Hommage à un photographe et à un
ami
Ce jeudi 26 février 2015, Philippe PONCET est inhumé au
village de Cognet (Isère), qui ne comptait que 48 habitants en 2012. Philippe
est décédé brutalement dans un accident de montagne. C’était un philosophe
photographe; il nous a laissé deux livres dont je reparlerai, et d’abord
un grand nombre de photographies remarquables, bien que Philippe soit resté
assez parcimonieux dans son domaine d’exercice (il pouvait lui arriver de ne
rien photographier du tout pendant pas mal de temps). Nos condoléances, et
celles de tous les membres du SEMa, vont d’abord à ses deux fils Paul et
Jules; elles vont aussi à sa femme. Cette disparition est une perte
autant pour ses amis, pour les élèves qu’il a formés à la
pratique, pour les éditions Cent pages — et très probablement c’est une grande
tristesse aux yeux de bien des connaissances à lui que je n’ai pas fréquentées.
Philippe
était si discret que son départ définitif est à peine croyable ; sa mort
est très cruelle pour moi. « La neige est blanche si et seulement si » Philippe pouvait me la montrer dans sa
couleur et son grain. Je pense ici à ces tirages prémonitoires en grand format
qui la faisaient saisir comme une substance artificielle et grumeleuse.
Qu’on me
permette de parler brièvement de son travail. L’émotion me submergerait si je
ne le pouvais pas. Philippe Poncet est venu à ma rencontre, à Grenoble, alors
que j’animais un séminaire sur la perception, en 1997 ou 1998, dans le
département de philosophie, sur le campus de Saint-Martin-d’Hères. Je
m’intéressais à la photographie par mon grand père, qui faisait des
développements dans la cave à la lumière rouge, bien avant donc que je ne
découvre avec Philippe la vraie rigueur du métier. Quand je disais dans mon
jargon que les objets vus ne sont pas vus comme s’ils étaient des objets vus,
la preuve étant que nous devons
les visuabiliser pour qu’ils deviennent visibles — c’est-à-dire les abstraire
et les représenter hors de toute spontanéité apparente —, je trouvais en Philippe Poncet un
auditeur qui savait pour ainsi dire mieux que moi ce que je disais de façon maladroite. De mon collègue Denis Vernant,
il avait retenu que les vues de ses photos n’étaient rien en somme que des sense data que nous verrions au-dehors, off the page — sans qu’ils ne nous soient jamais introspectibles. Philippe a
ensuite voulu rédiger un mémoire de maîtrise, qui allait devenir déterminant
pour lui. Par après, il est venu à
Marseille, et je me suis rendu à Saint Jean d’Hérans en Isère où nous avons
passé une journée expérimentale inoubliable.
Dans ses photos, comme
dans la série du Villaret — la plus ancienne qu’il m’ait montrée —, je
découvrais un photographe extrêmement exigeant, en pleine recherche formelle, bien
que menant déjà un travail métaphysique : ainsi me fit-il connaître ce que
cela faisait que de voir à travers des lunettes (comme si on regardait de loin),
ou à travers un grillage ou dans une autre situation de décentrement. Il venait
me chercher à l’ Hôtel des voyageurs Place Grenette, et il avait le don de ballades
improvisées en voiture, si improvisées qu’il aurait voulu un moment fixer un
appareil sur le toit du véhicule qui se déclencherait automatiquement pour
avoir une photo enfin vraiment in-intentionnelle. J’avais l’impression d’un
étudiant très différent par sa maturité, au regard très aigu comme son visage, toujours
rustique dans son comportement et dans son art — taiseux mais attentif, puis
brusquement déridé, s’éclipsant sans qu’on le sache pour partir très loin, et
présent de nouveau sans qu’on le lui demande comme au colloque sur les Truthmakers à Aix en 2004, où il dressa une série de
portraits en pied de philosophes que je tiens pour une réussite totale. Pour
ceux qui s’étonneraient de ce désir de fuir chez quelqu’un par ailleurs si
attaché à la perception des lieux familiers, il n’est que de découvrir ses
prises de vues de Marseille, plage des Catalans, pour comprendre d’un coup son
caractère rebelle. Certes, il était et sera toujours de la montagne aux yeux de
ses proches (je me souviens de son irrépressible désir de grimper sur les
rochers de Marseilleveyre), mais avec lui l’exil et la solitude étaient bien
présents, trop présents presque. Il n’y a pas si longtemps encore, Philippe
m’adressait une carte postale affectueuse depuis Sifi Ifni.
