Perception et indiscernabilité
François Clementz
[Cet écrit est la version corrigée d’une intervention de François Clementz au SEMa — Laboratoire de métaphysique et d’ontologie formelle, AMU—, lors d’une journée d’études sur « Le Vague » organisée 10 avril 2018, à laquelle ont participé Peter Simons et Paul Egré, Michel Le Du, Joseph Vidal-Rosset, Jacques Morizot, Benoît Gaultier et Michele Corradi. La journée a été organisée par Isabelle Pariente-Butterlin que je remercie ici très vivement pour m’avoir fourni une version fort remaniée datée du 9 novembre de cette même année, restée en sa possession et comprenant quelques rajouts manuscrits que j’ai intégrés.
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Introduction
La notion d’indiscernabilité occupe, à deux titres moins, une place essentielle au sein de la philosophie contemporaine de la perception. D’une part, bien sûr, en raison de son rôle déjà ancien dans la formulation de ce sous-ensemble non négligeable de l’ensemble des paradoxes du vague et autres sorites qui a trait spécifiquement aux concepts observationnels et aux propriétés phénoménales. Mais d’autre part aussi du fait de l’importance qu’elle est venue plus récemment à acquérir dans le débat qui oppose partisans et adversaires du réalisme perceptif direct dit « naturel », ou « naïf », et donc, au premier chef, de la théorie disjonctive de l’expérience.
Toute l’ambition du bref essai qu’on va lire se borne à tenter de mettre au jour quelques-unes des connexions qui, en dépit de tout ce qui les distingue, par ailleurs, relient néanmoins entre eux les deux types de débat et, surtout, de montrer que leur examen conjoint conduit vraisemblablement à la conclusion que, ni dans un cas ni dans l’autre, on ne saurait faire sérieusement l’économie, en définitive, du problème des qualia.
I – Du vague propre aux prédicats observationnels
Afin de ne pas perdre de temps en prolégomènes interminables, je réserverai pour une autre occasion une réflexion d’ordre plus général sur la notion même de vague considérée en elle-même. Pour faire vite, je m’en tiendrai dans ce qui suit à la définition de cette notion devenue plus ou moins usuelle au sein de la communauté des philosophes de tradition analytique. Un prédicat vague, dans cette acception quasi-technique du terme, est un prédicat dont l’extension admet des cas-limite (borderline-cases) - autrement dit, des cas auxquels nous ne sommes tout simplement pas en mesure de dire si le prédicat considéré, en l’occurrence, s’applique ou non, et ce alors que nous disposons par ailleurs, en principe, de tous les éléments d’information qui devraient nous permettre d’en décider.
On notera cependant, au passage, qu’il ne va nullement de soi qu’une telle définition parvienne à rendre compte de l’idée de vague en général, en tout cas dans son (ou ses) emplois(s) les plus courants. Si vous me demandez, par exemple, quelle sera demain après-midi la température à l’abri du vent à Aix-en-Provence et si je vous réponds : « d’après moi, il devrait faire entre 13 et 28 degrés », vous considérerez probablement, et à juste titre, que c’est là une réponse…plutôt vague. Pourtant, elle n’admet pas de cas-limite : elle sera clairement fausse, demain, si la température locale est soit immédiatement inférieure à 13 degrés, soit supérieure à 28 degrés, et elle sera non moins clairement vraie dans tous les cas de figure possibles compris entre ces deux extrêmes. Néanmoins, je laisserai ici de côté la question des rapports et des distinguos entre les idées de vague, de flou, d’imprécision et autres variétés d’indétermination (ou, pour faire usage d’un terme ontologiquement plus prudent, d’indéterminabilité). Certes, compte tenu du fait que ce que j’ai appelé la définition standard de la notion de prédicat vague paraît avoir été taillée sur mesure à l’aune des paradoxes du type du tas de sable, nous pourrions tout aussi bien, pour parler de la catégorie particulière de termes vagues qui nous occupe, employer plutôt, comme l’a suggéré naguère Mark Sainsbury, le terme de « prédicats sorites »1. Mais ce n’est là, bien sûr, qu’une question de vocabulaire.
Plus important, en revanche (et ce sera ma seconde et dernière remarque préliminaire) : on est en droit de se demander jusqu’à quel point la définition standard est philosophiquement neutre. On sait en effet qu’il existe en gros, dans la philosophie contemporaine, deux conceptions opposées du vague :
- la conception dite « sémantique », d’une part, selon laquelle l’existence de cas indécidables (les fameux « cas-limite ») constitue la preuve que les prédicats considérés sont, en quelque sorte, intrinsèquement et donc irréductiblement vagues, l’incapacité où nous sommes, dans certaines circonstances, de décider de leur valeur de vérité en dépit de toute l’information dont nous disposons par ailleurs indiquant simplement un trait lui-même essentiel et inéliminable de leur dimension référentielle, un trait spécifique de la forme particulière de relation, qui leur est propre, entre les mots et les choses. Selon les avocats de cette conception, il n’existe tout simplement pas, dans les fameux cas-limite, de fait objectivement décisif – de fact of the matter, comme on dit en anglais – de nature à rendre vrai ou faux l’énoncé selon lequel, par exemple, Edouard Philippe est chauve.
- la théorie « épistémique », d’autre part, qui soutient au contraire qu’en définitive Edouard Philippe est bel et bien chauve ou non-chauve : si nous ne sommes pas capables d’en décider, il ne s’agit aucunement d’une particularité inhérente aux prédicats-sorites, mais d’une simple conséquence des limites de nos moyens de détection et donc, tout bonnement, d’une forme d’ignorance de notre part. (On notera, toutefois, que le débat entre les deux théories ne se confond pas pour autant avec celui qui oppose partisans et adversaires de l’idée d’une réalité métaphysique du vague. En tout cas, la théorie sémantique, quant à elle, est officiellement neutre sur ce dernier point).
La présente étude, quant à elle, n’a pas pour objet de prendre parti pour l’une ou l’autre de ces deux conceptions, pas plus qu’elle ne vise à trancher entre les tentatives un peu plus techniques de résolution du problème des sorites les plus fréquemment mises en avant au cours des dernières décennies (à commencer par l’approche dite « statistique » ou par la théorie de la « super-évaluation », même si je dois avouer que j’aurais tendance, pour ma part, à opter – en dépit des difficultés auxquelles elle se heurte, il est vrai - pour cette dernière, telle que formulée initialement par Kit Fine dans un article séminal remontant à 1975)2. Mon intention, on l’aura compris, est moins de traiter du vague en lui-même et en général que de l’une de ses caractéristiques quasiment définitoires : la notion d’indiscriminabilité – et même, de façon plus étroite encore, de cette variété particulière d’indiscriminabilité perceptive (ou d’indiscernabilité, au sens strict et littéral du mot) qui entre en jeu dans les paradoxes concernant les concepts de couleur et autres prédicats « observationnels ».
