pensée
: ce qui rendrait prophétique la stratégie qu'a retenue Wittgenstein au sein
des discussions les plus récentes.
1) L' acceptabilité de l'argument solipsiste.
En tant que telle, la structure
de l'argument est platement circulaire, et on ne l'expose pas sans peine. La proposition
que Wittgenstein consigne en 5.6, est d'abord là aussi celle du génitif épexégétique,
souligné par lui en italiques : "Die
Grenzen meiner Sprache bedeuten die Grenzen meiner Welt" (Les limites de mon langage signifient
< ou dénotent >les limites de mon monde). Mais ce n'est pas un énoncé d'identité. La phrase n'énonce pas que les
limites de l'un "sont" les limites de l'autre, ni qu'il s'agisse
peut-être des mêmes limites [7]. De cet énoncé dérivent,
dans le Tractatus, onze numéros qui
commentent celui-là [8]. Parmi les éclaircissements importants de 5.6, on trouve des
expressions comme celle que nous avons citée ci-dessus : "Je suis mon
monde (Le microcosme)" (5.63) ; ou
bien, "Le Je fait son entrée en philosophie grâce à ceci que
"le monde est mon monde" (5.641). Mais, à dire vrai, le concept de
"limite" est l'objet principal sur lequel porte la réflexion de
Wittgenstein, comme en témoignent 5.61 et 5.62 — ou encore 5.632 : "Le
sujet n'appartient pas au monde, mais il est une limite du monde". On observe une conclusion semblable à
la fin de 5.641 : "Le Je philosophique n'est pas l'être humain, ni le
corps humain, ou l'âme humaine, dont s'occupe la psychologie, mais le sujet métaphysique,
la limite — non une partie du monde".
Il est ainsi
manifeste que seule la signification conceptuelle de la limite nous permette de
reconnaître ce qu'on doit entendre par solipsisme.
Bouveresse remarque (MI, pp.152-153) que cette notion d'une démarcation, si la
limite pouvait jamais être tracée entre la réalité physique et
le monde psychologique, comme entre le langage et le monde (donc si
l'on adoptait la traduction de Grenze
en un sens obvie : comme une frontière), ruinerait l '"identification surprenante
du solipsisme avec ce qui semble en être l'antithèse absolue" (à savoir le
réalisme). Wittgenstein affirme, effectivement,
que l'argument, "s'il est conduit strictement", coïncide avec le réalisme
pur (5.64). L'artifice de cette contiguïté géométrique entre le
point et ce qui n'est pas lui (le monde, dont
il ne fait pas partie), comme celui de la visuabilité de la scène mentale
qui manifestement n'est pas déterminée dans un sens optique, vident en effet le
sujet d'aucun "point de vue" véritable. C'est pourquoi, ajoute
Wittgenstein : "rien dans le champ visuel ne permet d'inférer qu'il est vu
par un œil". En quoi donc justifier encore cette myness du point de vue, s'il est considéré comme métaphysiquement
impersonnel ?
La métaphore spatiale de la
subjectivité que Wittgenstein dessine dans le texte (5.6331) — l'œil étant attaché comme une prothèse à
l'apex de la boucle que délimite l'espace du champ de vision —, s'il elle ne
doit pas être déchiffrée, ni même "vue" sur la page, nous
indique-t-il (alors que nous ne voyons précisément que ce dessin), réduit
l'argument à quelque chose que nous ne pouvons pas dire. Das Gesichtsfeld hat nämlich nicht etwa eine solche Form. Mais il y
a une finesse de l'argument à cet endroit, puisque la prémisse est que je ne
vois pas mon œil, et que je ne peux donc considérer que le rapport de mon œil
au champ visuel soit une image de la
situation métaphysique du sujet par rapport au monde. Ce qui se montre montre ce qui ne se comprend pas comme
on le voit. D'où le cercle
argumentatif dans l'emploi réfléchi du verbe zeigen. Nous avons bien l'impression que l'argument se réfute soi-même,
ou bien qu'il n'est pas un argument : la lecture qu'en a faite D. Pears, pour
influente qu'elle ait été, est hélas
dévastatrice [9]. On peut naturellement soutenir que deux affirmations équivalentes — mais non pas homophones — se
rencontrent en ce point : "Le sujet est complètement absent du
monde", et "le sujet n'est rien
en dehors du monde". La difficulté serait de décider alors en quoi ce qui
se montre ne peut pas non plus être vu dans le texte (ou être lu dans la
phrase), ni délimité hors du texte dans le champ visuel. Le fait est qu'on ne
sait plus en l'occurrence de quel voir il s'agit, ni ce qu'on nous montre, qui
ne se visuabilise pas vraiment sous la forme du dessin que nous voyons.
La structure de l'argument maintenant illustré est-elle plus
recevable ? Il y a en réalité deux manières de penser ce qu'énonce à ce propos
Wittgenstein dans le Tractatus
: (i) démontrer que l'argument n'est pas réfutable, parce qu'il n'en est pas un
; (ii) démontrer que la validité de l'argument dépend de l'interprétation générale
que l'on donne des autres énoncés du Tractatus.
Il est très clair que le solipsisme est difficilement compréhensible dans
l'acception classique de l'idéalisme subjectif ("il n'existe pas d'autres esprits que le mien",
ou "il n'y a pas de réalité extérieure », selon les cas) ; il rentre
assez malaisément aussi sous la figure d'un argument kantien qu'a reprise
Stenius (le "je pense" accompagne nécessairement toutes mes représentations).
