[Dean ZIMMERMAN a soutenu
son Ph.D à Brown University sous la direction de Roderick Chisholm. Il dirige
actuellement le Centre d’études sur la
philosophie de la religion au département de Philosophie de l’Université
Rutgers (New Brunswick), dans lequel enseignent entre autres Ernest Sosa, Jerry
Fodor, Peter Kivy et Jonathan Schaffer. Il est aussi le co-organisateur du
Séminaire d’été des études thomistes (avec Michael Rota). Il a été éditeur de
nombreux livres importants, parmi lesquels 1/ Metaphysics :
the Big Questions (avec Peter Van Inwagen), Blackwell, seconde édition
2008 ; 2/ Oxford Handbook of Metaphysics (avec M.
Loux), Oxford UP 2003 ; 3/ Persons :
human and divine, Oxford UP, 2007. Il a publié de très nombreux articles de
métaphysique, dont celui que nous traduisons ci-dessous en français. Enfin,
avec Karen Bennett, il est l’éditeur des Oxford
Studies in Metaphysics (depuis 2004), neuf volumes ayant paru à ce jour.
Dean Zimmerman a été le conseiller scientifique principal dans l’organisation
du colloque « Objet & personne », qui s’est tenu à Aix en
Provence du 16 au 18 octobre 2014.
L’article que nous donnons
à lire est fort éclairant sur le point de savoir en quoi les propriétés phénoménales de l’expérience consciente
pourraient être comptées parmi les propriétés fondamentales. Bon
connaisseur des positions de Lotze, Brentano et Broad, Zimmerman intègre
l’évolution doctrinale des adverbialistes dans sa réflexion — et dans le bilan
d’étape qu’il fournit. Nous le remercions vivement d’avoir autorisé la
traduction de cet article qui a paru dans les Proceedings of the Aristotelian Society.
jmm]
Du dualisme des
propriétés au dualisme des substances
Dean Zimmerman
Résumé : Le dualisme
des propriétés jouit de nos jours d’un léger regain d’intérêt ; le
dualisme des substances n’en bénéficie pas pour autant. Pourtant, il n’est
pas très facile de penser qu’on puisse être à la fois dualiste des
propriétés et matérialiste à l’endroit des substances. Les raisons d’être
dualiste à l’égard des propriétés s’appuient sur l’idée que des propriétés
phénoménales (les qualia), sont
aussi fondamentales que peuvent l’être la plupart des plus élémentaires
propriétés physiques. Mais quels objets matériels pourraient être les supports
des qualia ? Même si certains qualia exigent une construction
adverbiale (lorsqu’ils sont des modifications de ce qu’est la conscience, à
cause de celles-ci donc, et non pas des propriétés de quelque chose d’autre
auquel le sujet de la conscience est confronté), alors le dualiste des
propriétés peut être entraîné vers les formes spéculatives du matérialisme — mais aucune forme de ce dernier, à ce
stade, ne me paraît plus acceptable que les plus modestes versions du dualisme
émergent soutenu par les dualistes contemporains de la substance.
1/ Cible. La
théorie dite du double aspect (Dual-Aspect-Theory).
Pour une raison ou pour une autre,
en tout temps et en tous lieux, on a pensé qu’il
était plus facile de croire qu’il y a quelque chose de plus qu’un corps chez
une personne ; que la vie est possible après la mort biologique, que « ce quelque
chose de plus » — l’âme ou l’esprit
— survit au corps. De nombreux philosophes ont partagé ce consensus et ont développé des
théories dualistes sur la nature de la personne humaine. Des philosophes
dualistes tels que Platon, Thomas d’Aquin, Descartes et, de nos jours, Karl
Popper, Richard Swinburne et William Hasker ont certes, entre eux, des
désaccords divers. Mais ils ont ceci en commun : ils croient que pour chaque personne qui
pense ou éprouve des expériences, il y a une chose — une âme ou une substance
spirituelle — à laquelle font défaut les caractéristiques physiques des
propriétés des objets matériels non pensants, tels que les pierres ou les
arbres ; et ils croient que cette âme est essentielle aux personnes, à
l’encontre de tout autre chose déterminant d’une manière ou d’une autre leur
vie mentale.
Cette doctrine est appelée dualisme des
substances, et elle contraste avec les formes variées du dualisme des propriétés — une thèse d’après
laquelle les propriétés mentales des personnes sont significativement
indépendantes et distinctes des propriétés physiques des personnes
concernées. La distinction entre les deux formes de dualisme autorise une
vision intermédiaire. Dualiste, au moins en ce qui concerne les propriétés
mentales, elle serait matérialiste pour ce qui regarde la substance possédant
ces mêmes propriétés. Le fait qu’une classe de propriétés puisse varier
indépendamment d’une autre n’écarte pas la possibilité que certaines choses puissent
avoir les deux sortes de propriétés. Les matérialistes de la substance qui sont
proprement dualistes peuvent invoquer des exemples tels que la couleur et la
forme. Les propriétés d’une couleur et celles d’une forme paraissent
pratiquement indépendantes les unes des autres. Pourtant un objet simple, comme
une balle rouge, semble avoir les deux — et certes, cela ne signifie pas qu’il
a une partie rouge et sans forme, et une autre partie décolorée, mais sphérique.
Certains philosophes qui récusent le dualisme des substances et prennent partie
pour une forme robuste de dualisme des propriétés ont soutenu que les
propriétés mentales et les propriétés physiques sont, en toutes choses,
totalement indépendantes comme peuvent l’être la couleur et la forme, tandis
que les attributs restants de l’objet unique dériveraient entièrement de la
matière ordinaire. Une telle combinaison est parfois appelée « la théorie du double aspect ».
Il n’y a pas si longtemps, la plupart des philosophes ou presque défendait
le dualisme des propriétés, et
le «dualisme» — dans le contexte du problème corps/esprit — ne signifiait rien d’autre que ce que
j’appelle « dualisme des substances » (les occurrences non qualifiées du
dualisme correspondent à ce dernier
dans la suite de article). Aujourd’hui, en philosophie de l’esprit, alors que
le dualisme des substances est regardé comme une voie de garage, le dualisme
des propriétés redevient populaire. En fait, la théorie du double aspect
semble même jouir d’un regain d’intérêt.
Pourtant, combiner le dualisme des propriétés et le
matérialisme substantiel pourrait être un piège. Quel objet matériel
particulier suis-je supposé être ? Et peut-on concilier ce choix avec l’idée
que certains de mes états psychologiques sont tant soit peu indépendants de
mes états physiques ? Je soulève donc le problème en supposant que le
matérialisme puisse identifier chaque personne avec « une variété d’objet des plus ordinaires » [garden variety],
tel un objet physique quelconque, un organisme ou un cerveau, — un objet physique qui nous serait familier,
mais qui se verrait opposé à un objet physique plus exotique que lui, découvert
après un examen du cerveau, et postulé de manière à résoudre le problème
du matérialisme des substances. Je ne prétends pas avoir montré que le
dualisme conduit inexorablement au dualisme des substances. Mais j’essaierai de
faire voir que cette vision ou bien conduit à un dualisme des choses mentales
et physiques, ou bien conduit à certaines formes de matérialisme qui ne
peuvent pas regarder la personne humaine comme un corps (ni même comme la
partie macroscopique d’un corps) appartenant à un genre physique familier.
Ainsi les perspectives offertes par les versions les plus hétérodoxes du
matérialisme contemporain, en fin de compte, ne paraissent pas meilleures que
celles défendues par certaines versions du dualisme des substances.
2/ La thèse du
dualisme des propriétés.
Il est
difficile de résister à la description des multiples aspects des objets ou des
modes divers par lesquels ces objets peuvent se ressembler, les uns les autres,
en termes de familles de propriétés.
Il y a, par exemple, toutes les formes qui composent les choses — les cubes,
les sphères, les pyramides etc.... et toutes les couleurs — rouge, jaune,
vert, etc. Les objets qui ont des formes similaires mais qui ont des couleurs
différentes sont identiques lorsqu’on ne considère que leur aspect — ils ont
des propriétés communes avec la famille de la forme, mais pas avec celle de
la couleur. Bien que parler d’eux en raison de leur aspect est naturellement
formulé en ces termes, je suppose que toute réponse philosophique adéquate au
« problème des universaux » doit prendre en considération le phénomène
de la similarité qui concerne certains aspects au détriment des autres ; par
conséquent, rien de ce que je pourrais dire ne répond à la question ontologique
de savoir s’il y a des propriétés.
Certains
aspects qui font que nous nous ressemblons, les uns les autres, correspondent à
des ressemblances objectives profondes. D’autres aspects sont beaucoup plus
superficiels. Les similarités de notre ADN sont grandes et objectives ; les
similarités de la citoyenneté ne le sont pas. La profondeur des similarités
atteint son niveau « le plus bas » dans la ressemblance exacte établie
au regard de quelque aspect objectif.
Des
métaphysiciens contemporains, disciples de David Lewis, utilisent le terme de
« propriété naturelle » pour se référer à la ressemblance objective portant
sur un aspect extrêmement précis. Platon utilise la métaphore de « la nature
se découpant aux bonnes jointures ». Dans la terminologie d’aujourd’hui,
une propriété naturelle marque une articulation dans la nature de l’espèce la
plus simple et la plus profonde à la fois. Bien évidemment, la naturalité
n’est pas une affaire de tout-ou-rien. Les schémas de classification sont
eux-mêmes plus ou moins naturels. Nous faisons des généralisations à propos
des similarités et des différences existant entre les Anglais, les Ecossais,
les Irlandais et les Gallois, même si leur appartenance au même groupe ethnique
ne garantit pas une similarité très objective. L’origine ethnique d’une
personne n’est pas un aspect hautement naturel, elle n’est pas non plus
entièrement contre-nature.
Ce devrait être indiscutable de penser que nous, êtres humains, avons des
aspects mentaux et que nous — ou
du moins nos corps — ont des aspects physiques. C’est là dire rien de plus que le
fait que nous pouvons nous ressembler psychologiquement et physiquement. Présenter
les choses de cette façon ne préjuge en rien d’ailleurs au sujet de la relative
naturalité de ces aspects physiques et psychiques : les propriétés
physiques les plus naturelles, peuvent, par exemple, être beaucoup plus
naturelles que la plupart des propriétés psychologiques les plus naturelles.
