Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

mardi 7 mai 2013

David Lewis : "Causation as influence". Traduction de Bruno Langlet (document de cours)



[ Document de travail pour le TD (L3) sur le Réalisme métaphysique et la Causalité.
Cours Métaphysique et Ontologie, Jean-Maurice Monnoyer (CM) et Bruno Langlet (TD), AMU ]


La causalité comme influence [1]
 
David Lewis

1     Première Conférence.

Mon second papier dans mon premier cours de philosophie défendait une analyse contrefactuelle de la causalité. (…) Mais il est évident que la plus simple analyse contrefactuelle s’effondre dans des cas de causalité redondante, par où il apparaît que nous avons besoins de nouvelles options. J’ai une fois de plus changé d’avis à propos de la manière dont ces options doivent fonctionner. (….)

1.1 Pourquoi se mettre à la recherche d’une analyse contrefactuelle ?

La meilleure raison d’insister dans la tentative de rendre viable une analyse contrefactuelle de la causalité est que les problèmes rencontrés par les approches rivales semblent encore plus intimidants.
Ce n’est pas un truisme que la causalité ait besoin jamais d’une analyse. Peut-être y a-t-il une relation inanalysable de causalité singulière, que nous connaissons par accointance perceptive,  et à laquelle nous serions en mesure de nous référer et de penser ? Il pourrait en effet arriver que cette relation puisse être identifiée avec une relation qui nous est déjà familière à partir de la spéculation métaphysique ou de la physique – mais si c’est le cas, cette identification serait une hypothèse physique ou métaphysique, non pas une affaire d’analyse conceptuelle a priori.
Bien sûr, Hume nous a appris que nous ne percevons jamais la causalité, mais simplement une succession répétée. Or il est notoirement difficile de tracer la démarcation entre ce qui est vrai selon l’expérience perceptuelle par elle-même, et ce qui est vrai selon un système de croyances constitué en partie par l’expérience perceptuelle et en partie par des croyances antérieures. Le coup de pied se déclenche et touche la balle, et la balle vole directement entre les poteaux de but. Est-ce que je vois qu’une chose cause l’autre ? Ou bien est-ce que je l’infère à partir de ce que je vois et de mon savoir d’arrière-plan sur les façons de se comporter des choses du monde? Je ne sais pas, et je ne sais pas comment savoir. Je ne suis donc pas dans une position de nier que, dans un tel cas, je sois perceptivement en rapport direct avec un cas d’une relation causale, et par-là en rapport direct avec la relation qu’il instantie.
Je suis en rapport direct avec une relation causale – non pas avec la relation de causalité. Les relations causales sont nombreuses et variées et, dans l’observation du coup de pied, rien ne me met en rapport avec toutes les relations causales qu’il y a, sans même parler de toutes les relations causales qui pourraient avoir été. Et pourtant il me semble que j’ai épinglé un concept général de causalité, applicable à tous les cas de causalité et même aux sortes de causalité jamais trouvées dans notre propre monde. C’est le problème réel, même si je concède, malgré mon respect pour Hume, que je perçois quelquefois la causalité.
(…) Le problème devient particulièrement aigu lorsque nous pensons à traiter non seulement la causalité entre évènements positifs, mais aussi la causalité par absences, la causalité des absences, et la causalité via les absences en tant qu’étapes intermédiaires. Le problème le plus fondamental est que les absences, en tant que relata, sont inappropriées pour n’importe quelle sorte de causalité en raison de leur non-existence. C’est le problème de tout le monde. (..) Laissons l’objection des relata manquants rejoindre l’objection mixte fournissant des raisons de penser que l’accointance avec « la » relation causale, ou que la caractérisation de « elle » en tant qu’occupant d’un rôle, ne sont pas des rivaux sérieux pour une analyse conceptuelle de la causalité.
Si nous sommes convaincus de cela, un rival tient cependant toujours bon face à l’analyse contrefactuelle. Il s’agit de l’analyse disant, en gros, que les lois de la nature étant données, une cause est un membre d’un ensemble de conditions conjointement suffisantes pour l’effet (ou peut-être par là pour une certaine probabilité objective). (Cf White 1965, pp. 56-104 ; et Mackie 1965). Cette analyse nomologico-déductive vient de la théorie humienne de la conjonction constante, tout comme notre analyse de la dépendance contrefactuelle a été tirée de la remarque désinvolte de Hume disant « Si le premier objet n’avait pas été, le second n’aurait jamais existé ». 
Toutefois, nous ne voulons pas compter C comme cause de E simplement parce que C appartient à quelque ensemble ou à un autre qui serait suffisant pour E : un ensemble suffisant reste suffisant si nous y ajoutons une camelote inappropriée, et C pourrait être exactement cela. C doit appartenir à un ensemble suffisant de façon minimale, et cela n’est pas facile à définir. On ne peut pas simplement dire qu’aucune condition ne peut être effacée de l’ensemble sans rendre le reste des conditions insuffisantes : ceci peut être contourné en mélangeant l’information adéquate et inadéquate de telle façon que chaque membre de l’ensemble contienne un peu des deux. Je pourrais suggérer de faire appel à un contrefactuel : nous voulons que notre ensemble suffisant consiste en des membres sans lesquels l’effet ne se serait pas produit. (Formulé comme cela, ça ne fonctionne pas, mais voilà au moins un pas dans la bonne direction.) Mais alors, nous avons délaissé l’analyse nomologico-déductive pour nous tourner vers une analyse contrefactuelle.
Une autre difficulté tient au fait qu’il peut parfaitement se trouver qu’un effet soit un membre d’un ensemble minimal conjointement suffisant pour sa cause ; ou que cet effet d’une cause commune soit un membre d’un ensemble minimal conjointement suffisant pour un autre effet. Le baromètre qui baisse cause, on le suppose, la basse pression ; ou le baromètre qui baisse cause l’orage. Même si nous voulions déclarer a priori qu’aucune cause ne précède jamais son effet, cela ne résoudrait rien. Le baromètre qui baisse précède bien l’orage. Je ne connais aucune solution à ces difficultés familières dans les limites d’une analyse purement nomologico-déductive de la causalité.
Les derniers rivaux d’une analyse contrefactuelle de la causalité satisfaisante sont les analyses contrefactuelles insatisfaisantes. Il y a longtemps, très longtemps, je pensais qu’il suffirait de dire que l’évènement C est une cause de E ssi E dépend contrefactuellement de C ; ssi, si C ne s’était pas produit, E ne se serait pas produit. Mais il apparaît que cela requiert des restrictions avant même de simplement obtenir une condition suffisante pour la causalité.
Premièrement. Nous avons besoin de la bonne espèce de relata. C et E doivent être des évènements distincts – et distincts non seulement au sens de la non-identité mais aussi au sens de l’absence de chevauchement et d’implication. Il sera inadéquat de dire que mon énonciation de cette phrase cause mon énonciation de cette phrase ; ou bien que mon énonciation du tout de la phrase cause l’énonciation de la moitié de celle-ci ; ou que mon énonciation cause mon énonciation à haute voix, ou vice-versa. C et E ne devraient pas non plus être spécifiés d’une manière excessivement extrinsèque : il sera inadéquat de dire que les événements d’il y a un tiers de siècle ont causé mon énonciation de cette phrase en cet endroit où j’ai été un étudiant. (Même si ces évènements ont causé mon énonciation simpliciter.) Voir Kim (1973b) et Lewis (1986).
Deuxièmement. Nous avons besoin de la bonne espèce de conditionnels contrefactuels. Pourquoi ne pouvons-nous pas dire, étant données les lois connectant les relevés de baromètre et la pression de l’air, que si le baromètre n’avait pas baissé, cela aurait été dû à la pression qui n’était pas basse ? Pourquoi ne pouvons-nous alors pas conclure que si le baromètre n’avait pas baissé, il n’y aurait pas eu d’orage ? Enfin, si nous disons de telles choses, pourquoi notre analyse contrefactuelle n’échoue-t-elle pas exactement de la même manière que l’analyse déductivo-nomologique ? – j’admets qu’il relève de notre bon droit linguistique d’asserter ces contrefactuels rebroussant chemin ou rebroussant-chemin-et-ensuite-avançants. Mais ils ne sont pas à leur place dans ce contexte d’établissement de connexions causales. Ici, la très déplorée flexibilité des conditionnels contrefactuels est notre amie. Lorsque nous imaginons César en situation de commandement en Corée, nous avons un choix : nous pouvons conserver le savoir militaire de César, ou bien conserver l’arsenal de la guerre de Corée. De la même manière, lorsque nous imaginons que le baromètre ne baisse pas, nous avons un choix : nous pouvons conserver l’histoire antécédente, ou nous pouvons conserver les connexions nomologiques entre cette histoire et ce que fait le baromètre. Au regard des buts de l’analyse de la causalité, notre règle, dans tous ces cas, doit être de préférer la première option à la seconde. Si besoin, nous conservons l’histoire même au prix d’un miracle (voir mon 1979a).
Je pense maintenant que notre analyse contrefactuelle excessivement simple parvient à caractériser une espèce de causalité. Mais d’autres sont omises. Nous avons une condition nécessaire mais non suffisante pour la causalité.
Pour une part, nous pensons habituellement que la causalité est transitive : si C cause D, qui cause E à son tour, il suit que C cause E. C’est pour cela que nous pouvons établir des connexions causales en traçant des chaines causales. Mais nous n’avons pas de garantie que la relation de dépendance contrefactuelle sera invariablement transitive. (Nous allons très bientôt voir comment la transitivité peut échouer.) Nous avons donc besoin d’équiper la causalité non seulement par la dépendance directe, mais aussi par des chaines de dépendance échelonnée. (Voir mon 1986b.)
Mais cela ne suffit toujours pas pour capturer tous les cas de causalité. Nous avons au moins trois affaires en cours. La causalité probabiliste, la causalité préemptive, et la causalité des absences, ou en vertu d’absences, ne sont pas encore entièrement traitées. Ici, je vais principalement discuter les deuxièmes et troisièmes sujets.