Le principe en est suffisamment connu : supposons que, dans des conditions normales et constantes d’éclairage, je me trouve placé en face d’une section particulière d’un nuancier dont les pages successives évoluent progressivement entre l’orange le plus proche du jaune et le rouge le plus écarlate, en passant –via toutes sortes de degrés intermédiaires qu’a bon droit on peut qualifier, en l’occurrence, d’insensibles - par toutes les déclinaisons possibles de la couleur orange. Et imaginons du même coup, la situation suivante : je tourne l’une après l’autre les pages du nuancier, la nuance de couleur qui m’est donnée à regarder en page 2 ne me paraît pas distincte de celle qu’affichait la page 1 ; idem de la page 2 à la page 3, et ainsi de suite, jusqu’à ce que je parvienne, disons, à la page 15, elle-même chromatiquement indiscernable à mes yeux de la page 14, mais dont le rouge vif éclatant, dans le même temps, m’apparaît au contraire comme une couleur franchement distincte de celle qui m’avait été présentée pour commencer en page 1. On voit bien où réside la contradiction présumée, qui touche au principe même d’une phénoménologie de la perception : d’un côté, les pages successives du nuancier, prises deux par deux, sont à mes yeux indiscernables ; de l’autre, les pages 1 et 15 m’apparaissent au contraire comme exemplifiant deux couleurs nettement distinctes. Cherchez l’erreur…
Faute de temps, je ne m’étendrai pas ici sur les différences de fond qui, en dépit d’une structure formelle apparemment similaire, font à mes yeux que les sorites concernant les propriétés phénoménales ne sont pas tout à fait du même ordre que les paradoxes du tas ou de la calvitie. Je m’en contenterai d’un dire un mot un peu plus loin. Mais commençons par le commencement : qu’est-ce, tout d’abord, qu’un prédicat (ou un concept) observationnel ? Je m’en tiendrai ici à la définition fameuse que donne de ce terme Michael Dummett dans un long et riche essai, désormais classique, datant de 19793. Selon celle-ci, et pour la résumer d’un trait, un prédicat observationnel est un prédicat dont la question de savoir s’il s’applique véridiquement ou non à tel ou tel objet en particulier ne saurait être tranchée autrement que sur la base de l’observation, ou de l’expérience, sensible. Par extension, l’on parlera de propriétés (et de relations) observationnelles, étant entendu, du même coup, qu’une propriété observationnelle n’est pas une simple « qualité sensible » (ni, donc, une propriété simplement « observable », comme l’est par exemple la forme rectangulaire de l’écran de mon ordinateur). Une conséquence présumée de cette définition est que, si un objet a exemplifie une propriété de ce type et si un autre objet b n’est pas, sous cet angle, perceptivement discernable de a, alors c’est que b exemplifie, lui aussi, la propriété en question. Or c’est évidemment ce trait quasiment définitoire qui, placé en regard du caractère apparemment non-transitif de la relation d’indiscernabilité perceptive dont les paradoxes sorites concernant les prédicats de couleur fournissent prima facie l’illustration, donne à penser, aux yeux de Dummett, que les prédicats observationnels, du fait même de leur caractère essentiellement vague, sont, d’une certaine manière, incohérents. De là, bien sûr, l’importance que la question du vague, et donc surtout du vague propre aux prédicats observationnels, allait bientôt occuper – à la suite, notamment, des analyses particulièrement sophistiquées que devait lui consacrer Crispin Wright4 - au sein des débats qui ont fait rage tout au long, principalement, des années 80 autour des conditions de possibilité, des présupposés et de la viabilité même d’un programme de sémantique des langues naturelles de type véri-conditionnel.
Les prédicats observationnels sont-ils essentiellement vagues, au point que l’existence de cas-limite (ou, si l’on préfère, l’absence de frontières précises) devrait être tenue à son tour pour l’un de leurs traits définitoires ? Telle n’est pas l’opinion de Mark Sainsbury, du moins à moins à en juger par le chapitre qu’il consacre au vague dans son excellent petit livre de 1995, Paradoxes5. Selon lui, les deux points qui ne sauraient souffrir de contestation, s’agissant d’un prédicat comme « rouge », sont les suivants :
(1) Dans certaines conditions, et pour ce qui est de certains objets, nous sommes en mesure de décider, de façon en principe suffisamment fiable, du point de savoir si le prédicat « rouge » peut ou non s’appliquer à eux en nous fondant simplement sur leur observation.
(2) Il existe néanmoins d’autres objets desquels nous ne sommes pas en mesure de dire avec toute l’assurance requise s’ils sont rouges ou non.
Mais peut-on, en partant de ces deux prémisses difficilement contestables, parvenir à la conclusion que le vague d’un prédicat comme « rouge » constitue un trait essentiel, et comme une forme d’explication, de sa nature même de prédicat observationnel ? Si Sainsbury ne le pense pas, c’est tout d’abord que les deux points (1) et (2) valent tout aussi bien pour certaines expressions qui assignent au contraire des frontières nettes et précises à leur extension. Ainsi, par exemple du prédicat « …mesure plus d’1m 80 » : dans la plupart des cas, nous pouvons nous appuyer de façon relativement fiable sur notre seule observation pour décider qu’il s’applique ou non ; mais ceci n’est nullement incompatible avec le fait que, dans certains autres cas et à moins que nous ne fassions appel à un instrument de mesure (une simple toise, par exemple), nous ne serons pas en position de trancher. De même, selon Sainsbury, il n’y a aucune raison de penser que, même si nous devions définir les prédicats de couleur en termes, par exemple, de longueur d’onde et donc, dans certains cas de prime abord douteux, recourir à des instruments scientifiques de mesure plus sophistiqués afin d’en avoir le cœur net, nous cesserions pour autant de recourir le plus souvent à l’observation « à l’œil nu » dans notre usage quotidien de ce même prédicat.
J’entends bien l’argument, mais je ne suis pas sûr qu’il prenne pleinement la mesure de toute la distance qui sépare une qualité « observationnelle », au sens de Dummett et de Wright, d’une simple propriété « observable ». Pour ce qui est du rouge, en tout cas, un trait constitutif de cette catégorie particulière de propriété – du moins, si c’est bien du rouge « phénoménal » que nous parlons – est qu’il s’agit d’une propriété telle que la décision de l’attribuer à un objet donné ne saurait être défaite, ou remise en cause (overrided), que sur la base de la seule observation.
Ainsi comprise, la couleur rouge des fraises et des tomates mûres est ce que Dummett appelle aussi une propriété « intrinsèquement perceptive »6 et John McDowell, de son côté (et en référence explicite aux fameuses « qualités secondes » de Boyle et de Locke), une propriété « essentiellement phénoménale »7. Comprenons par là : une propriété dont la nature et l’existence même – ou, pour user d’une expression un peu plus technique, les conditions d’exemplification – seraient étroitement liées à la façon dont elles nous apparaissent perceptivement. Selon toute évidence, si rouge (ou du moins ce que nous entendons ordinairement par ce mot) est une propriété de ce type, il n’est tout simplement pas concevable que la question de savoir si elle est réellement exemplifiée par tel ou tel objet particulier – y compris dans les fameux « cas-limite » - puisse être tranchée par d’autres moyens que par la simple observation. Et donc, oui, l’absence de frontières précises est bel et bien une caractéristique essentielle des prédicats, concepts et propriétés observationnels.