On peut le présenter comme un "non-sens philosophique" (ou logique,
on l'a déjà dit), et pour d'autres il n'est pas autre chose qu'une fadaise de
plus, une extravagance métaphysique non moins répréhensible que tant d'autres. En
outre, il est clair que Wittgenstein ne fournit aucun argument concluant contre
le solipsisme ; il n'en existe guère plus qu'il n'y en a classiquement contre
le scepticisme. On ne s'étonnera
pas que les commentateurs aient préféré la plupart du temps (depuis R. Rhees
jusque David Pears [10]) adopter une posture interprétative franchement anti-solipsiste : il
leur suffit de se fonder sur les déclarations de Wittgenstein dans les années
30 pour les projeter dans le traité. Seul Favrholdt lui accorde une place
privilégiée, mais son interprétation phénoméniste,
en réalité très subtile ne dit pas seulement : "il n'y a que mes
sensations" ; elle est assez proche du particularisme de Chisholm. On
pourrait le comprendre enfin au sens de Reid qui imagine une bulle phénoménale,
une sphère semblable à celle des bandes dessinées qui n'enferme plus un monde
euclidien. Pourtant il faut noter que l'emploi du terme de limite sert un peu
plus tôt (en 5.561), pour statuer sur ce qu'il en est du monde avant qu'il soit dit que ce monde soit
le mien : "La réalité empirique
est délimitée (begrenzt) par la
totalité des objets. Cette limite (Grenze)
se montre encore dans la totalité des propositions élémentaires". De
nouveau le zeigen sich revient, et
nous interroge de façon lancinante. Nous paraissons forcés, en pareil cas, de
prendre "monde" et "réalité empirique" pour deux dénominations
distinctes : ce qui serait justement en contradiction avec l'argument
solipsiste (c'est même du reste ce que D. Pears propose : le solipsiste est un
prête-nom). Il y a donc effectivement quelques difficultés à maintenir une cohérence
réelle entre les autres énoncés du Tractatus
et l'énoncé d'après lequel le solipsisme dirait quelque chose de
"distinct" : car en fait il semble que je ne dise rien "du"
monde, en disant que le monde est mon
monde.
Bouveresse en conclut qu'on
se trouve apparemment en présence d'une tautologie exprimable en deux formules
du type : 1) "le champ visuel
est mon champ visuel" (énoncé solipsiste pur) ; et 2) "Le monde
existe" (énoncé réaliste pur). Ni l'un ni l'autre n'ont cependant de négation
douée de sens et par conséquent ne sont des énoncés nécessaires. Je ne puis pas
certain que ce soient deux vraies tautologies. On me pardonnera, j'espère, de
ramener l'exposé développé de Bouveresse (une centaine de pages) a quelque
chose d'aussi réducteur qu'une citation comme celle-ci, qui commente 5.6331 :
Rien dans le champ
visuel ne permet d'inférer qu'il est vu par un œil physique, non pas parce que
je ne vois pas cet œil, mais parce que, même si je le voyais, je verrais
simplement mon œil à côté d'autres choses dans le champ visuel, et non pas que
ce qui est vu est vu par lui. Même si la corrélation qui existe entre l'œil
physique et le champ visuel est purement empirique, il n'empêche qu'elle ne
peut, pour des raisons logiques,
faire l'objet d'une expérience visuelle (il faudrait pour cela en quelque sorte
"voir" de l'extérieur le champ visuel, l'œil qui le voit et qu'il le
voit). Donc ce qui est important, c'est que je ne puis en aucun cas voir que ce qui est vu est vu par quelque
chose, que ce quelque chose puisse ou non se trouver aussi éventuellement dans
le champ visuel. Rien dans l'évidence visuelle proprement dite n'autorisera
jamais à dire que le visible est vu par quelque chose qui est ou n'est pas
visible en principe ou en pratique. Et, dans ces conditions, il est tout à fait
secondaire pour ce que Wittgenstein veut montrer que ce qui, dans la réalité,
permet de voir ne soit pas lui-même visible (MI, p.160)
De telles remarques nous incitent à penser qu'il faut
en effet d'abord se demander à quelles conditions l'argument est compréhensible.
Bouveresse décompose et sépare ce qui est
visible et ce qui est vu à l'aune
de ce qui se montre, et qui par conséquent ne se démontre pas.
En d'autres
termes, il n'y a pas d'évidence visuelle ; donc il n'y a pas de proposition énonçable
d'après laquelle ce qui est vu aurait besoin d'un sujet oculaire (à savoir l'œil).
On ne peut rien avancer à l'encontre. Un œil ne peut en effet rien nous dire pour
justifier que ce qui est vu est vu
parce qu'il serait objectivement visible.
Alles was wird sehen könnte auch anders
sein (T: 5.634). On pourrait toujours voir aussi les choses autrement,
confirme Wittgenstein. Mais constater que ce qui est visible pourrait être
autrement visible qu'il n'est vu, c'est aussi constater qu'il pourrait être
descriptible d'une autre façon et par un autre dispositif propositionnel.
Soutenir que l'argument : "Je suis mon monde" serait ainsi
"auto-réfutable" (dans sa forme) n'en est pas moins parfaitement injustifié. Il n'est
pas énonçable comme tel — comme un argument —, parce que nous ne pouvons ni lui
donner un sens ; ni (si nous lui conférons un sens) démontrer qu'il est faux
que "je sois mon monde" pour des motifs contingents. David Bell
a poursuivi cette voie de
recherche en partant de la supposition que la critique de la centralité du point de vue ou du
"moi" psychologique, ne préjugeait pas d'un nouveau statut de la
subjectivité qu'on devrait prendre à la lettre, sans du tout conclure pour cela
que la critique du "langage privé" s'appliquerait rétrospectivement
au Tractatus [11].
