[Parmi les articles très remarquables
que nous avons reçus, mais que nous n'avons pas pu éditer jusqu'à présent,
figure incontestablement celui de Vincent AUCANTE, ingénieur, diplomate, ancien
Directeur culturel du Collège des Bernardins, qui a soutenu une thèse sur la
médecine de Descartes — ce travail audacieux, informé et profond, a par la
suite donné lieu à une
excellente édition aux Puf des Ecrits
physiologiques et médicaux (2000). Le présent article sur "L'âme des
bêtes" avait été délivré à l'occasion du colloque Descartes : Philosophie de la nature / philosophie de l'esprit qui
s'est tenu à Aix à l'initiative du SEMa, en décembre 2007.]
L'âme des bêtes
Vincent Aucante
La
place relative de l’être humain par rapport à l’ensemble des vivants est la
toile de fond qui donne tout son intérêt aujourd’hui encore au thème de l’âme
des bêtes. Sans en restituer toute l’histoire, finalement assez complexe, on
peut dire d’une manière caricaturale que l’hésitation que l’on trouve chez
Homère, de savoir si l’homme est une force de la nature parmi d’autres ou s’il
a quelque chose de divin, hésitation longuement discutée entre les penseurs
antiques, a trouvé dans le judaïsme puis le christianisme et l’islam une
réponse radicale. Dans ces religions révélées, l’homme étant semblable à Dieu,
qu’il soit son image ou son « lieutenant », se démarque de
l’animalité, quels que soient par ailleurs les points communs qu’il partage
avec le règne du vivant. Ou pour le dire autrement, pour la grande majorité des
penseurs médiévaux, et jusqu’aux anatomistes de la Renaissance, l’homme jouit
d’un degré ontologique supérieur aux animaux par l’âme qui est en lui et lui
permet de contempler Dieu. Si les animaux sont dotés d’une âme, celle-ci ne
peut être que d’un degré ontologique inférieur, pour des raisons
essentiellement théologiques.
Mais après
Montaigne et Charron, la question de l'existence de l'âme des bêtes devient le
champ d'une bataille dont l'enjeu métaphysique porte clairement sur la nature
de l'homme, et sur ce qui lui est propre. Pour Charron notamment, « les
bêtes… sont de la même famille que nous », et sont même dotées de la
parole et de la pensée[1]. De fait l'existence de l'âme des animaux au début du XVIIe
siècle ne fait en effet guère de doute ni pour les aristotéliciens, ni pour les
platoniciens, ni pour les libertins[2]. Mais justement tous diffèrent par l'acception qu'ils lui donnent,
selon qu'elle est de même essence chez l'homme et l'animal, comme le pensaient
par exemple Charron et Montaigne[3], ou comme chez saint François de Sales dotée de « deux degrés
de perfection », l'animus et la mens qui seule est propre à l’homme[4]. En adoptant un dualisme strict entre l'âme et le corps, Descartes,
qui s'en prendra nommément à Montaigne[5], dessine un nouvel horizon métaphysique, et il renouvelle en même
temps la question du statut de l'âme des bêtes. La place importante qu'elle
occupe ensuite dans les débats de la seconde moitié du Grand siècle révèle le
profond bouleversement qu'a entraîné le cartésianisme.
Après avoir déterminé l'évolution de la
problématique de l'âme des bêtes chez Descartes et sa formulation cartésienne
définitive chez Clauberg et Cordemoy, nous verrons comment le débat initié par
deux médecins contemporains, Pierre Chanet et Marin Cureau de La Chambre[6], va ensuite se transformer sous son influence, permettant
d'esquisser les premières ébauches du vitalisme et du mécanisme. Il est bien
sûr impossible de citer dans cette brève étude tous les auteurs qui vont
aborder la question de l'âme des bêtes dans la seconde moitié du XVIIe
siècle[7]; nous nous limiterons au traité malebranchiste de L'âme des bêtes attribué à Antoine Dilly[8], et à quelques-unes des œuvres auxquelles il fait explicitement
référence, à savoir celles de Malebranche, de Jean-Baptiste Duhamel, du Père
Pardies, du Père Goudin et la compilation augustinienne du Père André Martin,
plus connu sous le pseudonyme d'Ambrosius Victor.
1. La détermination progressive
de la thèse cartésienne
L'âme occupe une place éminente et bien
identifiée dans les grands textes cartésiens, sur laquelle il n'est guère
besoin d'insister. Définie comme une substance distincte du corps, elle a pour
mode principal la pensée[9], alors que le corps au contraire est déterminé par l'étendue
géométrique propre à la matière[10]. Toute la physiologie cartésienne se trouve résumée dans le
« modelle »[11] de la machine retenu par Descartes pour illustrer le fonctionnement
du corps, comparé à l'occasion à une horloge, une fontaine artificielle, un
orgue ou un moulin[12]. Mais, comme Descartes le reconnaît parfois, ces analogons qui sont
des artéfacts sont eux-mêmes insuffisants pour comprendre toute la complexité
du vivant qui excède les capacités techniques de l’homme.
