Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

mercredi 11 février 2015

La lecture du Tractatus Logico-Philosophicus proposée par James Conant : un essai de déconstruction  (2015)


Elodie Berdegay


L’idée conductrice de l’interprétation de James Conant est que les propositions constituant le corps du Tractatus sont non seulement des non-sens, comme l’annonce Wittgenstein en 6.54, mais plus radicalement des non-sens purs, c’est-à-dire des phrases ne contenant rien de déterminé qui puisse d’une quelconque façon être saisissable. Or, l’hypothèse de l’adhésion du premier Wittgenstein à une conception « austère » du non-sens (austere conception of nonsense) a ceci de déterminant qu’elle transformerait l’entreprise tractarienne en une entreprise non plus théorique, ni normative, mais thérapeutique. Si en effet le non-sens est pur, il serait strictement impossible, comme nous le verrons plus précisément plus tard, (1) de transmettre par son moyen quelques connaissances ou pensées et (2) de trouver une méthode permettant de détecter le non-sens et ainsi réguler le discours pourvu de sens, nous laissant là avec nos mots privés de signification, avec un vide, une absence, qu’aucune philosophie du langage ne saurait justifier, ni parvenir à rendre clairs pour nous : « (…) Wittgenstein (both early and late) seeks a method that ultimately can only be practiced by someone on himself. »[1]. Conant inscrit ainsi l’œuvre du « second » Wittgenstein dans la continuité de celle du « premier », toutes deux appréhendées sous l’angle d’une perspective unique que l’on peut appeler « thérapeutique ». Dans la première comme dans la seconde période, Wittgenstein poursuivrait alors un seul et même objectif ; celui de mettre en évidence les illusions ou les confusions qui gisent à l’ombre de toute forme d’entreprise philosophique, en mettant à jour le fonctionnement ordinaire de la langue. « The Tractatus aims to show that (as Wittgenstein later puts it) “I cannot use language to get outside language” » écrit-il[2]. La clef de voûte d’une telle interprétation est cette conception austère du non-sens selon laquelle les phrases unsinnig sont de purs non-sens, excluant ainsi l’idée qu’il puisse exister des non-sens porteurs, ou philosophiquement intéressants. Si Wittgenstein prend explicitement ce type de position à partir des années 30, pouvons-nous cependant en dire autant du jeune Wittgenstein ? Pouvons-nous aller jusqu’à dire qu’une proposition telle que « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde » (5.6) est du même ordre qu’une phrase telle que « Ab sur Ah » ? Si c’est le cas, pour quelles raisons Wittgenstein aurait-il écrit un livre constitué de sons inintelligibles ? Ou plutôt, pourquoi aurait-il choisi ces sons précisément, des sons philosophiquement parlants et dont on est tenté de dire qu’ils expriment les conditions de la signification de toutes les propositions de notre langage ? Nous examinerons ici les principaux arguments de Conant s’articulant autour de ces deux axes de lecture que sont l’Unsinn et l’Erläuterung. Nous nous intéressons ensuite à l’un des points les plus originaux de son interprétation, lequel consiste à appréhender le contenu du livre sur une toile de fond kierkegaardienne, dans le but d’en mesurer brièvement les apports et l’influence.



1. La conception austère du non-sens


La question à laquelle Conant s’efforce de répondre d’une manière tout aussi radicale que définitive consiste à savoir si les propositions que le Tractatus nous invite à la toute fin du livre à reconnaître comme "insensées", à savoir celles qui en constituent le corps principal, doivent être reconnues comme étant des non-sens purs, ou comme des non-sens dont on peut néanmoins tirer un enseignement. Il s’agit alors de se demander avec quel degré de sérieux devons-nous considérer le contenu de la pénultième proposition du livre :

Meine Sätze erläutern dadurch, dass sie der, welcher mich versteht, am Ende als unsinnig erkennt, wenn er durch sie – auf ihnen – über sie hinausgestiegen ist. (Er muss sozusagen die Leiter wegwerfen, nachdem er auf ihr hinaufgestiegen ist).
Er muss diese Sätze überwinden, dann sieht er die Welt richtig. [3]

Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen – en passant sur elles – il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire jeter l’échelle après y être monté.) Il lui faut dépasser ces propositions pour voir correctement le monde.[4]

C’est pourquoi la question à laquelle nous tenterons de répondre dans un premier temps consistera à savoir comment, à partir d’une réhabilitation de l’importance de l'item 6.54, Conant parvient à articuler le problème de la nature de l’Unsinn.


    A. Le problème de la nature du non-sens


Il justifie en premier lieu l’importance qu’il accorde ainsi à 6.54 par un mot de Wittgenstein adressé à Moritz Schlick en 1932 : « I cannot imagine that Carnap should have so completely and utterly misunderstood the last sentences of the book – and therefore the fundamental conception of the whole book. »[5]. Il voit en effet dans cette lettre non seulement le motif d’un traitement privilégié de 6.54, mais également de quoi justifier l’idée que nous devons y voir l’accomplissement d’une méthode devant constituer la cohérence d’ensemble de l’ouvrage et donc sans laquelle ce dernier serait absolument inintelligible. À ce propos il écrit :

No understanding of the Tractatus is possible apart from an understanding of what this passage asks of its readers – apart, that is, from an understanding of what the authorial strategy of the work as a whole is.[6]

La lecture de Conant s’enracinera dès lors tout entière dans cette incompréhension supposée de Carnap, dont la problématisation constituera le fil conducteur de son interprétation. Comment un non-sens, s’empressera-t-il de demander, peut-il bien élucider quoi que ce soit[7] ? En effet, comment le non-sens, en tant qu’il tient lieu d’une confusion linguistique ou encore d’un défaut logique, peut-il bien servir une entreprise de clarification ?

Notons qu’il traduit ici « erläutern » par « elucidation », à l’instar des deux traductions anglaises, et non par « clarification », qui correspond en français au choix de Granger. Les traductions anglaises mettent ainsi l’accent sur le fait qu’il convient de voir dans le terme d’« Erläuterung » quelque chose de plus qu’une simple explicitation, à savoir l’écho d’une méthode philosophique que Wittgenstein aura par ailleurs clairement exposée dans toute son originalité en 4.112 :

Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées (logische
Klärung der Gedanken).
La philosophie n'est pas une théorie mais une activité.
Une œuvre philosophique se compose essentiellement d'éclaircissements (Erläuterungen).
Le résultat de la philosophie n'est pas de produire des « propositions philosophiques », mais de rendre claires les propositions.
La philosophie doit rendre claires, et nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire, troubles et confuses.

C’est d’ailleurs ce même mot, « erläutern », qui comme le remarque Conant est utilisé par Wittgenstein à la fois en 6.54 et en 4.112[8].

Voyons dès lors dans l’extrait suivant comment Conant justifie le passage de la question des conditions de possibilité d’une fonction élucidatrice du non-sens à celle de savoir ce qu’est le non-sens :

We learn, to the end of the work, that the sentences of the work have succeeded as elucidations when we recognize them as Unsinn. But in order to recognize them as such, we must first come to terms with the question of wherein such recognition consists and hence with understanding of Unsinn that the work as a whole seeks to impart. Thus our task is one of trying to break into a circle.[9]

Il présente les choses comme si le problème de la nature du non-sens émergeait nécessairement d’une simple reformulation de 6.54 : si la puissance élucidatrice des propositions du Tractatus réside dans le fait de les reconnaître comme non-sens, écrit-il, alors nous devons savoir quel genre de non-sens il s’agit de reconnaître pour comprendre en quoi celles-ci sont-elles élucidantes. Mais alors en quoi arrivons-nous nécessairement à ce problème à partir de l’idée que les propositions du livre ne sont élucidantes que dans la mesure où nous les reconnaissons comme unsinnig ? Il est clair que 6.54 attire notre attention sur une méthode de clarification originale supposant, pour être opérante, d’en passer par la formulation de non-sens. Ce serait faire preuve de négligence que d’appréhender le contenu de l’ouvrage sans tenir compte d’une conclusion ayant la prétention de lui conférer son ultime signification. Cependant, nous aurions pu tout aussi bien nous poser la question de savoir en quoi consiste ce processus par lequel nous reconnaissons les propositions comme des non-sens. C’est en réalité cette question qui se pose plus naturellement que la première. Si nous entendions le terme d’ « élucidation » au simple sens d’ « explication » ou encore de « mise en évidence » du non-sens, nous nous demanderions en effet simplement en quoi consiste le processus de reconnaissance qui en est la condition de possibilité. Il faut donc conclure ici que c’est parce que Conant part du principe que l’élucidation opérée par les non-sens tractariens ne consiste pas en une simple entreprise d’explicitation du non-sens, mais en une détermination de ce qu’est le non-sens, qu’il pose la question de savoir de quelle nature sont les non-sens qu’il s’agit de reconnaître comme tels. Nous retrouvons ce même vice logique, consistant à présupposer ce qu’il s’agit de démontrer, dans l’extrait suivant :

In order to understand the Tractatus, one needs to understand what each of these two terms – elucidation and nonsense – means. But an understanding of these terms as deployed within the work requires an appreciation of the structure and method of the work as a whole. So these two forms of understanding – an understanding of the point of the work as a whole, and an understanding of what each of these terms means within the work – must come together or not at all. The obscurity of the work is a function of the peculiarity of its method, one of trafficking in nonsense – which, in turn, is a function of the peculiarity of its aim: (which we are told is) elucidation.[10]

Notons d’emblée l’abondance de l’usage qu’il fait du mot « understanding », n’apparaissant pas moins de six fois dans seulement neuf lignes. La seule omniprésence de ce mot laisse à penser qu’il y a dans le Tractatus quelque chose que nous n’aurions inévitablement pas compris sans l’aide d’une étude qui se donnerait pour but d’en révéler le sens. Et le fait que Conant parle explicitement d’ « obscurité » dans la méthode nous conforte dans l’idée qu’il entend mettre en lumière quelque chose qui sans celle-ci demeurerait dans l’obscurité. Mais comment une méthode, censée fonder la cohérence d’un propos et lui assurer une forme d’intelligibilité, peut-elle être quelque chose d’obscur ? Conant recourt souvent au vocabulaire de la lumière et de l’obscurité sans toutefois en justifier la pertinence, de même qu’il combine souvent à celui-ci une logique du manque. En effet, comme le suggère cet extrait, à la compréhension d’un aspect fondamental du livre, à savoir sa méthode, manque un élément crucial n’apparaissant pas en 6.54, à savoir la nature de l’Unsinn. Mais ici encore, en quoi manque-t-il quelque chose à la compréhension de la méthode dont on trouve l’expression aboutie à la fin du livre ? Comment justifier l’introduction de tels « défauts » ou « absences » au sein des différents moments de l’entreprise tractarienne ? Nous savons depuis Platon que la justification d’un manque ou d’un défaut est impossible sans recourir à une fiction. Nous le savons parce que c’est précisément ce qu’il a fait et ce qu’il était inévitable de faire dans la mesure où il s’était lui-même inscrit dans une logique du manque (par exemple lorsqu’il tente de rendre compte de la recherche de la connaissance, entendue comme manque ou désir, par le mythe de la réminiscence), mais aussi parce qu’il l’a clairement notifié, notamment dans le Philèbe. En effet, que serait le manque sans la représentation de ce dont il y a manque ? Bref, s’inscrire dans une logique du manque revient nécessairement à construire la représentation de ce dont il y a manque, une représentation qui ne saurait être nulle part ailleurs que dans l’esprit de celui qui souffre de l’absence du contenu dont elle est la forme. Il n’y a donc pas de sens à dire qu’il manque quelques éléments à la compréhension de certains aspects fondamentaux du Tractatus sans avoir déjà une représentation déterminée et entièrement a priori de ce qu’il pourrait bien lui manquer. De sorte que le problème de la nature du non-sens doit être une représentation étrangère à l’ouvrage lui-même, justifiant une démarche herméneutique fondée sur la recherche d’un contenu pour cette représentation. Le style de l’herméneutique de Conant revient donc à construire une énigme autour de l’ouvrage, à partir d’éléments qui lui sont manifestement extérieurs, pour ensuite répondre de celle-ci. Nous pouvons ainsi nous demander, et nous verrons que son argumentation rencontrera par ce biais quelques succès, comment donne-t-il un contenu, à partir du Tractatus, à cette idée selon laquelle le non-sens est non-sens pur ? Nous verrons que Conant s’appuiera principalement sur deux moments de l’ouvrage : la proposition 5.4733 ainsi que celles allant de 3.3 à 3.321.