Cela ne présuppose pas que nos aspects physiques et psychologiques constituent
deux types irréductibles de propriétés qui s’excluent mutuellement,
annihilant toute possibilité d’identification des propriétés mentales avec
les particularités physiques de nos cerveaux.
Les
propriétés phénoménales sont les meilleurs candidats pour un type de
propriété mentale qui pourrait varier indépendamment de l’état physique. (J’utilise les expressions « propriété » et « état » de
façon interchangeable : souffrir est une propriété mentale ou un état
mental ; peser 150 livres est une propriété physique ou un état
physique. Bien des choses très diverses peuvent être en situation de souffrir
et peser le même poids : ainsi, les propriétés et les états sont-ils
clairement, en un sens, des universaux.) Je n’ai rien d’original à dire sur la
façon la plus pertinente pour tracer une distinction entre la conscience
phénoménale et les autres sortes d’états mentaux; et je n’ai rien à ajouter
non plus aux arguments familiers en défense du dualisme des propriétés pour
ce qui se rapporte au phénoménal. Je répèterai simplement quelques
platitudes sur la conscience et mentionnerai quelques arguments bien connus.
Un état est
reconnu comme phénoménal si et seulement si il y a « quelque chose qui
est perçu comme tel » ou d’après « l’effet que cela nous fait
justement de le ressentir » quand
on est dans cet état. Tout état mental n’implique pas forcément un état phénoménal
particulier. Intuitivement, on veut dire qu’il n’y a pas distinctement
« un effet que cela nous fait », un effet particulier quand on pense
à la ville de Vienne ou quand on croit savoir que l’herbe est verte : dans
de tels cas, il n’y a pas d’expérience vécue chez celui qui pense ou croit
penser ces choses. Ainsi les états intentionnels de ce type ne sont-ils pas des
états typiquement assimilables à ceux d’une expérience phénoménale — bien que
peut-être invariablement, ils impliqueront (ou seront du moins accompagnés par)
un état de conscience phénoménal. Voir, entendre, respirer, goûter, sentir
la texture et la température sont, d’un autre côté, des exemples de modes de conscience qui adviennent avec les
différents « effets que cela nous fait » quand nous passons par
ces états. Et les différentes sortes d’effets que cela nous fait peuvent entre eux être divisés au moins aussi
finement qu’il n’y a de différences dans ce que c’est que d’ « être »
dans ces états.
Les philosophes
de l’esprit ne sont parvenus à aucun consensus sur la nature des états
phénoménaux. La plupart d’entre eux sont soucieux d’expliquer comment les caractéristiques
de ces mêmes états peuvent s’ajuster à un monde dans lequel le
physicien a le dernier mot ; mais les stratégies employées sont
multiples et variées. En dépit de ce désaccord, une majorité a réussi à
marteler une manière de credo commun
— disons une sorte de
physicalisme a minima. Quoique les
matérialistes contemporains soient généralement heureux de rester
agnostiques sur le genre de propriétés qui seront reconnues comme des
vérités par les physiciens du futur qui leur diront le dernier mot, ils sont néanmoins quant à eux sûrs
d’une chose : la science sérieuse n’aura pas besoin de postuler de
propriétés fondamentales séparant les choses basées sur des similarités ou
des différences manifestement psychologiques ou mentales. En fin de compte, la
réalité se révèlera n’être rien d’autre que « des atomes dans le vide», sinon de quelconques phénomènes tout aussi non
mentaux. Quels que soient les termes de la plupart des transactions causales
les plus fondamentales, ils n’incluront ni des esprits ni des états mentaux.
Et tout le reste surviendra sur (et sera déterminé par) les faits descriptibles dans les termes de
ce matérialisme fondamental de la physique future.
Au moyen de ces arguments maintenant familiers, les dualistes des propriétés
tentent d’amoindrir le consensus physicaliste en nous invitant à imaginer des
mondes possibles dans lesquels les faits physiques restent semblables, mais où
les états phénoménaux sont distribués de façon différente. Dans ces « mondes
de zombies », il existe des créatures physiquement identiques à nous
mais qui sont totalement dépourvues de conscience phénoménale. Il n’y a rien
qui ressemble au sentiment d’être un zombie, tout de même que je ne peux
éprouver ce que cela fait que d’être une pierre. La possibilité des zombies n’est pas la seule façon de soutenir le
dualisme des propriétés ; il y a, également, les fameuses expériences de
pensées impliquant des créatures qui ne sont pas étrangères à celles que nous
sommes actuellement, qui ne sont pas des copies de nous, mais pour lesquelles
existe une inversion du spectre des couleurs phénoménales causées par les
différentes longueurs d’onde quand la lumière frappe leurs yeux. Il y a encore « l’argument de la
connaissance » de Franck Jackson, et nombre d’autres styles d’argument antiphysicaliste .
Ce que la
majorité de ces arguments se proposent de démontrer est que, dans
l’expérience, nous sommes conscients [aware]
des propriétés phénoménales qui pourraient différer en dépit du fait que
toutes les propriétés non-mentales et fondamentales sont distribuées de la
même façon. Les mêmes expériences de pensée qui sont censées démontrer
l’échec du phénoménal à survenir sur les propriétés chimiques et les
propriétés biologiques du cerveau devraient — si elles étaient couronnées
de succès — prendre également en charge l’échec du phénoménal qui ne
parvient pas non plus à survenir sur une famille inconnue de propriétés, les
propriétés « proto-phénoménales » qu’un « proto-panpsychiste »
pourrait attribuer aux plus petites parties de notre cerveau (Chalmers, 1998,
pp.126-7 et 298-9 ; Rosenberg, 2004, ch. 5). Lorsque nous nous demandons si des
êtres qui ont des structures physiques identiques aux nôtres, mais un spectre
de couleurs inversé, peuvent exister, la plupart d’entre nous ne parvient pas
à imaginer la véritable facette neurophysiologique de l’expérience de la
couleur — puisque la plupart d’entre nous ignore la teneur de ce qu’il en est
dans le détail — et que nous ne connaissons que très vaguement la manière
dont les réseaux de neurones peuvent être excités. Nous imaginons simplement
ces créatures quelles que soient les
propriétés que nos cerveaux peuvent avoir, mais indépendamment des qualia dont nous avons déjà une
connaissance familière. Dans la mesure où un dualisme des propriétés
physiques et phénoménales est vaguement soutenu par les arguments des
spectres inversés et des zombies, on en viendra donc à soutenir aussi un
dualisme entre propriétés « proto-phénoménales » et propriétés phénoménales.
Les perspectives sont faibles, on le voit, de trouver d’autres familles de
propriétés — qui ne soient ni
celles mentionnées dans la description des choses non mentales par la « physique
dernière », ni celles qu’on a découvertes
dans l’expérience — qui seraient
plus basiques que celles de nos qualia,
et capables de fonder en quelque sorte les similitudes et les différences dans
un troisième royaume, par-delà l’opposition entre la physique ou l’expérience.
Que
dévoileraient alors les arguments du spectre inversé et des zombies ? Je
suppose que «la vraie physique
dernière » parviendrait à identifier avec succès la plupart des
propriétés naturelles non mentales exemplifiées dans le monde actuel. Je
suppose aussi que l’existence de dissimilarités phénoménales entre des
créatures qui se ressemblent entre elles eu égard aux propriétés non mentales,
justifierait que certaines propriétés phénoménales soient jugées aussi
fondamentales que les propriétés non mentales les plus fondamentales. Ce qui falsifierait
le physicalisme, parce qu’il n’est pas vrai que tout est susceptible de
survenir sur la seule distribution des propriétés non-mentales dont la physique
dernière fera l’inventaire. (Etant donné les ambitieuses explications que nous
promet la physique, probablement aucune des propriétés phénoménales
fondamentales qui ont des effets physiques ne se dévoilerait dans une physique
idéale. C’est pourquoi le physicalisme construisant simplement la survenance
sur des faits descriptibles dans une physique future est insuffisant — une part
cruciale du physicalisme repose sur le pari d’une absence de propriété mentale
au niveau le plus fondamental.)
La conclusion
soutenue en faisant appel aux zombies et à leurs semblables est au final une
thèse concernant la question de savoir quelles sont les propriétés les plus
fondamentales — lesquelles découpant
« la nature au bonnes jointures » sont bien responsables des cas de
ressemblance objective existant parmi les choses. La naturalité connaît des
degrés parce que la ressemblance connaît également des degrés : ainsi le
dualisme des propriétés demandera que les similitudes et les dissemblances
phénoménales s’étendent sur un éventail allant de celles qui sont les plus
naturelles à celles qui ne le sont pas. Or, quoique certaines propriétés
phénoménales soient loin d’être « parfaitement naturelles » (pensons
à celles qui sont hautement artificielles ou disjonctives, comme
voir-rouge-ou-sentir-une-démangeaison ; et d’autres strctement déterminables
comme l’écoute de certains sons), le dualisme des propriétés croit qu’il
existe une certaine famille de propriétés phénoménales, élémentaires qui satisfait aux
conditions suivantes : 1/ elles sont aussi naturelles que la plupart des
propriétés naturelles qui seraient inventoriées dans la description de «la physique dernière » quand elle se rapporte aux
objets matériels « non-sentants » ; et 2/ elles servent de base,
également, à toutes les différences et les similitudes entre les types
d’expériences qu’il est possible d’avoir — toutes les propriétés
phénoménales les moins naturelles survenant sur elles. J’utiliserai le terme
de qualia pour me référer aux
propriétés phénoménales les plus fondamentales quelles qu’elles soient, et chez
quiconque les éprouve et les ressent.
