Roderick M. Chisholm
La
substance est ce qui se dit proprement, premièrement et avant tout ; ce
qui à la fois ne se dit pas d’un certain sujet et n’est pas dans un certain
sujet, par exemple tel homme ou tel cheval. (Aristote, Catégories, ch.5)
Nous présentons finalement une
classification des catégories ontologiques les plus fondamentales. Cette
classification précisera certains des concepts introduits dans des essais
précédents. Il y aura quatre dichotomies – quatre façons de diviser des
ensembles de choses en des sous-ensembles exclusifs et exhaustifs. Dans chaque
cas, l’un des deux sous-ensembles sera la négation de l’autre. Je vais aussi essayer,
autant que possible, de caractériser chaque sous-ensemble en termes positifs.
Les dichotomies sont les
suivantes :
(1) Les choses qui sont contingentes et celles qui ne sont pas
contingentes mais nécessaires ;
(2) les choses contingentes qui sont des états
et celles qui ne sont pas des états mais des individus contingents ;
(3) les individus contingents qui sont des limites
et ceux qui ne sont pas des limites mais des substances ; et (4) des choses non-contingentes qui sont des abstracta, et celles qui n’en sont pas,
c’est-à-dire des substances non-contingentes.
Une table des catégories
Ainsi, d’après cette manière de
considérer le monde, il y a des substances contingentes avec leurs états et
leurs frontières ou limites ; et il y a des choses nécessaires qui sont,
pour chacune d’entre elles, ou bien un abstractum
ou bien une substance. Je crois qu’il n’y a pas de bonne raison d’affirmer
l’existence de tout autre type de
choses.
Concepts
de Base
Dans les desiderata principaux d’une telle présentation d’une théorie des
catégories, on trouve (1)
l’économie à propos des types d’entités qui sont acceptées et (2) la simplicité
à propos des types de concepts qui sont utilisés.
Je vais utiliser les concepts
indéfinis suivants : (1) x exemplifie
(possède) y ; (2) x est nécessairement
tel qu’il est F ; (3) x est un état
de y ; (4) x est un constituant
de y ; et (5) x attribue y à z. Je vais introduire trois types de
termes : (1) « Etre-F », où la lettre « F »
peut être remplacé par tout prédicat bien formé en Français ; (2) « x-étant-F », qui sera utilisé pour
désigner des états de l’entité
désignée par « x » ; et (3) « que-p », dans lequel la lettre « p » peut être
remplacée par toute phrase bien formée en Français. Et je vais faire un usage
essentiel du temps. Car j’admets
qu’il y a des vérités qui ne peuvent être formulées de manière adéquate que dans
un langage qui, tout comme notre langage ordinaire, comporte des temps.
Comme je fais usage d’un langage qui
comporte des temps, je dirai que ce qui existe, existe maintenant. Et comme le
langage comporte des temps, le
« maintenant » dans « Tout ce qui existe, existe maintenant » est redondant et
l’affirmation est logiquement vraie. Mais il y eut un philosophe buvant la ciguë. Et cela signifie qu’il y a quelque chose – par exemple, la
propriété d’être bleu – qui était en
ayant la propriété d’être tel qu’il y a
un philosophe qui est en train de boire la ciguë.
Je me tourne maintenant vers les
quatre dichotomies.
(1) Les Choses Contingentes et Les
Choses Nécessaires
Comment devons-nous distinguer les
choses qui sont contingentes et celles qui ne le sont pas ?
Nous avons la formule « x est
nécessairement tel qu’il est F ». Mais, malheureusement, nous ne pouvons
pas faire usage de cette formule pour tracer la distinction entre choses nécessaires
et contingentes. Car « x est nécessairement tel qu’il est F », au
moins de la façon dont je l’interprète, est équivalent à « est
nécessairement tel qu’il existe si et seulement s’il est F ». Et si la
formule est comprise de cette manière, alors tout pourrait être dit « exister nécessairement » – car tout est nécessairement tel qu’il
existe si et seulement s’il existe. Donc « existe nécessairement » ne
produit pas la distinction entre choses nécessaires et contingentes.