    B. 5.4733 : un élément pour une conception austère du non-sens


En 5.4733, Wittgenstein présente une conception du non-sens qu’il introduit comme une alternative à une autre conception qu’il attribue à Frege :

Frege dit : toute proposition légitimement construite doit avoir un sens ; et je dis : toute proposition possible est construite selon les règles, et si elle n’a pas de sens, ce ne peut être que parce que l’on n’a pas donné de signification à certains de ses éléments. (Même si nous croyions l’avoir fait).

Conant s’appuie ici sur la traduction d’Ogden :

« Frege says : Every legitimately constructed proposition must have sense ; and I say : Every possible proposition is legitimately constructed, and if it has no sense this can only because we have given no meaning to some of its constituents parts. »[11].

Et ce, certainement à cause du fait que Pears et McGuiness ont décidé de traduire « dass wir einigen seiner Bestandteile keine Bedeutung gegeben haben » par « we have fail to give a meaning » (« nous ne sommes pas parvenus à donner une signification »). Car l’idée d’ « échec » dans la donation d’un sens suppose que les propositions insensées soient néanmoins investies d’un contenu plus ou moins déterminé, qui pour des raisons essentielles à ce contenu, ou bien à l’usage (erroné) de la logique de la langue, ne serait pas parvenu à l’expression. Or, c’est précisément ce type de traduction dont Conant souligne, avec emphase, le caractère surdéterminé. La traduction d’Ogden, de même que celle de Granger, est en effet plus proche du texte original où n’apparaissent à aucun moment les traces d’un tel échec. Conant dégagera alors une opposition entre deux types de non-sens, que Wittgenstein aura lui-même clairement esquissée, et auxquels il donnera le nom de « conception substantielle » et de « conception austère » :

The critical difference between Frege’s formulation and the one which the Tractatus endorses is that the former implicitly distinguishes between those propositions that are legitimately constructed and those they are not, while the latter rejects the idea that there is such a thing as a logically illegitimately constructed proposition.[12]

Une certaine conception du langage, que Wittgenstein attribue ici à Frege, consisterait à admettre parmi l’ensemble des propositions de la langue l’existence de propositions malformées ou illogiques. Et il introduit sa propre conception par opposition à celle-ci, selon laquelle l’ensemble des propositions du langage recouvre purement et simplement l’ensemble des propositions logiquement construites. Ce qui est une façon d'exclure, comme Conant y insiste, l’idée qu’il puisse exister des propositions illogiques, "logiquement illégitimes", c’est-à-dire des propositions dénuées de sens mais néanmoins comprises dans le langage. De ces deux conceptions du langage naît en effet une alternative au sein de la conception que nous pouvons nous faire du non-sens : dans le premier cas, le non-sens est (ce que Conant appellera) « substantiel », c’est-à-dire un non-sens faisant partie du langage tout en constituant un genre particulier de proposition, comme un intermédiaire entre le sens et le non-sens pur. Dans le second cas, le non-sens est exclusivement pur, c’est-à-dire strictement exclu de l’ensemble des propositions douées de sens et absolument hors de tout langage possible. Donc Wittgenstein excluant ici clairement le non-sens de l’ensemble des propositions du langage, nous pouvons dire qu’il adopte une position austère.
Conant mettra l'accent sur ce point en remarquant que :

« Wittgenstein says : « if it has no sense this can only be because we have given no meaning to some of its constituent parts ». The ‘only’ here signals that for Wittgenstein all apparent cases of type (2) nonsense are (in the words of §6.54) « eventually to be recognize as » case of type (1) nonsense. »[13].

Il suggère ici d’une part l’idée que le « ne… que » indique qu’il ne faille voir dans le non-sens rien d’autre que du pur non-sens, et d’autre part que cette formulation pourrait être un écho à 6.54, où il est justement question de reconnaître quelque chose comme étant insensé. Une conception austère du non-sens consisterait alors essentiellement à exclure la possibilité de l’existence d’une proposition intermédiaire entre le sens (recouvrant le domaine du dicible) et le non-sens pur (l’indicible). Et nous avons noté par ailleurs que cette conception austère du non-sens découle de l’idée que l’ensemble des propositions du langage se réduit au domaine circonscrit par les propositions logiquement correctes. De ce point de vue, il n’y aurait donc pas de langage incorrect ; une proposition illogique ne serait pas une proposition du tout.


    C. Le principe de contexte


Notons que l’exclusion de la possibilité de l’existence de propositions illogiques remet par ailleurs en jeu la notion tractarienne de syntaxe logique, en ceci qu’elle remet en cause l’appréhension du non-sens sous l’angle d’une violation des règles de la syntaxe logique. Si en effet nous ne pouvons réduire le non-sens à une combinaison erronée d’éléments logiques déterminés, nous ne pouvons pas non plus considérer la syntaxe logique comme un ensemble de règles autorisant ou excluant certaines combinaisons de signes. Car une telle conception de la syntaxe logique admet justement la possibilité de ne pas s’y conformer, rendant ainsi possible quelque chose comme une transgression. C’est alors la lecture positiviste de l’ouvrage, dans sa compréhension de la notion de syntaxe logique ainsi que sa mobilisation au sein d’une méthode de clarification, que Conant remet ici profondément en cause. Voyons, à titre d’illustration, la manière dont l’un des principaux représentants de cette lecture rend compte du non-sens :

Il y a deux sortes de simili-énoncés : soit il s’y trouve un mot, dont on a admis par simple erreur qu’il a une signification, soit les mots qui y figurent ont vraiment une signification mais ils forment un assemblage contraire à la syntaxe qui lui retire tout sens.[14]

Carnap distingue deux façons dont un énoncé peut être insensé, qui sont deux raisons de reconnaître certains énoncés comme étant de pseudo-énoncés : (1) lorsqu’il contient un mot dépourvu de signification, tel que le mot « Babue » dans la proposition « telle chose est  babue », il y a en effet un vide à un endroit de la proposition où il aurait dû y avoir quelque chose ; et (2) lorsqu’il ne contient que des mots pourvus de sens, mais agencés de telle sorte qu’il n’en résulte aucun sens, comme par exemple dans le pseudo-énoncé « César est un nombre premier »[15]. La stratégie de Conant consistera alors à montrer, par contraste, que pour Wittgenstein il n’y a rien de tel : pas de phrase dont les éléments seraient agencés d’une façon logiquement imparfaite. Pour cela, il défendra qu’il y a dans le Tractatus l’idée selon laquelle la syntaxe logique d’une proposition est toujours déjà correcte, et que par conséquent, une proposition dénuée de sens est une proposition dépourvue de toute syntaxe logique, en s’appuyant sur le développement tractarien du principe de contexte d’inspiration frégéenne.

Nous trouvons le résumé de son principal argument dans la formulation suivante :

It is not concerned with the proscription of combinations of signs, because Tractarian logical syntax does no treat of (mere) signs it treats of symbols – and a symbol only has life in the context of significant proposition.[16]

Si la syntaxe logique d’une proposition est toujours déjà correcte, et que par suite une proposition dénuée de sens est une proposition au sein de laquelle aucune syntaxe logique ne saurait être détectée, c’est parce que, semble dire Conant tout au long de son argumentation, un signe n’a de sens que dans le contexte d’une proposition elle-même douée de sens. — En quoi alors cela constitue-t-il une raison de penser que l’articulation logique d’une proposition est toujours déjà correcte ? Revenons un moment à Carnap pour répondre à cette question. Dans « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage », Carnap distingue la syntaxe logique du mot de celle de la proposition. Il enracine la syntaxe logique du mot (ou la condition du sens d’un signe) dans la forme de la proposition élémentaire qui lui est associée. Par exemple, la condition de la signification du mot « pierre » réside dans la proposition élémentaire « x est une pierre ». Carnap reconnaît alors le fait qu’un signe ne se voit investi d’une détermination logique que relativement à son occurrence dans une proposition, mais d’un autre côté, tout se passe comme si le signe était en lui-même, et indépendamment de la proposition dans laquelle il est susceptible d’apparaître, porteur d’une telle détermination. Ainsi, pour construire une proposition, il convient selon lui de combiner plusieurs éléments qui sont d’une certaine façon logiquement autonomes, cette combinaison d’éléments constituant un second niveau syntaxique qui est celui de la proposition. C’est donc finalement dans l’écart que Carnap introduit entre la syntaxe logique du signe et celle de la proposition que réside la possibilité de faire quelque chose comme de « mal » combiner des signes. Or, l’idée selon laquelle un signe ne prend son sens que dans le contexte d’une proposition elle-même douée de sens a pour effet principal une réduction de cet écart, puisqu’elle fait entièrement dépendre la syntaxe logique du signe de celle de la proposition. Ce qui a pour effet de détruire à la racine la possibilité de l’apparition d’un signe logiquement déterminé au sein d’une proposition insensée.
Conant tire cet argument de la troisième section du Tractatus, où Wittgenstein développe le principe de contexte frégéen à travers l’établissement d’une distinction entre le signe et le symbole :

Seule la proposition a un sens ; ce n’est que lié dans une proposition que le nom a une signification. (3.3)
Chaque partie de la proposition qui caractérise son sens, je la nomme expression (symbole).
(La proposition elle-même est une expression.)
Est expression tout ce qui, étant essentiel au sens d’une proposition, peut être commun à des propositions.
L’expression fait connaître une forme et un contenu. (3.31)
L’expression présuppose les formes de toutes les propositions dans lesquelles elle peut apparaître. Elle est la marque caractéristique commune d’une classe de proposition. (3.311)
Le signe est ce qui est perceptible aux sens dans le symbole. (3.32)
Deux symboles différents peuvent avoir leur signe commun (écrit ou parlé etc.) – ils dénotent alors de manières différentes. (3.321)

Wittgenstein distingue ici le signe, entendu comme unité sensible (c’est-à-dire le graphème ou le phonème), du symbole, désignant le mode de dénotation du signe. La notion de symbole est alors un concept clé permettant de comprendre comment un constituant logique (un mot, un groupe de mots) passe du statut de simple signe à celui de signe signifiant, autrement dit à celui d’expression (Ausdruck). Le symbole est précisément ce qu’il faut à un signe propositionnel pour qu’il soit plus qu’un simple agrégat de mots [17]. Conant propose alors de mettre cette distinction au service du principe du contexte, en remarquant qu’elle éclaire la notion de proposition telle qu’elle figure dans ce principe : « The point of the commentary is in part to clarify the notion of « proposition » which figures in the context principle. » [18].  Et, puisque Wittgenstein identifie clairement en 3.31 la notion de proposition à un symbole, autrement dit, à une unité signifiante, Conant peut conclure qu’un signe ne symbolise ou ne fait sens que dans une proposition qui est elle-même pourvue de sens. Ce qui exclut la possibilité d’une proposition dénuée de sens néanmoins composée de mots pourvus d’un mode de symbolisation. L’idée que la syntaxe logique ait pour objet des « symboles » et non pas des « signes » est une autre façon de rendre compte de ce geste qui consiste à réduire l’écart que l’on est susceptible d’introduire, à tort, entre la signification des signes et celle de la « proposition » prise au sens fort du terme, c’est-à-dire au sens du symbole ou de l’Ausdruck.

La conception austère peut dès lors être reformulée comme suit : une phrase dénuée de sens est « une suite de signes au sein de laquelle aucun symbole ne peut être perçu, et dont on ne peut par conséquent discerner la syntaxe logique »[19]. Cette conception de la syntaxe logique comme articulation de symboles, et non pas de signes (ou d’entités logiquement indépendantes), constitue un argument en faveur de la conception austère du non-sens en ceci qu’elle permet de conclure qu’une phrase a deux possibilités et deux possibilités uniquement : soit elle symbolise, soit elle ne symbolise pas. Ce qui implique qu’elle ne peut faire quelque chose comme « mal » symboliser. Nous retrouvons en effet cette idée en 5.4732 : « Nous ne pouvons donner à un signe un sens incorrect ». Cela signifie qu’une proposition telle que « César est un nombre premier » n’est pas dénuée de sens parce qu’y figure un nom à la place d’un autre issu d’une catégorie logique différente, mais parce que dans le contexte de cette proposition précisément, l’élément « nombre premier » ne correspond à aucune catégorie logique. Autrement dit, on ne connaît pas le mode de symbolisation de ce qui dans cette proposition n’apparaît que sous l’angle d’un simple agrégat de signes, n’ayant pas encore ce qu’il faut pour devenir une expression, tandis qu’il serait possible d’identifier la catégorie logique de ce même élément dans une proposition sensée telle que « 3 est un nombre premier ».