La question pour l'âme des bêtes se
ramènera donc à déterminer (1) si elles pensent ou non, et (2) s'il est
possible de rendre compte de toutes leurs opérations par les simples lois du
mouvement qui régissent la matière.
La
correspondance de Descartes porte trace très tôt de la question de l'âme des
bêtes, et révèle aussi une détermination progressive de sa position du Traité de l'homme aux Meditationes, qui en marquent
l'exposition finale. J’ai montré dans une étude précédente[13] que cette recherche peut se décomposer en deux étapes : envisagée
d'abord dans une acception faible réinterprétant fortement l'usage augustinien,
l’expression de « l'âme des bêtes » va ensuite disparaître à cause de
l'ambiguïté qu'elle conservait malgré tout.
De l’homme
au Discours
Après
le traité de L'homme qui ne fait aucune mention de l'âme des
bêtes, c’est le Discours qui va
apporter les éléments les plus significatifs pour notre thème. Déjà, dans une
lettre à Mersenne de cette époque, Descartes considère que l’âme des bêtes doit
être entendue non pas pour chaque animal en particulier mais pour l'ensemble de
la nature, collective[14]. Le Discours de la Méthode va
prolonger cette réflexion, non sans souligner la distinction fondamentale entre
l'homme et l'animal en développant deux caractéristiques principales qui les
séparent. Les arguments développés sont bien connus : (1) les bêtes sont
inaptes au langage, et (2) leurs actions, aussi parfaites qu'elles puissent
paraître, ne résultent que de la remarquable adéquation de leurs organes à
l'usage qu'elles en font et non d'une quelconque connaissance[15].
Ces deux arguments permettent à
Descartes de conclure que l'âme des bêtes n'est pas de même nature que la nôtre
en ce qu'elle ne peut pas penser.
Les
positions du Discours vont être très
tôt prises à partie comme on le sait, notamment sur le statut de l'âme des
bêtes. Pressé de s'expliquer par Fromondus, Descartes répond par une définition
qui deviendra ensuite courante sous sa plume :
« J'ai clairement expliqué
que les âmes des bêtes ne sont rien
d'autre que du sang, à savoir celui qui, échauffé dans le cœur et subtilisé
en esprits, se répand depuis les artères par le cerveau, [et de là] dans tous
les nerfs et tous les muscles. »[16]
Chose inhabituelle chez lui, Descartes conclut sa réponse à la
manière des œuvres de jeunesse de Saint Augustin en se référant à l'Écriture
Sainte, à savoir au Lévitique et au Deutéronome, qui interdisent d'absorber
du sang car « il y a dans le sang l'âme de la chair ».[17] Cette définition donnera lieu à d'abondants commentaires chez les
cartésiens de tous bords, la référence à l'augustinisme étant devenue presque
incontournable pour défendre le cartésianisme[18].
La première position de Descartes accorde donc que les bêtes n'ont
certes pas d'âme rationnelle, mais qu'il est possible de leur accorder une
sorte d'âme matérielle et mortelle qui peut être une façon de parler de la vie
des animaux. Mais il lui restera à expliquer la perfection des mouvements des
animaux, soit encore à développer le modèle de la machine, ce pour quoi il n’a
laissé que quelques pistes comme nous le verrons bientôt.
Des Meditationes aux Responsiones
Utilisée ensuite à plusieurs reprises dans sa
correspondance[19], cette identification de l'âme des bêtes au sang a effectivement le
double avantage de justifier l'absence d'une raison animale et de rendre compte
de la nutrition et de la croissance sans aucun recours à une quelconque âme
sensitive[20]. Il s'ensuit que les bêtes ne peuvent avoir de sensations comme nous[21], qu'elles ne pensent pas[22], et que leur âme est mortelle[23]. Toutefois, devant les difficultés de certains de ses
correspondants, et en construisant ses Réponses aux Objections soulevées par
les Meditationes, Descartes va
progressivement radicaliser sa position, redéfinissant en même temps son
lexique.
Il
précise ainsi à Regius que les bêtes sont bien dotées d'une « vis vegetandi & sentiendi »
mais qu'elles sont dépourvues d'une « mens »,
autrement dit elles croissent et sentent sans penser. Or cette force est bien
distincte de l'âme :
« On a ignoré communément
que les bêtes n'ont pas d'esprit, et
que pour cette raison le nom d'âme est
équivoque selon qu'il concerne l'homme et les bêtes. »[24]
L'abandon de la notion d'âme des bêtes
est ensuite annoncé dans les Réponses aux Objections de Gassendi. Après avoir
rappelé que les âmes des bêtes ne peuvent être que corporelles et que le corps
ne contribue en rien à la pensée, Descartes s'arrête un instant aux difficultés
théoriques soulevées par une simple ambiguïté lexicale :
« Parce que peut-être les
premiers auteurs n'ont pas distingué en nous ce principe par lequel nous sommes
nourris, nous grandissons, et toutes les autres choses que nous avons en commun
avec les bêtes, que nous réalisons sans aucune pensée, avec celui par lequel
nous pensons, ils ont appelé l'un et l'autre du seul nom d'âme. »[25]
Descartes s'en tiendra dès lors à une
définition stricte de l'âme comme pure pensée, rejetant les fonctions
proprement animales du côté du corps. Le corps vivant est bien présent à l’âme
en tant que corps sentant et corps senti, mais ceci est réalisé par
l’intermédiaire de l’union de l’âme et du corps, si bien que l’épreuve de la
douleur sera notamment réservée à l’être humain[26]. S'il est donc clair que les bêtes ne pensent pas, elles n’ont pas
non plus de sentiments[27], ce qui constitue la position définitive de Descartes.