Des propriétés de ce type, il est d’usage de dire, dans des termes empruntés au vocabulaire de Berkeley, que leur esse réside dans leur percipi. Mais jusqu’à quel point exactement ? Autrement dit, jusqu’où faut-il professer à leur sujet ce que Mark Johnston appelle la thèse de la « révélation »8, c’est-à-dire l’idée que l’essence d’une couleur, par exemple, nous est intégralement connue au travers de la façon dont elle nous apparaît ? Il existe aujourd’hui un véritable débat autour de cette question, car une hypothèse non moins plausible, même elle si elle se heurte de prime abord à diverses objections, est que la nature des couleurs ne puisse être en effet connue que par leur apparence phénoménale, mais sans qu’elle nous soit nécessairement, par là-même, dévoilée dans son entièreté9.
C’est ici qu’il me faut revenir brièvement sur ce qui distingue, selon moi, les prédicats observationnels proprie loquendo d’autres termes vagues comme « petit », « chauve », « tas », « enfant », etc. Ainsi qu’on l’a souvent remarqué, s’agissant de ces derniers, la théorie épistémique qui voudrait que leur caractère éminemment vague tienne, non pas à une quelconque particularité d’ordre sémantique, mais seulement à notre ignorance - à l’incapacité qui est la nôtre de nous prononcer, du moins dans un certain nombre de cas, en raison des limites de nos capacités perceptives - paraît, à première vue, assez peu intuitive. Comme le remarque Peter Simons, une telle hypothèse semble avoir pour conséquence absurde que « pour un individu donné, il existe un nombre précis de cheveux N tel que s’il a N + 1 cheveux sur le caillou, il n’est pas chauve, mais s’il a seulement N cheveux, alors il est chauve »10. La raison, me semble-t-il, en est qu’à l’évidence des termes comme « tas » « chauve », « enfant », etc., sont des termes tels que tout locuteur raisonnablement compétent de la langue française sait bien, d’une manière ou d’une autre, que dans certains cas au moins il n’existe tout simplement pas de fact of the matter quant au point de savoir s’ils s’appliquent véridiquement ou non – et ce parce que la compétence requise pour la compréhension des termes de ce genre inclut une forme de reconnaissance tacite de leur caractère assez largement conventionnel, au sens où ils visent moins à découper la réalité selon ses articulations naturelles qu’à faciliter une forme de classification commode, rapide, empirique, forcément approximative, à visée purement pragmatique. Qui donc pourrait-être réellement tenté de croire, par exemple, que les chauves constituent une espèce naturelle ? En revanche, je ne vois a priori rien d’absurde, pour ma part, dans l’idée qu’il pourrait y avoir un fait objectif, après tout, touchant le point de savoir si la couleur C1 d’une page de nuancier, telle qu’elle m’apparaît, est identique ou non à la couleur C2, quand bien même je ne serais pas capable, quant à moi, d’en décider. A cet égard, j’avoue que la théorie sémantique du vague ne me semble nécessairement vouée à l’emporter par K.O. dès le premier round sur la théorie épistémique.
Qu’il soit bien entendu que je parle ici de couleur phénoménale, et non pas de la couleur identifiée en termes de longueur d’onde ou de ratio entre lumière incidente et lumière réfléchie. Naturellement, pour donner sens à ma suggestion, il faut être prêt à admettre que nous ne sommes pas forcément infaillibles quant à la nature de nos propres expériences, et par conséquent aussi que l’essence d’une couleur phénoménale ne nous est peut-être pas intégralement dévoilée au sein de l’expérience qu’à tel ou tel moment nous en faisons. Pour conclure provisoirement sur ce point, et faute de pouvoir le développer plus avant dans le cadre de la présente étude, il me semble (i) qu’il existe une forme de spécificité du vague observationnel, et (ii) qu’une explication en profondeur de cette spécificité exigerait de revenir sur la notion même de propriété, ou de qualité, « phénoménale ». C’est justement cette notion que nous allons retrouver à présent dans un contexte quelque peu différent.
II – Disjonction et indiscernabilité
Le problème que je voudrais aborder à présent ne concerne plus, du moins en principe, la notion d’indiscernabilité entre certainsobjets (au sens large) de nos expériences perceptives, mais plutôt cette même relation en tant qu’elle est susceptible de prendre également pour termes certaines de ces expériences elles-mêmes. Il s’agit du défi que cette même notion constitue pour les avocats de la théorie dite « disjonctive » de la perception, dont on sait qu’elle tend depuis quelque temps déjà à tenir assez largement le haut du pavé au sein au sein de la communauté philosophique d’orientation analytique, après avoir été incarnée principalement, dans un premier temps, par quelques noms majeurs (John Austin, J. M. Hinton, Paul Snowdon, John Mc Dowell, Hilary Putnam)11. A vrai dire, la discussion qui va suivre portera surtout sur les thèses du philosophe britannique Michael Martin, dont le grand mérite, à mes yeux, est d’avoir tenté de relever le défi en question en s’attaquant frontalement, si j’ose dire, au problème de l’indiscernabilité phénoménale.
Pour mémoire, je rappelle néanmoins que la théorie disjonctive trouve historiquement son point de départ (par exemple, chez Austin) et sa motivation initiale dans le souci de contrer l’un des arguments les plus influents en faveur de la théorie indirecte, ou « représentative », de la perception : l’argument dit « de l’illusion ». Sous sa forme classique, celui-ci s’appuie, comme l’on sait, sur l’indiscernabilité supposée de l’expérience perceptive « véridique » et de l’expérience illusoire. Par exemple, je vois (ou, du moins, il me semble que je vois) une tulipe d’une délicate couleur orangée, posée sur la table devant moi. Mais, après tout, qui me dit qui la tulipe ne m’apparaît pas de cette couleur en raison uniquement de la lumière du soleil couchant (en réalité, elle est d’un jaune éclatant) ? Plus grave : qu’est-ce qui me prouve que je ne suis pas le jouet d’une hallucination pure et simple (en réalité, il n’y a aucune fleur devant moi) ? Dans un cas comme dans l’autre, le point important est qu’à m’en tenir à la façon dont les « choses », comme on dit, m’apparaissent, rien ne me permet de distinguer entre une expérience véridique et l’expérience illusoire correspondante. A partir de là, l’argument de l’illusion revêt deux formes différentes, selon que l’on considère le cas de l’illusion perceptive partielle ou celui de l’illusion totale (delusion), mais sa structure globale n’en demeure pas moins la même. Il part du principe (1) que, dans tous les cas de figure considérés, il y a bien quelque chose qui m’apparaît et qui est F (i.e. de couleur orange, par exemple). Or (2), par hypothèse, ce « quelque chose » - cet « objet intentionnel », si l’on veut - est, en cas d’expérience illusoire, distinct de l’objet O (mettons) réellement perçu dans le cas d’une expérience intégralement véridique. En effet, s’agissant de l’illusion partielle, ce qui apparaît au sujet est un objet qui est F - et qui n’est donc pas, en vertu de l’indiscernabilité des identiques, O lui-même puisque O n’est pas F. La même conclusion s’impose avec plus de force encore dans le cas de l’expérience hallucinatoire : cette fois, par définition, il n’y a tout simplement pas d’objet extérieur tel celui qui « apparaît » au sujet S. Or (3), puisque un état perceptif E et son corrélat (partiellement ou totalement) illusoire E’ ne sont pas subjectivement discernables – et puisque, par conséquent (tout le problème étant évidemment lié à ce « par conséquent »), E et E’ sont deux expériences de même nature-, ce qui vaut pour l’un vaut également pour l’autre : si l’objet intentionnel du second est, ex hypothesis, distinct de l’objet réel du premier, voire de tout objet extérieur réellement existant, alors (4), même dans le cas de l’expérience véridique, l’objet intentionnel (ou « immédiat ») de l’expérience elle-même est autre chose que l’objet physique qui est à l’origine causale de l’expérience en question : un sense-datum, disons, ou un complexe de sense-data.