Notons que la lecture austère remet ainsi profondément en cause les interprétations pour ainsi dire normativistes de l’ouvrage, lesquelles veulent voir dans l’étude tractarienne de la syntaxe logique les éléments d’une méthode permettant de révéler les propositions métaphysiques comme étant intrinsèquement dénuées de sens (parce que violant les règles de la syntaxe logique), afin de les exclure du discours pourvu de signification. Par ailleurs, et c’est ce que Conant montre dans Carnap and Early Wittgenstein, l’attribution à Wittgenstein d’une telle position normative excède largement la lecture positiviste[20], se retrouvant chez un nombre important de commentateurs. Il illustre ce genre de lecture avec un extrait de l’ouvrage de Baker & Hacker :
Ce qu’il a appelé les « règles de la grammaire » sont les descendants directs des « règles de la syntaxe logique » du Tractatus. Ses règles déterminent les limites du sens, et, par leur examen scrupuleux, le philosophe peut déterminer le moment où il a tiré un chèque en blanc sur la raison, a violé les règles d’usage d’une expression, et ainsi, par des voies subtiles et pas facile à identifier, a franchi les limites du sens.[21]

Nous retrouvons également cette présentation normativiste du Tractatus dans de nombreux commentaires français, notamment chez Granger et Marion :

Le Tractatus propose une philosophie complète. Les sept aphorismes principaux ne sont cependant pas des thèses, mais des élucidations successivement enchaînées, de ce qu’il est légitime de formuler dans le langage touchant la réalité (le monde)[22].

La résolution des problèmes de la philosophie passera donc par une bonne compréhension de la logique de notre langage ou, ce qui semble revenir au même, par le tracé de la limite à l’ « expression des pensées » (…). La limite servira donc de ligne de démarcation entre les propositions pourvues de sens et le non-sens[23].

L’enjeu du livre y est en effet présenté comme offrant les moyens de réguler l’usage de la logique de la langue. Or, ce qu’il nous faut comprendre ici, c’est qu’une lecture austère détruit à la racine l’attribution d’une telle position à Wittgenstein en vidant de tout son sens l’idée, ou la possibilité, de l’existence de quelque chose comme une « violation des règles de la syntaxe logique ». Cela ne signifie pas que Conant réfutera l’idée, proprement carnapéenne, selon laquelle le projet tractarien serait tout entier orienté vers un « dépassement » (Überwindung) de la métaphysique. En fait, il maintiendra cet axe conducteur de la lecture positiviste. Toutefois, il cherchera à montrer que ce dépassement n’est pas un dépassement d’un genre théorique ou intellectuel, passant par l’établissement des conditions logiques de la signification, mais un dépassement d’un genre affectif, passant par la rupture avec un certain attachement à la métaphysique. La lecture austère se distingue donc de la lecture positiviste principalement sur la question du genre de méthode employée par Wittgenstein dans le but de conduire son lecteur à dépasser les propositions métaphysiques. Selon Conant, Wittgenstein n’entendrait alors aucunement exhiber le non-sens des métaphysiciens, mais viserait une transformation du rapport du locuteur au langage et au monde, par divers procédés donc non pas normatifs, mais thérapeutiques. La question est alors de savoir en quoi consisteraient les procédés ainsi que la présupposée cible de la thérapie tractarienne.


2. La fonction élucidatrice des non-sens tractariens


Nous allons dès lors mesurer les conséquences de l’hypothèse de l’adhésion de Wittgenstein à une conception austère du non-sens sur le statut des élucidations tractariennes. Nous avons déjà dit que la conception austère substitue à toute forme d’entreprise normative une entreprise d’ordre thérapeutique. Comment alors devons-nous de ce point de vue interpréter l’importance que Wittgenstein accorde au symbolisme logique ? En quoi consiste une clarification logique des énoncés si celle-ci ne peut désormais plus être inscrite dans une perspective de régulation du discours ?


    A. La clarification logique des énoncés

Conant résorbe cette difficulté en mettant en contraste 3.325 et 5.5563 :  

Pour éviter ces erreurs, il nous faut employer une langue symbolique qui les exclut, qui n'use pas du même signe pour des symboles différents, ni qui utilise (en apparence de la même manière) de signes qui dénotent de manières différentes. Une langue symbolique donc qui obéisse à la grammaire logique – à la syntaxe logique. (L'idéographie de Frege et de Russell constitue une telle langue, qui pourtant n'est pas encore exempte de toute erreur.)

Toutes les propositions de notre langue usuelle sont en fait, telles qu’elles sont, ordonnées de façon logiquement parfaite.

Il demande comment il est possible de concilier la nécessité d’un symbolisme excluant certains défauts logiques, avec l’idée que le langage est, tel qu’il est au sens usuel, déjà logiquement ordonné. En réponse à cette question, constituant du même coup une réponse à la question de la nature des élucidations du Tractatus, Conant distingue deux sens dans lesquels nous pouvons comprendre l’expression « erreurs logiques »[24]. Dans un premier sens, d’inspiration carnapéenne, une erreur logique consisterait en un usage inadéquat du langage résultant de la méconnaissance des règles de la syntaxe logique. Tandis que dans un second sens, qu’il attribue à 3.325, une erreur logique consisterait à utiliser un même mot pour des symboles différents, créant ainsi une confusion dans l’esprit de son interlocuteur ou de son lecteur. Il s’appuie sur les propositions suivantes :

Dans la langue usuelle il arrive fort souvent que le même mot dénote de plusieurs manières différentes – et appartienne donc à des symboles différents –, ou bien que deux mots, qui dénotent de manières différentes, sont en apparence employés dans la proposition de la même manière. (3.323)

Ainsi naissent facilement les confusions fondamentales (dont toute la philosophie est pleine). (3.324)

Les erreurs en question ne résideraient donc non pas dans l’emploi du signe, mais dans la clarté de la notation, une clarté se trouvant menacée par le fait que l’on use souvent du même signe pour des symboles différents[25]. Ainsi, la clarification logique (logische Klärung) des propositions opérée par la méthode tractarienne, et annoncée par Wittgenstein en 4.112, ne consisterait pas en une transformation du contenu logique des propositions, les faisant passer de la confusion à la clarté, mais plutôt en une transformation du rapport du lecteur à certaines propositions, en mettant en évidence l’articulation logique de ces dernières. Conant s’appuie ici sur le fait que Wittgenstein a remis en cause la traduction d’Ogden de « das klarwerden von Sätzen » par « the clarification of propositions », suggérant à la place « the proposition now have become clear that they are clear »[26]. En effet cette formulation, bien qu’alambiquée et manifestement ignorée par Ogden, suggère l’idée que la clarification des propositions en question n’est pas une rectification mais bien plutôt la manifestation d’une structure logique qui a toujours déjà été là. La fonction élucidatrice de l’ouvrage ne consiste donc pas à nous apprendre quelque chose de nouveau (en mettant par exemple à notre disposition un ensemble d’outils permettant d’identifier les non-sens des métaphysiciens), mais à nous faire voir quelque chose qui a toujours été sous nos yeux (à savoir l’articulation logique des énoncés ou encore l’absence d’une telle articulation), en appelant à notre capacité « naturelle » ou « ordinaire » d’identifier un mode de symbolisation sous les signes, ou encore de reconnaître sa pur et simple absence.

Voyons désormais comment cette méthode de clarification s’applique au cas de non-sens duquel nous sommes partis. A la lumière des élucidations tractariennes, nous serions amenés à voir que nous ne pouvons donner un sens à « César est un nombre premier », ou plus précisément, que nous ne pouvons percevoir les symboles sous les signes « César » et « Nombre premier » tels qu’ils apparaissent dans cette phrase. Le processus thérapeutique réussirait lorsqu’alors nous comprenons que lorsque nous étions tentés d’accorder à cette phrase plus de détermination qu’elle n’en a réellement, nous étions captifs d’une illusion de signification. Mais en quoi consiste précisément cette illusion ?


    B. La cible de la thérapie tractarienne

Dans « Must we show what we cannot say ? », Conant rend compte de la nature de cette illusion en termes psychologiques : « The latter two alternatives differ only in their psychological import: one offers the illusion of sense where the other does not. Cognitively, they are equally vacuous. »[27]. En réalité, il reprend ici une perspective ouverte par Wittgenstein dans les années 30 :

La plupart d’entre nous croient qu’il y a un non-sens qui a du sens, et un non-sens qui n’en a pas – que c’est un non-sens qui n’est pas du même genre que de dire « Ceci est vert et jaune au même moment » et de dire « Ab sur Ah ». Mais ce sont des non-sens dans le même sens, la seule différence étant la façon dont sonnent les mots.[28]

Si, d’un point de vue logique, les phrases « ceci est vert et jaune au même moment » et « Ab sur Ah » sont tout aussi vides de sens, c’est-à-dire exemptes de toute espèce de contenus sémantiques, la question se pose de savoir quelles sont les raisons pour lesquelles nous sommes tentés d’accorder plus de sens à la première qu’à la seconde. Nous consentons en effet aisément à l’idée que la phrase « Ab sur Ah » ne relève que d’une profération de sons inintelligibles, de même que nous rencontrons une résistance à l’idée que « Ceci est vert et jaune au même moment » soit une phrase de cet ordre, à savoir une phrase relevant d’un pur et simple « charabia ». Nous dirons de cette dernière qu’elle a une espèce de sens, autrement dit, qu’elle est un non-sens dont les parties sont néanmoins sensées, ou encore qu’elle est un non-sens par ailleurs pourvu d’un contenu spécial, lequel correspondrait à une impossibilité logique, et par hypostase, à une limite du réel. Or, Conant défend que cette résistance est d’un ordre strictement psychologique, qu’elle est de fait sans rapport avec la proposition elle-même. Si nous sommes tentés d’accorder un traitement privilégié à une phrase telle que « César est un nombre premier », et ce indépendamment de toute considération à l’égard de son inconsistance logique, ce doit donc être pour des raisons qui tiennent à nos représentations ou à nos vécus mentaux. C’est là un axe de lecture que privilégie Cora Diamond, et selon lequel donc l’illusion de signification que le Tractatus prendrait pour cible relèverait d’une confusion entre le logique et le psychologique :

Un mot qui, dans certaines phrases, a pour tâche de représenter une personne peut apparaître dans une autre phrase où il n’a pas du tout cette tâche, bien que l’accompagnement psychologique – s’il y en a – allant avec cette phrase puisse ne pas être différent de ce qu’il est quand le mot représente une personne.[29]

Dans « Ce que le non-sens pourrait être », Diamond s’attache à montrer que le principe de contexte, tel qu’il est développé par Frege et repris par Wittgenstein dans le Tractatus, tient lieu d’une critique des théories dites psychologistes de la signification, selon lesquelles la signification d’un mot réside dans la représentation mentale à laquelle nous l’associons. Si en effet le sens d’un mot, comme l’enseigne le principe de contexte, ne peut être déterminé qu’au vu de sa fonction logique, c’est-à-dire selon la manière dont il contribue au sens de la proposition dans laquelle il apparaît, il s’ensuit que nous devons exclure les vécus mentaux auxquels nous associons certains termes de la détermination du sens de ces derniers. Autrement dit, le terme « César » n’accomplit pas la même fonction logique dans « César est un nombre premier » que dans « César est un empereur », il n’a pas le même sens, bien que dans les deux cas, l’image mentale à laquelle nous associons ce terme, à savoir la représentation d’une personne, est identique. Il faudrait alors conclure que le processus thérapeutique opéré par les non-sens tractariens vise à dénouer la confusion que nous opérons entre le logique et le psychologique, autrement dit entre le contenu sémantique des phrases et l’univers mental auquel il est associé sans par ailleurs ne jamais s’y réduire. Cependant, il semble que ce soit une illusion d’un autre genre que tout le travail de Conant met en avant comme étant la véritable cible de la thérapie tractarienne. Il s’agirait selon lui d’un point de vue extérieur sur le langage et sur le monde, motivant une investigation sur les conditions de possibilité ou les limites de ces derniers, ou, comme il avance explicitement dans l’extrait suivant :