La postérité cartésienne
Johannes Clauberg est certainement un des
héritiers cartésiens les plus fidèles à Descartes. La manière dont il traite de
l’âme des bêtes dans sa Theoria corporum
viventium montre à la fois l’impact de la pensée cartésienne et en même
temps comment elle a pu être comprise et en partie ajustée.
Il est clair pour Clauberg que le corps animal
ou humain fonctionne suivant les mêmes lois que la physique, et plus
particulièrement que la chaleur des fermentations est la vraie source de la vie[28]. Le corps vivant animé par cette source d’énergie fonctionne quant à
lui selon des lois mécaniques, à la manière d’une horloge ou d’un mécanisme,
quoique de tels analogons soient insuffisants pour décrire la perfection et la
subtilité de ces automates « faits de la main de Dieu »[29]. Il serait tentant de déduire de la perfection des actions des
animaux que ceux-ci sont comme nous dotés d’une âme, ce que fait effectivement
Clauberg, en précisant qu’il ne s’agit pas d’une âme rationnelle :
« L’âme des bêtes n’est pas
dite rationnelle ou intelligente, ni pourvue de volonté ; il lui est
néanmoins donné une connaissance, par le sens et l’appétit »[30].
Si cette âme
n’est pas rationnelle, elle ne peut donc se hisser au niveau du
« cogito », et elle ne sera donc pas non plus immortelle ; du
coup l’individualité des animaux est accidentelle, un résultat qui rejoint la
formule cartésienne rencontrée plus haut d’une « âme des bêtes »
collective. Le fait que les animaux ne puissent exprimer de pensées est
corroboré par l’absence d’un vrai langage animal.
Le statut exact du langage des animaux est un
des points discutés à la fin du XVIIe siècle. Géraud de Cordemoy,
dans son moderne Discours physique de la
parole, ajoute une prolongation de la distinction cartésienne entre l’âme
et le corps qui connaîtra une postérité tardive :
« Dans la parole, il y a
toujours deux choses, savoir la formation de la voix, qui ne peut venir que du
corps, et la signification ou l’idée qu’on y joint, qui ne peut être que de la
part de l’âme »[31].
Les cris des
animaux appartiennent à la part corporelle du langage, et forment de ce fait
une langue d’automates réagissant à des stimuli selon leurs instincts ou leur
dressage. Et en cela, « les bêtes n’ont pas besoin d’âme pour crier, ou
former des paroles »[32].
2. Les actions des animaux
Pour
pouvoir légitimement refuser au règne animal le droit à la pensée, il faut
pouvoir rendre compte de toutes les actions animales par les seules fonctions
du corps, autrement dit dans une perspective cartésienne par les seules lois
ordinaires de la physique. Le débat va donc se placer très tôt sur le statut de
l'instinct, les causes des actions animales et sur le langage des animaux,
thèmes qui deviendront rapidement l'objet de longs débats.
L’instinct
Le concept d'instinct connaît à partir du XVIe siècle un
engouement certain, et surtout commence à faire l'objet de définitions assez
précises pour le rendre opératoire. Ainsi Jean Huarte nous en donne l’acception
qui va devenir commune, et qui sera encore en usage un siècle plus tard :
« Les bêtes brutes... font
des choses (merveilleuses) par un instinct de nature, laquelle enseigne à
chacun, en son espèce, ce qu'il doit faire. »[33]
Le médecin espagnol essaie par ailleurs
de rendre compte de cet
« instinct de nature » par les facultés galéniques, rejetant donc par
principe toute relation avec la pensée, sans grand succès il faut bien
l'avouer. Pour lui, l’instinct commande des actions ou des suites d’actions
extérieures, alors que les facultés ont une fonction intérieure et corporelle
bien déterminée, comme la digestion ou la respiration.