On peut, selon Bell, déduire de la transitivité de l'identité
que de
1/ "Die Welt ist meine Welt", et
2/ "Ich bin meine Welt", suivrait
3/ "Ich die Welt bin".
Et l'on pourrait selon lui, lire
de droite à gauche 3/ — de sorte que "je suis le
monde" (ce que Wittgenstein n'écrit pas), dirait expressément que le monde et le Je sont une seule et même
chose. La disparition de
l'adjectif possessif devient en l'occurrence ce qui est signifiant ; il indique
la place vide de ce qui logiquement ne peut pas être "dit". Comme
Bouveresse, Bell montre que si nous admettons un solipsisme sans sujet — ce qui est plus ou moins la version
orthodoxe — alors nous n'avons plus de
solipsisme : il ne reste plus que le monde, qui de ce fait n'est justement pas
"mon" monde. Tandis que si nous prenons les énoncés du Tractatus pour recevables, chacun séparément,
et en toute rigueur, ce qu'ils disent est plutôt que si la subjectivité est
bannie de l'intérieur du monde, elle
n'en est pas moins la propriété caractéristique du monde saisi comme un tout.
Il n'y a pas de faits "subjectifs" ; le monde empirique est
"sans propriétaire", (etc.) ; ce sont bien là des énoncés corrects — et nonobstant la logique est vis-à-vis
du monde dans une situation telle qu'elle ne "peut en parler en aucun sens
de l'extérieur". C'est aussi
pourquoi Bouveresse a maintenu avec raison qu'il y a sans nul doute, chez
Wittgenstein, la postulation d' un sujet
métaphysique — "présupposé" logiquement — tandis que Bell
s'oriente quant à lui vers l'idée curieuse d'une assomption du monde public
dans la subjectivité. Bouveresse défend clairement, à l'opposé, le caractère a
priorique :
En fait, ce n'est pas
simplement parce qu'on ne rencontre nulle part dans le monde un sujet, qu'il ne
peut y avoir de sujet au sens où on l'entend habituellement. Le sujet ne doit pas pouvoir se rencontrer dans le
monde, s'il est réellement le sujet. Car ce qui est une condition de possibilité
de toute expérience ne doit pas pouvoir être expérimenté, ce qui est donné dans
l'expérience ne peut être en même temps a
priori. Ce qui est donc déterminant n'est pas que le Je ne soit pas un
objet de l'expérience, mais qu'il ne puisse
pas (au sens logique, non pas empirique, du terme) l'être. L'idée de
Wittgenstein est que, si le sujet devait apparaître d'une manière quelconque
dans le contenu de l'expérience et intervenir dans la description que nous en
donnons, il constituerait nécessairement une caractéristique contingente de cette expérience (tout ce
que nous pouvons observer et décrire est contingent) ; et cela signifierait
qu'il peut aussi bien, le cas échéant, ne pas y apparaître et ne pas faire
partie de la description, c'est-à-dire qu'il n'est pas le sujet. Aussi étrange
que cela puisse paraître, c'est bel et bien pour préserver le caractère a priori et nécessaire du Je comme
centre du monde que Wittgenstein est amené à lui dénier toute épaisseur et
toute consistance "mondaine" (MI, p.128).
Les conditions de recevabilité de l'argument solipsiste sont
suspendues à l'interprétation, qui reste très difficile, pour ne pas dire
chantournée, de ce qui se montre — et c'est la part d'ombre du
solipsisme — tandis que la seule chose qui s'exhibe dans un tel argument, c'est
qu'il n'est pas réfutable formellement comme un argument. De la proposition le monde existe, je ne peux pas inférer
que j'existe. De même, si le
"Je" existe dans la langue, il n'existe pas de fait en-dehors de sa
situation dans la langue. Nous comprenons que dans la mesure où le sujet n'est
pas un nom d'objet, il n'est pas le sujet d'une expérience empirique ; il ne
l'est pas, parce que (selon Bouveresse) a
priori il ne pourrait pas l'être au sens expérimental. Il y aurait une
sorte d'inconsistance du sujet, sans
que nous comprenions pourquoi celui-ci reste
alors placé au centre du monde comme une garantie a priori du monde "tel que nous le trouvons".
Bell invoque, à l'appui de sa thèse, un double principe
de littéralité, et de bienveillance dans l'interprétation :
l'un veut que "tout texte qui contient l'affirmation que p, comporte toutes choses égales
d'ailleurs, une justification que l'auteur souscrit à la conviction que p " ; l'autre, que nous négligions
"chaque fois que possible, de présumer que les théories et les thèses d'un
auteur sont fausses, manifestement incohérentes ou insensées". D'après
lui, le non-respect de ces deux principes a laissé accréditer l'idée que le
solipsisme était une curiosité, et qu'à proprement parler Wittgenstein
ne pouvait pas avoir été solipsiste, ce que Le
Cahier bleu et d'autres textes de la période intermédiaire manifesteraient
avec éclat. Les nombreuses déclarations en faveur du solipsisme, contenues dans
les Carnets justement, ne seraient
plus que des approximations équivoques. Contre cette version des choses, D.
Bell demande qu'on lui accorde trois attendus : 1) que pour être acceptable, le
solipsisme n'implique aucun énoncé empirique faux ; 2) que le solipsisme soit
libre de toute contradiction ; 3) et enfin, que le solipsisme soit
philosophiquement intéressant.
