Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

mercredi 2 août 2023

 


Pression et lévitation :

Sur le comportement du doigt en relation avec des dalles tactiles.

 


Jean-maurice Monnoyer 

 

 

 

C’est devenu une question quotidienne ; la science cherche à savoir comment on peut « écouter » ce qui passe sous le doigt dans les très nombreuses situations où nous devons l’utiliser, en particulier en utilisant nos téléphones et autres supports du même genre, bientôt d’autres. Si l’on peut résumer à l’extrême, il faudrait dire que le doigt obéit à plusieurs sortes de contraintes. (i) D’abord, le principe de ces dalles de verre est de limiter le plus possible la friction (qui demeure notre appréhension primordiale des textures) et de remplacer l’approche tactile par une approche « haptique » dans laquelle une réponse ou une action est exercée. Ce qui implique, non pas un zéro de friction, mais plutôt une illusion de friction très utile cognitivement. (ii) La seconde contrainte est d’ordre proprioceptif : je perçois ce qui se traduit dans la réponse obtenue, mais il y a néanmoins dans ce cadre un phénomène mécanique assez compliqué qui n’est pas conscient et dont on peut dire qu’il est quand même enregistré par le doigt. – On sous-estime assez généralement ce qui est conjoint (et non pas concurrent) entre ces deux contraintes : entre l’approche haptique et son fondement mécanique. Ce dernier relève plus directement du sens du toucher car le toucher dermal est doté sous la peau de mécanorécepteurs et de thermorécepteurs, qui jouent un rôle décisif. 

 

De manière générale, ce qui est en jeu ici est une appréhension phénoménologique fortement neutralisée, et dans quelques cas, réellement inhibée ; elle nourrit néanmoins la raison d’être de l’intelligence artificielle et de certaine façon lui est indispensable. Les capteurs que nous fabriquons sont assez obstinément réfractaires à toute appréhension de ce genre. Les robots les plus perfectionnés ont pour l’instant un toucher excessivement sommaire. – Pour une vue d’ensemble du sens tactile, les travaux pionniers de D. Katz (Der Aufbau der Tastwelt, Barth, Leipzig, 1924, et ceux plus récents de M. Fulkerson (The First Sense, MIT, 2015) restent évidemment fort précieux.

 

Nous parlons ci-dessous du fonctionnement du doigt, depuis ses éléments osseux et membraneux jusque la transpiration (moisture) qui joue un rôle important dans toute approche tactile, mais le point de vue pourrait être élargi au pied, lequel devrait être étudié de la même façon (par ex. quand nous marchons dans la neige ou sur du gravier, avec un coefficient en cascade de perceptions informatives sur la réponse du pied), je me réfère ici à un article original : « Vibration influences haptic perception of surface compliance during walking », Plos One 6, 2011. Les vibrations de la plante du pied imposent elles aussi une réponse haptique. Il demeure cependant que le privilège cognitif de la main a rendu prioritaires les travaux qui l’associent au mouvement de l’œil. Pour cette raison directe, nous touchons un nombre de choses qui paraissent appropriables, désirables, utiles, en autant d’attitudes et de propensions contrôlées. Mais ces attitudes, qui peuvent être sophistiquées, ne sont pas incluses dans une aperception normée et canalisée dont seuls les jeux de manipulation peuvent en donner une idée, mais sans aucune délicatesse par définition.

 

Pour savoir ce qui se produit sous le doigt dans son contact avec les dalles tactiles à la différence d’une vitre où je pose ma main à plat, il est d’usage de remonter vers Aristote, lequel après avoir indiqué la fiabilité principielle du toucher sur les autres sens, fait bien comprendre dans son Peri Psychès (le De Anima) que de façon exemplaire il n’y a jamais de contact effectif et réel, ou complet (O. Massin, 2014). Il donne l’exemple du medium du bouclier dont je ressens le choc par défaut. Car pour Aristote, le toucher n’aurait pas de sensible propre, pas d’outil organique qui lui soit dédié. Tout le corps touche ou est touché. S’il y avait un contact « réel », il aboutirait à une fixésion (fastening) ; on ne pourrait plus décoller le doigt. Heureusement celui-ci est protégé par ses dites marques en creux ou nervures, dont le relief est très fin (celles qui produisent les empreintes digitales) : cette série de déclivités minuscules empêche un tel attachement et nous montre que nous ne touchons les choses que par leurs contours (c’est le toucher dit « exploratoire »), ou sinon le plus souvent par de petites appréhensions discrètes où nous faisons varier cette pression de la peau. La non-fixésion s’explique par cette donnée métaphysique plus profonde voulant que le réel ne se pénètre pas strictement, au sens que reprendra Leibniz. L’antitypie (d’après le concept leibnizien) : l’impénétrabilité, dit-il, n’est pas le pendant de la solidité des corps, mais son complément logique. Le problème quant à savoir ce qui passe avec le doigt est ainsi mieux présenté et mieux thématisé si nous acceptons cette idée centrale ; elle a été reprise curieusement d’ailleurs par un mystique scandinave (Swedenborg), quand il parlait des « houppes nerveuses » du toucher. Il laissait entendre qu’un aspect dynamique sous-jacent faisait se prolonger le doigt par des antennes rétractiles. Cependant, quand on essaie aujourd’hui d’y voir plus clair et de façon plus prosaïque aussi, on est conduit à regarder plutôt ce qui se passe au niveau de la pulpe du doigt dans son glissement et son comportement. C’est ce qui a été tenté avec succès par l’équipe de Michael Wiertlewski (ex-Laboratoire des sciences du mouvement, Marseille-Lumigny, TU Delft), et indépendamment par Vincent Hayward (récemment décédé) dans des études qui changent complètement la donne. – Je laisse donc de côté les nombreuses recherches de psychologie sociale intéressées par la « requête » du toucher (d’un toucheur à celui qui est touché par une petite pichenette, en elles-mêmes très importantes, quel que soit le mode). En termes techniques, je me limite à ne parler que de la technologie nouvelle étudiant le rapport existant entre le passage ultrasonique d’un événement sur la dalle tactique et l’illusion de friction qui en résulte.