L'absence
d'une délimitation claire des relations de l'instinct et de la pensée est au
cœur de la longue dispute qui oppose deux médecins, Pierre Chanet et Marin
Cureau de la Chambre, du vivant même de Descartes.[34]
Pour La Chambre, l'instinct, qui est
propre aux animaux, se définit « comme un certain poids, une inclination
ou un mouvement qui supplée au défaut des facultés naturelles... L'instinct est
une impulsion secrète et cachée qui ne dépend point de la connaissance
ordinaire des sens. »[35] Or la question va bien être d'une part de savoir si cet instinct est
ou non suffisant pour rendre compte de toutes les actions des animaux, et
d'autre part s'il est distinct ou non de l'âme. Toujours selon La Chambre,
« l'imagination est la cause de l'instinct, & partant les bêtes
connaissent ce qu'elles font par lui. »[36] L'instinct est donc « une cause secrète qui agit par une
connaissance qui est née avec nous, & qui ne vient point des sens, de
l'expérience, ni de l'instruction »[37]. Autrement dit il est nécessaire de concevoir un acte de pensée chez
les animaux, qui vient utiliser les « espèces naturelles » contenues
dans la mémoire ou composées par l'imagination, et produire une image, ce qui
détermine une connaissance véritable. Cette approche est tirée de Montaigne et
de Charron[38]. Et La Chambre reprend un exemple classique représentatif d’un acte
instinctif qui est aussi un acte pensé : « la brebis connaît et craint le
loup dès la première fois qu'elle le voit. »[39]
Au
contraire Pierre Chanet, avec l'intention avouée de critiquer Charron et
Montaigne[40], refuse d'admettre l'existence d'une pensée chez les animaux, ce qui
reviendrait selon lui à les doter d'une âme située au même degré d'être que
l'âme humaine, thèse qu’il ne saurait admettre étant donné ses conséquences
philosophiques et théologiques[41]. Pour rejeter l’interprétation de La Chambre, Chanet distingue
l’imagination et la pensée proprement dite. L'imagination est située selon lui
dans la partie avant du cerveau[42], et elle est donc de nature matérielle, bien distincte de
l'entendement proprement spirituel qui n'est attaché à aucun organe corporel et
auquel s’accorde la pensée. Mais dans quelle mesure est-il possible d'assurer
qu'aucune pensée n'intervient dans les actions des animaux, ou autrement dit
l'instinct est-il assez puissant pour toujours suffire à rendre compte de toute
action animale? La définition de l'instinct revêt chez Chanet des accents
préparant la voie à l'occasionalisme de Malebranche :
« L'instinct est une
direction de tous les Êtres naturels vers leur fin, lorsque cette fin est trop
relevée pour leur connaissance, & qu'ils n'ont d'eux-mêmes aucune faculté
naturelle pour les y conduire, Dieu suppléant par sa providence le défaut de
tous les agents naturels dans les actions. »[43]
Contrairement à La Chambre selon lequel
« Dieu n'est pas la cause de l'instinct »[44], celui-ci est selon Chanet inné, donné par Dieu à chaque espèce
selon ses besoins. Mais pour être plus précise sur son origine, cette
définition laisse dans l'obscurité l'exact différence entre l'instinct et la
raison. Selon Chanet, l'imagination, ou « phantaisie », est bien
distincte de l'entendement en ce qu'elle est une faculté matérielle, ce qui la rend
commune à l'homme et aux animaux[45]. Mais il prend manifestement une définition faible de l'imagination,
en la limitant à une « faculté intérieure qui reçoit et discerne les
images des objets », alors que La Chambre lui attribuait la vertu de
produire de nouvelles images[46]. Le problème se trouve donc transféré à la
« réminiscence », entendue comme une action de l'esprit, et que
Chanet résout en distinguant celles qui sont communes aux animaux et celles qui
sont propres à l'homme[47], sauvant in extremis la spiritualité et donc l'immortalité
de l'âme humaine.
On voit donc
que Chanet et La Chambre buttent tous deux sur une double difficulté. D’une
part ils ne s’accordent par sur la cause de l’instinct, causé effectivement et
actuellement par Dieu chez l’un, et d’ordre naturel chez l’autre. D’autre part
ils ne donnent pas tous les deux la même portée à l’instinct, l’un le limitant
à des automatismes, et l’autre lui accordant le rang de la pensée.
Descartes
redéfinit pour sa part le concept d'instinct dans une lettre à Mersenne de
1639, d'une façon tout à fait novatrice :
« Je distingue deux sortes
d'instinct : l'un est en nous en tant qu'hommes & est purement
intellectuel; c'est la lumière naturelle ou intuitus
mentis, auquel seul je tiens qu'on se doit fier; l'autre est en nous en
tant qu'animaux, & est une certaine impulsion de la nature à la
conservation de notre corps, à la jouissance des corporelles, &c. »[48]
Il décline donc l'instinct suivant sa
thèse dualiste fondamentale, ce qui lui permet de déplacer radicalement le problème
sans issue qui opposait Chanet et La Chambre. Comme il le redira plus tard à
Newcastle, la perfection des actions des bêtes n'a rien d'extraordinaire, car
elles sont réalisées « par instinct », et elles n'ont rien à voir
avec la pensée. Les singes ont « l'instinct d'ensevelir leurs morts...
[comme] chiens et chats grattent la terre pour ensevelir leurs excréments...
Ils ne le font que par instinct, & sans y penser. »[49] Il semble par ailleurs que pour lui l'instinct soit inné, comme le
sont certaines maladies familiales[50]. Ce serait le cas de cette « géométrie naturelle », déjà
présente chez Képler[51], qui permet de rendre compte de certains phénomènes complexes comme
l'évaluation des distances sans recours à la pensée[52]. La perfection de certaines actions animales ne ferait que confirmer
l'analogie entre bêtes et machines, car elles ne révèlent que la parfaite
disposition de leurs organes, et non une quelconque intelligence animale[53].