(…) a perspective from which it seems that there is something that reason cannot do. It seems that there is a species of thought in the face of which human power of comprehension suffer from a kind of impotence.[30]

Cette posture sur laquelle Conant veut attirer notre attention trouve par ailleurs une illustration remarquable dans la brillante mise en scène des pensées silencieuses du personnage de Levine chez Tolstoï.  Nous nous permettons à ce titre d’en rapporter un extrait : « Je continuerai probablement (…) à discuter inutilement, à m'exprimer mal à propos de mes idées ; je sentirai toujours une barrière entre le sanctuaire de mon âme et l’âme des autres. »[31]. Levine vit en effet comme au bord d’un précipice dont il éprouve continuellement la présence sans toutefois ne jamais parvenir à lui donner un sens : « c’est ainsi qu’il vécut, suivant la route tracée par la vie, toujours sans entrevoir la possibilité de s’expliquer le mystère de son existence »[32], présupposant ainsi l’existence d’un domaine échappant à ses vaines tentatives de compréhension : « je ne puis vivre sans savoir ce que je suis et dans quel but j’existe ; puisque je ne puis atteindre à cette connaissance, la vie est impossible »[33]. Ce domaine de connaissances auquel Levine ne cesse ici de faire référence est précisément ce que Conant nomme le « çà ineffable », autrement dit un domaine de pensées dont il serait possible d’appréhender l’existence bien qu’échappant à toute tentative de symbolisation[34]. Or, l’illusion qui selon lui fait l’objet de la thérapie tractarienne réside moins dans la position de l’existence d’une réalité transcendante que dans l’impression que nous pouvons avoir de nous retrouver face à une limite, comme si nous nous trouvions au bord de la pensée, au bord du réel. Il s’agit alors moins d’une affirmation dogmatique de l’existence qu'il y a un au-delà de la pensée que de l’impression que nous pouvons avoir de « buter » contre le réel ou contre le langage. C’est pourquoi nous qualifierons par la suite cette illusion d’ « illusion transcendantale ».

L’enjeu est ici pour Conant de montrer que ce que certaines lectures ont pris pour l’enseignement du Tractatus était en réalité ce qu’il s’agissait pour le jeune Wittgenstein de critiquer et de dépasser. Il fait ici allusion aux lectures dites ineffabilistes de l’ouvrage, selon lesquelles son apport majeur tient dans le fait d’avoir montré que l’objet de la métaphysique — à savoir les structures ultimes du réel —, ne peuvent être dites, à savoir faire l’objet d’un discours pourvu de sens, mais seulement montrées au moyen d’un usage inadéquat du langage[35]. Conant soutient qu’au contraire pour Wittgenstein il n’y a rien de tel qu’un « ça ineffable », autrement dit un domaine de pensées ou de connaissances qui, bien que ne pouvant être dites, pourraient néanmoins être montrées[36]. De ce point de vue, la distinction entre dire et montrer, que de nombreux commentateurs ont considéré comme étant l’une des thèses centrales de l’ouvrage, devrait être considérée comme constituant l’un des barreaux de l’échelle qu’il convient à la fin de dépasser. L’argument principal que Conant met en avant sur ce point consiste à opérer une distinction entre « comprendre le non-sens » et « comprendre celui qui dit le non-sens. Il s’appuie sur l’occurrence en 6.54 de « welcher mich versteht », et commente :

In §6.54, Wittgenstein does not ask his reader here to “grasp” the “thought” which his nonsensical seek to convey. He does not call upon the reader to understand his sentences, but rather to understand him, namely the author and the kind of activity in which he is engaged[37].

Cette distinction entre « comprendre le non-sens » et « comprendre celui qui dit le non-sens » constitue un argument en faveur d’une conception austère et anti-ineffabiliste en ceci qu’elle permet de détacher l’élucidation tractarienne des non-sens eux-mêmes pour la restreindre à l’activité qui consiste à les dévoiler comme tels. Cette distinction s’appuie implicitement sur l’introduction d’un écart entre la dimension pratique de l’élucidation, c’est-à-dire l’emploi du non-sens, et la dimension théorique que nous pourrions percevoir dans les non-sens pris indépendamment de l’activité élucidatrice pour laquelle ils sont employés. De sorte que comprendre l’auteur reviendrait à comprendre quelque chose qu’il entend nous faire voir à travers l’emploi du non-sens, et dont l’enseignement doit demeurer irréductible aux non-sens eux-mêmes. Selon Conant, ce qu’il entend nous faire voir à travers l’emploi de ces non-sens renvoie justement au fait qu’il sont des non-sens, ainsi qu’au genre de démarche qui nous y conduit : à savoir une entreprise de délimitation des conditions de possibilité d’un rapport entre le langage et le monde. Il n’est cependant pas difficile de voir que cet argument qui s’appuie essentiellement sur l’occurrence d’un pronom possessif s’écroule sous le poids qu’il est destiné à supporter. En effet, nous pourrions tout aussi bien entendre par « celui qui me comprend », « celui qui aperçoit le domaine de connaissances que je vise au moyen de l’emploi du non-sens », et ainsi mobiliser cette formule en faveur d’une lecture opposée à celle qu’elle était censée légitimer[38]. La fragilité de cet argument tient certainement au fait que les motifs d’une lecture anti-ineffabiliste de l’ouvrage se trouve en réalité à l’extérieur de ce dernier, cet argument ne faisant ainsi office que de recours secondaire à un propos déjà justifié. En effet, Conant s’appuie en réalité sur les lectures ineffabilistes elles-mêmes qu’il taxe d’incohérence pour en justifier le dépassement :

My dissatisfaction with all of these commentators lies in their mutual perception of there being some particular thing (or things) that cannot be said. I wanted to instruct them to read these texts in a different light and to say to them: there is no particular thing that cannot be said. The “what” in “what cannot be said” refers to nothing.[39]

Il justifie alors la nécessité d’une mise en cause des thèses tractariennes en dénonçant l’absurdité ou l’incohérence des conclusions auxquelles aboutissent les lectures qui les prennent au sérieux : « nonsensical yet significant ? Meaningless but not void of cognitive content? Can we make sense of such conjunctions? »[40]. Sa principale objection consiste alors à dire que si nous prenons au sérieux l’idée selon laquelle certaines choses ne peuvent être dites mais seulement montrées, il faudrait affirmer l’existence impossible d’un non-sens signifiant. Son approche se laissant dès lors comprendre sous un angle cohérentiste, visant à protéger l’ouvrage des absurdités de certaines interprétations. Sur ce point, nous renvoyons à un certain nombre de critiques formulées durant la dernière décennie, que nous ne discuterons pas ici puisque nous nous restreignons à une présentation technique et critique de la lecture austère, telle que défendue par Conant [41]. Nous nous bornerons alors à prendre la mesure du propos de celuic-ci dont la logique interne conduit à l’idée que le Tractatus est écrit dans une perspective ironique, Wittgenstein faisant alors dans son ouvrage précisément ce qu’à la fin le lecteur devrait renoncer définitivement à faire, à savoir entreprendre d’expliciter les conditions logiques du langage et du réel.



    C. La méthode d’une philosophie anti-transcendantale


Dans cette perspective, Il appréhende la méthode tractarienne comme suit :

It accomplishes its aim by first encouraging me to suppose that I can use language in such a way, and then enabling me to work through the (apparent) consequences of this (pseudo-) supposition, until I reach the point at which my impression of there being a determinate supposition (whose consequences I have throughout been exploring) dissolves on me[42].

Dans un premier temps, Wittgenstein encouragerait alors le lecteur à adopter l’hypothèse selon laquelle le non-sens contient quelques déterminations, pour que cette hypothèse étant entretenue, elle se détruise d’elle-même de l’intérieur. Il justifie cette appréhension de la méthode tractarienne par un extrait des manuscrits de 1931 : « In philosophy we are deceived by an illusion. But this – an illusion – is also something, and I must at some time place it completely and clearly before my eyes, before I can say it only illusion. »[43]. Wittgenstein émet en effet ici l’idée qu’une hypothèse, bien qu’étant fausse, est néanmoins quelque chose, au sens de quelque chose qui occupe notre vision du langage et du monde. Toutefois, étant donnée la façon dont il propose de la réfuter, il apparaît que celle-ci renvoie moins à une idée qu’à une croyance préalable à toute forme de réflexion, ne pouvant donc être réfutée par une autre idée. C’est cela que nous devons entendre par illusion : une idée installée de telle façon en nous, qu’elle ne saurait être déracinée qu’à l’issue d’un processus thérapeutique visant à la dissoudre. Conant reprend alors les différentes étapes du Tractatus à partir de cette perspective méthodologique, en tant donc qu’elles visent le déploiement d’une certaine hypothèse afin de la vider de tout son sens, autrement dit, afin de la faire apparaître comme illusoire : 1/ je vois dans le non-sens quelque chose ; 2/ je vois que ce quelque chose ne peut être dit  ; 3/ je vois que ce qui ne peut être dit ne peut pas non plus être pensé ; et 4/ je conclus que mon point de départ était vide de sens. C’est ainsi que Conant prétend illustrer l’idée d’un usage élucidant ou ironique du non-sens, lequel consiste à montrer que l’hypothèse de l’existence d’un non-sens substantiel, à travers un déploiement habile de cette dernière, est auto-destructrice[44]. Mais ne pouvons-nous nous pas rétorquer ici que c’est par l’exploration du non-sens lui-même que celui-ci apparaît comme tel, puisque c’est la découverte d’une vérité inhérente au déploiement d’une certaine illusion qui nous aura permis de la faire apparaître ? Nous voyons que toute la difficulté est bien de ne pas retomber dans une perspective ineffabiliste. La question est ici celle du statut transitoire de ces mêmes non-sens. Si après les avoir surmontés nous n’avons plus de prise sur eux (puisque nous ne pouvons en retenir aucun enseignement), en quoi alors auront-ils contribué à la mise en évidence d’une illusion ?

C’est dans le but de contourner cette difficulté que Conant doit distinguer deux genres d’activité philosophique : l’une, traditionnelle, qui consiste à mettre des thèses en avant, et l’autre, ironique, qui consiste à feindre l’adoption d’une thèse dans le seul but d’en manifester les incohérences. Il établit alors une distinction entre deux sens du terme « montrer », et établit par conséquent deux genres de distinction  entre dire et montrer, là où les commentateurs n’en perçoivent généralement qu’une seule. Un premier niveau de « manifestation » doit être tiré de l’ensemble des propositions douées de sens, et il est relatif aux conditions de sa représentativité. Ici, la proposition dit qu’il en est ainsi de tel et tel état de choses, et montre les conditions sous lesquelles elle s’y rapporte. Tandis qu’un second niveau de « manifestation », constituant l’activité élucidatrice elle-même, doit être rapporté à l’ensemble des propositions dépourvues de sens, autrement dit celles qui prennent pour objet ce qui précisément se montre (au premier sens du terme) dans le langage. De ce point de vue, la distinction entre dire et montrer correspond à une distinction entre deux genres d’usage du langage : un usage descriptif, circonscrivant le domaine du dire, et un usage thérapeutique, circonscrivant le domaine de l’Erläuterung. Conant s’appuiera sur ce point sur le fait que Wittgenstein utilise deux signes distincts pour exprimer ce qu’en anglais ou en français nous rendons sous le même signe (« showing » ou « montrer), ces deux mots étant « Zeichen » et « Erläutern »[45]. 

3. L’influence de Kierkegaard


Nous devons désormais entendre par philosophie l’activité qui consiste à faire voir quelque chose au lecteur, et plus précisément, à lui faire voir qu’à l’endroit où il croyait connaître quelque chose il n’y a rien[46]. Cette activité revient alors à utiliser le langage dans le but de manifester un « vide » à l’endroit où nous croyons à tort qu’il y a quelque chose. Puisque le développement de la conception austère du non-sens ne suffit pas, comme nous l’avons vu, à montrer que la dimension élucidatrice du Tractatus substitue à toute forme de théorisation philosophique (ou de tentative de compréhension métaphysique du réel) une entreprise d’ordre thérapeutique, il nous faut voir comment Conant justifie l’articulation d’une telle conception de l’activité philosophique, pour lui largement inspirée par la philosophie de Kierkegaard. L’enjeu de la lecture de Conant se resserre alors sur la façon dont il convient d’appréhender le sens de Tätigkeit (activité).