1.2 La Causalité Probabiliste. (…)

1.3 La Préemption Revisitée.

Il arrive parfois que, pour un certain effet, deux causes potentielles séparées soient présentes ensemble, et que chacune par elle-même aurait été suivie de l’effet (ou bien par une probabilité ainsi produite), de telle sorte que l’effet ne dépende d’aucune. Appelons toutes ces situations des cas de causalité redondante. (Pour faire court : redondance.) Certains cas de redondance sont symétriques : les candidats ont ensemble un droit égal à être appelés les causes de l’effet. Rien qui soit évident ou caché ne rompt le lien entre eux et l’effet. Que l’on doive dire que chacun est une cause ou qu’aucun ne l’est (auquel cas nous pouvons toujours dire que la combinaison des deux est une cause), cela peut ne pas être limpide. Mais cependant il est hors de question de dire que l’un est une cause et que l’autre ne l’est pas. Comme ce que nous voulons dire n’est pas clair, ces cas symétriques ne sont pas des bons cas de test pour les analyses proposées de la causalité. Laissons-les de côté.
Les autres cas sont asymétriques. Ce que nous voulons dire est très clair : l’une des causes potentielles a causé l’effet, l’autre ne l’a pas fait. Appelons celle qui a causé l’effet une cause préemptive de l’effet. Appelons l’autre une alternative non-préemptive (preempted) ou de renfort (backup).
Lorsque nos opinions sont claires, il incombe à une analyse de la causalité de les rendre correctes. Ceci apparaît comme un test sévère. La plus simple sorte d’analyse nomologico-déductive est recalée : l’alternative non-préemptive est un membre d’un ensemble minimal conjointement suffisant pour l’effet, et pourtant ce n’est pas une cause. La plus simple sorte d’analyse contrefactuelle est recalée: la cause préemptive n’est pas une condition sans laquelle l’effet aurait été absent, et pourtant c’est une cause. Chacune de ces tentatives échoue parce qu’elles traitent de la même manière la cause préemptive et l’alternative qui n’est pas préemptive, alors que nous savons très bien que l’une est une cause et que ce n’est pas le cas de l’autre. Une analyse correcte devra distinguer la source de la différence.