Mais il
considère aussi que les animaux peuvent apprendre in utero les comportements qui leur conviennent, comme en témoigne
le Fragment [18] des années 1630[54]. Ce mode d’apprentissage est lié au thème fameux des « marques
d’envie », selon lequel les femmes enceintes peuvent engendrer des marques
sur leur enfant en cas de désagrément. Cette question a longtemps intrigué les
médecins, qui estimaient qu’il existe un lien de « sympathie » entre
la mère et le fétus. Comme je l’ai montré dans une étude précédente[55], Descartes opte pour une explication mécanique, la mère transférant
à l’enfant les impressions de son imagination par le sang nourricier, ce qui
lui permet d’écarter la philosophie hermétique et l’alchimie, quoiqu’il n’ait
jamais là non plus complété son explication. Le même procédé mécanique permet
de comprendre ce type d’apprentissage in
utero.
Modifiée par
l'introduction d'une véritable autonomie du corps[56], la question de l'âme des bêtes sera donc désormais remplacée par la
recherche d'un processus mécanique rendant compte de toute action animale, et
Descartes n'a notamment pas besoin d'avoir recours comme Chanet à cette obscure
« sympathie » qui unirait tous les mouvements de la nature pour
rendre compte des associations d'idées.[57]
Antoine
Dilly adopte un point de vue strictement cartésien lorsqu'il affirme que
l'instinct des bêtes « ne peut consister que dans la disposition
particulière de leur cerveau quand elles naissent. »[58] D'une certaine manière, même ceux qui ne font pas une telle
profession de foi ont peu ou prou été influencés par les thèses cartésiennes.
Ainsi par exemple Ignace Pardies, qui est souvent proche de Descartes, en fait
bien une disposition du corps[59], mais il refuse de concevoir le corps comme une simple substance
étendue[60]. On en trouve même trace chez Jean-Baptiste Du Hamel qui définit
encore l'instinct comme une connaissance, mais celle-ci est dite innée et
congénitale, et limitée aux choses matérielles[61]. Autrement dit l'instinct a perdu toute relation avec la
connaissance rationnelle de l'âme humaine. Les difficultés liées à
l'insuffisance conceptuelle de la définition de l'instinct qui affectaient les
échanges entre La Chambre et Chanet n'auront donc plus court : la question
principale est devenue de savoir si l'instinct est bien corporel ou non. D'une
certaine manière la thèse cartésienne du mécanisme a donc gagné même ses
opposants, qui ne peuvent plus que tenter d'en limiter le domaine de validité.
Les mouvements
La
classification des mouvements se présente comme une autre traduction de la
question de l'âme des animaux, selon qu'il s'avérera ou non nécessaire de leur
reconnaître des mouvements volontaires.
Dans sa
croisade contre l'âme des animaux, Chanet développait une typologie des
mouvements assez élaborée, en distinguant (1) ceux qui « procèdent de nos
facultés libres qui se déterminent elles-mêmes », (2) ceux qui
« dépendent des facultés végétantes et sensibles, qui sont déterminées par
leur objet toutes les fois qu'il est présent », au nombre desquelles il
faut compter la mémoire et l'imagination, et (3) ceux qui sont soit
« imprimés par violence » soit « des mouvements de
l'instinct ».[62] Toute sa difficulté sera à partir de cette distinction de montrer
que toutes les actions des animaux sont du deuxième ou du troisième type. Même
celles qui semblent les plus extraordinaires doivent pouvoir être expliquées
sans recours à la pensée ni à l’intelligence. Reprenant une observation bien
connue des philosophes hermétiques, il soutient par exemple que la fuite de
l'agneau devant le loup est un mouvement naturel de l'instinct[63], répondant peut-être à un contre exemple déjà soulevé par Arnauld à
propos des Meditationes de Descartes[64]. La Chambre utilise le même exemple à son profit pour montrer qu'au
contraire de ce que croit Chanet « les bêtes craignent le mal à
venir »[65], tant il est persuadé que toutes les actions animales sont le fruit
d'une manière de raisonnement, y compris d'ailleurs les appétits[66]. Si bien qu'il peut soutenir sans contradiction que « tous les
mouvements des Animaux que l'on appelle volontaires viennent de l'émotion de
l'appétit qui en est le principe »[67]. Reprenant la typologie de Chanet pour la redéfinir, il cherchera
plus tard à montrer que les mouvements volontaires s'opposent aux mouvements
naturels parmi lesquels le battement du cœur ou la séparation des excréments[68].