En ce qui concerne le premier d'entre eux, il revient
sur un élément piquant et anecdotique, qu'il présente comme une forme de
confirmation "factuelle" du solipsisme que Bouveresse avait, nous
l'avons vu, proscrit
sous toute
acception empirique que ce soit. Cette vérification très particulière relève de
l'idée que si j'argumente devant autrui, il doit exister quelqu'un pour qui ce
que prononce le solipsiste serait juste, or si cette personne existe, le
solipsisme est faux. Russell avait argumenté en ce sens dans sa Theory of Knowledge : il ramenait l'énoncé
à une croyance du type : "je suis le seul qui existe", ou "il
n'y a que mon esprit qui existe". Russell concluait que le solipsiste ne
pouvait pas croire raisonnablement lui-même que cette conviction fût irréfutable.
Miss Anscombe y faisait allusion dans son Introduction
:
On raconte que Mrs Ladd
Franklin aurait écrit à Bertrand Russell en lui disant qu'elle était solipsiste
et qu'elle ne pouvait pas comprendre pourquoi personne d'autre ne l'était pas
aussi ! Il est possible que l'effet comique ait été intentionnel, et qu'il se
soit agi d'une plaisanterie de sa part. La nécessité du solipsisme est éminemment
discutable ; pourquoi le solipsiste n'en discuterait pas avec quiconque serait capable
de discuter ? Même si deux
solipsistes échangeaient leurs vues en se congratulant mutuellement, il ne
sortirait rien de leur discussion : aucun des deux ne cèderait sur l'autre,
quant à la position unique qu'il conçoit pour lui-même. Si deux personnes
discutent du cogito de Descartes, ils
peuvent se mettre d'accord : "il s'agit d'un argument que je peux
m'administrer à moi-même", et chacun peut soutenir que l'autre est dans
l'erreur s'il le met en discussion (...)
D'autre part, il est très
difficile de penser à un moyen de sortir du solipsisme. En effet, on tient
souvent le solipsisme pour irréfutable, mais aussi pour trop absurde chez qui
l'adopte personnellement. Dans la version de Wittgenstein, il est clair que le
"je" ne sert pas à référer à quelque chose comme le corps ou l'âme,
car sous ce rapport tous les hommes sont semblables. Le "Je" réfère
au centre de la vie ou au point à partir duquel toutes choses sont vues[12].
Cet argument de l'interlocuteur
est contesté par David Bell, qui ne croit pas que le solipsisme soit une profession
de foi en elle-même extravagante ; il n'impute pas à Christine Ladd Franklin la
"faute" majeure, dénoncée par David Pears, qui serait de prétendre
que le solipsisme s'incorpore au discours
factuel. Il n'y aurait, selon lui, qu'une discordance logique entre ce que
le solipsiste nous "dit" et ce qu'il "fait". Cependant,
s'il faut donner une portée à l'argument de Wittgenstein, nous devons précisément
supposer, d'après Bell, que "tous les aspects du comportement le plus
ordinaire sont compatibles avec le solipsisme". Tel est bien ce que
Christine Ladd Franklin objectait d'ailleurs par avance à Russell dans sa lettre du 21 août 1912 :
Le solipsisme n'est
rien d'autre qu'une description du caractère incontestable des faits de l'expérience
... Je suis moi-même (pour autant que je le voie) la seule solipsiste, c'est-à-dire
en effet que je représente un réalisme hypothétique. Ne voyez-vous pas que
c'est bien là l'unique position logique [13] ?
S'il y a une possibilité d'accepter le solipsisme
autrement qu’en le rapportant à l'existence des "autres esprits", ce
ne peut l'être que de cette façon, sans y voir une pathologie philosophique ou
un argument vide et sans portée.
Bouveresse serait sans doute beaucoup plus d'accord avec David Pears sur
ceci que les formes d' "individuation" de mon monde ne permettent
nullement de rendre l'énoncé
"vrai" (quelle
que soit la façon dont on le tourne) ; mais il serait peut-être en désaccord
avec lui sur l'idée que c'est la conviction qu'on peut acquérir une connaissance directe de l'ego qui serait
renversée par l'argument. Wittgenstein ne pense pas que le "Je" soit
un nom logique, et n'en fait pas l'hypothèse. L'origine du raisonnement qui
pousse Wittgenstein à nier que le moi ne puisse être "une partie du
monde", ne devrait pas être imputable à la simple réfutation de Russell.
Reste une dernière version
compréhensive, qui est due à Brian Mc Guinness, lequel nous demande de lui conférer
un contenu autobiographique : c'est-à-dire de penser que l'énoncé du solipsisme
reflète "le désarroi d'un officier autrichien dans une guerre perdue
d'avance". On ne peut pas l'écarter en principe : le double héritage de
Mach et de Schopenhauer ayant fait du "sujet voulant" l'exacte contrepartie de la négation du sujet de
la pensée et de la représentation. Les Carnets
secrets contiennent une brève remarque qui semble indiquer que le
"point de vue solipsiste" a primitivement été, non pas comme le pense
David Pears une conséquence logique de la dépersonnalisation de l'ego, mais une
sorte de réaction conservatoire de
l'intellect jeté dans une situation de précarité extrême, s'affrontant au monde
extérieur dans une sorte de réclusion spirituelle. Le 8 décembre 1914,
Wittgenstein blessé à la jambe, et lisant le tome VIII des Œuvres de Nietzsche, consigne ceci :
Je suis fortement touché
par son hostilité contre le Christianisme. Dans ses écrits, sans doute, une
part de vérité est contenue. Certes, le Christianisme est la seule voie sûre menant au bonheur. Mais, que se
passerait-il, si l'on se détournait de ce bonheur ? ! Ne vaudrait-il pas mieux,
malheureux, faire naufrage dans cette lutte sans espoir contre le monde extérieur
? Une telle vie, pourtant, est dénuée de sens. Mais pourquoi ne pas mener une
vie dénuée de sens ? Est-ce indigne ? Comment est-elle conciliable avec le
point de vue solipsiste fort ? Que dois-je faire, pour que ma vie ne glisse pas
hors de moi ? Je dois toujours être conscient de ce qu'elle est mienne -- de
mon esprit toujours - - - [14]
Ce passage très troublant n'a peut-être pas grande valeur
sous l'angle d'une meilleure intelligibilité, mais il corrige sur le principe
l'erreur qui veut que l'éthique de Wittgenstein soit incompatible avec
l'argument solipsiste. On peut supposer, comme le fait David Pears, que le
solipsisme implique un détachement du corps vivant : le "flottement"
de l'ego, qu'évoque The False Prison.