Si le dualisme
des propriétés est vrai, le catalogue des propriétés fondamentales et des
lois fondamentales doit inclure plus que le seul type de propriété et de loi
que l’on trouve en physique, tel qu’il est communément fixé. Paul Churchland évoque
l’hypothèse d’après laquelle « les propriétés
mentales sont des propriétés fondamentales de la réalité ... sur
le même pied d’égalité que la longueur, le poids, la charge électrique et autres
propriétés fondamentales. (Churchland, 1985, p. 12 ). Churchland note que le
dualiste des propriétés pourrait citer, comme antécédent historique de sa
thèse, d’autres cas dans lesquels une propriété fut pensée pour être
réductible, mais s’est avérée ensuite être fondamentale — par exemple — les phénomènes électro-magnétiques
(telles la charge électrique et l’attraction magnétique) qui furent autrefois
considérés être «une subtile et
inhabituelle manifestation de phénomènes purement mécaniques mais qui,
tout compte fait, doivent être ajoutés à «la liste des propriétés fondamentales existantes».
Peut être que les propriétés mentales bénéficient d’un statut identique
comme celui des propriétés électro-magnétiques : irréductibles, mais non
émergentes. Ce point de vue peut être appelé dualisme des propriétés élémentaires
...malheureusement, le parallèle avec les phénomènes électro-magnétiques
est un échec cuisant. Contrairement aux propriétés électro-magnétiques qui
s’étendent à tous les niveaux de la réalité, du niveau subatomique à des
niveaux plus élevés, les propriétés mentales ne se retrouvent que dans les
grands systèmes physiques qui ont élaboré une organisation interne très
complexe..... Ils n’apparaissent pas du tout comme étant basiques ou
élémentaires. (Churchland,
1985, p. 12-13).
L’objection de Churchland n’est pas triviale et je crains que les dualistes au
sujet des propriétés ne lui aient pas donné de bonnes réponses. Dans ce
cas, je suggèrerai, simplement, que les dualistes des substances auront plus de
réponses à lui objecter. Churchland suppose que les propriétés mentales
sont exemplifiées par un « grand système
physique » qui exhibe « une organisation interne complexe» ; et il allègue que cela
a une importance contre le fondamentalisme des propriétés phénoménales.
3. La structure
des états phénoménaux.
Les défenseurs
du dualisme des propriétés se divisent sur les états phénoménaux lorsqu’il
s’agit d’identifier la plupart des propriétés fondamentales phénoménales.
Les théories sur les spectres inversés et les zombies sont-elles supposées
démontrer que les lois raccordant le cerveau et ses états de conscience sont
différentes, en dépit de la similarité entre les ondes lumineuses qui
stimulent nos rétines et les modes de stimulations neuronales de notre cerveau
? Les panneaux de stop nous apparaissent maintenant rouges, mais dans le monde
inversé, ils nous apparaissent violets. Quelque part, les qualia ont été invertis — mais quelles sont ces propriétés inversées
et quel genre de choses possède des propriétés phénoménales les plus
fondamentales ?
Le défenseur du dualisme des propriétés a le choix : ou bien il peut supposer
que les qualia sont exemplifiés par
un certain nombre de choses existantes auxquelles le sujet est relié dans
l’expérience ; ou bien il peut les considérer comme des propriétés inhérentes
aux sujets conscients eux-mêmes. Les philosophes (et les psychologues, quand la
discipline était moins récente) se sont engagés dans une série de
spéculations sur le type de complexité qui appartient aux états
phénoménaux ; et chacun des deux choix concernant le problème des qualia a eu ses défenseurs.
Prenons le type
d’expérience que je peux avoir lorsque je vois un panneau de signalisation
routière devant moi; ou bien j’hallucine un objet rouge vif ou bien je suis
dans une autre situation qui me conduirait à dire que quelque chose de rouge
est au centre de mon champ visuel. Pour certains, il semble évident que ce qui
apparait rouge [appearing red ] est quelque chose qui ne peut être constitué que
par un objet ou une entité d’un certain type distinct du sujet qui
l’expérimente : pour avoir une expérience comme celle «d’une chose rouge» il
faut s’engager dans un « acte » de sentir [sensing] qui acquiert sa rougeur caractéristique [reddish character] à partir de la
nature de son objet. Être un théoricien acte-objet d’un certain type
d’expérience phénoménale c’est attribuer une structure relationnelle à
l’expérience. Selon la théorie acte-objet, les qualia distinctifs de ce type d’expérience appartiennent à
quelque chose d’autre qu’au sujet de l’expérience ; et les différences entre
les genres similaires de l’état phénoménal sont construites comme des
différences constituées par les entités auxquelles le sujet est relié. G.E.
Moore et d’autres théoriciens des données sensorielles considèrent que tous
les états phénoménaux dépendent d’une structure acte-objet.
D’autres
philosophes ont rejeté cette postulation acte-objet dans la sensation
prétextant que le fait d’apparaître
comme s’il y avait quelque chose de rouge devant nous, n’est pas une propriété relationnelle ou
un état : c’est un mode d’expérience ou de «sentiment» [feeling], et le fait qu’un sujet ait ce
genre de sentiment n’implique pas forcément que quelque chose de distinct
existe ou apparaisse au sujet. Quand elle apparait à la personne comme s’il
existait quelque chose de rouge en face de lui ou d’elle, la personne fait
cette expérience d’une apparition d’un mode du rouge ; elle éprouve
« rougement un sentiment » , comme le dit Chisholm. La qualité
phénoménale particulière aux expériences « comme celle de quelque chose de
rouge » n’est pas soutenue par quelque chose à laquelle le sujet qui en fait
l’expérience est lié. « Rouge », quand le mot est utilisé pour décrire
une expérience phénoménale, est mieux interprété comme un adverbe
modifiant le type de sentiment ou de sensation subi par le sujet d’expérience :
et ainsi chaque compte rendu de la structure de l’expérience a été désigné
comme : « Théorie adverbiale de l’apparaître ».
C.D.Broad a examiné
les mérites relatifs de la théorie acte-objet et des théories adverbiales
sous le titre : Les sensations sont-elles analysables en
acte de sentir et sentiment ? [Acte
of Sensing et Sensum] Broad discerne
une sorte de continuum entre les types de sensation:
Si nous considérons les différentes expériences appelées «sensations»,
nous nous semblons être capables de les disposer dans un ordre débutant par
celles de la vue, en continuant par celles du goût et de l’odorat, et en
terminant par les sensations corporelles telles que les céphalées.
Maintenant, si l’on s’attarde sur les éléments saillants de la série, l’analyse
de l’acte de sentir et de l’objet senti semble à peu près claire. Une sensation
de rouge parait clairement signifier un état d’esprit en rapport avec un objet
rouge et non pas signifier un état d’esprit rouge.
Si nous passons maintenant à l’autre bout de la série, le contraire
semble vrai par contre. Il n’est pas du tout évident qu’une sensation comme
celle d’un mal de tête implique un acte de sensation et un objet « mal de tête » ; bien au contraire, il apparait
beaucoup plus plausible de décrire l’expérience entière comme un état psychique
typique du « mal de tête» [« headachy » state of mind]. En
fait, la distinction de l’acte et de l’objet semble ici avoir disparu et, comme
il y a clairement quelque chose de
mental dans le sentiment du mal de tête, et que tout de même ce sentiment
existe aussi dans la sensation visuelle d’une tache rouge, il convient de
considérer que la sensation que nous donne ces céphalées est un fait mental
inanalysable où aucune distinction de l’acte et de l’objet ne peut être
trouvée.
Maintenant, ce contraste entre le haut et le bas de la série n’aurait pas
beaucoup d’importance, n’était le fait que les deux sortes de sensation
paraissent se mêler insensiblement l’une dans l’autre au milieu de la série.
Il est également plausible d’analyser une sensation de goût sucré dans un acte
de sensation et un sentiment de douceur [sweet sensum], ou
de le considérer comme un fait mental non analysable, n’ayant pas d’objet,
mais possédant la propriété de douceur. (Broad, 1925, pp. 254-5).
La continuité
naturelle tente les philosophes, de manière systématique, afin de développer une théorie de la sensation
sur les exemples pris sur l’une ou l’autre extrémité, puis à forcer
l’ensemble du spectre des états sensoriels à ce coucher dans le même lit
(probablement procrustéen). Broad résiste à cette impulsion unificatrice ;
les états que nous appelons des « sensations », le sont du fait que leurs causes
prochaines (chacun est la « réponse immédiate » à une stimulation nerveuse),
mais ils peuvent être fort différents dans leur structure intrinsèque. Dans
notre cas, l’adverbialisme dirigé vers un même état phénoménal fondamental,
serait suffisant pour décrire la corne du dilemme auquel j’accorderai
l’essentiel de mon attention.
Un point de vue
que Broad met à part est ce qu’il appelle « la théorie des relations
multiples» :
Cette théorie de la relation multiple soutient le point de vue que « ce qui nous apparaît tel ou tel»,
est l’unique type de relation existant entre un objet, un esprit et une
caractéristique [...] Dans ce type de théorie, dire qu’un penny me semble
elliptique, c’est dire que l’unique et inanalysable relation consistant dans «
l’apparaître » de ce penny se tient exclusivement entre mon esprit, le penny et
la caractéristique de l’ellipticité (Broad, 1923, p.237).
William Alston
(1999) défend une version sophistiquée de la théorie de la relation multiple.
Mais, même cette optique est primordiale, je l’ignorerai totalement ici ; les
différences entre la théorie des relations multiples et l’adverbialisme sont
insignifiantes à mes yeux dans le but que je me propose. Le dualisme des
propriétés qui, comme chez Alston, prend les relations de cette théorie comme
des types phénoménaux de base, a beaucoup en commun avec l’adverbialisme : ce
sont deux points de vue qui impliquent que les propriétés fondamentales qui
comptent comme des phénomènes sont exemplifiés par les sujets conscients.
Les
différences entre les formes de dualisme des propriétés peuvent être notées
à travers les jolies métaphores de Gilbert Harman : les défenseurs du
dualisme des propriétés stipulent qu’il y a des « peintures mentales» en addition
à toutes les propriétés physiques non mentales des choses (Harman, 1989). Ils sont dans l’obligation de
nous dire où cette peinture mentale s’applique en réalité.