Il existe, bien sûr, différentes formes de réponse possible à cet argument bien connu en faveur du réalisme perceptif indirect. La voie suivie par les avocats de la théorie disjonctive consiste, quant à elle, à nier la validité de la troisième étape du raisonnement qui précède – autrement dit, à nier que deux expériences subjectivement indiscernables soient ipso facto deux expériences de même nature. Ce qu’ils rejettent, en d’autres termes (et pour reprendre une expression de Mc Dowell), est l’existence d’un dénominateur, ou d’un facteur, commun entre l’expérience véridique E et l’expérience illusoire E’. Selon eux, si s’il semble à S qu’un cerisier en fleurs se trouve devant lui, de choses l’une : ou bien S voit réellement un cerisier en fleurs, ou bien c’est qu’il lui semble simplement qu’il voit un cerisier en fleurs (et la disjonction, bien sûr, est en l’occurrence exclusive). En dépit de leur indiscernabilité, E et E’ relèvent de deux catégories radicalement différentes d’états mentaux – en quoi il vaudrait mieux d’ailleurs parler, non pas de théorie disjonctive de la « perception », mais plutôt de théorie disjonctive de l’expérience.
Tout ceci est bien connu, et l’on sait aussi que les théoriciens de la disjonction ne considèrent pas seulement que celle-ci constitue le moyen plus simple de couper court à la conclusion de l’argument de l’illusion. A leurs yeux, elle devrait également nous conduire à rejeter la théorie « causale » de la perception, au sens de Grice12, et avec elle, plus généralement, l’idée selon laquelle la perception véridique (cette expression devenant désormais un pléonasme ) pourrait être « factorisée » en deux composantes distinctes : d’une part, l’expérience de S considérée en tant que telle, et d’autre part, la présence objective d’un objet O réellement F et l’existence d’une chaîne causale du type approprié entre celui-ci et l’état « interne » de S. Selon certains d’entre eux, comme J. McDowell et surtout M. Martin, elle devrait nous conduire à rejeter jusqu’à l’idée d’un « contenu intentionnel » de l’expérience perceptive formulable en termes de condition de vérité, ou du moins de « conditions de correction » (Martin Davies, Christopher Peacocke, etc.), suspecte à leurs yeux d’induire, elle aussi, à la tentation du « facteur » commun. C’est ainsi que M. Martin, en tout cas, se propose quant à lui de défendre le principe de la théorie disjonctive dans le cadre d’un plaidoyer plus général en faveur de ce qu’il appelle le « réalisme naïf » et de la thèse selon laquelle le contenu de l’expérience perceptive véridique est directement constitué par ses objets et certaines de ses propriétés manifestes. On notera au passage qu’en insistant ainsi sur le caractère globalement dépendant-d’un-objet (object-dependent) du contenu perceptif pris dans son entièreté, Martin ne peut qu’être logiquement conduit à rejeter la thèse défendue par divers auteurs, comme Colin McGinn13 et Martin Davies14 selon laquelle le contenu d’une expérience devrait toujours pouvoir être formulée en termes purement généraux, de façon à permettre, par exemple, une caractérisation en termes identiques de deux expériences également véridiques, comme celles consistant à observer une pomme verte placée devant moi, puis quelques secondes plus tard une autre pomme, exactement semblable et substituée à mon insu à la première pendant que je tournais la tête. La question que soulèvent les exemples de ce type est évidemment celle-ci : du fait que les deux expériences sont phénoménologiquement indiscernables, faut-il, ici encore, aussitôt conclure qu’elles enveloppent la même apparence, caractérisable au moyen des mêmes prédicats, et qu’elles ont donc, en ce sens, une certaine communauté de nature ? Martin, comme on s’en doute, rejette catégoriquement cette conclusion15.
Dont acte. Il n’en reste pas moins qu’initialement, après tout, l’objectif visé par la théorie disjonctive était bien au premier chef de couper court à l’argument de l’illusion. Or, certes, sous sa forme la plus communément discutée dans la littérature, celui-ci a trait au cas de l’illusion radicale, c’est à-dire de l’hallucination. De là que chez Snowdon, par exemple, la fameuse clause disjonctive soit supposée opposer fondamentalement l’expérience véridique et sa contrepartie hallucinatoire. Mais qu’en est-il, à présent, de l’illusion perceptive partielle, qui est pourtant (et fort heureusement !) de très loin la plus courante ? Snowdon lui-même semble prêt à concéder qu’elle présente bel et bien, quant à elle, une certaine similitude, voire une certaine communauté de nature, avec l’expérience véridique correspondante. On aurait ainsi, en somme, deux catégories fondamentales, et irréductibles l’une à l’autre, d’expériences perceptives : les expériences plus ou moins véridiques, d’un côté ; les expériences hallucinatoires, de l’autre. L’ennui est qu’il existe aussi, rappelons-le, une autre version de l’argument de l’illusion, qui concerne cette fois l’illusion partielle. En réponse à cette seconde version de l’argument, le défenseur du réalisme direct pourrait être tenté d’affirmer que, lorsque je vois comme étant F un objet O qui, en réalité, est G, je vois bien cet objet lui-même (et non pas quelque objet « immanent » à mon expérience : le O’-qui-est-F), mais qu’il m’apparaît comme étant F, sous le mode de présentation ou l’aspect (guise) d’un F. Mais, dans ce cas, comment éviter de conclure que mon expérience présente bien, au moins pour partie, une certaine forme de communauté de contenu avec l’expérience véridique consistant à voir O comme un F lorsque O est réellement un F ? Comment éviter de revenir par là même à l’idée d’un plus grand dénominateur commun ? De ce point de vue, la position d’un M. Martin, qui consiste à ne considérer comme expérience véridique que l’expérienceintégralement véridique, quitte à regrouper illusions radicales et illusions partielles de l’autre côté de la disjonction, me paraît parfaitement cohérente, aussi peu intuitive soit-elle en elle-même et en dépit des difficultés qu’elle implique par ailleurs (à commencer, bien sûr, par celle de savoir s’il existe, à ce compte, aucune expérience totalement véridique !).