Une chose contingente, à la
différence de celles qui ne le sont pas, est une chose qui pourrait ne pas
avoir été – une chose qui est possiblement telle qu’elle soit venue à l’être et
possiblement telle qu’elle disparaîtra (will
pass away). Je vais donc revenir à ces concepts de venir à l’être et disparaître.
(Nos définitions de ces concepts, comme toutes nos définitions, se font au
présent.)
D1 x vient à l’être = Df x est tel qu’il n’y a rien qu’il ait
exemplifié.
D2 x a juste disparu = Df Quelque chose qui était tel que x existe
commence à être tel que x n’existe pas
Il y a des choses que vous et moi avons exemplifiées – disons la propriété
d’être un enfant – et, de ce fait, l’être ne nous advient pas maintenant. Et il
y a, je le crois, des propriétés que nous allons
exemplifier – disons, se promener quelque part plus tard dans la journée.
Si nous interprétons « x est
tel qu’il est F » de manière correcte, nous verrons que si une chose n’est pas possiblement telle que l’être lui advienne ou qu’elle
disparaisse, alors elle n’a jamais été et ne sera jamais possiblement telle que
l’être lui advienne ou qu’elle disparaisse. La distinction entre choses
contingentes et nécessaires, par conséquent, est la suivante :
D3 x est une entité contingente = Df x est possiblement tel
qu’il vient à être ou qu’il a tout juste disparu.
Une chose nécessaire est une chose qui n’est pas contingente.
(2) Les Etats et les Individus
Les choses contingentes peuvent être
divisées en celles qui sont des états des choses et celles qui ne le sont pas.
Dans « Etats et évènements », nous avons présenté notre supposition
disant qu’il y a des états des choses, de la sorte :
A1 Pour tout x, il y a l’état x-étant-F si et seulement si x
exemplifie être-F
Bolzano a dit qu’un état est une
entité qui est de quelque chose. Nous
pouvons exprimer ce fait en disant que les états sont ontologiquement
dépendants envers les choses dont elles sont
des états :
A2 Pour tout x et y, si x est un état de y, alors x est
nécessairement tel qu’il est un état de y
Une pierre qui est chaude n’est pas
nécessairement telle qu’elle est chaude, mais son-être-chaud est nécessairement
tel qu’il est un état de cette pierre.
Ces choses contingentes qui ne sont
pas des états d’autres choses peuvent être appelées des choses individuelles.
D4 x est un individu contingent = Df x est une chose
contingente qui n’est pas un état
En disant qu’une chose individuelle
est quelque chose qui n’est pas un état, nous sommes en train de dire qu’elle
n’est pas « dans un
sujet ». Mais nous ne supposons pas que « l’individu seul est
réel », car nous supposons qu’il y a
des états et que les états ne
sont pas les choses individuelles.
Dans l’essai « Etats et
évènements », j’ai caractérisé les évènements comme constituant un
sous-ensemble des états.
(3) Les Limites et les Substances
Contingentes
Une théorie des catégories adéquate
devrait nous permettre de distinguer entre ces choses individuelles
contingentes qui peuvent proprement être appelées des substances et ces choses contingentes qui sont les limites ou frontières des substances.
Pour établir cette distinction,
j’utilise la formule « x est un constituant de y ». Je suppose que la
relation être-un-constituant-de est asymétrique et transitive : pour tout
x et y, si x est un constituant de y, alors y n’est pas un constituant de
x ; et pour tout x, y, et z, si x est un constituant de y et y un
constituant de z, alors x est un constituant de z.
Une limite ou frontière est,
dans le sens suivant, un individu dépendant :
D5 x est une limite (frontière) =
Df (1) x est un individu contingent ; et (2) tout constituant de x est
nécessairement tel qu’il est un constituant
Nous pouvons maintenant dire ce
qu’est une substance contingente :
D6 x est une substance contingente =
Df x est un individu contingent qui n’est pas une limite
Les parties d’une substance contingente sont parmi ses constituants
ceux qui ne sont pas des frontières ou des limites. Il suit par conséquent que
les parties d’une substance contingente sont elles-mêmes des substances contingentes.
Nous devrions donc rejeter la conception d’Aristote disant que les parties
d’une substance actuelle ne sont pas elles-mêmes des substances actuelles. Et
nous devrions rejeter la conception de Leibniz disant que les substances
actuelles ne peuvent pas être des parties de substances actuelles.