1.4 La supplantation (Trumping).

Je pensais que tous les cas de préemption étaient des cas de coupure (cutting) : des cas dans lesquels, premièrement, il y a une chaine causale complète (souvent, mais pas nécessairement spatiotemporellement continue) courant de la cause préemptive tout du long jusqu’à l’effet ; mais où, deuxièmement, quelque chose coupe la chaine causale alternative potentielle qui, en l’absence de la cause préemptive, aurait couru de l’alternative non préemptive jusqu’à l’effet. Certains pensent encore de la sorte, mais j’ai compris qu’il y avait mieux.
Le sergent et le major crient leurs ordres aux soldats. Les soldats savent qu’en cas de conflit entre les deux, ils doivent obéir à l’officier supérieur. Mais il se trouve qu’il n’y a pas de conflit. Le sergent et le major crient simultanément : « Marche ! » ; les soldats les entendent tous deux ; les soldats avancent. Leur marche est causée de façon redondante : si le sergent avait hurlé « Marche ! » et que le major était resté silencieux, ou bien que le major avait hurlé «  Marche ! » et que le sergent était resté silencieux, les soldats auraient avancé tout de même. Mais la redondance est asymétrique : comme les soldats obéissent à l’officier supérieur, ils avancent parce que le Major le leur a ordonné, pas parce que le sergent l’a fait. Le major préempte le sergent en causant leur marche. Le major  supplante (trumps) le sergent.
Nous pouvons spéculer s’il s’agit ou non d’un cas de coupure. Peut-être que lorsqu’un soldat entend le major donner des ordres, cela crée un blocage dans son cerveau, de telle sorte que le signal venant du sergent est empêché d’aller aussi loin qu’il serait allé si le major avait été silencieux et que le sergent avait été obéi. Peut-être en va-t-il ainsi. Ou peut-être pas. Nous ne savons pas si cela se passe de cette manière ou de l’autre. Il est possible épistémiquement, et ainsi possible simpliciter, que ce soit un cas de préemption sans coupure.
Si nous délaissons les exemples de tous les jours, nous devenons libres de nous mettre d’accord par stipulation sur l’absence de coupure. Nous pouvons stipuler par exemple que le processus causal en question fonctionne par une action à distance. Rien n’est porté disparu lorsque le processus est non-préemptif, parce qu’ex hypothesi, il n’y a pas d’évènements intermédiaires devant disparaître. Voici un exemple de ce cas. Supposons que les lois de la magie soient telles que ce qui va se produire à minuit doive correspondre au premier sort qui a été jeté le jour précédent. En l’occurrence, le premier sort du jour est le sort jeté le matin par Merlin, celui du prince changé en crapaud. Morgana jette le soir un autre sort du prince changé en crapaud. A minuit, le prince se change en crapaud. Chacun des sorts aurait abouti s’il avait été le seul sort du jour, mais celui de Merlin était le premier, et c’est donc celui-ci qui a causé la métamorphose. Le sort de Merlin a supplanté celui de Morgana. Le sort de Merlin était une cause préemptive, celui de Morgana était le renfort non-préemptif (preempted backup). Mais nous stipulons aussi que le processus causal allant du sort jusqu’à la métamorphose n’a pas d’étapes intermédiaires.


1.5 La préemption ordinaire.

La supplantation (trumping) montre que la préemption ne requiert pas la coupure d’une chaine causale. Néanmoins, la variété la plus familière de préemption de fonctionne pas par coupure. La chaine causale de la cause préemptive aboutit en premier : elle atteint son terme, et l’effet se produit, tandis que la chaine de l’alternative non-préemptive est toujours en chemin. La chaine non-préemptive est coupée, et ce qui empêche que ses étapes finales aillent à terme est l’occurrence de l’effet lui-même.
Billy et Suzy jettent des pierres sur une bouteille. Susy lance en premier, ou peut-être lance-t-elle plus fort. Sa pierre arrive en premier. La bouteille éclate. Lorsque la pierre de Billy atteint l’endroit où était la bouteille, il n’y a rien, sauf des éclats de verre qui volent. Sans le jet de Suzy, l’impact de la pierre de Billy sur la bouteille intacte aurait été l’une des étapes finales de la chaine causale allant du lancer de Billy à l’éclatement de la bouteille. Mais grâce au jet préemptif de Susy, cet impact ne s’est jamais produit.
J’ai appelé des cas tels que celui-ci « préemption tardive ». (Avec le recul, « coupure tardive » aurait été une meilleure appellation.) Je voulais les distinguer de la « préemption précoce », c’est-à-dire de chaque cas où nous avons, sinon une dépendance contrefactuelle directe de l’effet lui-même envers la cause préemptive, au moins une dépendance étalée (stepwise). L’effet dépend d’un événement intermédiaire, qui dépend à son tour de la cause préemptive. (Ou bien, nous pourrions avoir une dépendance étalée à travers une chaine plus longue d’intermédiaires.) Ce sont des cas pour lesquels la dépendance est intransitive, mais nous avons la bonne réponse en définissant la causalité comme l’ancêtre de la dépendance.
(…)

1.6 Le rejet de la quasi-dépendance.

Je pensais que la préemption tardive (et peut-être aussi bien la préemption précoce) pouvait être traitée en appelant à l’idée intuitive que la causalité est une relation intrinsèque entre des évènements (et dans la mesure où être sujet à telles et telles lois de la nature est quelque chose d’extrinsèque, comme je le crois). Prenons un autre cas, actuel ou possible, qui est intrinsèquement comme celui du lancer de pierre effectué par Susy (et qui a lieu sous les mêmes lois) vers la bouteille, mais où Billy et sa pierre sont totalement absents. Dans ce cas comparatif, nous avons une chaine causale allant du lancer de Susy jusqu’à l’éclatement, qui manifeste en effet une dépendance contrefactuelle, et qui est un double intrinsèque de la chaine actuelle partant du lancer de Susy et pour laquelle Billy est présent. (Disons que c’est suffisamment proche. Sans doute que la présence de Billy et de sa pierre produisent une infime différence dans les forces gravitationnelles s’exerçant sur la pierre de Susy, et donc une différence négligeable dans la trajectoire de cette pierre.) Je pensais : si être une chaine causale est quelque chose d’intrinsèque, alors aucune des deux chaines qui sont des doubles intrinsèques (et qui ont lieu sous les mêmes lois) ne doivent être causales, ou toutes les deux le doivent ; mais la chaine de comparaison, qui manifeste la dépendance, est surement une chaine causale, donc la chaine actuelle – même si grâce à Billy elle ne manifeste pas de dépendance – doit aussi être une chaine causale. Je disais que la chaine actuelle manifestait une quasi-dépendance : elle était qualifiée comme causale par politesse, en vertu de sa ressemblance intrinsèque à la chaine causale dans le cas de comparaison.
La quasi-dépendance était une mauvaise idée, pour 5 raisons.
Premièrement. Imaginons que les lancers de Susy et Billy aient lieu dans un monde avec des lois à peine différentes de ce que nous tenons pour les lois de notre monde actuel : des lois en vertu desquelles des objets lancés dans l’air ont parfois des petits soubresauts aléatoires. Imaginons aussi que la pierre de Susy soit un double intrinsèque de celle de Billy. Considérons maintenant la chaine d’évènements qui consiste dans le lancer de Billy, le vol de la pierre de Billy vers la bouteille mais n’incluant pas le moment où il atteint l’endroit où se tenait la bouteille, plus l’impact du double de la pierre de Susy et l’éclatement de la bouteille. Comparons cette chaine avec une autre chaine d’évènements dans laquelle Susy est absente, où Billy effectue son lancer, sa pierre a un petit soubresaut avant l’impact, elle frappe la bouteille, laquelle éclate. La chaine originale et la chaine de comparaison sont des doubles intrinsèques (ou à peu de choses prés) sous les mêmes lois. Mais nous sommes alors forcés de conclure que l’éclatement est quasi-dépendant du lancer de Billy ! (Aussi bien que de celui de Susy.) Et voilà donc la mauvaise réponse : tout comme dans le cas original, le lancer de Billy n’est pas une cause de l’éclatement, mais une alternative non-préemptive.
Deuxièmement. Le caractère intrinsèque de la causalité est, au mieux, une caractéristique étroitement liée à notre propre monde possible. Elle ne s’applique pas, par exemple, à un monde occasionnaliste où Dieu est une tierce partie à toutes les relations causales existantes entre des événements naturels. Et pourtant l’occasionnalisme semble certainement être une authentique possibilité. Si nous visons donc une analyse conceptuelle, et pas seulement une caractérisation contingente des connections causales qui se trouvent dans ce monde qui est le nôtre, nous ne pouvons pas supposer a priori que la causalité est quelque chose d’intrinsèque.
Troisièmement. La quasi-dépendance fournit la mauvaise réponse dans des cas de préemption supplantante (trumping préemption). La chaine causale supplantée va jusqu’à la complétion ; et donc il s’agit d’un double intrinsèque (assez proche) d’une chaine causale non-supplantée dans un cas comparatif (sous les mêmes lois) qui manifeste une dépendance contrefactuelle. Cela renforce notre conclusion précédente disant que la quasi-dépendance échoue dans certains autres mondes possibles, par exemple celui dans lequel le sort de Merlin supplante celui de Morgana. Mais, encore pire, cela peut signifier que le caractère intrinsèque de la causalité est une généralisation précipitée même pour la causalité qui a lieu dans notre propre monde. A ce que nous savons, il se peut que notre cas des soldats obéissant au Major soit un cas de supplantation arrivant réellement.
Quatrièmement. Il y a une autre sorte de connexion causale à laquelle ne s’applique pas l’intuition que la causalité est quelque chose d’intrinsèque. C’est le double empêchement : une cause empêche quelque chose qui, si cela n’avait pas été empêché, aurait empêché l’effet.