Que faisait-il
donc aux confins de la Mauritanie ? De certaine façon, il travaillait sur
le motif. Il avait déjà produit une série magnifique sur les horizons du Sud
algérien et saharien, autre paradigme de ce qui n’est pas simplement loin, ni non
plus faussement inaccessible — car c’est d’abord au sens où Berkeley démontre
que la distance n’est pas perceptible en tant que telle. Et pourtant les
horizons de Poncet m’atteignent au premier niveau visuel du rendu ; ils
m’éveuvent étrangement par leur aridité. Pas de mystique dans cette
démarche ; pas d’esthétisme du dépaysage. On retrouve la même émotion prochaine
dans ses vues de l’Obiou qui était sa montagne fétiche.
Pourquoi cette aridité ? — Philippe
Poncet avait le don de fixer un autre référent et de contester violemment que
ses photos fussent des images. Elles n’avaient pas pour lui de statut dépictif (telle la voile déchirée qu’il a offerte
au SEMa). Lui et moi, nous détestions Salgado et son romantisme lourdingue de
la pauvreté photogénique que célèbre aujourd’hui Wenders. Pieter Hugo s’inscrit
de nos jours dans cette même veine qui devient à la mode, alors qu’on ne discerne
rien de tel dans l’Afrique de Poncet. Le modèle de sobriété et de vérité dans
nos échanges est resté celui de Walker Evans.
Il faut y insister, Poncet a voulu
traduire Le Crayon de la Nature
de Talbot, curieusement encore inconnu en France au début du XXIe siècle. Il
fit autour de ce texte de 1839 une méditation très réussie et si juste que mon collègue
Adam Biro, éditeur d’art chez Vilo, a aussitôt voulu en faire un livre (Les
éditions de l’amateur, 2003). C’est la
seule fois qu’un mémoire de philosophie que je dirigeais a été édité. — Non, il
n’y a rien d’anecdotique dans ce constat, dont je tire une légitime fierté. Ensuite,
Philippe a pu réaliser son rêve de documenter un ouvrage sur la montagne des
photographes (Alpinisme et photographie, 2006). De même, dès que le Monde a
créé son supplément dominical, on y a découvert l’une des photos prise à La
Panne en Belgique. Philippe a donc connu un moment fort à cette époque. Il
avait quitté l’appareil portatif pour la chambre plus encombrante, et les
résultats qu’il a obtenus étaient vraiment convaincants. Tout ou presque me
semblait abouti dans cette production choisie : ainsi Les filles du
bord de mer et d’autres séries comme Pataquès dans les éditions confidentielles de ses
Portfolios. Je les conserve comme des talismans.
Obsédé par la
nature ontologique du positif qui
explique son intérêt premier pour Talbot, Poncet m’a beaucoup appris sur ce que
je croyais savoir. Il s’est ensuite inscrit en thèse en 2002, et m’apporta un
jour l’ébauche d’une première partie de ce travail hélas depuis abandonné, dont
le titre est : L’instant étendu.
De nos discussions aussi profondément théoriques que passionnées est issu le texte
que je délivre ci-dessous, il a paru sous une forme un peu différente dans le Dictionnaire
d’esthétique et de philosophie de l’art (J.
Morizot, R. Pouivet éditeurs, Armand Colin, 2007). Qu’avec lui, s’il se peut,
un hommage soit rendu au photographe et à l’ami qui l’ont inspiré.
Ce que c’est que d’être une photographie
Jean-Maurice Monnoyer
Les épreuves
photographiques, telles que nous les voyons à l’œil nu, sont des surfaces marquées,
bien différentes des gravures auxquelles elles ressemblent si mal : elles ont
leur géométrie propre, et pourtant nous devons probablement disposer d’une
compétence minimale pour y reconnaître quelque chose. La catégorie du reportage
requiert déjà cette compétence – que son sujet soit saugrenu ou horrible – et,
à l’autre bout de la chaîne, les infotographies d’artistes contemporains
(comme A. Gursky), qui retouchent numériquement la prise de vue, voire
procèdent à l’incrustation du motif, ne font jamais qu’exagérer nos capacités à
y reconnaître une « image de ». Bien que n’étant plus ces pièces à conviction
définitives et intouchables qu’offraient les daguerréotypes, de telles épreuves
revendiquent leur projection sur un plan bidimensionnel imaginaire, y compris
quand nous pourrions considérer un motif déconcertant dans sa profondeur apparente.