La
position de Chanet reste donc délicate : cherchant un substitut aux
opérations d'un entendement animal qu'il rejette, il se trouve contraint
d'attribuer une place prééminente à l'instinct[69] et aux mystérieuses relations de sympathie et d'antipathie, sans
pouvoir prouver véritablement l'absence d'une activité spirituelle dans les
opérations qu'il leur attribue. La Chambre évite un tel recours en ramenant la
sympathie à l'instinct[70], mais il adopte aussi une conception universelle de la volonté qui
devient impliquée dans toute action, ce qui finit par rendre ambiguë le rôle
même de la pensée. L’un rejette donc l’entendement animal au profit de
l’instinct mais a du mal à rendre compte de tous les comportements animaux,
l’autre explique tous les comportements animaux par recours à la volonté, mais
devient du coup impuissant à distinguer les actions réfléchies des actions
instinctives, pour l’animal aussi bien que pour l’homme.
Descartes
semble se tirer plus facilement d'affaire que Chanet en adoptant à la manière
de La Chambre seulement deux types principaux de mouvements[71] : (1) les mouvements naturels ou mécaniques qui ne dépendent que du
cours des esprits animaux et de la disposition du cerveau et de l'organisme, et
qui concernent « les actions qui nous sont communes avec les bêtes »[72], et (2) les mouvements dits volontaires commandés par l'âme[73], qui permettent de distinguer l'homme et l'animal[74]. Il faut compter parmi les premiers des mouvements automatiques
innés comme la marche, la digestion ou la respiration[75], mais aussi des mouvements automatiques acquis, tels ceux qui sont
appris par les animaux dressés[76], ou l'exercice répété des matelots et des graveurs qui améliorent
par l'habitude leur capacité visuelle[77]. Ces derniers ne révèlent jamais que l'existence d'une mémoire
corporelle, limitée à un objet matériel et liée au corps, la seule qui puisse
être attribuée aux animaux[78]. On voit donc comment Descartes, en évitant les difficultés
rencontrées par Pierre Chanet, se distingue de La Chambre en classant les
actions animales parmi les mouvements naturels et non pas parmi les mouvements
volontaires. La force de cette nouvelle typologie réside d'une part dans la
clarté de ses définitions, et d'autre part dans le fondement ontologique qui la
commande. Elle lui permet aussi de réactualiser d'une certaine manière les
thèses héritées de Thomas d’Aquin en substituant à la physiologie
aristotélicienne son mécanisme[79].
L'explication
cartésienne des mouvements va devenir elle aussi incontournable dans les débats
autour de l'âme des bêtes. Ainsi Pardies, qui critique ceux qui, comme La
Chambre ou Du Hamel, attribuent une âme même aux plantes[80], reprend comme le thomiste Goudin la distinction cartésienne entre
« mouvements naturels » et « mouvements volontaires »,
ceux-là seuls étant commandés par la pensée[81]. Et chez Pardies, l'agneau fuira donc le loup « par la
nécessité de la nature, & non par la détermination d'aucune
connaissance »[82]. Mais en développant le concept
de « connaissance virtuelle » propre aux connaissances sensibles, il
accorde quand même une âme matérielle aux bêtes, « un principe qui
connaît, & qui distingue les objets » et détermine donc leurs actions[83]. De la même manière André Martin, l'Ambrosius Victor, tout en
envisageant la possibilité que Dieu puisse créer les animaux vivants comme nous
fabriquons des machines, préfère en rester à la thèse d'une âme sensitive
corporelle à la manière des auteurs des Sixièmes
objections aux Meditationes[84], complétée pour la bonne cause d'une « disposition cachée »[85]. Dilly critiquera vivement la thèse de l'existence d'une âme animale
qui puisse penser, l'estimant contradictoire d'un point de vue cartésien[86], et lui préférant comme Malebranche la réduction des mouvements des
animaux à « la disposition des ressorts dont leur machine est composée »[87]. La position de Pardies est particulièrement révélatrice de la
difficulté qu'a rencontré la philosophie cartésienne : si certaines de ses thèses pouvaient bien être reçues, comme la
typologie des mouvements, d'autres au contraire, fussent-elles les plus
fondamentales comme la distinction de l'âme et du corps, demeuraient trop
éloignées de l'enseignement
traditionnel pour être acceptées.
Le langage des animaux
Le rôle du langage animal à propos de l’âme des bêtes se résume en un
axiome admis par les différentes parties : si les animaux usent d'un langage,
c'est donc qu'ils pensent. La question est alors de savoir s’ils parlent
effectivement, ce qui ne fait aucun doute pour La Chambre : les bêtes
communiquent leurs pensées par la voix, et à défaut par le geste[88]. Pour assurer son discours d'un fondement sûr, La Chambre développe
une théorie du langage s'inspirant fortement de Saint Augustin, distinguant
notamment la signification de la parole et son articulation physique en un son[89]. Le langage des bêtes, entendu comme une communication de pensée, se
distingue de celui des hommes en ce qu'il vient de « l'institution de la
Nature ou de Dieu », et non du « consentement mutuel des
Hommes »[90].