Figure A

La collision entre les billes de billard 1 et 2 empêche la bille 1 de continuer sa course et de frapper la bille 3 (fig. A). La collision de 1 et 3, si elle avait eu lieu, aurait empêché la collision subséquente des billes 3 et 4. Mais comme, en fait, la collision de 1 et 3 a été empêchée, la collision de 3 et 4 était non-empêchée. C’est comme cela que la collision de 1 et 2 a causé la collision de 3 et 4. C’est un cas très clair de dépendance contrefactuelle : sans la collision de 1 et 2, la collision de 3 et 4 ne se serait pas produite. Mais notez que cette dépendance contrefactuelle est quelque chose d’extrinsèque. S’il y avait eu d’autres obstructions ayant empêché la bille 1 de frapper la bille 3, la collision entre 3 et 4 n’aurait pas dépendu de la collision de 1 et 2. Donc même dans ce cas – très propre à ce monde – la connexion causale est extrinsèque.
Deux exemples supplémentaires. Celui de Michael McDermott : un président américain fou est près de lancer une attaque nucléaire sur la Russie, cette attaque aurait provoqué une contre-attaque, ce qui aurait empêché Joe Blow de manger son petit-déjeuner le jour suivant. Par chance, l’assistant du président intervient pour arrêter l’attaque. Le petit déjeuner de Joe Blow dépend contrefactuellement de cette intervention. Mais la dépendance est quelque chose d’extrinsèque : si la Russie avait été désarmée ou inhabitée, il n’y aurait pas eu de telle dépendance (McDermott 1995a).
Celui de Ned Hall : Billy, le pilote du chasseur d’escorte, abat l’avion intercepteur qui sans cela aurait abattu le bombardier. Ainsi la réussite du bombardement de la cible dépend contrefactuellement de l’action de Billy. Mais à nouveau, la dépendance est extrinsèque. Si l’avion intercepteur avait été sur le point de recevoir un ordre radio le faisant rentrer à sa base sans attaquer le bombardier, alors la réussite du bombardement n’aurait pas dépendu de l’action de Billy.
Cinquièmement. A côté de l’intuition hâtive concernant le caractère intrinsèque de la causalité, il y a aussi une autre présupposition de la méthode de quasi-dépendance qui s’effondre dans les cas de double empêchement. Il s’agit de la présupposition que nous avons une chaine d’évènements qui va de la cause préemptive à l’effet. Nous avons besoin de cette chaine d’évènements afin de pouvoir dire quelle chaine d’évènements, dans le cas de comparaison, est son double intrinsèque. Mais lorsque nous avons la causalité par double empêchement, il n’y a souvent pas de chaine continue d’évènements allant de la cause à l’effet. Entre la collision des billes 1 et 2 et la collision des billes 3 et 4, ou entre l’intervention faite par l’assistant du président et le petit-déjeuner de Joe Blow, ou même entre l’abattage de l’avion intercepteur et le bombardement de la cible, pas grand-chose ne se passe. Ce qui importe, bien sûr, est ce qu’il ne se passe pas. Nous pouvons peut-être parfois assigner des localisations définies aux intermédiaires empêchés, et par là localiser une chaine d’événements et d’absences. Parfois non. Si une cause préemptive se trouve agir par double empêchement – et une fois que nous les voyons, les cas de double empêchement semblent être très communs – et si nous ne pouvons assigner de localisation définie aux absences pertinentes, nous ne pouvons rien  dire de ce à quoi est appelé à correspondre le caractère intrinsèque de la chaine de comparaison.
Dit d’une autre façon, la méthode de la quasi-dépendance s’effondre lorsque nous avons de la causalité à distance, et la causalité à distance, plutôt que d’être la possibilité fantaisiste que nous avons supposée, apparaît comme une caractéristique de cas ordinaires de double empêchement. Ce qui est fantaisiste – bien que cela puisse néanmoins apparaître comme étant la vérité à propos de l’évanouissement des fonctions d’ondes spatialement étendues – est l’action à distance, et cela n’est qu’une variété de la causalité à distance. Si, par exemple, un corps exerçait une force sur un corps distant sans qu’aucun champ ou particule n’aille de l’un à l’autre, cela serait une action à distance. Notre exemple de double empêchement de la table de billard manifeste toutefois une assez différente espèce de causalité à distance.