La photo est le prétexte le plus parlant de ce que nous imaginons voir sur
une surface. On doit donc supposer que les propriétés relationnelles de la
perception sont intégrées au mode photographique, et d’abord celles qui ont
trait au perfectionnement formidable de la camera oscura qu’a inauguré
la machine photographique. Vitesse d’obturation et choix de l’objectif,
sensibilité de l’émulsion et haute définition du recording, ces données
ne sont pas phénoménologiquement neutralisables dans le résultat. Certaines
photos dénotent des propriétés spécifiques d’organisation du champ visuel,
qu’elles rectifient ou qu’elles accusent; d’autres s’attachent à faire
apparaître des propriétés formelles de la prise de vue et du traitement. Mais
l’interactivité a toujours été présupposée par la photo depuis que Niepce avait
appelé rétines ses premières impressions.
Si Berkeley avait
raison – c’est-à-dire s’il est vrai que nous ne voyons pas proprement la
distance –, les photos nous mettraient (par ce qu’elles sont) en contact direct
avec des surfaces réelles, diversement éclairées. Elles seraient autant
d’approches et de prothèses utiles pour toucher d’autres objets physiques de
notre environnement immédiat. Plus une photo est nette et nettoyée de ses
parasites, plus elle aurait de contrepartie tactile. Mais les photos répondent
aussi d’abord à la définition d’images techniques, puisqu’ elles ne se
détachent pas des objets. En ce sens déterminé, elles fonctionnent comme des supports
iconiques ; elles sont un
sous-ensemble de la classe des images qui nous représentent les propriétés de
la réalité. Peut-être a-t-on exagéré alors leur portée sémiotique et
indiciaire, en oubliant que Peirce insistait d’abord sur la «connexion physique
» de la photo et de sa cause. Pourtant, là encore, leur rôle dépictif –
ce qu’elles nous font voir – est hautement discuté, sinon même récusé par
certains artistes photographes. Les tirages simples, en regard de l’empreinte
photographique, sont à la fois, eux aussi, deux sortes de choses : des images révélées
(c’est-à-dire fixées) et des images détectées (au sens où ce sont
les accidents de la lumière qui constituent leur source, indépendamment de leur
sujet). Ces deux propriétés conjointes de la photographie posent
d’insurmontables problèmes : 1) la révélation superficielle et
phénoménale s’adresse à l’intention dirigée ou à la recognition d’un
aspect ; 2) la détection présuppose que corresponde, point par
point, à la signature perceptive d’une scène quelconque, une information
d’origine électromagnétique capturée automatiquement ou bien modélisée
numériquement. Rien ne nous garantit cependant que l’information ainsi
détectée doive coïncider avec le genre de représentation suscité à l’esprit par
ce qui nous est révélé. La révélation photographique nous fait voir des aspects
et des contours plus ou moins définis, et cela justement dans l’épreuve
que nous avons sous les yeux. La détection nous impose un biais analogique
sensoriel, puisque nous ne voyons pas la lumière, mais les modulations du
signal ou la réponse contrainte du médium retenu pour la capturer sur
une surface ou sur un écran de contrôle. Comme a tenté de le démontrer
F. Dretske, la source (l’objet éclairé), le support sensible (le canal) et les
types de récepteurs – qu’ils soient mécaniques, photochimiques et oculaires –
doivent interagir pour enlever à l’information ainsi détectée son caractère
strictement causal et déterministe. Nous interprétons cognitivement une image
comme une image photographique parce qu’elle ressemble à une photo.