Ici, toutefois, la dissolution d'une vie "dénuée de sens" est
concomitante d'un combat contre le monde extérieur. Ce combat justifie
pleinement le "point de vue" solipsiste de ne pas laisser la vie s'échapper
de son focus principal qu'est la
conscience d'être en vie ; il permet de comprendre la phrase où Wittgenstein
dit "le monde et la vie sont un" (5.621). Les Carnets de l'année 1916 ne sont qu'une transposition diachronique
de cet état existentiel. Il reste par conséquent une grande différence entre le
fait que l'énoncé solipsiste soit manifestement "dénué de sens", et
la perception du cours d'une existence qui serait dénuée de sens si le
"point de vue" solipsiste n'était qu'un point de vue absurde[15].
2. La vérité du solipsisme
peut-elle être montrée ?
Il y a maintenant vingt ans (en 1993) un quotidien
viennois, Die Presse, publiait sur
six colonnes les confessions d'un chauffeur de taxi, étudiant en philosophie au
chômage, qui sous l'effet d'une lecture
du Monde comme volonté et comme
représentation, décrivait assez exactement, mais à partir de l'habitacle de
son véhicule, la "bulle phénoménale" que David Pears présente telle
la version courante que le sens commun se fait du solipsisme. Wittgenstein
contesterait évidemment cette forme d' inhabitation
du sujet psychologique, pour reprendre un terme scolastique remanié par
Brentano, qui se ferait dans son environnement visuel immédiat (mon champ visuel). On sait qu'il la
traduit longtemps après par l'image de la mouche, prisonnière de sa cloche de
verre, dans les Remarques sur l'expérience
privée et les sense-data ; mais ce n'est là encore qu'une ruse pour
stigmatiser la mauvaise interprétation que se donne à lui-même le sujet de
l'introspection, condamnée par Auguste Comte et par Brentano, bien qu'elle
continue d'avoir ici ou là de chauds partisans.
Telle n'est sûrement pas la "vérité" du
solipsisme — du moins celle qu'il intéresse le "sujet métaphysique" :
nous avons vu que par elle il n'est que présupposé,
occupant la limite grâce à laquelle est assurée l'intelligibilité du monde pour
la logique. Afin d'en saisir la portée, il faut revenir à nouveau sur la
position qui consiste à contrer la tentation "phénoméniste" par une élucidation
progressive de l'énoncé le plus énigmatique du Tractatus : "ce que nous ne pouvons pas penser, nous ne
pouvons pas le dire ; nous ne pouvons donc pas non plus dire ce que nous ne pouvons pas penser" (5.61) ...
Cette remarque nous donne la clef
nous permettant de trancher la question de savoir dans quelle mesure le
solipsisme est une vérité.
Ce que le solipsisme
effectivement veut dire (meint) est tout à fait correct,
seulement cela ne se laisse pas dire,
mais se montre.
Que le monde soit mon monde, cela se montre dans le fait
que les limites du langage (le seul langage que je comprenne) signifient les
limites de mon monde (T: 5.62).
"Ce qui se montre" de la vérité du solipsisme,
et qui nous paraît être une énormité : die
Welt meine Welt ist, constitue
toujours la difficulté irréductible qu'il importe d'appréhender — mais nous percevons d'emblée qu'elle
ne saurait être comprise (ni dissoute) par la seule paraphrase ordonnée qu'on
peut en fournir. On ne va pas récrire Thomas
Graindorge d'Hyppolite Taine dans le langage de Maurice Blanchot. Il est
plutôt impératif de comprendre ce que l'argument du solipsisme ne montre pas. L'un concerne le statut
de la proposition-pensée ; l'autre
questionne la forme reproductive qui
sert à définir le statut de la proposition-image. Dans les deux cas, "ce
qui se montre" paraîtrait échapper
complètement à la délimitation métaphysique du "Je". Il existe deux
versions canoniques pour envisager un tel problème : le solipsisme linguistique, d'une part ; le solipsisme
épistémologique, de l'autre, quoique nous donnions au second des deux un sens plus élargi
que de coutume.