1.7 La fragilité corrigée.

Il y a une solution évidente aux cas de préemption tardive. Sans aucun doute l’avez-vous attendue avec impatience. Sans la pierre jetée préemptivement (preempting rock) par Susy, la bouteille aurait tout de même éclaté, grâce à la pierre celle-là non préemptive de Billy. Mais cela aurait donné un éclatement différent. Il se serait par exemple produit un tout petit peu après. L’effet qui a réellement eu lieu était dépendant du lancer de Susy. Il ne dépendait pas de la même façon du lancer de Billy. Parfois cette solution est tout simplement correcte, et il n’y a rien à dire de plus. Supposons qu’il soit allégué que, puisque nous sommes tous mortels, il n’y a rien de tel que la cause de la mort. Sans la pendaison qui a (on le suppose) causé sa mort, Ned Kelly, par exemple, serait mort tôt ou tard malgré tout. Certes. Mais il aurait eu alors une mort différente. L’événement qui a réellement consisté en la mort de Kelly ne se serait jamais produit.
Le cas du lancer préemptif de Susy est quelque peu différent. Il ne s’agit pas seulement du fait que sans lui, la bouteille aurait tôt ou tard éclaté d’une manière ou d’une autre. Sans lui, la bouteille aurait éclaté pratiquement au même moment que celui où ce fut le cas, et pratiquement de la même manière que celle par laquelle c’est arrivé. Pourtant, nous sommes habituellement assez heureux de dire qu’un événement peut avoir été légèrement différé, et qu’il peut avoir été quelque peu différent sous tel ou tel rapport contingent. J’ai récemment repoussé une conférence de séminaire d’Octobre à Décembre, modifiant sans aucun doute par là de manière assez notable le cours de la discussion. Mais je l’ai repoussée plutôt que de l’annuler parce que je voulais que cet événement même ait lieu.
Donc si nous disons que l’éclatement de la bouteille a été causé par le lancer de Susy, parce que sans lui, cet éclatement précis n’aurait pas eu lieu, nous faisons appel, pour cet événement, à des conditions d’occurrence inhabituellement rigoureuses. Nous pensons que cela ferait juste une légère différence d'annihiler totalement cet événement, et de mettre un événement différent et de substitution à sa place. Nous supposons que l’éclatement est fragile modalement. Ce n’est pas quelque chose que nous supposerions normalement. Nous n’avons pas le droit de dire d’abord — comme il est d’habitude le cas — que le même événement pourrait avoir été considérablement repoussé et changé, puis de modifier notre position et de dire que cela est causé par un événement sans lequel il aurait été un tout petit peu repoussé et changé ; et enfin de dire ensuite que c’est parce que cela requiert un très léger délai et un certain changement qui aboutit à le transformer dans un événement totalement différent.
Quels sont ce délai et ce changement, pensons-nous, qu’il faudrait pour remplacer un événement par un événement totalement différent, et non pas simplement par une version différente d’un même événement ? C’est une question urgente, si nous voulons analyser la causalité en fonction de la dépendance de la possibilité de l’occurrence d’un événement au regard de la possibilité de l’occurrence d’un autre événement. Pourtant, une fois que nous nous tournons vers la question, nous voyons surement qu’elle n’a pas de réponse déterminée. Nous n’avons tout simplement pas pris de décision ; et si nous parlons d’une manière qui parfois présuppose une réponse, parfois une autre, nous sommes parfaitement dans notre bon droit linguistique. Ceci est en tant que tel un grand problème pour une analyse contrefactuelle de la causalité, assez différent du problème de la préemption.
C’est à tout le moins un problème tant que nous nous concentrons sur la dépendance contrefactuelle de type « que – selon que » (whether-whether). Mais il y a d’autres cas de dépendance. Il y a par exemple la dépendance de type « quand – selon que » (when-whether) : le moment où un événement se produit dépend contrefactuellement de la possibilité qu’un autre se produise. Et ceci est seulement le début. Mais même cela suffit à réhabiliter la solution obvie à la préemption tardive, au moins dans de nombreux cas très ordinaires. Tombons d’accord que le jet de Suzy a causé l’éclatement de la bouteille parce que sans son jet, l’éclatement aurait été légèrement différé. Mais n’allons pas jusqu’à dire que s’il avait été légèrement différé, cela l’aurait changé en un événement totalement différent. Disons plutôt que le lancer de Suzy a causé l’éclatement de la bouteille en vertu d’une dépendance de type quand-si. Le moment où l’éclatement de la bouteille s’est produit dépendait du lancer de Suzy. Sans le lancer de Suzy, il ne serait pas exactement produit au moment où il s’est effectivement produit. 
L. A. Paul a proposé une analyse amendée de la dépendance causale : un événement E dépend causalement d’un événement distinct C si et seulement si « Si C ne s’était pas produit, alors E ne se serait pas produit du tout ou se serait produit plus tardivement qu’au moment où il s’est effectivement produit » (Paul 1998b). (La causalité elle-même est l’ancêtre : C cause E ssi il y a une chaine de telles dépendances allant de C jusqu’à E). Cette proposition ne perd pas de vue la stratégie de la fragilité, mais la corrige. Plutôt que de supposer que l’événement lui-même est fragile – ce qui irait à l’encontre d’une grande partie de notre discours ordinaire – nous adoptons à la place une proposition fragile faite sur mesure, à propos de cet événement et de son temps. La négation de cette proposition fragile est le conséquent de notre contrefactuel causal. Nous avons alors la réponse correcte aux cas ordinaires de préemption tardive. Le lancer de Suzy hâte l’éclatement, celui de Billy ne le fait pas. Donc le lancer de Suzy cause l’éclatement, pas celui de Billy.
Si nous nous étions arrêté là, nous serions en train de construire dans notre analyse une asymétrie entre des accélérateurs et des retardateurs. Nous dirions qu’un événement sans lequel le même effet se serait produit plus tard est une cause, tandis qu’un événement sans lequel le même effet se serait produit plus tôt n’en est pas une. Pour cette raison, parmi d’autres, nous ne devrions pas nous arrêter là. Nous devrions admettre des retardateurs en tant que causes, même lorsque l’évènement différé est le même événement précis que celui qui se serait produit plus tôt sans cela – ou à tout le moins, afin de reconnaître notre indécision sur ces questions,  lorsqu’il n’est pas clairement pas le même événement.
Nous montrons souvent de l’ambivalence envers les retardateurs. Peut-être est-ce parce qu’un retardateur fonctionne souvent avec un double empêchement. Il cause une version plus tardive de l’événement en empêchant une version plus précoce, laquelle, si elle s’était produite, aurait empêché la version plus tardive. Donc si nous demandons si le retardateur a empêché l’événement ou l’a causé, et que nous négligeons la possibilité qu’il puisse avoir fait les deux, nous devons dire « empêché » (voir Mackie 1992). Afin de restaurer l’asymétrie entre l’accélérateur et le retardateur, nous devons simplement remplacer les mots « ou se serait produit plus tard qu’au moment où il s’est actuellement produit » par « ou se serait produit à un temps différent du moment où il s’est actuellement produit ». Cette correction a ma préférence. (De même pour Paul). Mais je pense que nous devrions avancer encore. Qu’est-ce qui est si spécial à propos du temps ? Lorsque nous pensions que sans les causes effectives de sa mort, Ned Kelly aurait eu une mort différente, nous ne pensions pas seulement qu’il serait mort à un temps différent, mais aussi qu’il serait mort d’une autre manière. Selon la stratégie non corrigée de fragilité, qui suppose que les évènements ont des conditions d’occurrences très rigoureuses, une différence dans le temps ou dans la manière suffirait pour transformer l’effet en un événement numériquement différent. Et si, en imitant la correction de Paul, nous relocalisons la fragilité non pas dans l’événement lui-même, mais plutôt dans une proposition faite sur mesure pour cet événement, ce sera une proposition indiquant si, quand et comment se produit l’effet. Nous pouvons corriger notre analyse plus profondément afin que soit appelée la dépendance du si, quand, comment, envers la possibilité : sans C, E ne se serait pas produit du tout, ou bien se serait produit à un temps différent de celui auquel il s’est actuellement produit, ou bien se serait produit d’une manière différente de celle par laquelle il s’est actuellement produit. (Et nous pourrions redéfinir la causalité comme l’ancêtre de cette nouvelle sorte de dépendance.)
Cette formulation distingue toujours le cas où l’événement E s’est produit de celui où E ne s’est pas produit. La distinction n’a pas été faite pour compter, mais nous présupposons encore qu’il y a une distinction. Si nous sommes aussi hésitants à propos de telles questions que je le pense, alors il vaudrait mieux éviter cette présupposition.
Disons qu’une altération de l’événement E soit ou bien une version très fragile de E ou encore un événement alternatif très fragile qui peut être similaire à E, mais qui est numériquement différent de E. Une altération de E est la version très fragile qui a une occurrence actuelle : l’altération inaltérée, pour ainsi dire. Le reste n’est pas actualisé. Si vous pensez que E est lui-même très fragile, vous penserez que toutes les altérations non actualisées sont des alternatives, numériquement différentes de E lui-même. Si vous pensez que E n’est pas fragile, vous penserez que toutes ses altérations sont des versions différentes d’un seul et même événement. Ou bien, vous pourriez penser que certaines sont des alternatives et que d’autres sont des versions. Ou bien vous pourriez refuser d’avoir une opinion sur un point ou un autre, et c’est cette règle qui a ma préférence. Nous pouvons alors réitérer notre analyse courante de la dépendance causale. Nous pouvons revenir à la dépendance contrefactuelle de type si-si, mais avec des altérations de l’effet mises à la place de l’événement lui-même : sans C, l’altération de E qui a eu une occurrence effective aurait pu ne pas avoir d’occurrence. Aussi hésitants que nous pouvons l’être à propos du degré de fragilité d’un événement lui-même, son altération actuelle est fragile par définition.
Nous disons alors que le lancer de Susy a causé l’éclatement de la bouteille et que le lancer non préemptif de Billy ne l’a pas fait parce que, sans le lancer de Susy, l’altération de l’éclatement qui s’est effectivement produite ne se serait pas produite, et une autre altération se serait produite à la place. Et ici, nous considérons non seulement le léger délai avant que la pierre de Billy n’arrive, mais aussi toute différence qui aurait pu se produire dans l’éclatement parce que la pierre de Billy diffère de celle de Susy par sa masse, sa forme, sa vitesse, sa rotation et son point de visée.