La métaphore marche
assez bien dans le cadre des versions acte-objet du dualisme des propriétés. Puisque
que le genre de quale fondamental (du type « couleur peinte ») est
supposé ici être une propriété des choses en vertu de quoi elles nous semblent
rouges, il mérite certainement le nom de propriété du rouge (redness), et peu importe sur quel
support. Le défenseur du dualisme des propriétés se doit d’admettre qu’il
existe une propriété différente que nous entendons signifier par «rouge» —
une propriété physique ou dispositionnelle des surfaces en vertu de quoi elles
causent souvent des expériences de ce genre phénoménal approprié. Et ainsi,
le nom de quale serait nuancé : c’est une propriété de rouge phénoménale, une sorte de peinture
mentale engendrée par des objets rouges quand les gens normaux les voient sous
des conditions d’éclairage idéales — mais aussi produite, dans certaines
circonstances, par des objets non rouges, des lumières stroboscopiques non-rouges,
par des médicaments, etc. Mais à quoi alors le dualiste des propriétés
acte-objet peut-il attribuer le rouge phénoménal ?
Stubenberg
(1998, Ch. 7) fournit une taxinomie des théories acte-objet. Il prend les
théories des sense data comme le
point de départ naturel pour penser les qualités phénoménales — une
stratégie historiquement justifiée, au moins depuis le début du XXeme siècle. Selon la majorité des théoriciens des sense data, ce sont des entités particulières — dépendantes de l’esprit — avec
lesquelles nous sommes mis en relation dans l’expérience, et les qualités
phénoménales sont décalquées sur elles. S’opposant à la plupart des
théoriciens des sense data, le
défenseur opiniâtre du « Relocationnisme » voudra déplacer les qualia depuis le monde des entités
mentales vers les objets physiques indépendants de l’esprit que nous percevons
autour de nous (Stubenberg 1998 pp. 156 - 68). Cependant le relocationniste opiniâtre
peut difficilement être approuvé par le dualiste des propriétés. Compte tenu
que la nature des motifs, les défenseurs du dualisme des propriétés qui
stipulent une peinture mentale qui serait appliquée sur des surfaces physiques
comme une qualité supplémentaire, soutiennent une thèse à peine vraisemblable.
Le genre de différence envisagée par les expériences de pensée des spectres
inversés, entre autres exemples, est similaire au type de celles qui serait
créées en forçant chacun de nous à porter des lunettes colorées. La
principale différence entre les deux est que, avec des lunettes, le changement
se produit « upstream », en amont
des yeux ; tandis que dans le monde inversé ce changement se produit « downstream », en aval, encore plus loin
de la surface du signal fixé. En soi, le signal n’est pas différent dans un
monde où le spectre est inversé. Les dispositions pour absorber et refléter
certaines longueurs d’ondes restent les mêmes. Une différence se révèle
seulement lorsque les sujets conscients sont transportés dans l’image du signal.
Si les lunettes colorées ne changent pas les caractéristiques intrinsèques
des signaux, elles ne devraient pas changer les moyens les plus exotiques de
déplacer le spectre des couleurs dont nous faisons l’expérience qui sont projetées
dans les propriétés typiques des dualistes.
Ainsi, le
dualiste des propriétés acte-objet, qui n’aime pas les sense data, devient ce que Stubenberg appelle un « relocationniste à
demi convaincu » : quelqu’un qui détache la rougeur phénoménale des sense data qui dépendent du mental et
les applique à un autre objet matériel, qui serait un candidat raisonnable —
par exemple, une certaine partie du cerveau ou le système nerveux, ou peut-être
une partie des évènements qui se déroulent dans le champ magnétique du
cerveau. Le résultat a été appelé « la théorie du cerveau coloré » — ou,
lorsque les odeurs sont impliquées « la théorie du cerveau malodorant ».
(Etant donné la prévalence des zombies dans les débats actuels et les
habitudes diététiques des zombies, peut-être devrions nous nous focaliser sur
les parfums, et en appeler à une thèse comme la théorie du cerveau délicieux —
à supposé bien sûr que les zombies philosophiques puissent goûter ces arômes
cérébraux.)
La théorie du
cerveau coloré n’est pas une position appréciable pour les dualistes de la
propriété acte-objet quand ils veulent défendre leur camp. Le rouge
phénoménal est supposé être responsable de la similitude entre toutes les
parties d’une portion uniformément colorée de mon champ visuel. Une
importante gamme de nuances précises de rouge phénoménal est responsable par
une variation en douceur de toute extension variable de couleur phénoménale.
Ainsi les qualia similaires doivent être exemplifiés toujours et
toujours, des centaines ou des milliers de fois par des choses dans mon cerveau
qui apparaissent (du moins pour moi,
comme je m’enquiers du contenu de mon champ visuel) se placer correctement à
coté les uns des autres. Un regard pour voir ce qui se passe à l’intérieur
du cerveau soulève l’objection célèbre du « grain » que l’on doit à
Sellars dans l’identification des états phénoménaux avec les états cérébraux
:
L’objection demande, par exemple, comment se fait-il que l’occurrence d’une
extension douce et continue de rouge dans notre champ visuel puisse être
identique à un processus cérébral qui devrait, semble-t-il,
impliquer des opérations discontinues particulières, tels que des transferts
ou des interactions entre de grands nombres d’électrons, d’ions ou d’autres
éléments ? (Maxwell, 1978, p. 398).
Maxwell a vu
l’objection de la différence de grain comme une invitation pour la recherche
neuro-scientifique à rechercher les propriétés structurales des parties du
cerveau (ou des champs dans le cerveau) qui reflètent au mieux les structures
évidentiées dans l’expérience. Quel que puisse être le « corrélat neuronal d’une expérience de rouge»,
il appartient, sans doute, à un groupe de neurones (ou à des parties de champ
électrique) du cerveau. Quelles que soient de même les entités impliquées
dans les corrélats neurologiques qui paraîtraient être les meilleures candidates
à l’intérieur du cerveau pour être les sujets des qualia rouges du
dualiste des propriétés. Mais, alors, l’apparence de la continuité spatiale
du rouge dans le champ visuel se révèlerait hautement trompeuse. Le mode d’être
rouge semble être exemplifié par les
choses qui le sont, et la façon dont il est exemplifié par ces choses serait
radicalement différente. Supposons que ce soit le cas. Si nous pouvons être
trompé de manière aussi drastique quant à la nature des propriétés
phénoménales, pourquoi devrions nous placer notre confiance dans les spectres
inversés des expériences de pensées et autres arguments a priori pour un dualisme des propriétés ? Bien que ce sujet
mérite plus de considération que je lui en donne, ici, je rappelle seulement
ma conviction que la théorie du cerveau coloré est susceptible d’amoindrir,
en premier lieu, les bonnes raisons de croire au dualisme des propriétés.
Abandonner la
théorie des sense data et, du même
coup, relocaliser les qualia, me semble une erreur grossière pour le
dualiste des propriétés. Le champ visuel est divisible en deux moitiés,
gauche et droite. L’analyse acte-objet de la conscience phénoménale nous
invite à utiliser, sérieusement, les parties de ce champ — ou les choses
diverses qui nous apparaissent dans ces différentes parties — comme des items
par lesquelles nous sommes mis en relation dans l’expérience, des items qui,
avec leurs propriétés, donnent à notre expérience ce parfum phénoménal.
La peinture mentale ne nous parait
pas être
répartie sur les surfaces des objets extérieurs, ni sur les parties de notre
cerveau ; mais où est-elle donc répartie ? J.R. Smythies nous propose une
réponse qui, bien que choquante, nous paraît, maintenant, incontournable dans
une analyse acte-objet : la peinture est répartie sur les sense data spatialement étendus dans toutes les dimensions (Smythies, 1956). Le champ visuel est
constitué de trois, ou du moins deux étages dimensionnels de sense data, dont les parties ne peuvent
pas être localisées dans l’espace tridimensionnel occupé par le cerveau, si
ce n’est problématiquement. Pourtant, il est généré par le cerveau ; et, ainsi, dans l’hypothèse où les
effets sont en continuité spatio-temporelle avec leurs causes, les sense data d’une personne peuvent
s’étirer à angle droit à partir des trois directions familières auxquelles
nos corps sont restreints. Si ces extrusions extra-dimensionnelles pouvaient être
comptées comme faisant partie de la personne, alors être conscient impliquerait
que chacune est, si l’on peut dire, une substance avec ses propriétés
fondamentales relevant manifestement de types mentaux. Et même si elles ne sont
pas reconnues comme des parties des pensées qui les possèdent, ces sense data vérifient le coeur de certaines
des thèses dualistes : elles sont une sorte de choses que l’on ne trouve pas
dans des objets matériels inconscients et elles sont responsables du fait que
nous avons une vie consciente. Ceci ne nous conduit pas exactement à un
dualisme des pensées et des objets physiques, mais au moins à un dualisme de
certaines formes de nos expériences et des objets physiques.
Dans la suite
de cet article, j’assumerai donc que les défenseurs du dualisme des propriétés
propriétés qui rejettent le dualisme des substances doivent également
rejeter la théorie acte-objet en faveur de l’adverbialisme : le sujet de
l’expérience phénoménale est la chose même qui porte véritablement les qualia.
La métaphore de la peinture mentale doit être étirée considérablement si
elle doit s’étendre à la description des dualismes appartenant à cette
famille. (En effet, Stubenberg laisse tomber les métaphores quand il
caractérise ces alternatives). Je suppose que chacun peut dire que selon
l’adverbialiste, chaque sujet conscient est imprégné
de peinture [suffused]. (Une version
apparentée du dualisme des propriétés, celle de la relation multiple, est
encore plus difficile à caractériser avec cette métaphore de la peinture ;
peut être devrait on dire que ensemble
le sujet et l’objet sont peints ou que la peinture est appliquée sur un fin
ruban qui se déroule entre eux deux.)