(4) Les Abstracta
Il est souvent dit qu’il y a juste
un ens necessarium – nommément, Dieu.
Mais si, comme je le crois, le réalisme extrême ou le Platonisme est vrai, et
si la distinction entre choses nécessaires et contingentes doit être tracée de
la manière que j’ai suggérée, alors il suit qu’il y a une multiplicité
indéterminée de choses nécessaires (indefinitely
many necessary things). Tous les ainsi-dits abstracta sont des
choses nécessaires – des choses incapables de venir à l’être ou de disparaître.
Cela inclut non seulement les attributs exemplifiés, comme l’attribut d’être un
chien, mais aussi les attributs non exemplifiés, comme celui d’être une licorne
ou d’être un carré rond.
Y a-t-il la moindre raison de croire
qu’il y a des abstracta ne pouvant pas
être attribués ?
Qu’en est-il des classes, ou des ensembles ? Russell a montré comment les principes de la
théorie des ensembles pourraient être construits comme des principes portant
sur des attributs. Dire que x est un membre de la classe des F revient à dire
que x est F ; dire que la classe des F inclut la classe des G revient à
dire que tout ce qui est G est F ; et plus généralement, dire que la
classe des F est telle ou telle revient à dire que l’attribut être-un-F est
exemplifié par exactement les même choses qu’un attribut qui est tel ou tel. En
suivant Russell, ainsi, nous dirons ceci :
D7 La classe des F est G = Df Il y a un attribut qui est tel (a) qu’il est G ; et (b) qu’il
est exemplifié par toutes – et seulement – par ces choses qui exemplifient
l’être-F
Ainsi, étant donné que nous avons
accepté l’être des attributs, il n’y a pas de motif de supposer qu’en plus des attributs, il y aurait
aussi des choses comme des classes ou des ensembles. Notre définition,
toutefois, nous autorise à faire usage de la terminologie commode des classes
ou des ensembles. (Comme nous ne supposons pas qu’il y ait des ensembles en
plus des attributs, nous n’avons pas à affronter des questions difficiles comme :
« Est-ce que les ensembles ont leurs membres par nécessité ? »
et « Les membres des ensembles peuvent-ils changer ?»)
Les états de choses (states of affairs) ne doivent-ils pas
être comptés parmi les objets abstraits ? Certainement, il y a cet état de choses abstrait que
tous les hommes sont mortels, aussi bien que cet état de choses que quelques
hommes ne sont pas mortels. Mais nous pouvons caractériser ces états de choses
en référence à être tel que tous les
hommes sont mortels et être tel
qu’aucun homme n’est mortel. Plus généralement, l’état de choses que-p peut être caractérisé en référence
à être tel que p. Voici notre
définition :
D8 Que-p est un état
de choses = Df Il y a un attribut qui est nécessairement tel qu’il est
exemplifié seulement si p
Cette définition garantit que les
états de choses sont des choses abstraites et non pas des évènements
contingents. Car les attributs sont des choses nécessaires et, ainsi, s’il peut
être dit d’un attribut qu’il est « nécessairement
tel que p », alors la phrase remplaçant « p » ne peut pas
exprimer un événement contingent.
Puisque les états de choses sont
donc réductibles aux attributs, l’expression « l’état de choses que p est effectif (obtains) » est réductible à une affirmation à propos de l’exemplification :
D9 L’ état de choses que-p est obtenu [est vrai] = Df
Quelque chose possède un attribut qui est nécessairement tel qu’il est
exemplifié si et seulement si p
Qu’en est-il des propositions ? Si nous utilisons
« proposition » pour faire référence à un type d’objets abstraits et
non pas à un type de choses contingentes (comme ces « propositions
singulières » qui sont pensées comme contenant des choses contingentes en
guise de leurs constituants), alors il semblerait qu’il n’y ait pas de
fondement pour distinguer les propositions des états de choses – à moins que
nous ne disions que les propositions sont ces états de choses qui sont
nécessairement tels qu’ou bien ils sont toujours exemplifiés ou bien ils ne le
sont jamais.