La conséquence qui s’impose, me semble-t-il, est que l’idée d’une présence directe du perçu au sein même de l’expérience (véridique) ne devrait pas s’appliquer seulement, dans l’optique d’un disjonctivisme radical, à l’objet perçu, mais aussi aux propriétésqu’il apparaît comme possédant. Faute de quoi l’on risquerait de flirter à nouveau avec la théorie « intentionnelle », selon laquelle « les objets et leurs qualités peuvent être devant l’esprit d’une façon qui ne requiert pas leur présence effective ; ils n’ont besoin que d’être représentés par l’état mental en question »16. Et telle est bien, du reste, la direction qu’emprunte Martin lorsqu’il écrit que non seulement les objets extérieurs que nous percevons, mais aussi les propriétés qu’ils « manifestent » au sujet quand il perçoit véridiquement « constituent en partie l’expérience de ce dernier » et déterminent, par conséquent, « le caractère phénoménal de son expérience »17.
Comment convient-il d’entendre ce « en partie » ? Faut-il comprendre qu’objets et propriétés perçus, même pris conjointement, ne déterminent qu’en partie, à leur tour, le caractère phénoménal de l’expérience ? Après tout, la teneur de l’affirmation banale selon laquelle les choses sont toujours perçues d’une certaine « façon », ou sous un certain « aspect », n’est peut-être pas complètement épuisée par l’idée qu’elles nous apparaissent comme ayant telles ou telles propriétés (monadiques ou relationnelles). En particulier, c’est une idée familière que ces propriétés elles-mêmes sont susceptibles de nous apparaître sous un aspect phénoménal différent (comme, par exemple, la forme d’une balle de tennis appréhendée successivement par la vue et le toucher, ou sa couleur en dépit des différences d’éclairage), et l’on sait le rôle que ce genre de considérations a pu jouer dans les discussions plus ou moins récentes au sujet des qualia et autres « propriétés phénoménales » de l’expérience18. Toute la question, de ce point de vue, est de savoir si le partisan du disjonctivisme, dans la version radicale qui m’intéresse ici, est en mesure de s’accommoder de ce genre de perspective, ou bien s’il doit l’écarter résolument au nom du principe de « transparence » et de l’idée qu’il n’est d’autre contenu de l’expérience perceptive (véridique) que la portion de la réalité, le fragment du monde, qui se dévoile au sujet sur le mode de la présence immédiate. Mais, aussi bien, peut-il faire l’économie d’une réflexion, tout d’abord, sur la notion même de propriété phénoménale ?
L’angle d’attaque que j’ai choisi afin d’essayer d’y voir un peu plus clair sur ce point consiste à partir des discussions qui se sont développées au cours de la période récente parmi les avocats et les adversaires de la théorie disjonctive (et même entre ses défenseurs eux-mêmes) autour de la notion d’indiscernabilité ou d’indiscriminabilité. Il existe désormais toute une littérature sur ce point, qui n’est évidemment pas étrangère au regain actuel d’intérêt pour les sorites. Pour comprendre que le partisan de la théorie disjonctive soit en quelque sorte tenu de s’expliquer sur ce point, il suffit de se rappeler deux des principales objections qui lui sont fréquemment adressées. Une première objection est que le disjonctivisme est incapable (ou, en tout cas, qu’il est encore loin) de proposer une caractérisation autre que purement formelle de l’expérience illusoire – et notamment hallucinatoire. Ainsi, selon J. Dancy, le partisan de la théorie disjonctive se contenterait d’une caractérisation purement négative, en nous disant seulement qu’elle est « semblable à ce qu’elle n’est pas »19. A vrai dire, une telle critique est en partie injuste. Nombreux sont les auteurs qui se sont efforcés de proposer une théorie du contenu et/ou de l’objet de l’hallucination, répondant ainsi par avance à l’objection de A. D. Smith20 selon laquelle on ne saurait s’en tenir à l’idée assez peu plausible que rien – littéralement rien – n’apparaît au sujet qui hallucine. De fait, le tenant du disjonctivisme a de prime abord le choix entre plusieurs candidats possibles au titre d’objet et/ou de contenu de l’expérience dite « délusive » : objet imaginaire, sense-datum, contenu intentionnel du type « proposition existentiellement quantifiée » ou « phrase ouverte », etc. Toutefois, à supposer que l’une ou l’autre de ces solutions possibles puisse être retenue (ce qui reste à démontrer), il n’est pas sûr, comme le remarque Tim Crane21, que cette première forme d’approche suffise à répondre tout à fait à l’objection de Dancy, si du moins l’on comprend celle-ci comme mettant finalement le partisan de la théorie disjonctive en demeure de nous proposer une théorie, ou du moins une description un peu plus précise, de la phénoménologiede l’expérience illusoire. En principe, l’avocat de la disjonction ne saurait accepter la présence d’un contenu intentionnel commun à l’expérience véridique et à l’expérience illusoire. Mais il n’en reconnait pas moins que les deux expériences sont, ou peuvent être en théorie, subjectivement indiscernables. Et donc, semble-t-il, de deux choses l’une : soit il admet que les deux expériences partagent au moins un même caractère – ou, en l’un des nombreux sens du terme, un même « contenu » – phénoménal –, soit il lui incombe de rendre compte de la notion d’indiscernabilité sans faire appel à la notion même de propriété phénoménale.
Seconde objection : un aspect fondamental (et à mon sens, le point fort) de la théorie disjonctive est qu’à la différence de la théorie causale au sens de Grice, de la théorie intentionnelle, etc. – qui commencent par tenter de définir une notion générale (ou « neutre ») d’expérience perceptive et s’efforcent ensuite de rendre compte de l’expérience dite en partant de cette base -, le disjonctiviste, inversant l’ordre de l’explication, veut au contraire donner la priorité à la perception elle-même. Reste qu’expériences véridiques et expériences illusoires n’ont pas au moins ceci en commun qu’il s’agit bien d’expériences visuelles, auditives, tactiles, etc. Le partisan de la théorie disjonctive peut-il, par conséquent, rester totalement muet sur ce qui caractérise l’expérience perceptive en tant que telle et en général ? Mais, cette fois encore, est-il en mesure de répondre à cette attente sans retomber sur l’hypothèse d’un « facteur commun » ?
La réponse de Martin à ces deux objections, à laquelle je m’intéresserai plus particulièrement, consiste à s’en tenir dans un cas comme dans l’autre au principe d’une caractérisation minimaliste et purement négative. Une expérience perceptive en général est simplement une expérience indiscernable d’une expérience véridique : il n’y a rien de plus à en dire, sous peine d’en dire trop ; toute caractérisation « substantielle » ou positive risquerait de réintroduire le spectre du facteur commun. On notera que cette définition a minima s’applique effectivement aussi bien à l’expérience illusoire qu’à l’expérience véridique, puisque une expérience véridique est bien évidemment indiscernable d’elle-même. Mais, dès lors, il est clair que tout le poids de la discussion porte sur la notion même d’indiscernabilité.