Je ne peux pas prétendre, avec les arguments évoqués dans cette section, avoir
définitivement fermé toute porte de sortie pour le défenseur du dualisme des
propriétés et de l’option acte-objet, qui voudrait soutenir par surcroît le
matérialisme du type « légume du jardin » (entendons par là que la
personne ne serait pas autre que n’importe quelle chose que nous avons à
disposition comme un légume de notre potager). Il y a différentes façons de
combiner la théorie acte-objet avec le dualisme des propriétés, des
combinaisons qui ne requièrent pas les sense
data à la Smythies. Ces variantes peuvent prendre la forme de la théorie
du cerveau coloré qui est la moins instable de toutes celles que j’ai
débrouillées. Si le rouge phénoménal et les autres couleurs phénoménales
sont des propriétés fondamentales de
certaines parties de mon cerveau, alors on pourrait soutenir qu’en faire l’expérience
ne suppose rien d’autre que d’avoir un organisme avec un cerveau qui fonctionne
(et qui est d’une certaine manière réceptif à leur présence). Mes
tentatives pour mettre en difficulté ce matérialisme domestique, variété « objet
le plus commun » [garden variety] ne
vont pas au-delà de cette manière de voir. Mais le dualiste des propriétés qui, avec l’adverbialiste ou le
théoricien des relations multiples, n’immergent pas le sujet dans la peinture mentale,
doit bien répandre cette peinture mentale sur quelque chose. Or, parmi les objets physiques, il n’y a pas de
très bons candidats qui se présentent eux-mêmes pour être ce quelque chose.
4. Un dualisme des substances plus plausible.
Le dualisme des
substances et le matérialisme des substances sont des réponses différentes que
l’on peut donner à la question que chacun de nous se pose lorsqu’il se demande
platement : quel genre de chose je suis
? Tout compte fait, ma conclusion sera que le dualisme des substances revient
s’imposer face au défenseur du réalisme des propriétés, quand on tient
compte des alternatives matérialistes qui ne sont pas recevables. Cependant, il
existe de nombreuses variétés de dualisme des substances, certaines sont plus
sérieuses que d’autres.
Les dualistes
ont varié, maintes fois, sur l’interprétation qu’ils donnent aux mots
lorsqu’ils prétendent que nous sommes «immatériels» et «non physiques». Compte
tenu de l’importance de Descartes dans l’histoire de la philosophie et de
l’importance qu’il accorde au dualisme dans sa métaphysique, il est compréhensible
qu’il soit devenu le penseur paradigmatique sur cette question ; c’est sa conception de l’immatérialité
qui nous est devenue la plus familière. Les âmes cartésiennes sont immatérielles
dans le sens fort : elles ne sont pas, comme les objets matériels, localisées dans
l’espace. Contrairement au monde matériel tel que Descartes le concevait, elles
n’ont pas de parties mais sont des substances simples, c’est-à-dire non dépendantes
du monde physique pour ce qui est de leur existence continue dans le temps ou
de leur capacité à penser. Rendre ces trois doctrines des âmes cartésiennes essentielles
à toute vision digne de s’appeler «dualisme», serait faire violence aux usages
courants utilisés comme label par une large famille de doctrine qui ont
d’autres points de vue sur la constitution de la personne humaine. Il serait
péremptoire de se saisir du «dualisme» cartésien pour y inclure les adeptes des
religions animistes, les spiritualistes et plus récemment les philosophes
contemporains qui épousent le « dualisme des substances », sans le qualifier de cette
manière. La vérité est que la perspective « dualistique » a été utilisée pour caractériser tout
point de vue situé sur le même spectre, ayant à son extrémité le dualisme
cartésien comme clôture, alors que les versions simples du matérialisme se
situent justement de l’autre côté du spectre. Il n’existe pas, forcement, de
coupure nette et franche au sein de ce même spectre. Des points de vue de plus
proches de l’option dualiste stipulent les entités qui sont dépourvues des
attributs des objets physiques ordinaires et de leurs particules
microphysiques.
Ainsi des
dualistes raisonnables admettent que les âmes partagent certaines caractéristiques communes avec les choses physiques.
Peut-être, le dualiste pourrait-il postuler que la différence maximale entre
l’âme et le corps consisterait à identifier globalement les âmes avec des
objets existants en dehors de l’espace et du temps — un dualisme où les
personnes seraient de la même étoffe que les nombres ou les formes de Platon. Qui
a jamais soutenu un discours semblable ? Certains ont dit que les personnes
sont vis à vis de leur corps comme le sont les programmes qui font tourner les
ordinateurs. Et, si les programmes sont compris de cette façon qui les rend
totalement indépendants des ordinateurs particuliers qui les exécutent, ils
deviennent en effet alors des objets abstraits, des entités mathématiques. Il
est difficile de prendre cette analogie très au sérieux. Nous sommes des êtres
concrets, contingents, et nous sommes dans le temps. Après tout, il est facile
d’imaginer que je pourrais avoir un double — une personne distincte de moi, mais exactement semblable à moi. Qu’il y
ait des programmes exactement similaires mais distincts — conçus comme des
modèles abstraits —n’aurait aucun
sens. Peu d’entre eux, voire aucun dualiste n’irait aussi loin que possible
hors du spectre. Presque tous les dualistes, Descartes inclus, concèderont que
les âmes ont cela en commun avec les objets ordinaires matériels : ce sont des
entités concrètes qui existent dans le temps et sont capables de changements. Si
les électrons et les gluons se révèlent n’avoir pas de parties, comme certains
physiciens le présument, alors les âmes de Descartes ressemblent bien à quelque
chose de physique, mais selon quelque mode supplémentaire : ses âmes, comme les
électrons et les gluons, sont en effet des éléments simples.
Un point d’arrêt
qui se trouve à l’autre extrémité du spectre est celui du matérialisme qui affirme que les êtres
humains et la majeure partie d’entre eux ne sont composés de rien d’autre que de
morceaux de matière qui pourraient également constituer des objets
paradigmatiques purement physiques —
des objets dépourvus de toute caractéristique mentale [mentality], comme les rochers et les arbres. Une doctrine
philosophique qui va beaucoup plus loin sur le versant dualiste posera qu’il y
a des entités douées d’une vie mentale, mais qui n’ont qu’un petit nombre
d’attributs en commun avec la matière de la physique paradigmatique. Descartes
se trouve, quelque part, assez loin dans le spectre des dualistes, n’attribuant
pratiquement rien à ses âmes qui pourrait être constitué de matière ordinaire.
Au milieu du spectre mais toujours dans la gamme des variétés du dualisme, s’aligne
la cohorte de ces philosophes qui se considèrent, aujourd’hui comme des
dualistes.
Tous les
dualistes contemporains (du moins parmi les philosophes) admettent que leur
capacité de penser dépend du bon fonctionnement du cerveau. Hasker, Swinburne,
Talioferro, et tant d’autres, soutiennent que lorsqu’un organisme a un système
nerveux suffisamment complexe, il génère automatiquement par là même une substance non physique, qui devient sujet de la
conscience — une « substance émergente » qui reste radicalement mais
non pas complètement, dépendante du cerveau pour la plupart de ses opérations
et pour la poursuite de son existence. Certains dualistes émergentistes, tels Hasker, W. D. Hart, et bien avant
eux, Lotze, sont prêts à dire que les âmes sont situées dans le cerveau et présentes
dès qu’une interaction est requise.
Les dualismes
les moins extrêmes sont d’un plus grand intérêt philosophique que le cartésianisme
pour diverses raisons. Ce ne serait d’ailleurs totalement hors propos, même pour
les philosophes, de considérer qu’ils se rapprochent plus étroitement que le
cartésianisme des anthropologues dualistes qui furent à l’origine de la plupart
des cultures humaines et de toutes les religions. Peut-être sont-ils plus défendables
; la plupart des objections qu’on adresse au dualisme se révèlent n’avoir
aucune prise sur eux. Bien des arguments en faveur du dualisme ne revendiquent
pas que l’âme possède tous les attributs que Descartes lui accorde. Ainsi, les
dualistes moins radicaux sont plus fiables en ne posant pas plus de différences
entre les âmes et les objets matériels que celles qui sont requises pour
rejeter le matérialisme. Pourtant, il convient de noter que certaines formes de
dualisme n’ouvrent pas de voie de sortie pour contourner le paradoxe que je pose
aux dualistes des propriétés. Un dualiste ne pourra pas prouver qu’il est mieux
loti que la moyenne des matérialistes s’il s’avère que nous sommes formés d’un
ectoplasme tourbillonnant sur soi et ayant des limites aussi floues que celles
des objets ordinaires.
5. Le matérialisme
des substances variété la plus commune
[Garden Variety Substance Materialism]
A la question,
quel genre de choses je suis ? Le matérialiste répond : « une chose matérielle, une chose entièrement
composée d’éléments qui pourraient constituer des pierres, des étoiles, ou toute
espèce de chose absolument non-pensante ». Mais des
matérialistes différents m’identifient avec des choses matérielles
différentes ; et évidemment, on pourrait être matérialiste et sélectionner
des candidats entièrement inconvenants. Descartes mentionne certains matérialistes
qui croient « que leur tête est en faïence ou qu’elles sont des citrouilles ou
en verre (Descartes, 1984, p. 13)». Certains philosophes contemporains, célèbres et sains d’esprit, ont
sérieusement demandé si nous pourrions être composés de minuscules
particules physiques localisées, quelque part, dans le cerveau (Chisholm 1978 ;
Quine 1997), mais plus populaires et de loin (et surtout plus vraisemblables
aussi) sont les versions du matérialisme qui choisissent, pour les identifier
avec moi, des objets physiques familiers que je désigne tels des objets « ordinaires »
[garden variety objects].
Certaines
parties des corps vivants sont ce que je devrai appeler des « parties
naturelles » : leurs
limites dans l’espace sont raisonnablement définies de façon tranchée, et si les
limites se distinguent elles-mêmes des parties, leurs parties travaillent de
conserve pour effectuer certaines fonctions. Voici quelques exemples : un atome
unique à l’intérieur d’un brin d’ADN, le cœur, les reins, le rachis, une
cellule sanguine individuelle, le système respiratoire, l’ensemble du système
nerveux, le cerveau, un hémisphère cérébral et l’organisme complet (c’est
cette « partie impropre » qui comprend toutes les autres).
Finalement, si cette liste est valable pour un livre traitant de physiologie
humaine ou de biochimie, elle comptera comme une partie naturelle pour ce que
je voudrais démontrer. Je suppose que, parmi les objets physiques, les
candidats les plus plausibles à être le sujet pensant que je suis, doivent
avoir au moins la dimension et la forme de certaines de ces parties naturelles ;
et elles doivent inclure toutes les parties dont dépendent nos capacités de
penser. Les parties naturelles, qui correspondent le plus à ces critères,
sont : l’organisme complet auquel je me réfère comme étant « mon corps », la totalité du système
nerveux avec, en son sein, le cerveau, le cervelet et peut- être l’un ou
l’autre des deux hémisphères. Pour que l’un des candidats de ce que j’appelle
variété des objets « les plus ordinaires » puisse être vraiment
moi, il faut qu’il appartienne à l’un de ces derniers (ou bien qu’il coincide
avec l’un d’eux par la dimension et la forme). Le matérialisme variété commune, par conséquent, optera pour la
thèse disant que chaque humain n’est rien que l’une de ces parties naturelles
(ou que chaque personne possède, maintenant, la même taille et la même forme
que l’une de ces parties naturelles).