Et le concept de la vérité d’une proposition serait expliqué
en référence à l’exemplification de la manière suggérée ci-dessus par D9.
S’il y a des raisons de penser qu’il
y a de telles choses que des mondes possibles, alors de telles entités
peuvent être identifiées à certains types d’états de choses.
D10 W est un monde = Df W est un état de choses tel que :
pour tout état de choses p, ou bien W implique logiquement p, ou bien W
implique logiquement la négation de p ; et il n’y a pas d’état de choses q
tel que W implique à la fois q et la négation de q
En d’autres termes, un monde est un état de choses maximal et auto-consistant
(self-consistent). Qu’il soit maximal
est garanti par la première clause de la définition ; et qu’il soit auto-consistant
l’est par la seconde. Si les mondes possibles sont ainsi réductibles aux états
de choses, et si les états de choses sont réductibles aux attributs, alors les
mondes possibles sont réductibles aux attributs.
Qu’en est-il des relations ? Dans la logique
contemporaine, il est courant d’assimiler les relations à des ensembles d’une
certaine sorte – précisément à ces ensembles qui sont des paires ordonnées. Par
exemple, en suivant Kuratowski, on peut construire la paire ordonnée, x-apparié-avec-y.
Cette conception est facilement transposable dans la théorie des attributs.
Un attribut ordonné, John-pour-Mary, sera n’importe quel attribut dont
les seules instances sont : (1) un attribut dont la seule instance est
John et (2) un attribut dont les seules instances sont John et Mary. Si John
est, disons, le plus grand homme dans la ville et si John et Mary sont les
seules personnes dans la Chevrolet verte, alors une instance de l’attribut
ordonné John-pour-Mary sera l’attribut d’être exemplifié seulement par le plus
grand homme de la ville et par les seules personnes qui sont dans la Chevrolet
verte. Cet attribut, donc, est l’une de ces choses qui sont exemplifiées par la
relation être plus grand que. Donc,
de même, pour n’importe lequel de ces attributs qui sont ordonnés de John à Mary
(disons, l’attribut d’être exemplifié seulement par le réparateur de la
télévision locale et par les 17ème et 284ème personnes
qui ont été inscrites à la dernière élection locale). Tous ces attributs ordonnés exemplifient la relation
être-plus-grand-que. Ainsi, nous pouvons dire que John est apparié à Marie par
la relation être plus grand que.
Les relations seront donc
caractérisées comme il suit :
D11 R est ordonné de x à y = Df R est un attribut dont les
seules instance sont (a) un attribut dont la seule instance est x et (b) un
attribut dont les seules instances sont x et y
D12 R est une relation = Df R est
nécessairement telle que, si elle est exemplifiée alors il existe un x et un y
tels que R est ordonné de x à y
Cette conception des relations peut
être étendue à des relations avec n’importe quel nombre de termes. Si une
relation a trois termes, alors une de ses instances a deux termes et l’autre
seulement un terme ; si une relation a quatre termes, alors ou bien (a)
chacune de ses instances a deux termes, ou bien (b) l’une en a trois et l’autre
un seulement ; et ainsi de suite. Toute relation, quel que soit le nombre
de ses termes, est un attribut – un
attribut qui est exemplifié par d’autres attributs.
(5) Les Substances Non-Contingentes
Nous supposerons, donc, qu’il y a
deux types d’êtres non contingents – ceux qui sont des attributs et ceux qui ne
sont pas des attributs. Nous dirons que s’il y a un être nécessaire qui n’est
pas un attribut, alors il est une substance
nécessaire :
D13 x est une substance nécessaire = Df x n’est pas
contingent et x n’est pas un attribut
Une substance nécessaire est donc un
objet éternel. Et comme une substance nécessaire n’est possiblement pas telle
que quiconque puisse l’attribuer à quoi que ce soit, nous pourrions dire avec
Aristote qu’elle est quelque chose qui « n’est pas dit d’un sujet ».
Une telle caractérisation de la
substance nécessaire est essentiellement négative.
Nous ne prendrons pas en conidération ici la question de savoir s’il y a un tel être ni même, s’il y avait un tel être, de savoir si
nous pourrions le caractériser en termes positifs.