Cette question du
contenu objectivable de la photographie reste donc parfaitement équivoque, mais
son iconicité spécifique reste suggestive pour de très nombreux artistes
attentifs à son contenu non conceptuel. Suivant P. Maynard, qui approfondit
d’abord la distinction précédente, on doit aussi reconnaître néanmoins, avec
Talbot, que dans leur principe les images-photos sont produites par des images
optiques : elles sont détectées en même temps que révélées. P. Poncet
reconnaît chez K. Walton la même inspiration que chez Talbot : les négatifs du Crayon
de la nature sont des images des choses auxquelles nous accédons
indirectement, mais véridiquement. Nous aurions une perception directe de
l’image parce que nous avons une perception indirecte des objets perçus. La
transparence correspondrait alors au fait que les objets « autoreprésentés »
sont bien présents sous un mode particulier – dans l’impression qu’ils nous
procurent d’eux-mêmes par le dispositif choisi –, bien qu’ils ne dépendent pas
contrefactuellement des croyances du regardeur ou du photographe. Cette
position réaliste —antipictorialiste —, admet des «états de choses photographiques»
qui ne sont pas forcément des états de choses phénoménologiquement distingués.
Le risque persiste dans ce cas que des objets photographiés soient vus dans des
photographies comme des objets photographiques, étant identiques à eux-mêmes
sous les deux rapports (sur et dans l’image).
Depuis Daguerre,
l’intérêt des artistes ne s’est jamais démenti pour le support de l’image
photographique (il n’est que de voir l’usage qu’en ont fait Degas et Delacroix,
qui la considérait alors comme un simulacre utile). En un siècle et demi
pourtant, ces rapports ont été bouleversés. On parle aujourd’hui d’une
photographie plasticienne qui s’émancipe à la fois des fonctions
documentaires et dépictives avec la même agilité. Elle a sans doute aussi pour
ambition de ne plus s’accorder avec les emplois «citationnels» de l’avant-garde
américaine des années 1960 en réclamant, comme le faisait déjà Moholy-Nagy, une
autonomie du mode de présentation photographique. Parmi les questions
esthétiques les plus saillantes, la question de l’ontologie de la photo est
loin d’être dépassée, bien que couramment galvaudée. Il ne s’agit pas de se
demander si le noème visant le « çà a été », selon l’expression de R.
Barthes, identifie un objet par essence ou s’il vise une fraction révolue de
l’espace-temps. Il s’agit plutôt de savoir si nous ne «voyons» pas des sense-data
déguisés en objets physiques et en personnages, qui occupent des moments de
la durée ainsi immobilisée, ce que Bergson, on s’en souvient, regrettait
vivement.
La discrétion temporelle de la photo
est dépendante ontologiquement de l’événement de la prise de vue, lequel est en
lui-même porteur de propriétés exemplifiantes (ce qui se passe à un moment
donné, comme un morceau de vélo flou qui nous passe devant les yeux) ; un
événement de la prise de vue, où précisément le momentum proprement dit – et qui n’est pas montré – échappe
à toute perception. Comme une fraction de la durée qui ne durerait plus. Dans
les tentatives pour analyser la photographie, l’instant décisif de Cartier-Bresson
a longtemps fourni une explication esthétique de l’opportunisme d’une situation
technique, comme si le déclic eût attendu le photographe. W. Benjamin parlait
avec plus de justesse d’une loupe temporelle pour distinguer au sein de
l’instantané les fonctions du ralenti ou de l’accéléré, puis à travers elles
les formes historiques et brutalement périmées de l’ici et maintenant.
Philippe Poncet évoque justement aujourd’hui à ce sujet un instant étendu,
en se référant au ralentissement intrinsèque de l’exposition, qui serait plus
ou moins fonction de l’endroit où l’on se trouve, de ce qui bouge ou reste
immobile pour la vision périphérique. Les artistes, tel Stephen Shore, qui
travaillent aujourd’hui au dépouillement des lieux, comme tous ceux qui continuent
l’exploration du portrait – en utilisant, de nouveau, des chambres
photographiques encombrantes – corroborent cette intuition que l’exercice de la
photo d’art n’est qu’une action exercée sur le réel qui en épuise la
temporalité incidente, mais au profit d’une attention prolongée. La photo montre alors que l’appareil a été
localisé dans une perspective nouvelle dont il ferait physiquement partie.