Pierre Chanet
va s'attacher pour sa part à distinguer le signe et la signification :
« Toute communication de
pensée n'est pas une parole. Et la parole n'est pas tout ce qui marque la
pensée. C'est un signe d'institution : je veux dire que c'est une sorte de voix
ou de geste qui n'est pas naturelle, & qui n'a autre signification que
celle qu'on lui a imposée par accord et consentement fait entre ceux qui s'en
servent. »[91]
En développant cette distinction
cratylienne entre la parole dite et le sens qu'elle manifeste, Chanet estime
légitime d'en déduire que les bêtes ne peuvent penser puisqu'elles ne font au
mieux que communiquer leurs passions. Cette approche sera aussi celle de Géraud
de Cordemoy, dans son fameux Discours
physique de la parole.
Le
langage devient chez Descartes une des deux principales preuves expérimentales
de ce que les hommes se distinguent bien des bêtes, preuve sur laquelle il
reviendra souvent[92], et qui se trouve développée pour la première fois dans un passage
fameux du Discours de la Méthode :
« On peut bien concevoir
qu'une machine soit tellement faite qu'elle profère des paroles, & même
qu'elle en profère quelques unes à propos des actions corporelles, mais non pas qu'elle les arrange
diversement, pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi
que les hommes les plus hébétés peuvent faire. »[93]
Descartes admet donc bien la possibilité
que les animaux puissent exprimer quelque chose de signifiant, mais cet usage
de paroles est nettement distingué de la maîtrise d'un véritable langage fondé
sur la « raison instrument universel » qui, par ses possibilités
d'adaptation sans limite à toute situation, dépasse largement les capacités
d'une machine ou d'un animal, aussi perfectionnés que soient leurs organes[94], si bien qu'on ne peut dire que « les bêtes parlent entre
elles »[95], comme le défendait par exemple Pierre Charron. Et Descartes déploie
un parallèle promis à une riche postérité : alors que les pies et les
perroquets ne font que répéter les paroles qu'ils ont apprises, au contraire
les muets, quoique privés de l'organe de la voix, n'en développent pas moins un
langage véritable[96]. La distinction entre la parole et le sens sera amplement développée
par Cordemoy dans son Discours physique
de la parole, préfigurant l’école anglosaxone de philosophie du langage du
XXe siècle, de Quine à Kripke.
Déjà esquissée
par Morus dans sa correspondance avec Descartes[97], la défense de l'existence d'un langage animal devra prendre ensuite
en compte la critique cartésienne. Ainsi Pardies accepte bien comme Dilly que
« les mouvements nécessaires à la parole se font sans connaissance »[98], mais en leur accordant pourtant la capacité de signifier quelque
sentiment par leur attitude. Au contraire Dilly réduit comme Descartes le
langage animal et les passions à de simples mouvements des esprits animaux, ce
qui les rend bien communes à l'homme et à l'animal, mais en ce qu'elles sont
seulement corporelles[99]. Et reprenant l'exemple cartésien des perroquets, il réduit leur
facilité d'imitation à la seule bonne disposition de leurs organes[100].
3. Du rôle de la métaphysique
Le
déplacement de la problématique de l'âme des bêtes opéré par Descartes a été
rendu efficace par son fondement métaphysique dualiste. Simple corollaire de la
thèse des animaux-machines, elle-même n'étant qu'une conséquence du dualisme
substantiel entre l’âme et le corps, il bouleverse en effet le cadre des débats
autour de l’âme des animaux ainsi que leur objet non pas tant en rejetant
l'existence d'une âme au sens propre qu'en modifiant la manière de lire le
livre du monde. Attribuait-on auparavant une âme aux bêtes? Ce n'est qu'un
préjugé de l'enfance qui nous fait croire que parce qu'elles semblent agir
comme nous, elles nous sont semblables[101]. L'âme des bêtes, si l'on tient à garder l'expression, ne pourra
plus être chez les cartésiens ni rationnelle ni immortelle, en ce qu'elle
traduit simplement des actions corporelles où la pensée n'a aucune part[102], et Marin Cureau de La Chambre lui-même subit l'influence de ces
arguments dans ses dernières œuvres[103].
L'importance
du fondement métaphysique de la thèse cartésienne est particulièrement
manifeste si l'on considère le peu de répercussions de l'œuvre de Gomeiz
Pereira avant la publication du Discours
de la Méthode. En effet l'Antoniana
Margarita de 1554 développait déjà une thèse mécaniste, réservant la pensée
à l'homme et cantonnant les actions animales à de simples mécanismes[104], les animaux étant de ce fait dépourvus d'âme[105]. Quoique connu de nombreux lettrés comme le Père Mersenne[106] ou Antoine Dilly[107], le livre du médecin espagnol n'a pas joué à cette époque le rôle de
l'œuvre de Descartes faute de fondements métaphysiques lui donnant une
dimension pertinente[108]. Elle ne sera redécouverte que plus tard, à la suite essentiellement
de l’article que Pierre Bayle lui consacre dans son Dictionnaire[109].