    A. Le sens de Tätigkeit dans la perspective de la tradition philosophique


S’il y a en effet dans le Tractatus un écho à l’idée selon laquelle la philosophie se réduit à un genre particulier d’activité, il ne va cependant pas de soi que celle-ci se réduise à un ensemble de procédés thérapeutiques. Le seul indice que nous ayons sur la façon dont Wittgenstein conçoit cette activité se trouve en 4.112, où il oppose sa conception de l’activité philosophique à une pratique qui consiste essentiellement dans la construction de thèses ou dans l’élaboration de doctrines :

Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées (logische
Klärung der Gedanken).
La philosophie n'est pas une théorie mais une activité (Tätigkeit)
Une œuvre philosophique se compose essentiellement d'éclaircissements (Erläuterungen).
Le résultat de la philosophie n'est pas de produire des « propositions philosophiques », mais de rendre claires les propositions.
La philosophie doit rendre claires, et nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire, troubles et confuses.

Mais que rejette-t-il au juste dans cette démarche ? Nous pourrions faire l’hypothèse qu’il rejette par là la démarche qui consiste à délimiter les frontières de la pensée ainsi qu’à déterminer les conditions de possibilité de son rapport au monde indépendamment d’une investigation sur les conditions nécessaires à la possession du sens. Ce qu’il entend par « Tätigkeit » pourrait donc procéder du geste qui consiste à ramener les questions d’ordre épistémologique sur le terrain de la signification. De ce point de vue, en disant que la philosophie ne peut consister dans la construction de thèses épistémologiques ou métaphysiques, Wittgenstein voudrait dire par là qu’un enseignement d’ordre épistémologique et métaphysique ne saurait résulter de la construction de thèses, mais bien plutôt d’une analyse de notre langage, c’est-à-dire à l’inverse d’une décomposition ou d’une déconstruction de la façon dont nous nous rapportons ordinairement au monde.

Pour écarter cette réduction du Tractatus à la présentation d’un ensemble de thèses argumentées ayant substitué l’analyse logique de la langue à la pensée philosophique, Conant appréhendera la distinction opérée par Wittgenstein en 4.112 sous l’angle plus fondamental d’une opposition entre deux types de traditions philosophiques. Ces deux types de traditions, comme nous le voyons dans l’extrait suivant, correspondent à deux conceptions opposées de l’écriture philosophique :

There is a tradition of philosophical writing – one which can be traced back to Plato’s dialogues – in which the form of the philosophical text is thought to be integral to its purpose. The form of the text is modeled on a process of discovery. The relation the reader is invited to enter with the text mirrors a relation that he is called upon enter into with himself. This mode of philosophical writing will often seem to be less concerned with imparting a specific doctrine to the reader and more concerned with introducing him to an intellectual discipline that holds forth the promise of transforming him. There is another tradition of philosophical writing – one that can also be traced back to Plato – in which the accent falls on putting forward substantive views by means of arguments.[47]

Celles-ci se distinguent principalement du point de vue du rapport qu’elles introduisent entre l’expression philosophique, c’est-à-dire l’ensemble des procédés d’écritures utilisés, et son contenu ou son sens. Selon le premier type de tradition, le sens d’un texte philosophique se constitue à travers le corps même de ses procédés d’écriture, et n’est pas détachable de ce dernier. Conant a en effet raison de ramener cette tradition à Platon dans la mesure où il est impossible de comprendre le sens d’un écrit platonicien sans le situer dans son contexte dialogique, c’est-à-dire sans tenir compte des personnages mis en scène et des enjeux de leurs échanges. Il oppose alors à cette tradition une autre conception de l’écriture philosophique selon laquelle la forme littéraire doit en quelque sorte disparaître derrière son contenu, afin de n’en retenir que les thèses et la structure argumentative. Dans un cas le sens est immanent à l’activité même qui consiste à écrire tandis que dans l’autre, il est transcendant. Il apparaît par ailleurs que ces deux traditions doivent également se distinguer du point de vue de l’objectif qu’elles assignent à l’écriture philosophique : quand pour l’une la production philosophique vise à apprendre quelque chose à son lecteur, l’autre entend par ce même moyen le transformer. Ce que Conant entend ici par « transformer le lecteur », dans le sens qui l’oppose au simple fait de lui apprendre quelque chose, revient à le contraindre à renoncer à un point de vue au profit d’un autre, à une connaissance au profit d’une autre connaissance. Mais puisque apprendre quelque chose relève également d’une forme de transformation, nous faisant passer de l’ignorance à la connaissance, d’un « vide » à un contenu cognitif, nous pouvons dire que la transformation au sens où Conant l’entend se restreint à une modification des dispositions non pas cognitives mais subjectives du lecteur. Il s’agit alors plus précisément de l’amener à rompre son attachement à certaines formes de connaissance. Il faudrait donc distinguer l’acte par lequel nous acquérons une connaissance de celui par lequel nous nous libérons de certaines convictions. Il ne s’agit pas de changer d’avis, mais de disposition affective, c’est-à-dire de points de vue sur ce que nous tenions comme notre savoir. Ces deux traditions philosophiques poursuivraient alors des objectifs diamétralement opposés : quand l’une vise à enrichir son lecteur d’un certain savoir, l’autre tend à le déposséder de son (pseudo) savoir. Conant inscrit alors le Tractatus au sein d’une tradition philosophique dans laquelle comprendre l’auteur ne revient pas à comprendre ce qu’il dit, mais à comprendre comment il le dit et pourquoi il le dit dans la forme dans laquelle il le dit. Nous avons ici le principe de l’argument permettant à Conant d’écarter toute lecture ineffabiliste de l’ouvrage, d'après lequel il nous faut distinguer entre comprendre le non-sens (ou comprendre ce que dit l’auteur) et comprendre l’auteur (comprendre comment et pourquoi l’auteur use de non-sens). On peut se demander : qu’est-ce qui conduit alors J. Conant à rattacher Wittgenstein à cette tradition ?


    B. Le sens de Tätigkeit dans la perspective tractarienne


On trouve en effet au sein du Tractatus de nombreuses remarques qui sont autant d’instructions sur la manière dont nous devons lire le livre,  en interdisant de le réduire à un ensemble de développements successifs de thèses argumentées. Nous pensons, en plus de 6.54, aux remarques suivantes :

Ce livre ne sera peut-être compris que par qui aura déjà pensé lui-même les pensées qui s’y trouvent exprimées – ou du moins des pensées semblables. Ce n’est donc point un ouvrage d’enseignement. Son but serait atteint s’il se trouvait quelqu’un qui, l’ayant lu et compris, en retirait du plaisir.[48]
Néanmoins la vérité des pensées ici communiquées me semble intangible et définitive. Mon opinion est donc que j’ai, pour l’essentiel, résolu les problèmes de manière décisive. Et si en cela je ne me trompe pas, la valeur de ce travail consiste, en second lieu, en ceci, qu’il montre combien peu a été fait quand ces problèmes ont été résolus.[49]
Nous sentons que, à supposer même que toutes les questions scientifiques possibles aient été résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts. A vrai dire, il ne reste alors aucune question ; et cela même est la réponse. (6.52)
La solution au problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème.
(N’est-ce pas la raison pour laquelle les hommes qui, après avoir longuement douté, ont trouvé la claire vision du sens de la vie, ceux-là n’ont pu dire alors en quoi ce sens consistait ?) (6.521)
La méthode correcte en philosophie consisterait proprement en ceci : ne rien dire qui ne se laisse dire, à savoir les propositions de la science de la nature – quelque chose qui, par conséquent, n’a rien à faire avec la philosophie –, puis quand quelqu’un d’autres voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer toujours qu’il a omis de donner, dans ses propositions, une signification à certains signes. Cette méthode serait insatisfaisante pour l’autre – qui n’aurait pas le sentiment que nous lui avons enseigné de la philosophie – mais ce serait la seule strictement correcte. (6.53)
Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. (7)

En effet, nous ne pouvons pas nier que ces remarques ajoutent au livre une dimension excédant le seul développement de thèses concernant les rapports du langage et du monde, puisqu’elles mettent l’accent sur le fait que ces thèses sont prises dans une activité philosophique qui transcende leur sens,  soit dès qu’elles sont mises au service d’un objectif d’un genre éthique. La question qui se pose est alors de savoir de quelle nature est cet objectif transcendant aux thèses tractariennes.

Voilà pourquoi Conant n'a pas entièrement tort d’attirer notre attention sur la forme de l’ouvrage, c’est-à-dire sur les raisons pour lesquelles celui-ci a été écrit :

Both of these authors claim not to be putting forward doctrines but rather to be engaging in a particular sort of activity. If they are to be taken at their word, therefore, it would seem that it is only in grasping why their texts have the particular shape that they do we grasp what sort of enterprise it is which they take themselves to be engaged in.[50]

Nous ne saurions en effet comprendre l’activité philosophique tractarienne, laquelle passe manifestement par la réalisation d’un projet de délimitation des frontières du sens et de la pensée, si nous n’interrogeons pas l’enjeu de finalisation du résultat. Nous pouvons dès lors affirmer, à partir des extraits du Tractatus que nous avons rapportés plus haut, que le développement tractarien vise moins à enseigner quelque chose au lecteur qu’à produire un effet sur ce dernier, comme de l’amener à « faire quelque chose ». Cependant, il y a encore un pas à effectuer avant de pouvoir réduire cet objectif éthique à la volonté de conduire le lecteur hors de toute forme de théorisation  philosophique. Et il semble que Conant saute cette étape à pieds joints en ne posant pas le problème de la nature de l’objectif du Tractatus. Il semble en effet ne le poser que pour introduire la nécessité d’imputer au projet tractarien un objectif hétérogène à son contenu, et ainsi supposer le projet inexplicite de la dissolution d’une illusion transcendantale qui se laisserait déduire de la nécessité de cette imputation. En effet, immédiatement après avoir posé le problème du véritable enjeu de l’entreprise tractarienne, il écrit, sans plus de justifications :

Wittgenstein’s aim in the Tractatus is to engage this temptation to imagine one knows what a piece of nonsense is trying to say – one grasps the ineffable ‘it’ to which the words point – in order to enable one to recognize that there is no ineffable ‘it’.[51]

Or, il nous faut ici noter qu’il est possible, dans cette même perspective explorée par Conant où prime la question de la détermination de la nature d’un objectif transcendant au contenu de l’activité tractarienne, d’envisager un autre objectif qui n'est pas celui du démantèlement d’une illusion de signification.

Il serait en effet possible d’enraciner cet objectif dans la dimension éthique de l’ouvrage, dans cette dimension éthique non pas thérapeutique mais telle qu’elle est évoquée par Wittgenstein dans le Tractatus, à savoir celle qui dépend du problème de la vie. Nous pouvons définir ce que Wittgenstein entend par « problème de la vie » sous l’angle d’une tension éthico-existentielle propre à la condition humaine, une tension conduisant l’homme à se poser la question du sens de son existence, de ce qui a de la valeur, ou encore de ce qui vaut la peine d’être vécu[52]. Dans cette perspective, la réalisation du projet de détermination des conditions nécessaires à la possession du sens aurait pour but de montrer que l’éthique ne se laisse pas énoncer, autrement dit, que la façon dont nous nous rapportons ordinairement à la réalité factuelle ne saurait nous permettre de nous rapporter (de la même manière) à notre expérience éthique du monde. L’activité philosophique, en déterminant les conditions de possibilité de notre rapport au monde, aurait alors pour but de délimiter du même coup le domaine de ce qui ne peut être dit, nous montrant par là que nous ne pouvons pas dire certaines choses comme nous espérerions les dire, en faisant par exemple comme si la valeur était un fait, ou bien en faisant comme si nous pouvions justifier notre vision du monde tel que si nous expliquions un phénomène de la nature. Cette lecture du Tractatus attribue à son auteur une forme de tension éthique qui trouve ici encore un écho remarquable dans Anna Karénine :

Convaincu de l’inutilité de chercher dans le matérialisme une réponse à ses doutes, il (Levine) relut, pendant les derniers temps de son séjour à Moscou et à la campagne, Platon, Spinoza, Kant, Schelling, Hegel et Schopenhauer ; ceux-ci satisfaisaient sa raison tant qu’il les lisait ou qu’il opposait leurs doctrines à d’autres enseignements, surtout aux théories matérialistes ; malheureusement, dès qu’il cherchait, indépendamment de ces guides, l’application à quelque point douteux, il retombait dans les mêmes perplexités. Les termes esprit, volonté, liberté, substance, n’offraient un sens à son intelligence qu’autant qu’il suivait la filière artificielle des déductions de ces philosophes et se prenait au piège de leurs subtiles distinctions ; mais, considéré du point de vue de la vie réelle, l’échafaudage croulait, et il ne voyait plus qu’un assemblage de mots sans rapport avec ce « quelque chose » plus nécessaire dans la vie que la raison.[53]

En partant du principe que l’objectif de Wittgenstein est de comprendre les raisons de l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de parler de ce « quelque chose [qui est] plus nécessaire dans la vie que la raison », nous pouvons conclure qu’en traçant les frontières du sens et de la pensée, il met en évidence le fait que le fonctionnement ordinaire de notre langage est inapte à exprimer le problème de la vie. Le silence auquel le Tractatus nous invite à l’issu de son accomplissement correspondrait alors plus simplement à un impératif rationnel de prudence.