Cette intervention ne peut être décorative ou historiographique (comme ce fut
le cas de Baldus, de Marville et de Bonfils au siècle passé) : elle est parfois
mise en scène avec précision pour produire des instantanés fictifs. La
dissociation de l’espace-temps et la décontextualisation narrative sont deux
tendances majeures des productions actuelles. Tout au contraire, les
expériences héroïques de Marey et de Bragaglia cherchaient jadis, on le sait, à
associer clairement le processus graphique de l’inscription et l’événement corporel qui l’a provoqué. Sous ce rapport, l’extraction d’une
information était mise en corrélation avec l’abstraction de la transcription,
puisqu’il n’y a pas physiquement de mouvements absolus, autres que ceux qui
sont perçus. Le statisme des photographies contemporaines, qui
distendent le temps d’exposition à proportion de l’espace embrassé par
l’objectif, entre aussi en contraste assez fort avec le style documentaire qui
a longtemps prévalu (par sa clarté et sa frontalité), d’August Sander à Walker
Evans.
Pour ce qui est de la
compréhension du fictum – de ce qui fait tableau (picture) dans
une photo et qui n’a rien à voir avec sa crédibilité ou son expressivité –, il
serait aisé de se méprendre sur la portée de ce Kunstwollen spécifique
aux photographes qui s’exprime d’abord historiquement dans le mouvement
pictorialiste. Sublimé par Steichen et Stieglitz, il est évident que ce
mouvement a brouillé un temps la nature du référent naturel, mais il ne
faudrait pas succomber à une exaltation non moins douteuse de notre
environnement optique en gommant l’artifice photographique qui formate ce même
environnement. On ne comprendrait pas qu’il y ait eu ensuite une situation de
concurrence iconique très forte entre la photographie d’une œuvre d’art et le
statut photographique ambivalent d’une photo d’art : c’est le moment de Brassai
et de Man Ray qui deviendrait inintelligible. Si le passage au cinématographe
n’a pas réussi à briser le mythe de l’instantané cher à l’école française,
l’époque intermédiaire de la nouvelle objectivité, avec son contrepoids
idéologique (le monde devient image), ne doit pas être sous-estimée. Comme
d’autres formes d’art, la photographie a connu ses époques formalistes et
expressivistes. Elle ne s’est nullement émancipée des contraintes stylistiques
qui pesaient sur la peinture, bien qu’il faille distinguer une bonne photo
d’une belle photo, pour parler comme les photographes professionnels. On
reconnaît à son style une photo de Weston, de Karsh ou d’Avedon, de
Mapplethorpe ou de Saudek, d’Atget ou de Le Gray. Les documentaristes et les
publicitaires sont probablement capables de cerner l’efficacité concrète de
l’image photographique, pourvu qu’ils fassent l’économie de ces contraintes
plastiques de la distribution des masses, des angles, des frontières et de la
granularité du rendu au tirage – contraintes qui sont évidemment stylisées par
l’habileté de l’opérateur.
Toute discussion
sérieuse devrait mentionner enfin (au moins pour ce qui relève de l’épreuve
gélatino-argentique) la raison impartie au statut de l’empreinte,
longtemps considérée comme une relique ou comme une trace cernée de son nimbe
auratique. Même si ce modus a été complètement modifié par l’image
numérique – qui fonctionne à partir d’une image-matrice calculée et au
point par point, ce qui fait qu’elle est très aisément manipulable –,
l’héritage de l’empreinte calotypique reste fondateur. C’est à partir de
lui que nous parlons d’accidents de la lumière, d’ombres, de portraits et de
paysages. En ce sens, l’élément de mémoire-tampon, ou de stockage de
l’information photonique disponible dans une image latente, peut
continuer de servir à définir le sujet réel de cette imprégnation de la
surface. L’analogue de la mémoire-miroir est en effet moins pertinent.
Nous savons aujourd’hui que la qualité esthétique des photographies analogiques
doit beaucoup à la réaction non linéaire des variétés d’émulsion, ce qui
explique que des valeurs de réflectance plus fines aient été détectées. C’est
par le traitement des surfaces en effet, depuis les papiers salés et les
sous-chlorures d’argent, que la définition des photographies a acquis ce
prestige inégalé de rétention spatio-temporelle plutôt qu’avec l’instrument de
captation de la lumière (même ultra-perfectionné) qui prolonge les capacités de
l’appareil visuel. Et c’est ce privilège qui l’emporte sur le sens ou le
message qu’elle contient. Le caractère infranchissable de la surface
photographique est une limite métaphysique déterminée. Avec elle, la superstition
du rôle causal se montre à l’œil nu, et elle peut enfin subvertir
l’originalité anthropologique du point de vue.
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