Les candidats
variété commune ou très ordinaire sont tous vagues néanmoins dans leurs
frontières spatio-temporelles. Je soutiendrai que le vague crée de sérieuses
difficultés à l’encontre de cette variété du matérialisme issue du dualisme —
puisqu’il se retrouvera entrer en compétition avec des versions plus
surprenantes du matérialisme, qui celles-ci postulent des sortes très
spéciales d’objets physiques.
Le
matérialisme « variété commune » m’identifie comme l’un de ces
candidats, à supposer que je sois une chose qui trouve déjà une place dans notre
conception habituelle du monde. Un tel objet aura, comparativement, des frontières
naturelles, par exemple celles d’un organisme ou d’un cerveau ou encore celle
d’un hémisphère cérébral. Mais les animaux et leurs organes sont les
membres d’un large spectre qui comprend des arbustes, des arbres, des nuages,
des montagnes, des rivières, des raz de marée et toutes les identités les
plus floues qui se puissent imaginer [fuzzy
entities]. Tous ces objets matériels familiers trahissent un vague
caractéristique [vagueness] ou une indétermination
dans leurs frontières spatio-temporelles. Les stratégies correctement dirigées
pour résoudre les énigmes posées par les objets vagues ne paraissent pas
satisfaisantes lorsqu’elles s’appliquent à quelqu’un qui est soi-même.
Tous les
candidats disponibles de la variété commune ou « très
ordinaire » (et destinés à servir
de référent à l’usage que chacun fait du mot « Je » ) apparaissent réellement
brumeux, lorsqu’on inspecte le flou de leurs frontières spatiales. De
nombreuses particules sont ou bien dans un processus d’intégration, ou dans un
processus d’effacement. Elles ne sont ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors
de leur espace assigné. Après un examen supplémentaire, il semble même que le vague soit tel
qu’on ne sait pas si certains morceaux de matière sont ou ne sont pas à l’extérieur de la frontière du vague —,
en sorte que les objets de la variété la plus commune exhibent justement un
vague « d’ordre supérieur » : ce fait deviendra évident dans ce
qui suit.
Bien que moins
pertinentes, les frontières temporelles
de ces mêmes objets présentent un flou tout aussi perturbant. Personne ne doute
que les météorologistes aient une grande liberté pour fixer une ligne entre un
ouragan et une tempête tropicale. Mais les corps animaux ne sont pas vraiment
différents de ce que sont les tempêtes sous ce rapport de délimitation. L’examen
des naissances et du décès des organismes révèle de nombreuses lignes de
fracture qui pourraient rendre service pour fixer la séparation entre personnes
humaines vivantes et simples amas de matière inorganique. Une insistance que
l’on peut avoir à trouver les moments premiers et les moments derniers des
organismes vivants ne peut que forcer la décision, comme celle que prend le
météorologiste. Des lignes franches et claires ne pourront pas être tracées par
ceux qui – comme Locke – dénigrent les frontières biologiques à l’avantage des
frontières psychologiques. Les néo-Lockéens doivent admettre que la continuité
psychologique comme la vie biologique est une affaire de plus et de moins :
les personnalités psychologiques émergent, et fréquemment s’altèrent, bien que
ce soit par degrés.
Un
matérialiste variété « commune » doit ainsi nous permettre de penser que
les indéterminations spatio-temporelles des objets matériels affectent les
personnes humaines ; et donc que des stratégies correctes pour affronter les objets
flous doivent s’appliquer également aux personnes. Dans le prochain paragraphe,
j’examinerai ce qu’il convient de dire à propos des objets et de leurs limites
spatiales floues, en montrant combien il est difficile de croire que nous
sommes nous-mêmes flous de la même manière tandis que nous affirmons le
dualisme des propriétés.
6. Théories
adverbiales et objets vagues.
La relation
acte-objet dans l’expérience phénoménale nous conduit raisonnablement à
admettre des sense data et une
certaine forme de dualisme substantiel — c’est ce que je me propose d’assumer. Il y a un autre type
de difficulté auquel doit faire face le matérialisme ordinaire, si quelques
uns de nos états phénoménaux fondamentaux sont exemplifiés par les contenus
de conscience (comme il est le cas selon l’adverbialisme et les théories de la
relation : pour faire court, dès maintenant, je ne mentionnerai que
l’adverbialisme). Le dualisme des propriétés combiné avec l’adverbialisme fait qu’il est réellement difficile d’assimiler les personnes
humaines avec les objets matériels ordinaires.
Ce problème gît dans le fait que tous les candidats de cette dernière
catégorie, pour être moi — en particulier cet organisme et ce cerveau — ont des limites spatiales vagues.
Bien que sans conduire directement au dualisme des substances, cela signifie
que pour quiconque accepte un dualisme de l’esprit et des propriétés
physiques fondamentales, le dualisme des substances serait de retour dans le
jeu.
L’adverbialisme
implique que la chose qui supporte la propriété phénoménale lui apparaissant est un sujet d’expérience, un être
conscient. Mais qu’est-ce que ce sujet, si le matérialisme des objets
ordinaires est vrai ? Un objet vague, comme un organisme ou un cerveau, par
exemple. Le vague constitutif de ces objets à un moment donné consiste dans
le fait que de nombreuses particules périphériques et même spécialement
internes supposées leur appartenir, comme le sont les atomes et les molécules,
ne sont pas de manière définitive reconnues « dans », ou définitivement « hors
de », leur périmètre. Il
n’est pas clairement établi qu’elles fassent partie du corps ou qu’elles fassent
partie de l’environnement. Comment comprendre ce vague, si ce n’est bien sûr qu’il
alimente une controverse philosophique.
J’assumerai que
le vague de ces limites n’est pas correctement construit — bien qu’il y ait exactement un corps ou
un organe prochain — en vertu du
fait que ce dernier « s’évanouit » à
mesure, car divers degrés
d’indétermination impliquent justement une
partie de la relation existant entre l’objet unique et les multiples
candidats à sa partition. Peut-être existe-t-il des objets indéterminés dans leurs
frontières pour cette seule raison ; mais en traitant les objets « ordinaires »
comme vagues, cette façon de faire se targue d’une précision d’autant plus
fallacieuse. Quels que soient les degrés variés selon lesquels les particules
peuvent être des parties — qu’il s’agisse de degré deux, trois, ou de n’importe
quel nombre de cardinalité infini — il est non moins difficile de penser qu’il
y a des réponses précises à la question de savoir si les particules
périphériques sont des « parties », qu’il ne l’est de répondre à la
question de savoir ce qui est « dans » et « en dehors de».
Les cas les
plus intéressants concernant le vague des objets « ordinaires » domestiques
sont les théories qui rejettent l’indétermination des frontières en faveur
de l’existence d’une pléthore de bons candidats substituables à l’objet en
question. J’écarte la théorie épistémologique du vague soutenue par Timothy
Williamson qui a de nombreux adeptes : je le fais pour des considérations
extrinsèques et hautement contingentes — les raisons étant que nous ne serons
jamais capables de les comprendre à cause de leur portée globale et de leur
complexité. Des arguments soigneusement dirigés contre le matérialisme des
objets ordinaires peuvent servir à passer au travers de l’épistémicisme de Williamson ; mais
je limiterai ma discussion à ce que je considère comme le plus vraisemblable
et populaire dans l’approche du vague des montagnes, des nuages, des corps
vivants et des organes. C’est un phénomène essentiellement linguistique en
relation avec l’indécision sémantique ou la spécification insuffisante de mots
tels que « montagne », « nuage »,
« corps humain », « cerveau ». Nous parlons du
corps humain et du cerveau comme s’il y avait un seul objet physique disponible
devant nous, alors qu’il existe plusieurs choses déterminées qui se chevauchent
au même endroit, et qu’aucune d’entre elles n’a été reconnue avec assez de
précision pour pouvoir être qualifiée comme le seul et unique objet de
référence.
La combinaison
de cette pluralité de candidats jointe à l’indécision sémantique fournit une
explication intuitivement convaincante sur le phénomène du vague des objets
comme les nuages et les montagnes. De nombreux paquets de molécules sont de
bons candidats pour être un certain nuage ; des parcelles agrégées de
terre et de rochers sont de bons candidats pour constituer une certaine
montagne. Nous n’avons pas assez fait tout simplement pour singulariser l’un de
ces objets plus précisément comme le sujet de notre vague pensée et de notre
discours ; à la place de quoi, nous gesticulons de façon indifférenciée pour
chacun d’entre eux eux. Aucun n’est intrinsèquement plus éligible pour être
ce que nous pensons qu’il signifie. Ainsi, il n’y a pas de référent unique pour
un terme comme « mont Everest » et
les expressions démonstratives du type de « ce nuage » (en le pointant du doigt). Au plus on tente de
discerner étroitement ce qu’est un corps humain ou un cerveau, au plus il
ressemble à un nuage, à une tempête, à une nuée d’insectes. Le vague affecte
ses frontières spatiales externes, et pour beaucoup de choses qui sont situées
sous la peau, à l’intérieur de notre corps, c’est une matière vague que de
savoir quand elles deviennent des parties de celui-ci. Comme avec les nuages et
les montagnes, le vague qui revient aux corps et aux cerveaux est accrédité
quand nous faisons apparaître qu’il y a bien nombre de candidats éligibles susceptibles d’être le « corps
» et le « cerveau », en sorte que
nous avons échoué à déterminer de quoi nous parlons au juste. Je supposerai
donc que si une propriété n’est pas telle qu’elle est possédée par chacun des
candidats éligibles pour être un cerveau, un organisme, une table, etc....,
alors, il est faux de dire que le cerveau, l’organisme, la table ont
définitivement cette propriété. J’assume ainsi en quelque façon une supra-évaluation
de la vérité des énoncés qu’on reconnaît comme vagues.