Il serait par ailleurs possible de voir dans la conception conantienne de l’unité de l’ouvrage un argument en faveur de l’idée que l’objectif du Tractatus est bien de dénoncer l’illusion commune à tous les domaines d’investigation philosophique, ce qui lui permettrait de légitimer sa conception de l’activité tractarienne :

Accounting for the genuine unity of the Tractatus is a matter – not of explaining why Wittgenstein simultaneously espouses these otherwise unrelated logical, solipsistic, and ethico-mystical doctrines, but rather – of explaining how these diverse pseudodoctrines all partake of the same fundamental illusion (of a set of transcendable limits of language), and explaining why he thinks they fundamentally all require the same form of therapy.[54]

Il est coutumier d’appréhender le Tractatus en partant du principe de l’irréductibilité de ses différents domaines d’investigation pour ensuite envisager un angle d’articulation plausible, comme nous venons de le faire dans une lecture disons tolstoïenne de l’ouvrage. Or, selon Conant le problème qui se pose est bien plutôt de déterminer le principe commun réunissant ces différents domaines de pensées (logique, épistémologique, éthique) et qui en justifie un traitement simultané. L’idée d’illusion transcendantale permet-elle de comprendre les raisons pour lesquelles le Tractatus réunit en un seul ouvrage des questions issues de domaines différents ? Ici encore, semble-t-il,  il n’y a rien de nécessaire. Nous aurions pu tout aussi bien dire que ce principe commun réside dans le fait que ces différentes questions sont relatives à un domaine transcendantal, mais que par ailleurs les non-sens auxquels la tentative de les exprimer donne lieu, relèvent d’enjeux différents. Mais nous nous heurtons là à cette impasse que Conant a repérée dès le début de son affaire[55]. En effet, nous pourrions toujours avancer que l’unité tractarienne s’accommode d’une distinction au sein de ses différents domaines et que Conant remet en cause la possibilité même d’une telle séparation. S’il ne parvient pas à justifier l’adoption d’une telle perspective de réduction dans le Tractatus, c’est parce que celle-ci n’y apparaît à aucun moment et sous aucune des formes qu’il a voulu lui donner. Pourtant, c’est bien là le principe dont dépend entièrement son interprétation, et par rapport auquel la conception austère n’a finalement qu’une fonction instrumentale. Puisque Conant s’appuie davantage sur ce qu’il pense que le Tractatus aurait "tu" plutôt que sur ce qu’il dit, nous comprenons dès lors la nécessité d’un recours à la philosophie de Kierkegaard, lequel s’avère plus disert
et plus éloquent au sujet de ce que Conant considère comme faisant l’objet du silence tractarien.


    C.Le recours à la philosophie de Kierkegaard


     Nous verrons ici que le recours de Conant à l’œuvre de Kierkegaard n’a d’intérêt que dans la mesure où l'on accepte le point de vue de cette perspective anti-transcendantale, déterminant ce qu’il entend d’une part par « illusion », et d’autre part par « dissolution » et « ironie ». Si donc nous admettons que tout point de vue surplombant sur le langage et notre expérience de la vie procède d’une illusion transcendantale, comment est-il possible de nous en émanciper de façon définitive ? L’œuvre de Kierkegaard, et en particulier le Post-Scriptum aux miettes philosophiques, présente il est vrai de nombreux traits caractéristiques qui rappellent le Tractatus ; il y est question d’une opposition entre une communication directe et une communication indirecte, ainsi que d’un projet de délimitation du domaine des vérités objectives, faisant écho à la thèse tractarienne selon laquelle certaines choses ne pouvant être dites peuvent néanmoins être montrées, et au projet de la détermination des conditions de la signification. Cependant, le Post-Scriptum est sujet aux mêmes malentendus que ceux dont Conant accuse certains commentaires du Tractatus d'entretenir : il est en effet tout aussi possible de l’appréhender dans une perspective ineffabiliste. L’intérêt pour la philosophie de Kierkegaard réside alors dans le fait que celui-ci s’exprime plus explicitement et plus longuement sur le sens qu’il donne à sa pratique philosophique. Ces multiples remarques de Kierkegaard, dont nous rapporterons plus tard un extrait, lui donnent ainsi l’occasion d’illustrer ce qu’il pense être l’objet de la critique tractarienne :

The papers goes to suggest that Wittgenstein’s Tractatus Logico-Philosophicus can be seen to have both the same aim (one of providing mirror in which the reader can recognize his own confusions) and the same method (one of having the reader climb up a ladder which in the end he is to throw away) as a Kierkegaardian work.[56]

Conant met ici clairement en parallèle l’usage wittgensteinien du non-sens avec la technique kierkegaardienne de la pseudonymie, laquelle consiste à prendre le point de vue de son interlocuteur afin de lui renvoyer une image de ses propres confusions. Il en va de même pour les déclarations du pseudonyme Climacus qui rappellent la structure tractarienne de l’échelle[57]. Or les seules remarques sur lesquelles Conant s’appuie pour opérer un tel rapprochement sont des propos attribués à Wittgenstein :

« Kierkegaard was by far the most profound thinker of the last century. »[58]

He (Wittgenstein) told that he learned Danish in order to be able to read Kierkegaard in the original, and he clearly had a great admiration for him. »[59]

Cependant, s’il n’y a rigoureusement rien qui nous permette de déterminer la nature de ce qui a marqué l’esprit de Wittgenstein dans l’œuvre de Kierkegaard, il semble que cela ne soit pas un problème pour Conant. En effet, il ne s’appuie sur Kierkegaard que pour profiter de ses remarques concernant l’enjeu de l’écriture philosophique. C’est par exemple dans Point de vue explicatif de mon œuvre d’écrivain qu’il trouve de quoi nourrir l’idée selon laquelle une illusion ancrée dans l’esprit de son interlocuteur ne saurait être dissoute qu’en l’invitant à l’adopter :

Du point de vue global de l’œuvre entière, la production esthétique est une fraude où le « recours aux pseudonymes » prend son sens profond. Une fraude ! Que c’est laid ! À quoi je réponds de ne pas se laisser abuser par ce mot. On peut tromper un homme en vue du vrai et, pour rappeler le vieux Socrate, le tromper pour l’amener au vrai. C’est même la seule manière de faire quand il est victime d’une illusion.[60]

Kierkegaard avoue ici puiser les fondements de sa méthode philosophique dans celle de Socrate, où il est en effet souvent question d’inviter son interlocuteur à adopter précisément la thèse qu’il entend réfuter tout en feignant de l’adopter lui-même. Nous pouvons illustrer une telle démarche par ce moment du Théétète où Socrate encourage d’abord son interlocuteur à exhiber sans complexe sa conception de la science, une conception relativiste correspondant à l’apparence de connaissance qu’il convient de mettre à jour avant de pouvoir la révéler comme telle,  qu'il feigne ensuite de l’adopter et de lui accorder un certain crédit afin de la discréditer, et ce dans le but que cette apparence de connaissance se manifeste dans toute sa confusion et sa vacuité[61]. Conant applique alors volontiers cette reprise kierkegaardienne de l’ironie socratique à ce qu’il comprend comme étant l’ironie tractarienne, du point de vue de laquelle l’usage wittgensteinien du non-sens n’aurait qu’un seul objectif, à savoir : offrir à son interlocuteur un miroir de ses propres confusions. Que faut-il conclure maintenant de l’ « enseignement » éthique du Tractatus ? Si nous devons à la fin rejeter la distinction entre dire et montrer, devons-nous également considérer comme illusoire l’idée selon laquelle l’éthique ne se laisse pas énoncer ?

C’est pourtant bien là la conclusion de Conant. Inspiré par la philosophie de Kierkegaard, voyons alors les termes dans lesquels il envisage l’illusion transcendantale concernant le domaine de l’éthique :

Both the Postscript and the Tractatus are directed against certain philosophical efforts to explain the nature of ethical or religious truth (efforts which these works wish to unmask as mystifications of the ethical and the religious) – efforts to explain the ethical and the religious in terms of that which lies beyond the limits of human comprehension or logical thought.[62]

L’illusion en question se manifeste ici à travers une « mystification de l’éthique et du religieux ». Elle consiste essentiellement à placer les composantes de l’expérience éthique et religieuse hors des limites de la pensée logique, ou de ce qui est directement intelligible à la raison humaine. En quoi cet axe de lecture force-t-il à réinterpréter les propositions tractariennes suivantes ?

C’est pourquoi il ne peut y avoir de propositions éthiques. Les propositions ne peuvent rien exprimer de plus élevé. (6.42)

Il est clair que l’éthique ne se laisse pas énoncer. L’éthique est transcendantale. (6.421)

Si nous suivons le fil du développement tractarien, nous comprenons que c’est en partie là que nous ferait aboutir sa théorie de la signification. En effet, l’explicitation des conditions logiques de la signification contribue — indirectement ou négativement — à la délimitation du domaine de l’éthique (c’est-à-dire le domaine des valeurs), ce qui présente l’avantage de montrer que l’éthique ne saurait faire l’objet d’une proposition douée de sens, qu’il n’y a aucune proposition parmi l’ensemble des propositions douées de sens apte à exprimer l’objet de l’éthique. Si donc nous plaçons cette conclusion dans la perspective ironique explorée par Conant, il faudrait cependant et à l’inverse conclure que l’objet de l’éthique est éminemment dicible. Rappelons que dans le type de raisonnement que nous avons déconstruit, la conclusion tractarienne concernant le caractère ineffable de l’expérience éthique est une conséquence directe de la distinction entre l’horizon des faits (seul apte à être représenté dans le langage), et celui des valeurs. Mais si l'idée que l'éthique est ineffable est fausse parce qu'il est dit plus strictement qu'on ne peut fournir de propositions (Sätze) à ce sujet (6.42), il s’ensuit que le principe dont elle découle, à savoir celui de la distinction entre les faits et les valeurs, est tout aussi faux. Il nous faudrait donc conclure, suivant la perspective conantienne, au caractère illusoire de l’idée que le domaine de l’éthique est transcendant eu égard à celui dont nous parlons, c’est-à-dire l’horizon des faits, et de même qu'on ne saurait accepter un écart irréductible entre le monde, ou plutôt la réalité, et mon monde, c’est-à-dire l’horizon de la subjectivité.