Le sens du solipsisme linguistique que Stenius avait défendu, consiste à dire que le monde n'est rien d'autre
que celui de "l'utilisateur "du langage, et qu'il est tout ce que le
langage permet de penser de façon douée de sens : Stenius y voit une adaptation
raffinée de la réfutation kantienne de l'idéalisme. Le "Je pense" transcendantal devient
l'autre nom du solipsisme en ceci que la vérité logique dépendrait d'une sorte
de contrainte structurale qui dépasse le sujet de l'intérieur et surplombe la réalité
mouvante des phénomènes. C'est une option encore très forte,
que l'on
retrouve aussi chez Strawson dans The
Bounds of Sense. Mais le défaut de cette lecture c'est qu'il n'y a pas de
fondement nouménal de la signification que nous puissions alléguer ; dans cette
option disparaît l'idée que la réalité
empirique puisse exister indépendamment du langage et de la pensée — or Wittgenstein est certainement
convaincu que, si nous ne pouvons pas sortir du langage, nous ne pouvons pas
inférer de là que le langage ne se rapporte pas à une réalité dont il nous dit
qu'elle se "comporte de telle ou telle manière" (es verhält sich so und so) ; c'est-à-dire qu'elle se projette dans notre langage, en
fonction de ce que ce dernier autorise et bien qu'elle pourrait par ailleurs se
comporter tout autrement, si la structure de notre langage l'y autorisait [16]. — En disant que la réalité se
projette dans notre langage, qu'est-ce que nous entendons vouloir dire
? — N'est-ce pas purement métaphorique
? Et n'est-ce pas l'inverse qui se produit comme l'a défendu Maria Cerezo ?
Pourquoi devrions-nous soutenir que le sujet métaphysique est celui
qui opère la projection ? Parce que la connexion due à la dépiction, la corrélation
de deux faits par le moyen de la corrélation de leurs objets, n'est pas un phénomène
qui a lieu à l'intérieur du monde. Le
monde est tout ce qui est le cas, l'existence et la non-existence des états de
choses. Tout ce qu'il y a dans le monde ce sont des faits, c'est-à-dire des
connexions entre objets qui existent. Mais il
n'y a pas de connexions entre les faits du monde. La connexion de deux
faits n'est pas elle-même un fait. Pour assurer qu'il y en ait une, il est nécessaire
de faire appel à quelque chose qui se tient à
l'extérieur du monde, et le seul élément qui ait cette caractéristique nous
dit le Tractatus est le sujet métaphysique.
En étant le sujet qui assure la projection, le sujet métaphysique brise
l'apparente symétrie de la relation dépictive et constitue proprement le
langage : grâce à lui, des faits deviennent des faits linguistiques, des faits
par où se déclare ce qui est le cas.
D'un côté, Wittgenstein établit qu'il n'y a pas de sujet dans le
monde. Le sujet pensant à l'intérieur du
monde (l'esprit, l'âme au sens psychologique) n'existe pas. D'un autre côté,
il considère le sujet tel un point sans extension, comme une limite du monde,
mais avec lequel la réalité reste
coordonnée [17].
Cette lecture du solipsisme linguistique, comme source de la
coordination avec le monde, ne s'oppose pas frontalement à l'autre version développée
dans l'interprétation scandinave. La thèse du solipsisme épistémologique, ou gnoséologique, défendue par
Favrholdt stipule que nous devrions partir de l'énoncé déjà cité 5.631 : Das denkende, vorstellende, Subjekt gibt es
nicht, pour en inférer que le monde est un ensemble d'objets — un
"tout" d'objets — unifié de l'extérieur du sujet, mais sur le compte
de l'ego empirique, comme le rappelle
avec insistance le commentateur danois. (Soit dit en passant, même si ce
dernier interprète semble parfois plus disert et volubile qu'il ne faudrait, il
a parfaitement compris les dessous de l'affaire : je ne peux me regarder de dos
; je vois de l'encre sur le papier, j'entends des sons, et le problème
judicieusement reconstruit par Favrholdt, est qu'il y a une différence entre
l'ego empirique et l'espace logique où ma pensée est inscrite). La preuve en
est que le champ visuel n'est pas strictement délimité : il n'est pas un
contexte analogique pertinent pour que mes pensées et mes perceptions se disent
l'une par l'autre. Comment procéder alors ? Si l'on soutient, comme Maria
Cerezo, que le sujet est à l'extérieur du
monde, on contrevient à la thèse selon laquelle le solipsisme confine avec
le réalisme pur (5.64). Nous sommes
pris dans le cercle de l'argument et pourtant cet argument n'est pas
contradictoire. Il n'y a pas de contradiction, parce que les limites de mon
langage ne sont pas les limites du monde : elles ne font que les
indiquer.
Si l'on veut sortir du dilemme déclaratif, nous devons
comprendre que le "Je", qui n'est plus qu'un foncteur logique de l'énonciation,
n'a pas d'autre raison d'exister. Il ne réfère pas à un objet, à un fait ou à
un complexe de pensées auto-suffisant. Dans les deux versions du solipsisme que
j'ai indiquées, la théorie qu'on dit être dépictive (et qu'on croyait indépendante
d'eux) les rapproche nécessairement : cette théorie — si mal désignée de la
sorte —, est finalement reçue comme une théorie "objectiviste", se rapportant immédiatement à l'expérience.
Le réalisme interne du langage, en quoi il est incontestablement mon langage, se fonde sur une relation
extrinsèque aux objets du sens et par le biais d'un ensemble de propositions
qui les décrivent. L'assomption d'un sujet impersonnel n'en reste pas moins
doublement équivoque : ce n'est pas un sujet logique et ce n'est guère plus une
personne ; mais il reste le locuteur, et les quatre mots : "Je suis mon
monde" sont pour lui des mots réels. Il est temps maintenant de dissiper
cette équivoque entre l'illusion de voir dans le miroir un sujet métaphysique
(le Wahnsinn) et l'Unsinn, qui consiste à sortir des
limites du langage explicite. Tantôt chez Favrholdt, on y parvient par la
critique de l'ontologie des entités objectives ; tantôt chez Hintikka, en
assimilant l'ensemble des propositions possibles à des fonctions d'objets.