7. Du dualisme des
propriétés (et de l’adverbialisme) au matérialisme spéculatif.
Le dualisme des
propriétés implique que les propriétés phénoménales sont radicalement
naturelles, et qu’elles sont aussi fondamentales que les propriétés
explicatives les plus basiques qui sont désignées comme telles dans «la physique dernière». Il existe
d’évidentes corrélations nomiques entre des sortes différentes de stimulations
nerveuses et des états phénoménaux (par exemple, des panneaux de signalisation
pour marquer l’arrêt, m’apparaissent toujours les mêmes dans des conditions
similaires). Et les lois elles-mêmes peuvent déployer leur caractère
fondamental de manière parfois légèrement différente. Certaines généralisations
nomologiques peuvent ne mentionner que des propriétés fondamentales, mais
n’être pas des lois fondamentales - par exemple, c’est une nécessité
nomologique que si une chose est ou bien un électron, ou un proton, elle pourra
dévier un électron qui s’approche ou bien l’attirer à quelque degré. Mais cette
forme d’énoncé de la loi dérive, en fait, sa force modale d’autres lois. Les
lois fondamentales sont celles qui ne dépendent pas des autres pour exister. Je
supposerai par conséquent que là où il existe des propriétés parfaitement
naturelles décrites par des énoncés dotés d’une force légale, certaines lois
fondamentales ont présidé à leur production. Ainsi le dualiste des propriétés est
forcé d’admettre que certaines lois qui ont présidé à la génération des qualia
sont fondamentales. Je doute que ayons des noms pour nommer la plupart des qualia
fondamentaux : tous les mots qui les désignent peuvent être vagues.
Mais si nous parvenons jamais à établir des lois basiques expliquant la génération
des qualia par l’activité cérébrale, les termes de ces lois devrait
tenir lieu de façon relativement précise de la ressemblance phénoménale entre
les sujets.
Etant donné ce
que nous savons des connexions étroites existant entre l’activité cérébrale et
l’expérience phénoménale, dans notre cas les lois expliquant la génération des qualia
prendront grosso modo la forme
suivante : chaque fois que certains neurones sont organisés pour se comporter
de telle manière — par exemple comme certains dans mon cerveau
maintenant — quelque chose d’autre se produira en sorte qu’il ait telle et
telle propriété phénoménale fondamentale. (Les lois fondamentales ne peuvent
pas à propos des neurones per se ; par contre, elles peuvent raccorder
les qualia à quelque autre caractéristique de l’activité
cérébrale : ainsi des changements dans tel ou tel pattern, ou dans tel ou tel état
informationnel). Si on accepte l’adverbialisme, tout ce qui aura cette propriété
phénoménale sera un sujet conscient — celui qui éprouve une douleur très
déterminée, qui respire une odeur singulière, etc. Mais quel est ce quelque chose qui aura été causé pour avoir
la propriété en question ? Si l’on se rapporte au matérialisme de variété
commune, c’est un objet familier tel qu’un cerveau ou un organisme humain
complet.
Si le « cerveau » ou « l’organisme humain » sont des termes pour le matérialisme
de cette espèce, en désignant des objets matériels vagues, et si je suis une
telle chose, alors il doit y avoir de nombreux candidats éligibles pour être ce cerveau ou cet
organisme, nous l’avons vu. Il n’y a pas de problème en principe avec les
objets macroscopiques exemplifiant les propriétés fondamentales. Tout ce qui
est nécessaire est que chacun des candidats éligibles possède cette propriété fondamentale.
Mais, étant donné que les candidats diffèrent de très peu de l’un à l’autre, et
que ces petites différences surviennent sur des différences opérant à des
niveaux beaucoup plus fondamentaux, il serait très surprenant qu’il en aille
ainsi. Il est facile pour un objet vague, telle une table qui pèse environ 20 kilos, parce que chacun des
candidats éligibles pour être la table aura une masse très proche de 20 kilos —certains
un peu plus, certains un peu moins. C’est beaucoup plus dur pour une table de
peser très exactement 20 kilos : certains candidats-table y satisferont, mais
beaucoup d’autres seront, même infiniment peu, plus lourds ou plus légers au
point qu’il n’est pas assuré que nous puissions dire que la table a exactement cette masse.
L’adverbialisme
au sujet de certaines propriétés phénoménales fondamentales requiert qu’il y
ait une famille de propriétés parfaitement naturelles qui ne peuvent être
possédées que par des êtres conscients. Si je suis conscient et que je suis un
objet ordinaire vague, les lois gouvernant la génération des qualia doivent
assurer que chaque candidat éligible, et supposé être moi, ait cette propriété
parfaitement naturelle. En quoi les lois fondamentales peuvent-elles sélectionner
les candidats éligibles et eux seuls ?
Je suppose que
la défenseur du dualisme des propriétés garantirait qu’il est possible que le processus naturel de
génération des qualia soit fondamentalement prodigue dans la production et la distribution de propriétés phénoménales
fondamentales ; que le cerveau engendre de nombreuses instances de chaque type phénoménal,
une pour chacun des ces objets physiques distincts, mais néanmoins entre eux se
chevauchant. Or, le défenseur du matérialisme commun peut espérer plus que cela.
Les activations neuronales qui sont la cause d’un effet produisant des qualia
adverbiaux doivent cibler tous et chacun
des objets-candidats supposés être ce que nous entendons par « organisme » ou «
cerveau ». Les lois physiques fondamentales gouvernant la génération des qualia,
même si elles sont prodigues quant au nombre des instances produites, ne
sauraient être imaginées choisir des objets précis, de la même façon exactement
que nos termes quotidiens de cerveaux et de corps recrutent leurs objets
correspondants. Ce serait attribuer à la nature elle-même une rare déférence envers
notre pratique linguistique et à l’égard de nos concepts bruts et prêts à
l’emploi.
Les lois
prodigues de la génération des qualia pourraient choisir un groupe
d’objets physiques qui ne sont pas candidats à l’identification avec ce cerveau
ou cet organisme. Ou bien, elles pourraient les choisir tous, et même plus
encore, ou ne choisir que les candidats éligibles. Dans tous les cas, j’échouerai
à me reconnaître comme un objet de la variété commune [garden variety object].
Si les lois
fondamentales expliquant la génération adverbiale des qualia ne sélectionnent
pas chacun des candidats éligibles comme étant cet organisme ou ce cerveau,
l’organisme ou le cerveau sera tout au plus une sorte de conscience. Peu importe d’ailleurs ce que je sais de vrai
sur moi ; je sais maintenant que je suis incontestablement conscient ;
donc, si cette petite chose ou l’une de ces choses possède sans conteste vraiment
le quale adverbial, je ne suis pas cette chose qui ne serait
qu’indéfiniment consciente. Je suis la plus petite chose ou l’une de ces choses
ou, peut-être, je suis indéfiniment identique à chacune d’entre elles : «
Je », pourrait n’être qu’un terme vague, à la référence indéterminée parmi les
nombreuses choses qui ressentent vraiment le quale généré par mon
cerveau. Dans l’hypothèse où l’un ou plusieurs de ces candidats élus sont
conscients, mes frontières ne sont pas celles d’un objet ordinaire
macroscopique de variété domestique. Elles sont déterminées, non par nos
standards bruts et tout prêts qui en font les parties d’un organisme ou d’un
organe (et qui annoncent des notions floues comme celles de cohésion et de rôle
fonctionnel) : au contraire, mes frontières sont fixées par un halo spécial et bien délimité, c’est une
frontière tirée de la possession de qualia très précis. Le dualisme des propriétés
admettra qu’il pourrait en aller de la sorte. L’optique
qui en résulte est celle d’un genre de matérialisme de bon aloi ; mais c’est
une sorte de matérialisme spéculatif qui
estime qu’une chose pensante n’est rien d’autre qu’un objet physique domestique
que nous habillons, que nous
extrayons chirurgicalement et que l’on pourrait bousculer. L’objet matériel
précis que je suis devient l’affaire d’une spéculation théorique déterminée par
les lois qui relient l’activité cérébrale à un objet physique particulier ou à des
objets se trouvant dans la promiscuité de mon cerveau.
Supposons
désormais que les lois sélectionnent plus
que tous les candidats éligibles — en incluant parmi les nombreux objets
que partagent mes états phénoménaux adverbiaux, certains d’entre eux dont les
parties sont justement extérieures à tous les candidats domestiques ordinaires
revendiquant le rôle de ce cerveau ou de ce corps. Dans ce cas, il existerait
des objets plus larges dont ce cerveau ou ce corps ne seraient qu’une partie,
et il serait juste de considérer qu’ils
sont aussi conscients que je ne le suis de moi-même. Tout objet qui recouvre ou
chevauche un candidat choisi pour être moi et qui partage mon expérience
consciente, pour faire un bon candidat. Ainsi, à moins que ces choses à peine
plus larges grandes ne diffèrent de façon drastique des choses qui sont à peine
plus petites, le matérialisme variété commune se révèle encore une fois être
faux — un halo déterminé entoure une collection d’objets précis distingués de
ceux qui prétendent être ce cerveau ou ce corps. Bien que ces mots tels que « cerveau
» ou « corps » ne soient pas des termes vagues dont on se servirait pour référer
à pareille chose, nous pourrons facilement inventer d’autres mots : en
effet, compte tenu de la platitude en vertu de laquelle Je suis sujet de mes états de conscience, le «Je» dans ma bouche
est peut-être déjà un terme à la
référence indéterminée parmi ces autres objets matériels.
Même si les
lois sont prodigues en faisant que causalement de nombreux objets physiques
nous soient conscients, il reste une sorte de halo magique qui m’entoure (ou plutôt
qui entourent la somme des candidats éligibles qui se prétendent être moi) — le
genre de chose chose qu’on ne retrouve pas dans les objets macroscopiques vagues
du monde ordinaire. Le halo demeure même dans les cas chanceux où les lois ne
sélectionneraient sauvagement que les candidats éligibles pour être ce cerveau
ou ce corps. Dans des objets de variété commune, il n’y a pas rien que des
morceaux de matière qui ne sont en réalité ni des parties définitives de
l’objet ni des parties non-définitives de l’objet – on ne pourrait pas les
appeler simplement « des parties frontières ». Il n’y a non plus de coupure franche
entre les parties de matière qui sont et ne sont pas des parties frontières. On
a besoin ici d’un vague d’ordre supérieur : mais ce vague d’ordre
supérieur serait oblitéré par des précisions factuelles concernant ceux des
objets physiques qui possèdent des qualia adverbiaux.