 

On doit distinguer un premier champ : celui du domaine vibro-tactile, et séparer ensuite la nouvelle technologie dite de l’« haptique de surface » (par lévitation ou électro-adhésion). Sur nos téléphones intelligents et autres appareils, la technologie est vibro-tactile (on excite les mécano-récepteurs de la peau par des vibrations). Dans d’autres technologies, on modifie le coefficient d’adhésion entre le doigt et la surface. On peut même raréfier l’air entre le doigt et la surface, provoquer le recollement, etc. Tout se passe alors comme si l’on pouvait contrôler, si l’on peut dire, la forme naturelle qui est celle de l’intimidation du doigt qui frisonne d’impulsions vibratoires, fussent-elles très peu sensibles. Il est entré dans le langage courant qu’on reconnaît un « clic » ou qu’on en est averti. Mais la nature phénoménologique de cette perception transitoire est demeurée longtemps obtuse. On sait comment comprendre ce qui se passe, ce qui « marche » ou pas, mais sans savoir ce qui cause la réponse et déclenche quelque chose : ce qui provoque ce transitoire ; dans beaucoup de cas, nous ne contrôlons pas du tout ce qui arrive à cause de la motilité inquiète du doigt. Quelquefois celui-ci est presque erratique et inquiet de ce fourmillement de sensations superficielles.

 

Quand on s’intéresse au « mécanisme » proprement dit, il est prioritaire de penser d’abord à la texture qui le met en mouvement. Plus une surface me semble apparemment lisse, plus s’impose un principe de résistance à l’action du glissement du doigt : c’est ce glissement qui engendre alors un phénomène de lévitation tout naturel quand j’exerce une pression : le doigt se décolle presque instantanément à cause de l’accélération de la touche par exemple. Il est pour ainsi dire repoussé par son adhésion même. A l’illusion de friction se joint une illusion de pénétration à laquelle la pulpe répugne, mais qu’elle alimente par son action, comme s’il lui fallait tester et à la fois renoncer transitoirement à sa plasticité propre qui reste passive. Or cette explication est insuffisante et n’est pas correctement examinée si nous la résumons comme je viens de le faire.

 

Des observations plus fines sur des surfaces transparentes – « Initial contact shapes the perception of friction”, PNAS, 2022, Laurence Willemet et alii (TU Delft) – font voir aujourd’hui que le doigt s’écrase de quelques dixièmes de millimètres, mais aussi se déforme en glissant, produisant un bougé caractéristique sur la zone ovale étroite où se produit la pression qui se déplace très légèrement. Dans le clic, et dans les autres cas où je réitère la pression pour reconnaître que le « clic » a déjà eu lieu, je suis à peine conscient de cette lévitation qui suit l’écrasement élastique. Le mouvement induit par le changement d’état, lui-même dû au frottement, propage des vibrations à l’intérieur du doigt, lesquelles (d’après ce que nous en savons) sont bien plus riches que les effets vibrotactiles des téléphones actuels. Je suis ainsi dépourvu d’une perception distanciée, car je suis bien dans le cas d’une perception « in-intentionnelle » de l’objet même suscitant le « clic » : sorte de momentum qui n’a pas le statut d’un datum et qui n’atteste d’un sens particulier et objectif. 

 

Quelles conclusions en tirer ? : elles sont importantes mais ouvertes sur de véritables inconnues. 