Le fait qu’il existe, pour l’essentiel, deux approches possibles de cette notion. La première considère que l’indiscernabilité entre deux expériences est affaire de propriétés phénoménalesindiscernables – sans qu’il y ait lieu forcément (et c’est ici que les sorites peuvent servir à nous mettre en garde contre une forme subreptice de non sequitur) d’en conclure à l’identité des qualités phénoménales concernées. La seconde - soit par rejet de l’idée même d’une « qualité phénoménale de l’expérience », soit simplement par crainte d’un retour subreptice à l’idée d’une communauté, fût-ce partielle, de nature entre expériences véridiques et illusoires – préfère s’en tenir à une caractérisation de la notion d’indiscernabilité en termes purement épistémiques plutôt qu’ontologiques ou phénoménologiques.
C’est, on l’aura compris, ce deuxième type d’approche - dont il s’est imposé au fil des ans comme l’un des avocats plus talentueux - que défend pour sa part M. Martin. Pour autant, celui-ci ne va évidemment jusqu’à nier tout à fait l’existence d’une dimension proprement phénoménale, ou phénoménologique, de l’expérience perceptive. Bien au contraire, il admet sans barguigner qu’à chaque expérience appartient une certaine tonalité qualitative, un certain « effet que cela fait » – un what it is like, au sens de Thomas Nagel – d’être le sujet de cette expérience en particulier22. Mais, du même coup, le défi auquel il se trouve confronté consiste à tenter de rendre compte de cette dernière notion dans de termes compatibles avec une approche purement épistémique (non pas au sens que ce mot revêt dans le débat autour du vague, mais dans son opposition au principe, disons, d’une théorie phénoménale) de l’expérience perceptive. La difficulté, pour le dire autrement, revient à tenter de contester l’idée généralement reçue parmi les philosophes, et d’ailleurs a priori largement intuitive, selon laquelle deux expériences subjectivement indiscernables partagent nécessairement le même contenu phénoménal.
La démonstration de Martin procède en deux étapes. La première se résume en la réitération d’un des postulats de base du « réalisme naïf », qui voudrait qu’aussi bien les objets perçus que leurs propriétés manifestes fassent directement et littéralement partie du contenu de l’expérience perceptive (dite « véridique ») et contribuent largement par là-même à déterminer « en partie » le caractère phénoménal de cette dernière (Bien entendu, tout dépend une fois de plus de ce qu’il faut entendre ici par « en partie ». Prise à lettre, la formule pourrait sembler la porte ouverte à la reconnaissance de qualités phénoménale de l’expérience éventuellement distinctes des propriétés manifestes des objets perçus. On imagine aisément que telle n’est pas l’option retenue par Martin lui-même...). La seconde étape consiste à porter un regard critique, à partir de là, sur l’opinion largement reçue selon laquelle deux expériences indiscernables partageraient ipso facto les mêmes propriétés phénoménales. Un bon exemple de formulation de ce présupposé communément admis, et d’ailleurs assez intuitif, que j’emprunte à Martin Davies (mais on pourrait fournir des dizaines d’exemples similaires), est celui-ci :
« S’agissant du contenu perceptif, il est plausible que, si deux objets sont véritablement indiscernables aux yeux d’un sujet, alors une expérience perceptive de l’un ait le même contenu que celle de l’autre. Ce qui rend cette supposition plausible est l’idée que la notion de contenu perceptif d’une expérience est une notion phénoménale : le contenu perceptif est affaire de la façon dont le monde paraît être aux yeux du sujet de l’expérience. (…). Si le contenu perceptif, en ce sens, est le « contenu phénoménologique », (…) quand il n’existe pas de différence phénoménologique du point de vue du sujet, il n’y a pas non plus de différence de contenu ».23
Ce type de raisonnement, il est vrai, semble a priori se heurter à l’objection du caractère présumé non-transitif de la notion d’indiscernabilité. Et l’on pourrait donc imaginer que M. Martin le rejette d’emblée d’un simple revers de main. Or - et c’est, en l’occurrence, tout à son honneur -, il n’en est rien. Martin voit bien, en fait, que l’on ne peut pas faire totalement l’impasse sur le lien entre les notions d’indiscernabilité et de « mêmeté » entre caractères phénoménaux. Pour autant, à la lecture de quelques uns de ses principaux articles sur ce thème, il est difficile de se faire une idée précise de la nature de sa position sur ce point particulier. Dans un article remontant à 1997, par exemple24, Martin s’attaque ouvertement, semble-t-il au postulat « phénoménologique » dont M. Davies, à l’instar de nombreux autres auteurs, se fait l’écho dans la citation qui précède. La stratégie qu’il adopte dans cet article consiste, d’une part, à distinguer entre discriminabilité pour un sujet donné et discriminabilité en soi, et d’autre part à défendre l’idée que, quelle soit la pertinence éventuelle de la notion d’« autorité à la première personne » s’agissant des pensées et autres attitudes propositionnelle, le même type de transparence ne saurait être automatiquement attribué aux simples expériences. En gros, donc, l’idée est que notre appréhension pré-doxastique de l’indiscernabilité entre deux expériences est loin d’être infaillible et ne saurait fonder une inférence touchant l’identité ou non de leurs dimensions phénoménales respectives.
Dans certains articles plus récents, en revanche, Martin semble davantage enclin à reconnaître l’existence d’un lien plus étroit entre indiscernabilité (définie en termes purement épistémiques) et identité qualitative – l’idée demeurant toujours, bien sûr, que la seconde est toujours déterminée, en dernier ressort, par la première. Cette réflexion plus poussée emprunte, selon les textes, des pistes quelque peu différentes, mais qui, toutes, tournent autour de cette dernière idée (et, avec elle, autour de l’évidence qui veut que la notion même d’indiscernabilité perceptive soit directement fonction de l’étendue plus ou moins grande de nos capacités de discrimination). Du même coup, c’est à présent le défenseur du réalisme naïf qui se trouve paradoxalement confronté au problème du caractère non-transitif de la relation d’indiscernabilité. Plusieurs voies lui sont ici ouvertes, dont aucune, pour le dire tout de go, ne suscite de ma part un franc enthousiasme. D’abord, bien sûr, il lui est loisible de rejeter la thèse de Goodman25 selon laquelle la relation d’indiscernabilité n’est pas, au même titre que les relations d’équivalence (dont l’identité), transitive - comme le faisait, dès 1972, Howard Robinson, suivi à peine un an plus tard par Frank Jackson (l’un et l’autre dans le cadre d’un réalisme perceptif indirect, soit dit en passant) et comme s’y est essayé plus récemment Delia Graff26. Il peut aussi suggérer que l’indiscernabilité est intransitive pour un sujet aux capacités cognitives limitées, sans l’être en elle-même (ou, disons, pour un sujet doté de capacités de discrimination optimales). Il peut également envisager de recourir à la stratégie de Goodman lui-même, qui consiste à définir, ou à tenter d’analyser, la notion d’identité entre qualia en termes d’appariement (ou de matching) : deux qualités phénoménales peuvent être considérées comme identiques si et seulement si elles sont indiscernables d’une même qualité tenue prise pour paradigme. Il peut en outre – dans un esprit assez voisin, et comme le fait finalement M. Martin lui-même, en différentes occasions – tenter de tirer parti d’une suggestion de T. Williamson27 selon laquelle deux items indiscernables dans un certain contexte peuvent être distingués l’un de l’autre dans un autre contexte (cette affaire de contexte étant, à vrai dire, déjà présente au cœur du raisonnement de Robinson et de Jackson !). Autant de stratégies possibles entre lesquelles il ne m’appartient évidemment pas, surtout dans les limites de cette étude, d’opérer un choix, mais dont l’on ne manquera pas néanmoins d’observer à quel point le degré de sophistication, pour ne pas dire le caractère très largement ad hoc, contraste, au moins au premier abord, avec la « naïveté » auto-proclamée du type de réalisme direct radical dont Martin s’est fait officiellement le hérault.