Les lois
prodigues dans la production des qualia sont supposées être telles par
les défenseurs du dualisme des propriétés et de l’adverbialisme, afin que les
personnes conscientes puissent avoir une chance de devenir des corps ou
des cerveaux de variété domestique. Mais, même dans ce cas, la chance est bien
mince : il est beaucoup plus probable que je sois un objet physique de
taille et de forme différentes — dépendant de la forme et de la taille du genre
d’objet quel qu’il soit supposé avoir mes qualia. Une multitude de
sujets conscients se chevauchant peuvent faire de « Je » un terme aussi vague, de
telle sorte qu’il serait vrai de dire que je suis un objet vague. Néanmoins mon
indétermination serait moins vague que celle des objets de la variété
domestique et par conséquent la métaphysique des personnes compterait bien pour
une forme de matérialisme spéculatif.
Si les propriétés
fondamentales sont authentiquement nouvelles et si elles sont authentiquement fondamentales,
il y a quelques raisons de croire — en dépit de notre attraction spontanée pour
certains objets vagues, familiers et macroscopiques — qu’elles sont produites en
abondance et qu’elles sont exemplifiées qu’on le veuille ou non par une foule
de sujets présomptifs chevauchant les neurones qui sont à leur source. Le matérialiste
est forcé d’adopter un cadre d’esprit spéculatif. Les cerveaux engendrent des qualia
adverbiaux, on ne supposera pas qu’ils sont exemplifiés plusieurs fois mais
plutôt par un seul par un seul ou peut-être une poignée d’objets physiques. La
thèse ne serait pas si mauvaise, sauf qu’elle n’interdit pas qu’une forme
d’objet physique inconnue de nous, différente des objets domestiques macroscopiques,
s’impose pour jouer le rôle du vrai porteur des qualia, et le vrai sujet de la conscience. Certes quand on cherche
autour de soi pour savoir quelles sont les entités physiques démarquées des
autres et susceptibles de recevoir les états phénoménaux de l’adverbialisme, il
n’est pas de candidats naturels qui se présentent spontanément. Aucune cellule
(ni molécule ni atome) ne se distingue pour suggérer qu’elle ferait le meilleur
candidat contre ses rivales pour s’affirmer consciente. Il n’y a pas, semble-t-il,
d’entités physiques de proximité que les lois fondamentales auraient recrutées,
en vertu de je ne sais quel statut spécial intrinsèque (par exemple, un type
donné de particules) ou extrinsèques (par exemple un endroit très spécial du
cerveau où telle particule pourrait être localisée). Bien sûr, il se pourrait
que les sujets mêmes des états phénoménaux soient une ou plusieurs particules infimes
sélectionnées au hasard — en vertu
des lois indéterministes notamment — parmi celles de mon cerveau, ou que les
sujets soient choisis à l’aveugle en de plus larges proportions dans la matière
de ma tête. Peut-être diverses régions de mon cerveau sont-elles choisies à des
moments différents, selon la localisation de l’activité neurologique qui cause
l’expérience. Les matérialismes spéculatifs pourront prendre plusieurs formes ;
nombre d’algorithmes variés seront proposés pour relier l’activité neurale à un
objet matériel ou à des objets, ou, peut-être n’est-ce qu’à une partie du champ
magnétique voire à des points de l’espace-temps. Mais, étant donné tous les
objets qu’il y a à proximité se pose « un problème d’appariement » : quelle caractéristique (intrinsèque
ou extrinsèque) d’une entité physique dans l’environnement du cerveau pourrait faire
qu’elle figure dans les lois fondamentales la recrutant parmi d’autres pour servir
de porteur à une propriété phénoménale nouvellement advenue ? Je suis bien en
peine de la mettre en évidence de manière intelligible. Peut-être cette partie
très reculée de mon cerveau doit-elle encore être découverte ! Peut-être
est-ce un programme de recherches qu’on a oublié ! Peut-être les lois sur
la production des qualia ont-elles choisi des objets physiques en tant
qu’expérimentateurs dans un protocole indéterministe où les lois sont fort
étranges, connectant des événements neurologiques particuliers avec des choses
physiques particulières, et non point en vertu d’une relation nomologique
naturelle qui tiendrait entre ces événements et ces mêmes choses particulières.
Dans tous les
cas, le dualisme des propriétés et l’adverbialisme conduisent le matérialisme
sur la voie de spéculations obscures quant à la vraie localisation et quant à
la nature physique des personnes. Je ne dirai pas que de telles spéculations sont
injustifiées ou scientifiquement imfructueuses ; mais j’ose prétendre que ceux disposés
à s’y engager ne sont pas en mesure de se moquer des spéculations des dualistes
émergents.
8. Le dualisme
émergent. Retour de l’adverbialisme sur la table des discussions.
Ou bien les
lois fondamentales qui président à la génération adverbiale des qualia sont prodigues ou ne le sont pas.
Si elles le sont, alors il existe de nombreux objets physiques constitués pour
avoir chacune de mes expériences. En
pareil cas, je pourrais penser que je suis l’un d’entre eux ou, mieux encore,
que le « Je » est ambigu ou indéterminé quand il sert de référence à nombre
d’entre eux — mais je ne supposerais pas que cette
ambiguïté s’aligne sur l’indétermination des termes utilisés pour les objets de
la variété commune
qui
appartiennent à des espèces biologiques. Si les lois sont moins prodigues et plus
élitistes — en sorte que l’activité cérébrale provoque une seule instance ou un
petit nombre d’instances pour chaque quale— le matérialiste n’en pourra pas prétendre plus
facilement connaitre la dimension et la forme d’une personne consciente. C’est
un fait empirique qu’il n’y a pas de candidats présomptifs s’arrogeant le fait
d’être l’unique objet physique conscient
limitrophe du cerveau humain ou d’un corps.
Le partisan du
dualisme émergent pointera qu’une autre possibilité demeure. C’est celle qui
dit que, comme lorsque dans d’autres circonstances où une nouvelle propriété
fondamentale est exemplifiée, les états phénoméniques pourraient venir à se
réaliser avec un sujet nouveau. Voilà exactement ce que le dualiste pense qu’il
se produit. Dès qu’une activité
neurale est suffisante pour engendrer de la conscience, un sujet pour cette
conscience est engendré lui aussi. Compte tenu de la naturalité parfaite des propriétés
nouvellement instanciées, on supposera — pour tout sujet ayant ces mêmes
propriétés — qu’il est lui-même aussi naturel de son espèce [natural kind] que ne l’est une particule
fondamentale.
Les détails du
mécanisme par lesquels à partir des cerveaux procèdent des âmes restent, on le
suppose, aussi spéculatifs que la recherche d’une particule spécifiquement
consciente, ou que la recherche d’un morceau délimité de matière cérébrale
consciente. Peut-être y a-t-il un niveau minimal d’activité neurale qui pourrait
être identifié comme la cause
supportant la vie de l’âme. Peut-être que — pour toute paire âme-cerveau — n’existe
qu’un seul modèle d’activation des neurones responsable de cet état phénoménal où
l’âme se retrouve en toutes circonstances. Je suppose que l’hypothèse suivante
est la plus vraisemblable : de très nombreux ensembles d’événements se
produisent en se chevauchant dans le cerveau, aucun d’entre eux ne serait la
cause la plus infime de l’existence soudain manifeste de l’âme [ongoing existence], ni la seule cause
expliquant son état phénoménal en général. Avec les nombreux modèles
concurrents d’activation neuronale qui se chevauchent, chacun est légitimement
suffisant pour justifier les mêmes états phénoménaux : que cette âme existe,
qu’elle soit unique, son existence et son état phénoménal n’en seraient pas
tout simplement surdéterminés. Il n’y
a pas de vague dans le
modèle de
génération du sujet de la conscience
— en fait, sur cette supposition, beaucoup de sources sont également
responsables : il n’y a pas non plus de vague le nombre de sujets qu’il y
a.
Le dualisme émergent
à l’évidence n’est pas la seule voie cohérente conciliant le dualisme des
propriétés et l’adverbialisme pour ce qui concerne les états phénoménaux qui
sont les plus naturels. Mais si l’on tient compte qu’il est hautement
improbable que les lois expliquant la génération des qualia ne
retiennent que les candidats macroscopiques qui ont capturé notre attention, c’est que le matérialisme de la variété
commune est extrêmement peu fiable. Ainsi des formes plus spéculatives de matérialisme
deviendront franchement bizarres aussi longtemps qu’aucune partie spécifique du
cerveau (ou des champs d’ensembles de points d’espace-temps à l’intérieur du
cerveau) ne se présentent elles-mêmes dans cette attribution. L’alternative du
dualisme substantiel consiste à penser que les états phénoménaux adviennent en
apportant leur propre espèce naturelle de sujet, comme feraient de nouvelles
particules fondamentales. Les défenseurs du dualisme des propriétés devraient
accepter cela comme une possibilité réelle — une hypothèse spéculative qui vaut
la peine d’être prise au sérieux, surtout parce qu’il n’y a pas de pistes
prometteuses dans la recherche d’une alternative physique.
Department of
Philosophy
Rutgers, the State University of New Jersey 1 Seminary Place
New Brunswick, NJ 08901
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(2000) sont quelques exemples de philosophes qui défendent le dualisme des propriétés (du moins dans les
travaux cités ; Jackson a, depuis, changé d’avis) tout en gardant leurs
distances avec le dualisme des substances. Il y a pourtant des
complications : certains de ces auteurs commencent à flirter avec le
panpsychisme et je me pose beaucoup de questions quant à savoir s’ils
soutiennent véritablement le dualisme des propriétés au sens où je l’articule
dans ce qui suit.
: Je remercie Penelope Mackie pour sa patience lorsque que je souhaitais