 

a/ La tendance hyper-intelligente de notre époque est de chercher quels sont les transductions neurales de ce phénomène qu’on tente de catégoriser par des couples d’oppositions qui avaient été depuis longtemps remarquées (entre le rugueux et le lisse, entre ce qui est visqueux et collant, etc.), car le cadre de pensée généralement reçu est d’admettre que l’action précède la perception et la confirme. Le souci est que dans ce cadre le virtuel peut occuper la place et jouer le même rôle. On pense même que si des instructions bien encodées étaient déjà implémentées dans le cerveau, elles seraient capables à elles seules de se passer d’une réalité robuste. L’effacement de la réaction phénoménologique est donc soupçonnable : cette perception n’est jamais neutre, mais la neutraliser complètement est un risque, puisqu’elle implique que la découverte de ces « transitoires » conduira presque très certainement à fabriquer des simulateurs qui modéliseront les seuils de transition (qui sont en question) à partir des utilités que nous saurons leur trouver. D’un autre côté, le grand bénéfice est d’enrichir ce que nous pouvons en partie reconnaître de la discrétisation même des textures avec une finesse inégalée de grain.

 

b/ L’autre conclusion positive importante est que l’on peut considérer que le doigt fonctionne tel un bouton, à la place d’un bouton. Dans son écrasement et le retour de la pulpe à son état antérieur – c’est-à-dire dès lors qu’a eu lieu la production d’un « transitoire » haptique –, le mouvement du doigt renoue bel et bien avec une détermination phénoménologique.

 

Quand le doigt est au contact d’une surface quelconque, de l’eau savonneuse sur une table, ou quand la main passe sur du papier de verre, il s’assure dans le premier cas que çà glisse et fait peu d’adhésion. Au contraire, sur un rocher où il y a des prises ou quand il rencontre une texture, comme celle d’une poignée de porte, les mouvements de la peau du doigt sont perçus avec un train de vibrations plus intenses. Dans le cas d’un appui sur une surface très plane, il adhère moins au support : à l’inverse, plus l’appui augmente et plus la surface de contact se dilate. Le disque d’adhésion augmente de surface. 

 

Cette seconde remarque est liée au temps. Prenons l’exemple du toucher effectué sur une touche d’ordinateur, il se produit une accélération et le doigt n’a plus besoin de continuer d’appuyer. Qu’il s’agisse d’un déclenchement électrique ou mécanique, il est toujours besoin de cette perception digitale devant une résistance écrasée qui sert de fonction perceptive. On appuie à peine plus et se produit une accélération. Ce qui se passe pour tout bouton à vrai dire, ou quand on doit défaire un emballage. Le seuil avant le clic du bouton donne à sentir une infime résistance à franchir.   

   

Les mouvements de la peau sont néanmoins toujours au centre du dispositif : ils impliquent une proprioception de la main, mais ce qui n’est pas douteux est que le décollement de la pulpe du doigt est entraîné par cette accélération relâchant la pression sur les mécanorécepteurs. Que j’appuie sur le stylo à bille pour faire sortir celle-ci, ou que je remette un bouchon plastique ordinaire dans son logement, le traitement est le même : je suis prévenu qu’on a dépassé le seuil de la butée, pas besoin d’aller au fond, le doigt se décollant. La capsule plastique se remet en place, dès que le doigt fonctionne tel un bouton. On peut discerner trois stades dans un intervalle de 80 millisecondes :

 

Phase 1 : je perçois qu’il y a une butée, comme serait celle d’un ressort de plus en plus dur sur lequel je fais pression ;

 

Phase 2 : on rencontre ainsi une résistance même infime qu’il faut surmonter par un appui ;

 

Phase 3 : puis il y a accélération au changement d’état (en supposant que l’état « transitoire » ultra bref a été dépassé).

 

On pourrait faire l’hypothèse du paradoxe de la « gâchette » du revolver et de cette façon l’appliquer par exemple au piano. Même si le jeu est plus subtil, il se passe approximativement la même chose. Si l’accélération est une dérivée de la vitesse, les pianistes savent bien en quoi la frappe de la touche est relayée par la percussion du marteau sur la corde, avec cette fois pourtant une décélération contrôlable dans le « jeu » du doigt et son appui puisque le retour de la touche peut dans certains cas être retenu. L’enfoncement de la touche de nacre (aujourd’hui souvent de plastique nervuré) suppose le franchissement d’un seuil.

 

En résumé, si notre perception de l’espace dépend ici étroitement de l’espace du bout du doigt qui fléchit et s’étire, notre perception du « clic » quasi-intemporel (quel qu’il soit), n’est pas aussi simultanée que l’étirement de la peau. A la granulation d’une texture perçue s’ajoute la perception d’un « transitoire » qui répond à l’hypothèse qu’il y a comme disait David Armstrong des granulés de durée. Mais celle-ci reste à démontrer d’autant que la physique semble l’exclure. 

 

 

 

 

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