J’en viens à présent à la première des deux objections majeures à l’encontre de la théorie disjonctive, que j’ai annoncées plus haut, et qui portait, pour mémoire, sur son aptitude (ou plutôt son inaptitude présumée) à proposer une analyse, ne serait-ce qu’en termes minimalistes, du contenu des expériences illusoires. Ici encore, on l’a dit, la position de Martin consiste à s’en tenir à une caractérisation à la fois purement épistémique et négative : une expérience perceptive en général – et donc notamment une expérience illusoire – de O (disons) comme étant F est simplement une expérience indiscernable de la perception effective de O comme instanciant F.
A supposer que l’on adopte ce type d’approche, il convient bien sûr d’écarter pour commencer la possibilité que, soumis par exemple à mon insu, à une expérience hallucinogène par un neuropsychologue un peu tordu qui me prend pour cobaye, je puisse être renseigné par un tiers quant au point de savoir si mon expérience est ou non de même type que celle que j’aurais eue si j’avais perçu véridiquement. Donc, il convient d’écarter une notion de discernabilité trop large, incluant la possibilité de distinguer entre deux expériences sur la base du témoignage d’autrui (comme aussi sur la base de l’information de tel ou tel appareil de contrôle). Dans ces conditions, Martin préfère s’en tenir à l’idée qu’une expérience est indiscernable d’une autre si et seulement s’il est impossible de les distinguer par le seul moyen de l’introspection ou simplement par réflexion.
Soit dit entre parenthèses, que faut-il entendre en l’occurrence par ce dernier mot ? « Réflexion » sur quoi, au juste ? On voit déjà le problème se profiler : comment éviter, en effet, d’avoir à répondre : « … sur la nature ou les caractéristiques phénoménales des expériences en question », ce qui reviendrait à attribuer à ces dernières une forme de priorité conceptuelle dans la caractérisation (positive, cette fois) de l’expérience sensible en général ?
Quoi qu’il en soit, reste que « distinguer » ou « discriminer », même en ce sens, procède soit d’une forme de jugement (c’est ainsi, par exemple, que l’entend Diana Raffman28), soit directement d’une forme de connaissance (comme le soutient Timothy Williamson). Or, dans un cas comme dans l’autre (et même si Williamson, on le sait, propose de comprendre la notion de connaissance indépendamment de celle de croyance, dans le but notamment de couper court au problème de Gettier, c’est-à-dire, en réalité, au problème de la troisième partie du Théétète), il est clair que l’aptitude à distinguer entre deux items quelconques semble requérir des capacités cognitives relativement sophistiquées et, avec elles, les ressources conceptuelles correspondantes. Mais quid, dans ce cas, des créatures dépourvues des capacités et ressources en question, comme les enfants en bas âge ou les animaux ? Après tout, il y a de bonnes raisons de penser que quelqu’un qui ne disposerait pas du concept d’« expérience visuelle » serait tout simplement incapable de savoir qu’il n’a pas une expérience véridique d’un arbre en fleurs. Idem pour quelqu’un qui ne disposerait ni du concept (ou du même du proto-concept) d’arbre ni de celui de floraison. Sans même parler des personnes dont l’aptitude à distinguer l’expérience véridique d’un mur de couleur crème de celle d’un mur parfaitement blanc, par exemple, se trouve ne serait-ce que momentanément affaiblie pour telle ou telle raison (elles ont trop bu, elles ont l’esprit ailleurs ou elles ont tout simplement le soleil dans l’œil).
Faut-il renoncer à l’idée, pourtant pour le moins plausible, que les unes et les autres peuvent être confrontées, elles aussi, à une expérience illusoire indiscernable d’une expérience véridique ? La voie suivie ici par Martin est de recourir à une notionimpersonnelle de discernabilité ou d’indiscernabilité, définie en termes de capacités idéales ou optimales de discrimination. L’idée, semble-t-il, est que si un sujet S a deux expériences véridiques successives dont l’une est celle d’un mur blanc et l’autre d’un mur crème, et que ses capacités de discrimination ne lui permettent pas de les distinguer, ces deux expériences (disons E1 et E2 ) n’en sontpas moins discernables dès lors qu’elle pourraient être distinguées par un sujet dont les propres aptitudes à la discrimination seraient idéales ou optimales. Dans le cas contraire, les deux expériences sont réellement indiscernables. Soit, mais de quelle sorte de sujet, dans ce cas, parle-t-on ? De deux choses l’une29 : ou bien l’on nous demande d’envisager la même expérience (je veux dire : le même token d’expérience ) exactement, mais en tant qu’éprouvée par un sujet idéalement capable de ce genre de discrimination – mais cela suppose que l’on puisse ainsi détacher, en quelque sorte, une expérience particulière du sujet lui-même forcément particulier de cette expérience (et c’est là une possibilité dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle est loin d’aller de soi, à supposer même que l’on soit en mesure de lui accorder le moindre sens) ; ou bien l’on nous demande d’imaginer un monde possible dans lequel S lui-même a exactement la même expérience, mais possède une architecture cognitive différente (hypothèse non moins problématique, car si je jouissais de capacités cognitives « supérieures » à celles qui se trouvent être aujourd’hui les miennes, aurais-je littéralement la même expérience ?). Dans un cas comme dans l’autre, on nous demande d’imaginer la même expérience, mais dans une situation contrefactuelle où il y a tout lieu de croire que le fait qu’elle soit l’expérience de deux sujets différents ou du même sujet avec des ressources cognitives différentes est de nature à modifier certaines de ses caractéristiques. Or ce genre de scénario, aussi farfelu qu’il puisse nous paraître de prime abord, ne poserait pas vraiment problème dans l’hypothèse où, d’un monde possible à un autre, l’expérience en question conserverait ses caractéristiques essentielles, à savoir celles dont en l’absence desquelles elle ne serait plus la même expérience. Ce qui est proprement essentiel à une expérience, peut-on présumer, c’est la façon dont les choses y apparaissent, son caractère phénoménal intrinsèque. Mais comment rendre compte de l’exercice intellectuel consistant à imaginer la même expérience dans un autre monde possible, ou du moins dans une situation contrefactuelle différente, en maintenant par ailleurs « fixé », inchangé, son caractère phénoménal, si l’on choisit de se placer d’emblée dans un cadre théorique qui se refuse à toute considération positive, non purement épistémique, de l’expérience en termes phénoménaux ?