Nous avons essayé de faire valoir, à travers cette présentation des principaux arguments sur lesquels Conant appuie son interprétation, qu’aucun d’entres eux ne permet d’en justifier l'assertion péremptoire. En effet, à des moments clefs de l’ouvrage où s’ouvrent de multiples possibilités de lecture (nous pensons ici principalement à 6.54 et 4.112), nous n’avons rien trouvé qui justifie l’exclusion de celles-ci en faveur d’une lecture austère ou thérapeutique. Tout se passe alors comme si chacun de ses efforts de distinction et de mobilisation de certains passages du livre était toujours trop faible par rapport à la massivité de l’édifice qu’ils sont destinés à supporter. Il nous faut par ailleurs noter que la lecture de Conant dont le principe fondamental est finalement d’attribuer à Wittgenstein l’intention de dévoiler la composante illusoire d’une certaine démarche philosophique est en tant que telle impossible à déduire de l’ouvrage lui-même. Cela tient donc moins aux efforts argumentatifs déployés par Conant qu’à la nature même du type d’interprétation qu'il propose. Si en effet il est vrai que l’intention de Wittgenstein est de montrer que le non-sens est pur non-sens, que la tentative d’adopter un point de vue extérieur sur le langage procède d’une illusion, ou encore qu’à l’endroit où nous croyons voir quelque chose (une pensée ineffable, une limite du langage) il n’y a rien, nous ne saurions trouver dans le livre aucune des phrases du genre de celles que nous venons de formuler. De même que nous ne saurions y trouver des arguments nous permettant de trancher en faveur de l’impossibilité de l’existence d’un non-sens substantiel. En effet, comme nous l’avons aperçu plus haut, une illusion n’est pas une pensée fausse, car elle ne recouvre justement aucune pensée. Nous ne saurions donc formuler des énoncés du type « non p » (p = non-sens substantiel), sans en même temps affirmer l’existence de ce dont il s’agit par ailleurs de manifester l’inconsistance logique.  L'illusion serait plutôt de réifier la non existence du non-sens substantiel. Nous pourrions également comprendre cette difficulté comme résultant du geste philosophique qui a inauguré le tournant linguistique consistant à distinguer la valeur cognitive d’un énoncé de sa valeur de vérité. En effet, c’est parce que l’affirmation de l’existence d’un non-sens substantiel n’est pas fausse, mais bien vide de sens, que sa négation ne peut faire l’objet d’aucune proposition au sens strict du terme, c’est-à-dire au sens d’un énoncé exprimant une pensée. En d’autres termes, en disant « il n’existe pas de non-sens substantiel », ou bien en élaborant des arguments visant à réfuter son existence, nous ne faisons rien de plus que lorsque nous en présupposons l’existence. Il faut donc nécessairement passer par une entreprise d’explicitation indirecte du non-sens,  quoique sans imaginer que ce défaut de sens, que cette vacuité, ne soit quelque chose. Si telle était l’étroite voie dans laquelle s’engage Wittgenstein, il faut reconnaître que Conant n’avait pas d'autre d'issue que d'adopter une logique de la preuve ou de l’indice. Cependant, nous pourrions encore objecter ici que les preuves que Conant détecte dans l’ouvrage n’en sont pas, autrement dit, qu’une distinction entre deux sens du terme « montrer » ou bien entre « comprendre le non-sens » et « comprendre celui qui dit le non-sens » ne permet pas d'inférer que l’intention de Wittgenstein était bien d'extirper le présupposé illusoire caché au sein des démarches philosophantes. Mais ici encore, nous pourrions nous demander, en réponse à cette objection tout à fait raisonnable, à qui s’adresse précisément les efforts argumentatifs déployés par Conant. En guise de commentaire de sa propre démarche il écrit : « I found myself reaching a point already here in the first part of my article where I felt like insisting: what I have written will only be intelligible to someone who already shares my dissatisfactions with these commentators. », faisant notamment allusion aux partisans de la lecture ineffabiliste.[63] Ce qui signifie que les arguments que Conant s’efforce d’articuler ne sont pas adressés aux partisans des lectures orthodoxes, mais bien plutôt à des lecteurs qui doivent déjà d’une certaine façon être disposés à entendre le « message » latent du Tractatus comme un message sensé. Ces arguments n’ont pas à proprement parler de fonction argumentative, ils ont simplement une fonction d’indice, ou plutôt de guide à l’usage de ceux qui sont d’ores et déjà prêts à renoncer à l'adoption d'une posture philosophique responsable. Conant justifie le caractère discriminant de son commentaire en le concevant comme l’une des principales caractéristiques de l’ouvrage qu’il commente et dont il hérite ainsi légitimement : « Wittgenstein himself declares his book to be intelligible only to insiders. Surely it is a mark of the authenticity of my fledgling article on the Tractatus that it inherits this feature from the work it is about. »[64]. Il fait ici référence à la première phrase de l’avant-propos du Tractatus : « Ce livre ne sera peut-être compris que par qui aura déjà pensé lui-même les pensées qui s’y trouvent exprimées – ou du moins des pensées semblables. ». Nous nous contenterons de remarquer que de ce point de vue, il n’y aurait aucun sens à chercher, tant dans l’ouvrage que dans les commentaires, de quoi nous assurer du bien-fondé de la perspective thérapeutique développée par Conant, car elle semble puiser ses conditions de possibilité ainsi que sa légitimité dans les dispositions subjectives du lecteur : lequel devient ici — par un renversement du terminus ad hominem — Conant en personne. Ainsi, de la même manière que nous n’allons pas consulter un psychanalyste dans le but qu’il nous convainque de la validité de l’hypothèse de l’inconscient, mais parce que nous en sommes déjà d’une certaine façon convaincus, la cure tractarienne n’aurait d’effet que sur ceux qui sont déjà disposés à appréhender le cheminement tractarien sous un angle symptomatique. C’est là précisément ce qui aura conduit certains commentateurs à qualifier cette lecture d’ésotérique. Ajoutons ici, pour reprendre un mot de Cavell, que le caractère ésotérique du livre tiendrait moins cependant à la volonté de l’auteur de masquer une forme de connaissance qu’à celle du lecteur de ne pas s’y confronter [65]. Mais alors la démarche de Wittgenstein, de même que celle de Conant, demeurerait sous l’emprise de l’illusion qu’elle vise à dissiper, puisqu’elle serait bel et bien contrainte de procéder par insinuation, présupposant une entente implicite avec le lecteur. Or cela revient de nouveau précisément à admettre sous une autre forme un postulat ineffabiliste. Par ailleurs, si Conant avait raison, il faudrait reconnaître que l’ouvrage tend à engendrer chez le lecteur l’effet inverse de celui escompté. La preuve en est que la majeure partie des lecteurs du Tractatus durant près de soixante ans auront trouvé en son sein de quoi nourrir le type d’illusion que le livre était, selon Conant, destiné à démanteler. Prenant la mesure de ce type de difficulté, il affirme alors d’un côté que « Wittgenstein’s aim in philosophy remains the same, early and late (to lead the reader from latent nonsense to patent nonsense) » [66], et d’un autre avec Cora Diamond que « the fundamental discontinuity in question lies in his later thinking that there was an entire metaphysics of language embodied in his earlier method of clarification, thereby illustrating that the most crucial moments in the philosophical conjuring trick are the ones that are apt to strike one as most innocent ; so that it turns out to be much more difficult to avoid laying down requirements in philosophy than his earlier self had ever imagined. » [67]. A supposer ce philosophical conjuring trick, il n'y a plus qu'à laisser accroire, avec une grande ingénuité, que Wittgenstein aurait visé le démantèlement d’une illusion de signification dont il eût été et à son insu la première victime.







[1]"Two Conceptions of Die Überwindung der Metaphysik", in Wittgenstein in America, edited by T. McCarthy and P. Winch, Oxford University Press, 2001, p. 61 « (…) Wittgenstein (le premier comme le second) cherche une méthode qui ne peut être pratiquée par quelqu’un que sur soi-même. » 
Désormais : Carnap and Early Wittgenstein
[2] "Elucidation and Nonsense in Frege and Early Wittgenstein", in The New Wittgenstein, edited by A. Crary and R. Read, Routledge, 2000, p. 196 « Le but du Tractatus est de montrer que (comme Wittgenstein le dira plus tard) ‘Je ne peux utiliser le langage pour sortir des limites du langage’. »
Désormais : Elucidation 
[3] WITTGENSTEIN, Logisch-philosophische Abhandlung, SIDE-BY-SIDE-BY-SIDE EDITION, Version 0.41, 2014 http://people.umass.edu/klement/tlp/ Cette édition électronique regroupe le texte original et les deux traductions anglaises : celle d’Ogden de 1922, et celle de Pears et de McGuinness de 1961, 6.54
Désormais TO
[4] WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, traduit par Gilles-Gaston Granger, NRF Gallimard, 1993, 6.54
Désormais T
[5] WITTGENSTEIN, Letter to Moritz Schlick, August 8, 1932 Cité dans Elucidation, note 3 p. 198 « Je n’arrive pas à croire que Carnap ait pu si complètement et si manifestement se tromper sur les dernières phrases de mon livre – et de fait, sur la conception fondamentale du livre en son entier. »

[6] Ibid., p. 174-175 « Il est impossible de comprendre le Tractatus sans comprendre ce à quoi ce passage invite ses lecteurs – autrement dit, sans comprendre la stratégie que l’auteur met en place dans l’ensemble de l’ouvrage. »