1.8 La causalité fallacieuse.

Nous nous sommes occupés d’une objection contre la stratégie de la fragilité : le fait qu’elle entre en conflit avec ce que nous pensons normalement à propos des conditions d’occurrence des évènements. Mais il y a une seconde objection, et elle s’applique aussi bien à la stratégie corrigée qu’à la stratégie dans sa forme originelle. De toutes sortes de choses non pertinentes que nous ne compterions ordinairement pas parmi les causes d’un effet, on peut s’attendre à ce qu’elles entrainent une légère différence au niveau du temps et de la manière dont se produit l’effet. J’ai donné un exemple une fois : si le poison ingéré pénètre dans la circulation sanguine plus lentement lorsqu’il se trouve dans un estomac rempli, alors la mort, conçue ici comme fragile, de la victime – Mieux vaudrait dire l’actuelle altération de la mort de la victime – dépend non seulement du poison, mais aussi de son dîner. Si nous tenons compte de différences plus faibles, presque tout ce qui précède un événement sera compté parmi ses causes. Par la loi de la gravitation universelle, une planète distante amène une infime différence dans la trajectoire de la pierre de Susy, faisant par là une différence dans l’éclatement de la bouteille. Donc en adoptant la stratégie de la fragilité, que ce soit dans sa forme corrigée ou non, nous ouvrons la porte à une pluie de causes fallacieuses.
Parmi les causes fallacieuses qui auraient du être estimées non pertinentes, se trouve la pierre de Billy, l’alternative non-préemptive. Pour une part, elle exerce aussi une infime force gravitationnelle sur la pierre de Susy. Nous voulions dire que (l’altération actuelle de) l’éclatement dépendait du lancer de Susy et non pas de celui de Billy, mais il apparaît que ce n’est pas totalement vrai.
Eh bien – ces différences faites par des causes fallacieuses sont négligeables, donc certainement sommes-nous autorisés à les négliger ? Exactement comme il est juste de dire qu’une boîte ne contient rien quand, à strictement parler, il ne s’y trouve qu’un peu de poussière. Donc, de manière similaire, sommes-nous dans notre bon droit linguistique lorsque nous disons que le lancer de Billy n’a fait aucune différence à l’éclatement lorsque, à strictement parler, ses effets gravitationnels ont produit une infime différence imperceptible. Et si pour une raison étrange, nous avons décidé de faire attention à ces différences négligeables, ne nous placerions-nous pas dans un contexte inhabituel où il serait correct, et non pas erroné, de compter toutes les choses produisant des différences négligeables comme des causes conjointes de l’effet ?
Cela serait une réponse suffisante, je pense, mais pour le fait que parfois la différence faite par une cause préemptive est aussi infime. Imaginons que le lancer de Susy précède celui de Billy seulement d’un très court instant ; et que les masses, formes, vitesses, rotations et points de visée des deux pierres diffèrent seulement très peu. Ainsi sans le lancer de Susy, nous pourrions avoir une différence égale, ou même moindre, que certaines des différences amenées par les causes que nous voulons écarter comme fallacieuses.
Mais même de la sorte, et même si la pierre de Billy amène une différence infime dans l’éclatement à travers ses effets gravitationnels sur la pierre de Susy, alors le lancer de Susy peut amener plus de différence dans l’effet que le lancer de Billy. L’altération qui se serait produite sans le lancer de Susy, bien que pas très différente de l’altération actuelle, peut différer de celle-ci, au regard du temps et de la manière, plus que l’altération qui se serait produite sans le lancer de Billy. Bien que la différence faite par Billy et celle faite par Susy puissent ensemble compter comme faibles selon des critères absolus, la différence amenée par Billy peut pourtant aussi être faible en comparaison de celle amenée par Susy. Ceci serait suffisant pour briser la symétrie entre Susy et Billy, et pour expliquer (account for) notre jugement disant que le lancer de Susy – non pas celui de Billy – cause l’éclatement. Nous parlons de l’asymétrie comme si cela était une affaire de tout-ou-rien, alors qu’il s’agit véritablement d’une grande différence de degré, mais un tel laxisme linguistique est certainement aussi commun qu’il est innocent.
Si, de l’autre côté, le lancer de Billy produit de quelque manière et, grosso modo, autant de différence dans l’effet que celui de Suzy, c’est une bonne raison pour juger qu’après tout, le lancer de Billy n’est pas une simple alternative non-préemptive. Il s’agit plutôt d’une cause conjointe de  l’éclatement. Donc dans ce cas aussi, nous avons la réponse correcte.