Il est possible d'admettre évidemment que Wittgenstein
"ait encouragé le malentendu" dont serait victime Russell qui a cru
le but que s'assigne le Tractatus est
de "s'occuper des conditions qui rendent possibles un langage logiquement
parfait". Dans la Préface du Tractatus, Wittgenstein déclare
explicitement avoir voulu "tracer une limite à l'expression de la pensée,
ou plutôt — non pas à l'exercice de la pensée — mais à l'expression des pensées
: car pour tracer une limite à l'exercice de la pensée, il faudrait pouvoir
penser des deux côtés de cette limite (il nous faudrait donc pouvoir penser ce
qui ne peut être pensé)". On est en pareil cas obligatoirement ramené à la
question du solipsisme. A-t-il un "contenu de vérité", comme on le
dit dans l'herméneutique philosophique, sous-entendu un Gemeinte ? Oui, si nous donnons une lecture compréhensible de 5.61 — source du malentendu qu'il s'agissait
de dissiper. "Nous ne pouvons pas non plus dire ce que nous ne pouvons pas
penser", affirme Wittgenstein. Il ne s'agit donc nullement de gloser ad nauseam sur ce qu'on pourrait dire
qui ne peut être dit, et d'assimiler le solipsisme à la promotion de
l'ineffable, comme l'a martelé James Conant avec une mauvaise foi patente. Ce
serait croire que ce qu'on ne peut pas dire ne serait pas explicitement
verbalisé dans ce que nous disons par une sorte de rature ou de réservation
constante[18]. La délimitation concerne l'expression linguistique de la pensée.
L'exclusion concerne ce qui est explicitement contraire aux faits. Sous ce
rapport, comme on l'a vu, le solipsisme demeure parfaitement pensable de l'intérieur
du sujet de l'énonciation, non pas dans son for intérieur, mais au regard de ce
qui possiblement concevable, ou encore au sens de la phénoménologie cognitive. Sous ce dernier label, nous ne sommes
plus dans la
relation de référence des noms d'objet, desquels nous ne pouvons justement rien
dire, comme le rappelle Wittgenstein.
Deux lectures au final doivent être écartées pour ne pas prolonger le
cauchemar.
(a) Il ne s'agit pas de
"faire voir" dans une phrase que l'on ne saurait jamais exprimer en
elle trivialement, ni littéralement, ce
que l'on dit. Cette version est déjà une précaution philistine erronée —
pseudo-litote ou ellipse — qu'on attribue à Wittgenstein : on pense de suite
ici au nihilisme logique que lui
impute Meyerson, son premier lecteur en France. Contre cette thèse, il est possible
d'affirmer que le texte du Tractatus
ne cesse de traiter de nos pensées comme autant de propositions que nous
faisons au sujet de la réalité.
(b) Mais il ne s'agit pas non
plus, à l'inverse, de proférer une opinion quelconque, pour ajouter de suite
après que l'on dit bien ce que l'on
dit, si et seulement si ce que l’on dit avoir dit est formellement
recevable (c'est la tentation
d'une lecture diplomatique). Contre cette thèse, il suffit de rétorquer que la
pensée est intégralement manifeste dans chacun des énoncés que nous formons.
Les items du Tractatus ne sont pas
les propositions possibles dont parle le Tractatus.
La forme d'expression surdéterminée
négativement en (a), et la soustraction de l'assertion par une clause
conditionnelle (en b), ne paraissent en rien commensurables ni comparables. Ce
ne sont que deux formulations sophistiques différentes. En somme, il ne s'agit
nullement de "délimiter" ce supplément rhétorique que nous devrions
exclure pour montrer que nous ne le disons pas. On saisit dans cette hypothèse
de quelle vérité du solipsisme il est
parlé. Pour beaucoup, il est évident que l'agnosticisme
prononcé à l'endroit des objets représente une contribution parallèle à
l'abandon d'une visée transcendante au langage. Cette contribution élusive est
aussi importante que le désenchantement du mysticisme syntaxique dont il
fournit la démonstration. En résumé, Wittgenstein a besoin du sujet métaphysique
de la même manière que la stipulation des objets du monde lui est
indispensable. La discussion qu'ont poursuivie J. W.Cook et P. Carruthers sur
la portée de la "doctrine" métaphysique du Tractatus, indique que la perspective exégétique ne pouvait pas s'émanciper,
dans les années 1990, d'un couplage de cette sorte qui n'est pas vraiment anti-dualiste,
mais qui reconduit à l'aporie telle que nous l'avons précédemment formulée [19].
L'intérêt de revenir sur
cet argument, en dépit de son "incohérence", est qu'il enveloppe la
critique d'une conception intra-psychologique du Gedanke (la pensée), telle que Frege l'a stigmatisée. Toute la
question de fond étant de savoir si le réalisme
interne du langage est compatible avec le solipsisme déclaré qui semble
relever d'une justification externe dès
le principe de son énoncé. Mes pensées ne sont-elles pas des faits du monde à
part entière ? L'une des réponses probables à cette dernière question est celle
de Frascolla (2000). Car dans cette question se devine aussi le genre de
profession de foi qu'un philosophe de profession ne peut pas faire. Frascolla explique en effet correctement à notre
avis la situation de l'assertion solipsiste au sein de l'économie énonciative du Tractatus.