[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] "The Method of the Tractatus", in From Frege to Wittgenstein: Perspectives on Early Analytic Philosophy, edited by Erich H. Reck, Oxford University Press, 2002, p. 378 « Nous apprenons à la fin de l’ouvrage que ses propositions ne parviennent à être élucidatrices que dans la mesure où nous les reconnaissons comme Unsinn. Mais afin de les reconnaître comme telles, nous devons d’abord parvenir à un accord concernant la question de savoir en quoi consiste une telle reconnaissance, et donc comprendre le sens de l’Unsinn que l’ouvrage tout entier cherche à lui conférer. Ainsi, notre tâche sera de tenter de pénétrer dans un cercle. »
[10] Ibid. « Afin de comprendre le Tractatus, il nous faut comprendre ce que ces deux termes – élucidation et nonsense – signifient. Cependant la compréhension de la façon dont ces deux termes y son traités exige une appréciation globale de l’ouvrage. Donc, ces deux types de compréhension – la compréhension de l’œuvre prise dans son ensemble, et la compréhension du sens que cet ensemble confère à ces deux termes – doivent ou non se recouper. L’obscurité de l’ouvrage est fonction de la particularité de sa méthode, qui est à son tour fonction de la particularité de son objectif : (dont on nous dit qu’il consiste en) une élucidation. »
[11] Elucidation, p. 174 « Frege dit : toute proposition légitimement construite doit avoir un sens ; et je dis : toute proposition possible est légitimement construite, et si elle n’a pas de sens, ce ne peut être que parce que nous n’avons pas donné de signification à certains de ses éléments. »
[12] Ibid. p.176 « Ce qui principalement distingue la formulation de Frege de celle de Wittgenstein est que la première distingue implicitement parmi l’ensemble des propositions celles qui sont légitimement construites de celles qui ne le sont pas, tandis que la seconde exclut la possibilité d’une chose telle qu’une proposition logique dont la construction serait illégitime. » 
[13] Carnap and Early Wittgenstein, p. 41 « Wittgenstein dit : « si elle n’a pas de sens, ce ne peut être que parce que nous n’avons pas donné de signification à certains de ses éléments ». Le « ne… que» indique que pour Wittgenstein tous les cas qui semblent être des non-sens de type (2) (selon le propos de §6.54) « doivent être reconnus » comme des cas de non-sens de type (1). »
[14] CARNAP, « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage », dans Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits, première publication en 1931, trad. Antonia Soulez, Paris, PUF, 1985, p. 163
[15] Ibid.
[16] Carnap and Early Wittgenstein, p. 42 « Elle ne concerne pas la proscription de combinaisons de signes, parce que la syntaxe logique tractarienne ne traite pas de (purs) signes, elle traite de symboles – et un symbole n’a de vie que dans le contexte d’une proposition signifiante. »
[17] Cf. WITTGENSTEIN, Carnets 1914-1916, trad. G.G Granger, Tel Gallimard, 2005, p. 89
[18] Cf. Elucidation p. 192 « Le but de ce commentaire est de clarifier la notion de « proposition » telle qu’elle figure dans le principe du contexte. »
[19] Ibid. p. 190 « a string composed of signs in which no symbol can be perceived, and which hence has no discernible logical syntax. »
[20] Carnap and Early Wittgenstein, p. 13
[21] BACKER et HACKER, Wittgenstein: Rules, Grammar and Necessity, vol. 1, Oxford, Blackwell, 1985, p. 39-40 Cité dans Carnap and Early Wittgenstein p. 38
[22] T, Préambule p. 10 Nous soulignons
[23] MARION, Introduction au Tractatus logico-philosophicus, PUF, 2004, p.19
[24] Carnap and Early Wittgenstein, p. 44
[25] Elucidation, p. 193
[26] WITTGENSTEIN, Letters to C. K. Ogden with Comments on the English Translation of the Tractatus Logico-Philosophicus, edited by G. H. Von Wright, Oxford and London ; Blackwell and Routledge, 1973, p. 28 Cité dans Carnap and Early Wittgenstein, p. 46
[27] "Must We Show What We Cannot Say?" in The Senses of Stanley Cavell, edited by R. Fleming and M. Payne, Bucknell University Press, 1989, p. 249
Désormais: Must We Show What We Cannot Say?
[28] Wittgenstein’s Lectures, Cambridge, 1932-1935 Cité dans BOUVERESSE, Dire et ne rien Dire L’illogisme, l’impossibilité et le non-sens, Chambon, 1997, p. 173
[29] DIAMOND, « Ce que le non-sens pourrait être » dans L’esprit réaliste Wittgenstein la philosophie et l’esprit, trad. E. HALAIS et J.Y. MONDON, PUF, Paris, 2004, p. 136
[30] "Putting Two and Two Together: Kierkegaard, Wittgenstein and the Point of View for Their Work as Authors", in The Grammar of Religious Belief, edited by D.Z. Phillips, St. Martins Press, 1996, p. 292 « (…) un point de vu depuis lequel il y a quelque chose que la raison ne peut pas faire. Il semble qu’il y a des espèces de pensées face auxquelles le pouvoir humain de compréhension se retrouve comme impuissant. » Désormais : Putting Two and Two together
[31] TOLSTOÏ, Anna Karénine, traduction anonyme parue en 1886, Pocket, 2012 p. 981
[32] Ibid. p. 955
[33] Ibid. p. 953
[34] Cf. Putting Two and Two together, p. 286
[35] Peter Hacker est l’un des partisans contemporains de cette lecture que Conant qualifie d’ « ineffabiliste », avec semble-t-il le consentement de celui-ci. Son interprétation du Tractatus s’articule en effet autour d’une distinction entre deux types de non-sens : les simples confusions et les non-sens éclairants. Cf. “Was he trying to whistle it?” in The New Wittgenstein, edited by A. Crary and R. Read, Routledge, 2000, p. 353-388. Nous en trouvons par ailleurs un échantillon représentatif dans l’article de Geach de 1976 « Saying and Showing in Frege ans Wittgenstein », pour qui la source de cette différence serait d'origine frégéenne.
[36] Putting Two and Two together, p. 286 « There is no ineffable ‘it’ ».
[37] Elucidation, p. 198 « En 6.54, Wittgenstein ne demande pas à son lecteur de « deviner » la « pensée » que ses non-sens cherchent à transmettre. Il n’appelle pas le lecteur à comprendre ses phrases, mais à le comprendre lui-même, à savoir l’auteur et le genre d’activité dans laquelle il est engagé. »
[38] Concernant les limites de cet argument, nous renvoyons à White, “Throwing the Baby Out with the ladder : On therapeutic Readings of Wittgenstein’s Tractatus”, in Beyond the Tractatus wars The new Wittgenstein debat, edited by Rupert Read and M. A. Lavery, 2011
[39] Must We Show What We Cannot Say,? p. 244 « Mon insatisfaction quant à l’ensemble de ces commentaires était liée à leur perception de l’existence de quelque chose ne pouvant être dit. Je cherchais à leur instruire une manière de lire ces textes sous une nouvelle lumière, en leur disant qu’il n’y a rien de particulier qui ne puisse être dit, que le « ce qui » dans « ce qui ne peut être dit » ne renvoie à rien. »
[40] Ibid. « insensé néanmoins signifiant ? Sans signification mais non pas vide de contenu cognitif ? Comment peut-on donner un sens à de telles conjonctions ? »
[41] Cf. Hacker (2000) “Was he trying to whistle it?”, Williams (2004) “Nonsense and the Cosmic Exile: The Austere Reading of the Tractatus” et White (2011) “Throwing the Baby Out with the ladder : On therapeutic Readings of Wittgenstein’s Tractatus”.
[42] Elucidation, p. 196 « Le Tractatus réalise son objectif en m’encourageant d’abord à faire l’hypothèse de la possibilité d’un tel usage du langage, en me permettant ensuite d’en mesurer les conséquences, pour m’amener enfin jusqu’au point où l’impression qu’il y a dans cette hypothèse (ainsi que dans ses conséquences) quelque chose de déterminé s’autodétruise. »
[43] WITTGENSTEIN, Manuscript 110 of Wittgenstein’s Handschriftlicher Nachlass, p. 239 Cité par David Stern in Wittgenstein on Mind and Language, Oxford, Oxford Press University, 1995, p. 194 « En philosophie, nous sommes trompés par des illusions. Mais cela – une illusion – est aussi quelque chose, quelque chose à laquelle à un moment donné je dois me confronter avant que je ne puisse dire que c’est une illusion. »
[44] Elucidation, p. 196
[45] Ibid. p. 178
[46] Putting Two and Two Together, p. 284 « In a sense, the ordinary aim of authorship has been reversed: rather than striving to teach the reader something he does not know, the aim is to show him that where he takes there to be something to know there is nothing. » ; « En un sens, le but de l’écriture a été renversé : au lieu de tenter d’enseigner au lecteur quelque chose qu’il ne sait pas, le but est de lui montrer qu’à l’endroit où il croit qu’il y a quelque chose à savoir il n’y a rien. »
[47] "Kierkegaard, Wittgenstein and Nonsense", in Pursuits of Reason, edited by Ted Cohen, Paul Guyer and Hilary Putnam, Texas Tech University Press, Lubbock, 1992, p.195 « Il est une tradition philosophique – pouvant remonter aux dialogues de Platon – dans laquelle la forme du texte philosophique est conçue comme faisant partie intégrante de son but. La forme du texte est réglée sur le modèle d’un processus de découverte. La relation dans laquelle le lecteur est invité à entrer avec le texte est le miroir de la relation dans laquelle il est invité à entrer avec lui-même. Ce mode d’écriture philosophique est souvent moins préoccupé par le fait d’apporter une doctrine philosophique au lecteur, et plus soucieux de l’introduire à une discipline philosophique pérorant la promesse de le transformer. Il est une autre tradition philosophique – dans laquelle l’accent est mis sur la présentation de vues de fond par l’intermédiaire d’arguments. »
[48] T, Avant-propos p. 31
[49] Ibid. p. 32
[50] Putting Two and Two together, p. 250 « Tous deux mettent l’accent sur le fait qu’ils ne mettent pas en avant des thèses, mais sont plutôt engagés dans un genre d’activité. Si donc nous les prenons au mot, il apparaît que c’est seulement en comprenant les raisons pour lesquelles ces travaux ont cette forme particulière que nous comprendrons le genre d’entreprise dans laquelle ils s’estimaient engagés. »
[51] Ibid. p.286 « Le but de Wittgenstein dans le Tractatus est de provoquer cette tentation qui consiste à imaginer que nous connaissons ce que certains échantillons de non-sens essaient de dire – que nous saisissons le « ça » ineffable que pointent les mots – afin de nous rendre aptes à reconnaître qu’il n’y pas de « ça » ineffable. »
[52] Pour définir la dimension éthique tractarienne culminant dans ce que Wittgenstein nomme dans le Tractatus le « problème de la vie », nous nous appuyons sur un passage de Conférence sur l’éthique où Wittgenstein définit ainsi l’éthique : « Je traite, comme vous le savez, de l’éthique et j’adopterai l’explication que le professeur Moore a donné de ce terme dans ses Principia Ethica : « L’éthique est l’investigation de ce qui est bien ». (…) Ainsi, au lieu de dire : « L’éthique est l’investigation de ce qui est bien », je pourrais avoir dit qu’elle est l’investigation de ce qui a une valeur, ou de ce qui compte réellement, ou j’aurais pu dire encore que l’éthique est l’investigation du sens de la vie, ou de ce qui rend la vie digne d’être vécue, ou de la façon correcte de vivre. » Cf. WITTGENSTEIN, « Conférence sur l’éthique », dans Leçon et conversations, traduit par J. Fauve et présenté par C. Chauviré (1971), Gallimard, 1992, p. 143-144
[53] Léon TOLSTOÏ, Anna Karénine, traduction anonyme parue en 1886, Pocket, 2012 p. 951-952
[54] Must we show what we cannot say?, p. 274 n.16 « Concernant la question de la véritable unité du Tractatus – il ne s’agit pas d’expliquer pourquoi Wittgenstein adopte simultanément ces doctrines logiques, solipsistes et logico-mystiques, sans rapport les unes avec les autres – mais bien plutôt d’expliquer en quoi ces diverses pseudo-doctrines participent de la même illusion fondamentale (concernant les limites insurmontables du langage), et pourquoi il pense qu’elles nécessitent toutes la même forme de thérapie. »
[55] Cf. Must we show what we cannot say? p. 244-245
[56] Putting Two and Two Together, p. 249 « Nous verrons que le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein peut être appréhendé comme ayant à la fois le même but (offrir un miroir dans lequel le lecteur peut reconnaître ses propres confusions) et la même méthode (faire gravir au lecteur une échelle dont à la fin il aura à se débarrasser) que le travail de Kierkegaard. »
[57] KIERKEGAARD, Post-Scriptum aux miettes philosophiques, trad. P. Petit, Gallimard, 1949, p. 518, où nous pouvons lire sous la plume de Climacus : « Le livre est donc superflu, c’est pourquoi que personne ne se donne la peine de l’invoquer comme une autorité ; car qui l’invoque l’a eo ipso compris de travers. »
[58] Cité dans "Kierkegaard, Wittgenstein and Nonsense", in Pursuits of Reason, edited by Ted Cohen, Paul Guyer and Hilary Putnam, Texas Tech University Press, Lubbock, 1992, p. 195
[59] Ibid. p. 219
[60] Cité dans Putting Two and Two Together, p. 283
[61] PLATON, Théétète, 121d-152b, trad. E. Chambry, GF Flammarion, Paris, 1967, p. 73
[62] Putting Two and Two together, p. 292 « Le Post-Scriptum et le Tractatus sont tous les deux dirigés contre certains efforts philosophiques visant à expliquer la nature des vérités éthiques ou religieuses (efforts que ces travaux entendent démasquer comme des mystifications de l’éthique et du religieux) – des efforts qui consistent à expliquer l’éthique et le religieux dans des termes qui se situent au-delà des limites de la compréhension humaine ou de la pensée logique. »
[63] Ibid. p. 245 « J’en étais déjà, dès la première partie de mon article, au point de me trouver insistant : ce que j’ai écrit ne sera intelligible qu’à celui qui partage mon insatisfaction quant au travaux de ces commentateurs. »
[64] Must We Show What We Cannot Say ?, p. 245 Wittgenstein lui-même déclare que son livre ne saurait être intelligible qu’aux initiés. C’est donc une preuve d’authenticité de mon article sur le Tractatus qu’il hérite de la caractéristique du travail sur lequel il porte.
[65] Cité dans Must We Show What We Cannot Say?, p. 246 « If Philosophy is esoteric, that is not because a few men guard its knowledge, but because most men guard themselves against it. » ; « Si la philosophie est ésotérique, ce n’est pas parce que certains hommes protègent la connaissance, c’est parce que certains hommes se protègent de la connaissance. »
[66] Putting Two an Two Together, p. 298 « Le but de Wittgenstein en philosophie reste le même du début à la fin (conduire le lecteur du non-sens latent vers un non-sens patent) »
[67] CONANT James, coauthored with DIAMOND Cora "On Reading the Tractatus Resolutely Reply to M. Williams and P. Sullivan ", in The Lasting Significance of Wittgenstein's Philosophy, edited by Max Käbel and Bernhard Weiss, Routledge, 2004, p. 83 « La discontinuité fondamentale en question se trouve dans son idée plus tardive qu’il y avait une métaphysique du langage incarnée dans sa première méthode de clarification, montrant ainsi que les moments les plus cruciaux dans le tour de la prestidigitation philosophique sont ceux qui sont susceptibles de frapper l’un des plus innocents ; de sorte qu’il s’avère bien plus difficile d’éviter de poser des exigences philosophiques qu’il ne l’avait dans un premier temps imaginé. »

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