2  Deuxième conférence

2.1  Les altérations de la cause.

Comme nous hésitons tellement sur la distinction entre des altérations qui sont différentes versions du même événement exactement, et des altérations qui sont des évènements distincts mais similaires, nous devons nous assurer que cette distinction n’a aucun poids sur nos analyses. Jusqu’ici, nous avons suivi cette maxime de façon partiale. La distinction importe peu lorsqu’elle est appliquée à l’effet, mais elle est encore d’importance lorsqu’on l’applique à la cause. Ce que cela signifie de supposer contrefactuellement que C n’a pas d’occurrence, cela dépend de là où nous traçons la ligne entre l’absence totale d’occurrence de C et une occurrence de C différente dans le temps et dans la manière.
Ceci pose un problème. Quel est le chemin le plus proche vers l’actualité pour la non-occurrence de C ? – Pour C, cela consiste à être remplacé par un événement très similaire, un événement qui se trouve presque être C, mais qui ne l’est pas, et qui est à peine au-delà de la frontière qui sépare les versions de C lui-même de ses plus proches alternatives. Mais si on considère que C est honnêtement fragile, alors si C n’avait pas eu d’occurrence, et qu’à sa place un quasi-C en avait eu une, alors très probablement les effets de quasi-C auraient été presque les mêmes que les effets actuels de C. Donc notre contrefactuel ne signifiera pas ce que nous pensions qu’il signifiait, et il peut ne pas avoir la valeur de vérité que nous pensions qu’il avait. Lorsqu’on nous demandait de supposer contrefactuellement que C n’a pas d’occurrence, nous ne cherchions pas vraiment le monde possible le plus proche où les conditions d’occurrence de C ne sont pas complètement satisfaites. Nous imaginions plutôt que C est complètement et proprement retranché de l’histoire, ne laissant derrière lui aucune approximation de lui-même. Une correction reviendrait à réécrire notre analyse contrefactuelle ou à ajouter du vernis à son interprétation afin de rendre cela explicite (Lewis 1986b).
Mais il y a un autre remède. Nous pourrions nous intéresser à une palette d’altérations de C, et non pas juste à une seule. Du côté des effets, nous n’avons pas toujours besoin de dire lesquels sont des versions de C et lesquels, s’il s’en trouve, sont des alternatives à C. Ces altérations peuvent en inclure certaines d’où C est complètement retranché, mais nous n’avons pas besoin d’exiger cela. Elles peuvent en inclure certaines qui sont presque – mais pas tout à fait – C, mais il n’y a rien à dire sur une restriction aux altérations les plus proches possibles. Nous nous intéressons alors à la configuration (pattern) de la dépendance contrefactuelle des effets envers les altérations des causes. Là où C et E sont des évènements distincts, disons que C influence E ssi il y a une palette substantielle C1, C2, … d’altérations différentes pas-trop-éloignées de C (incluant l’altération actuelle de C) et s’il y a une palette E1, E, … d’altérations de E, dont certaines au moins différent entre elles de telle façon que si C1 s’était produit, E1 se serait produit, si C2 s’était produit, E2 se serait produit, et ainsi de suite. Ainsi, nous avons une configuration de la dépendance contrefactuelle du si, du quand et du comment envers le si, le quand et le comment. (Comme précédemment, la causalité est l’ancêtre : C cause E ssi il y a une chaine d’influence étalée allant de C à E.) Concevez l’influence de la manière suivante. D’abord, vous tombez par hasard sur une machine compliquée, et vous voulez savoir quels bouts sont connectés à quels autres. Vous remuez donc d’abord un de ces bouts,  puis le suivant, et vous observez à chaque fois quel autre se trouve remuer aussi. Ensuite, vous rencontrez un arrangement complexe d’évènements dans l’espace et le temps. Vous ne pouvez remuer un événement : il est comme il est, dans l’espace et le temps, vous ne pouvez rien faire devant cela. Mais si vous aviez un oracle pour vous dire quels contrefactuels sont vrais, vous pourriez, en un certain sens, « remuer » les évènements – il se trouve juste que vous avez plusieurs situations contrefactuelles au lieu de différentes localisations successives. Mais à nouveau, voir ce qui d’autre se trouve « remuer » lorsque vous « remuez » tel ou tel des évènements, vous dit lesquels sont causalement connectés entre eux.
Un processus capable de transmettre un caractère, dans le sens de Salmon et Reichenbach, est un bon exemple d’influence (Reichenbach 1928 sections 21 et 43 ; Salmon 1994). Nous avons une sorte de processus courant le long d’une trajectoire continue spatio-temporelle. Nous pouvons introduire un caractère dans le processus à l’une des étapes, et ce caractère persistera dans les étapes plus tardives. Ou plutôt – car il n’est pas pertinent qu’il y ait ou non actuellement quelque chose alentour pouvant introduire un caractère – si le processus était en quelque façon sujet à une telle introduction de caractère, ce dernier persisterait lors d’étapes ultérieures. C’est-à-dire, nous avons des configurations d’influence par lesquelles des altérations d’étapes ultérieures dépendent contrefactuellement d’altérations d’étapes antérieures. Le processus capable de transmettre un caractère pourrait être, par exemple, un flux d’énergie, de la matière, une quantité de mouvement ou une autre quantité conservée : si, à une étape, il y avait un petit peu plus ou un petit peu moins de cette quantité, il y en aurait de manière correspondante plus ou moins aux étapes ultérieures (Fair 1979 ; Dowe 1992).