Dans la discussion sur les limites spéculaires du langage et du
monde, la référence à un sujet est requise proprement du fait que de telles
limites renvoient, en dernière instance, aux objets, soit aux signifiés des
noms : c'est seulement par l'œuvre du locuteur que de tels signifiés peuvent être
établis. (…) Mais comment interpréter le mot "solipsisme" ? Très génériquement,
le solipsiste soutient que tout ce qui existe n'existe qu'en rapport avec son
expérience : pour tout sujet, le monde est son
monde, et coïncide avec ce que lui
fait l'expérience directe qu'il est. Mais l'un des traits distinctifs de la
position de Wittgenstein consiste à adopter la perspective solipsiste non
seulement au regard des faits, mais au regard des objets (non simplement par référence
au monde, mais par référence à la substance du monde). Parce que les objets ne
sont rien d'autre que les signifiés des noms, la conception que Wittgenstein
retient comme acceptable peut être définie comme un solipsisme sémantique. Cette thèse émerge du lien qu'il noue entre
le solipsisme et celui des limites du langage (et du monde), qui renvoie
justement aux objets. Ce lien entraine l'idée que la thèse "le monde est mon monde", formulée par le
solipsiste n'est compréhensible qu'en un sens plein : autrement dit non
seulement le monde qui est de fait est mon monde, mais tout monde concevable est mon monde. Ce sont les objets, en
tant que signifiés des noms, qui sont convoqués dans le champ de ce que le
locuteur expérimente directement : et cela même, avec leur substantialité,
garantit que les constituants de tout monde possible tombent dans ce domaine.
(…) A la conclusion, à la rigueur inexprimable, que le monde soit mon
monde, nous serions donc conduits par la constatation que les limites du monde
réfractés dans celles du langage, duquel et pour lesquelles seul je suis compétent
à le savoir, ne seraient pas les limites d'un monde sans propriétaire, mais proprement
celles du monde mien, d'un monde dont les constituants ultimes — les objets —
se retrouvent tous à l'intérieur du cercle de mon expérience directe.[20]
La
justification problématique de l'assertion solipsiste comporte donc ceci d'étrange
qu'elle n'est pas susceptible de provoquer la recherche d'un contre-exemple.
Puisque Wittgenstein revendique la relativité de l'espace logique en regard du
sujet, et puisque le solipsisme sémantique semble en découler, il suit ici que
le locuteur ne peut pas être une entité empirique comme les autres — ainsi que
le défendait Favrholdt. Nous savions que l'esprit avait été dissous dans son
unité par une authentique réduction à l'absurde : le voici maintenant confronté
au postulat ontologique de la contingence des faits. D'où cet énoncé proche de Musil que confesse 5.631 :
Si j'écrivais un livre "le monde tel que je l'ai trouvé",
il faudrait aussi y parler de mon corps et dire quels sont les membres soumis à
ma volonté, quels autres ne le sont pas, etc ; c'est là en effet une méthode
qui consiste à isoler le sujet ou
plutôt à montrer qu'en un sens important, il n'y a pas de sujet : c'est la
seule chose dont il ne saurait être
question dans ce livre.
La vérité du solipsisme n'est donc pas la vérité romanesque
du sujet frappé d'une sorte de bovarysme névrotique. Et néanmoins l'isolation
du sujet — que réfute Wittgenstein tout en l'inscrivant dans le donné sensoriel
— exige une justification métaphysique supérieure, condition indispensable si
elle ne veut pas sombrer dans l'idéalisme. Le naufrage du Tractatus, en ce sens même, comme le soutient Simons à la suite de
Moore, c'est le déni du professionnalisme académique. Ce qui distingue
l'attitude professionnelle en philosophie est, à l'évidence, extrêmement
difficile à déterminer. Wittgenstein n'a cessé de s'en écarter ; il concédait
fort difficilement que le modèle de Russell, qui fut son mentor, aurait pu
s'imposer à lui. Mais, si l'on ne peut
pas professer le "point de vue" solipsiste, selon Russell, c'est
bien d'abord parce que l'acquaintance avec mes sense-data rend cette théorie impénétrable. Colin McGinn et Thomas
Nagel sont pourtant revenus aujourd'hui sur cette position, expliquant qu'elle est
peut-être l'un de ces tournants que le sujet est forcé de prendre dans des
conditions semblables, notamment quand survient l'écueil du brouillage des
croyances ou celui du "floutage" des objets de notre environnement. La
même suspicion à l'égard du solipsisme réaliste
affecte Wittgenstein, on l'a vu, quand il traite des objets substantifs de la réalité
du monde, puisqu'ils jouent pour lui le même rôle que jouent les sense-data russelliens (sans du tout se
confondre avec eux). Tandis que T.
Nagel étend l'objectivité à toute la
sphère du mental sur la base même de l'argument de Wittgenstein, Mc Ginn avoue
de son côté que pratiquement, "nous devrions tous être solipsistes".[21] — Une affirmation qui semble quand même assez déraisonnable et frise
le non-sens, si nous devions la prendre à la lettre. Elle ne surprendra pas le
béotien dogmatique ; ce dernier ne
met pas en doute ce qui lui apparaît comme un corps de vérités dénuées de
pertinence informative. Mais ce sont en fait d'autres vérités qu'il n'a justement pas besoin de justifier qui lui
permettent d'éviter toute emphase sur le mode de l'argument solipsiste.
[5] : On
pourrait ainsi juger aujourd'hui, en défense de la lecture qu'a faite
Bouveresse, que L'Homme probable — ce roman citationnel
unique en son genre, qui est aussi un traité dramatique sur la situation de
l'intellectuel contemporain — illustre également la position que nous voudrions
définir.