Une autre voie possible consiste évidemment à dire que les expériences E1 et E2 sont indiscernables si et seulement si un sujet jouissant de capacités de discrimination optimales qui aurait deux expériences – disons E3 et E4 – pouvant être considérées (à vrai dire, on ne sait trop sur quelle base, mais peu importe…) comme des répliques, des doubles ou des contreparties (au sens de David Lewis) de E1 et E2, respectivement, serait en mesure de les distinguer. Mais, si l’on veut éviter de retomber dans les difficultés précédentes, il faudrait alors pouvoir caractériser la notion de duplication en question en termes purement épistémiques – et ce alors même que c’est au contraire à cette même notion qu’il est précisément fait appel pour tenter de donner corps au projet d’une approche purement épistémique des idées même de discernabilité ou d’indiscernabilité. Il n’est donc pas tout à fait étonnant que dans l’un de ses nombreux articles sur cette question30, Martin opte finalement pour l’idée consistant à tenir la notion d’(in)discernabilité en soi pour une notion primitive, inanalysable – ce qui, on en conviendra, n’est, en l’occurrence, que très moyennement satisfaisant. Much ado for nothing ?
Loin de moi, bien entendu, l’idée de prétendre que les considérations qui précèdent constituent autant d’objections absolument rédhibitoires à l’encontre de la thèse de Martin. Mais je dois reconnaître qu’elles ne m’incitent pas particulièrement à adopter, pour ma part, la théorie dite un peu vite « épistémique » du contenu phénoménal. Pour le dire autrement, il me semble, une fois de plus, que la philosophie de la perception est encore très loin d’en avoir fini avec le problème des qualia.
1 R. M. Sainsbury, Paradoxes, 2ème édition, Cambridge University Press, 1995, pp. 23-51
2 K. Fine, « Vagueness, Truth and Logic », Synthese, 30, pp. 265 –300
3 M. Dummett, « Common Sense and Physics », in G. F. Macdonald, Perception and Identity, Essays Presented to A. J. Ayers, Macmillan, 1981, pp. 8-9
4 voir notamment C. Wright, « On the coherence of vague predicates », Synthese, n° 30, 1975, pp. 325-365 ; « Language-mastery and the sorites paradox », in G. Evans et J. McDowell (éds), Truth and Meaning, Oxford University Press, 1976, pp. 223-247
5 R. M. Sainsbury, Paradoxes, 2ème édition, Cambridge University Press, 1995, pp. 23-51
6 M. Dummett, op. cit., p. 8
7 J. McDowell, « Values and Secondary Qualities », in T. Honderich, éd., Morality and Objectivity, Routledge & Kegan Paul, 1985 ; tr. « Valeurs et qualités secondes », in R. Ogien, éd., Le réalisme moral, Presses Universitaires de France, 1999, pp. 247-271
8 M. Johnston, « How to speak of the colours », Philosophical Studies, vol. 68, 1992, pp. 221-263
9 sur ce point, voir S. Dunand, La réalité des couleurs, thèse inédite, Aix-Marseille Université, 2011
10 P. Simons, « Vagueness and Ignorance », in Proceedings of the Aristotelian Society, suppl. vol., 1992, p. 163
11 J.L. Austin, Sense and Sensibilia, Oxford, Clarendon Press, 1962 ; J.M. Hinton, « Visual Experiences », Mind, 1967 ; P.F. Snowdon, « Perception, Vision and Causation », Proceedings of the Aristotelician Society, 1980-1981 ; J. McDowell, « Criteria, Defeasibility and Knowledge », Proceedings of the British Academy, vo. 68, 1982 (repris dans J. Mc Dowell, Meaning, Knowledge and Reality, Harvard University Press, 1998); H. Putnam, The threefold cord mind, body, and the world, New York, Columbia University Press, 1999
12 H.P. Grice, « The Causal Theory of Perception », Proceedings of the Aristotelian Society, supplementary volume 35, 1961, pp. 121-152
13 Colin McGinn, The Character of the Mind, Oxford University Press, 1982, chap. 3
14 Martin Davies, « Perceptual Content and Local Supervenience », Proceedings of the Aristotelian Society, 1992, pp. 21-45
15 M. Martin, « The Reality of Appearances », in M. Sainsbury, éd., Thought and Ontology, FrancoAngeli, Milan, 1997 : voir particulièrement pp. 93-94
16 M. Martin, op. cit, p. 86
17 ibid., p. 87, souligné par moi
18 sur ce débat, voir par exemple F. Clementz, « Qualia et contenus perceptifs », in J. Proust, éd., Perception et intermodalité, Presses Universitaires de France, 1997, pp. 21-56 ; « Le concept de propriété phénoménale », in J. Bouveresse & J.J. Rosat, éds., Philosophies de la perception, Odile Jacob, 2003, pp. 133-155
19 J. Dancy« Arguments from illusion », Philosophical Quaterly, n°45, 1995, pp. 421-438
20 A. D. Smith, The Problem of Perception, Harvard University Press, 2002, ch. 8
21 T. Crane, « The Problem of Perception », Standford Encylopedia of Philosophy, 2005, p. 21
22 M. Martin, « The Reality of Appearances », in M. Sainsbury, éd., Thought and Ontology, 1997, FrancoAngeli, 1997, p. 83
23 M. Davies, « Perceptual Content and Local Supervenience », Proceedings of the Aristotelian Society, 1992, pp. 21-26, passim.
24 « The Reality of Appearance », in Mark Sainsbury, Thought and Ontology, Franco Angeli, Milan, 1997, pp. 81-106
25 N. Goodman, The Structure of Appearance, Cambridge, Harvard University Press, 1941, pp. 196 sq
26 D. Graff, « Phenomenal Continua and the Sorites », Mind, vol. 110, 2001, pp. 905-935
27 T. Williamson, Identity and Indiscriminability, Clarendon Press, 1990, pp. 82-87
28 D. Raffman, « Is Perceptual Indiscriminability Nontransitive ? », Philosophical Topics, vol. 28, 2000, pp. 153-175
29 Je m’appuie en partie ici sur les remarques de John Hawthorne et Karson Kovakovich, « Disjunctivism », Proceedings of the Aristotelian Society, suppl. volume, 2006, pp. 145-183
30 M. Martin, « On Being Alienated », in T. Szabo Gendler & John Hawthorne, éds, Perceptual Expériences, Oxford University Press, 2006