Dépassant les restrictions problématiques introduites par Charron et Montaigne,
l’éclaircissement du statut de l'âme des bêtes chez Descartes marque donc bien
un tournant, qui ne se limite pas à un simple épisode secondaire : elle
détermine pour tous les penseurs ultérieurs le nouvel horizon qui permet de
concevoir cette question, et ne se limite d'ailleurs pas aux cercles cartésiens
comme on a pu le croire[110]. Même Antoine Goudin, pourtant compté parmi les fidèles de Thomas
d'Aquin, acceptera bien l'idée que les corps sont comparables à des machines
faites d'organes[111], mais il leur conservera toutefois une âme matérielle et divisible
qui leur donne vie[112], séparant donc implicitement les fonctions corporelles, entendues
d’un point de vue cartésien, et la vie proprement dite. Si la conception
cartésienne du corps va rapidement se révéler inappropriée, l’analogie
mécanique survivra à son système, car comme le constatait Bernard
Lamy « c’est Descartes qui a ouvert ce chemin ; c’est à sa
Méthode qu’il se faut attacher ; je dis à sa Méthode, car pour la plupart
de ses explications, il les faut regarder non comme la vérité, mais comme des
conjectures raisonnables »[113].
Pourtant,
à vouloir séparer l’homme et l’animal, Descartes n’a-t-il pas sous-estimé le
second au profit du premier, en n’accordant aux « bêtes » que
l’instinct ? Les différents éléments collectés au fil du corpus cartésien
- apprentissage in utero, géométrie
naturelle, mouvements mécaniques - permettent de rendre crédible sa thèse. Sans
doute les connaissances zoologiques de son époque ne lui permettaient-elles pas
d’envisager un authentique langage des animaux, qui pour être inarticulé n’en
transmet pas moins des contenus, ce que reconnait par exemple Cordemoy. La
thèse du corps-machine, tout en préservant l’immortalité de l’âme humaine,
était sans doute insuffisante pour concevoir une intelligence animale ;
elle a néanmoins ouvert un champ de possibles en dégageant un domaine de
recherche qui se révélera particulièrement fructueux.
Notons
brièvement pour finir que Leibniz, réinterprétant la définition de la
substance, déplace l’ensemble des thèses cartésiennes sans en modifier
l’objectif. Revenant en particulier sur l’analogie entre l’automate et le corps
vivant qui déjà embarrassait Clauberg, Leibniz cherche à comprendre l’unité du
vivant qui est plus qu’un simple assemblage de pièces ou de parties, et il
s’interroge d’abord sur la réalité de l’identité individuelle des animaux[114]. Rapidement, il considèrera que nous avons affaire là à une
véritable substance :
« Il faut nécessairement
qu’il se trouve dans la nature corporelle de véritables unités, sans lesquelles
il n’y aurait point de multitude ni de collection ; il faut que ce qui
fait la substance corporelle… se trouve dans les animaux, qui les rend capables
de sentiment, qu’on appelle leur âme, que Saint Thomas a jugé devoir encore
être indivisible. »[115]
Là où Descartes peinait à décrire
l’unité du corps vivant, ce « compages
membrorum »[116], Leibniz poursuit l’ouverture opérée par Clauberg en reprenant la
notion d’âme des bêtes, et en lui donnant bien plus qu’une simple référence
collective, puisqu’il considère que les animaux sont dotés de perception, de
mémoire, et peuvent même distinguer ce qui leur convient.
Mais nous
sommes loin d’un point final sur cette question. Un siècle après Descartes,
Linné compte dans sa classification l’orang-outang ou « homo
silvestris » parmi le genre « homo ». La frontière entre
l’humain et l’animal semble à nouveau s’estomper. Le zoologue danois annonce
ainsi d’une autre manière Darwin qui ramènera l’espèce humaine dans l’orbe de
l’animalité. Au contraire Buffon, réagissant par avance au risque de confondre
l’homme et l’animal, retrouve la problématique de Descartes tout en rejetant
presque toutes ses thèses :
« Il n’est pas étonnant que
l’homme, qui se connaît si peu lui-même, qui confond si souvent ses sentiments
et ses idées, qui distingue si peu le produit de son âme de celui de son
cerveau, se compare aux animaux, et n’admette entre eux et lui qu’une nuance,
dépendante d’un peu plus ou d’un peu moins de perfection dans les
organes ; il n’est pas étonnant qu’il les fasse raisonner, s’entendre et
déterminer comme lui, et qu’il leur attribue, non seulement les qualités qu’il
a, mais encore celles qui lui manquent. Mais que l’homme s’examine, s’analyse
et s’approfondisse, il reconnaîtra bientôt la noblesse de son être, et verra
d’un coup d’œil la distance infinie que l’Etre suprême a mise entre les bêtes
et lui. »[117]
Alors que se pose plus que jamais la
question de la dignité de l’homme, trop souvent ravalée à un état transitoire
ou à une propriété que l’on peut perdre ou acquérir, cet avertissement du grand
zoologue rappelle que la dimension animale n’est pas la seule dont il faut
tenir compte lorsqu’il s’agit de l’homme.
[109] Sur la postérité de Gomez Pereira à la fin du
XVIIe siècle et au XVIIIe, cf. R. Llavona Uribelarrea, J. Bandrés
Ponce, « La recepción del pensamiento de Gómez Pereira en Europa :
del Barroco a la Ilustración », in Revista
de Historia de la Psicología, 1993, vol. 14, nº 3-4, p. 131-137.