Mais la transmission d’un caractère est seulement un cas spécial d’une configuration d’influence. En général, il n’est pas requis que les altérations de E ressemblent aux altérations de C qui sont connectées avec elles. Pas plus qu’il n’est requis que des altérations de C suffisamment similaires se connectent à des altérations similaires de E. Pas plus que nous n’avons besoin d’un processus le long d’une trajectoire spatio-temporelle continue ; nous pourrions avoir une influence de C sur E même s’il s’agissait de deux évènements séparés n’ayant pas de rapport entre eux. Et nous n’avons pas besoin d’une connexion de type « plusieurs – plusieurs » : la plus simple sorte de dépendance de type « que – selon que » (whether – whether), avec seulement deux altérations différentes de E, correspond toujours à une seule sorte de configuration d’influence. Rappelons-nous l’exemple de la causalité par double empêchement donné par Hall : l’abattage de l’avion intercepteur cause la destruction de la cible par le bombardier en empêchant l’abattage de celui-ci. L’abattage de l’avion intercepteur ne ressemble pas beaucoup à la destruction de la cible bombardée ; il n’y avait aucun processus continu reliant la cause et l’effet ; et les altérations de la cause auraient dans certains cas empêché l’effet, dans d’autres cas elles n’auraient pas fait cela, mais en aucune manière auraient-elles produit une différence (autre que négligeable) dans l’effet sans l’empêcher totalement.
L’influence admet des degrés de manière approximative et multidimensionnelle. Combien de différents Ci y a-t-il ici ? Quel est leur éloignement de l’actuelle altération de C et entre eux?  Comment les Ei diffèrent-ils les uns des autres : combien y en a-t-il de différents et lorsque deux d’entre eux diffèrent, quel est leur éloignement (en moyenne, ou maximal) ? De toute évidence, il y a de nombreuses manières par où quelque chose peut être plus une cause d’un effet que ne l’est autre chose, même si ce n’est pas une différence relevant du tout-ou-rien entre l’influence et l’absence d’influence.
Nous sommes maintenant dans une position plus adéquate qu’auparavant, pour dire que le lancer de pierre de Suzy est plus une cause, dans l’éclatement de la bouteille, que ne l’est celui de Billy. Même si les lancers se ressemblent tellement que mettre intégralement de côté le lancer de Suzy ferait peu de différence dans l’éclatement, il est toujours vrai que modifier le lancer de Suzy, tout en conservant inchangé celui de Billy, ferait beaucoup de différence dans l’éclatement, tandis que modifier le lancer de Billy tout en conservant inchangé celui de Suzy n’en ferait pas. Considérons une altération où la pierre de Suzy est plus lourde, ou bien qu’elle la lance un peu plus tôt, ou qu’elle vise le col de la bouteille plutôt que le corps de celle-ci. L’éclatement de la bouteille change de manière correspondante. Faisons juste les mêmes modifications dans le lancer non-préemptif de Billy, et l’éclatement est (à très peu prés) inchangé.
(Bien que le lancer de Billy n’influence pas l’éclatement, le fait qu’il ne lance pas avant le moment du lancer de Susy a une influence. c’est un exemple typique d’une cause retardatrice. Les médecins qui traitèrent les blessures de Ned Kelly, au cas où il eut truandé le bourreau en mourant prématurément, furent les complices du bourreau : des causes conjointes, à côté du juge et du bourreau, de la mort telle que la connut Ned. De la même façon, le non-lancer précoce de Billy et le lancer de Susy furent des causes conjointes de l’éclatement qui arriva effectivement.)
Grâce à cette dernière correction à l’analyse contrefactuelle, les cas de supplantation (trumping) sont traités aussi bien que les cas de préemption ordinaire. Le sergent et le major crient ensemble « Marche ! » et les soldats avancent. Si on altérait l’ordre du major tout en conservant inchangé celui du sergent, la réponse des soldats aurait été altérée de manière correspondante. Si le major avait dit « Abritez-vous !», ils se seraient mis à l’abri, s’il avait dit « Retraite ! », ils auraient battu en retraite, et ainsi de suite. De l’un autre côté, si on avait altéré l’ordre du sergent tout en conservant inchangé celui du major, cela n’aurait fait (à peu prés) aucune différence. Si nous considérons seulement la dépendance de type « que – selon que » (whether – whether) de la réponse des soldats envers les ordres effectifs des deux officiers, nous ratons précisément la sorte de dépendance contrefactuelle qui brise la symétrie entre les deux.
Il en va de même pour les deux sorciers. Si le premier sort du jour lancé par Merlin n’avait pas été celui du Prince changé en Crapaud, mais plutôt celui du Roi changé en Kangourou, la métamorphose de minuit aurait été altérée de façon correspondante. Tandis que si le sort non-préemptif de Morgana avait été, disons, celui de la Reine changée en Varan de Gould (en maintenant inchangé le premier sort de Merlin et en l’absence de tout sort jeté encore plus tôt), ce qui s’est passé à minuit aurait été exactement la même chose que ce qui s’est effectivement passé : le prince se serait changé en crapaud, et cela aurait été tout.
(Simon Keller a fait une objection. Supposons que les soldats ne soient pas parfaitement obéissants, et qu’ils sachent que le sergent est mieux placé que le major pour repérer le danger qui approche. Le sergent et le major crient tous deux en même temps « Retraite ! ». Les soldats infèrent de l’ordre du sergent qu’ils sont en danger et battent donc en retraite. L’ordre du sergent cause la retraite. Pourtant, si l’ordre du sergent avait été quoi que ce soit d’autre, ils n’auraient pas inféré la présence de danger, donc ils auraient obéi au major. – Réponse : les soldats pensent : « il s’agit d’un ces moments exceptionnels où il est mieux d’obéir au sergent ». Il y a une palette d’altérations de l’ordre du sergent, précisément la palette des altérations où cette pensée est conservée inchangée, pour laquelle nous aurions des altérations correspondantes de la réponse des soldats. Certainement, si l’ordre du sergent avait été différent, cette pensée n’aurait pas été là. Mais même lorsqu’il est vrai que si P, il ne serait pas advenu que Q, nous pouvons toujours entretenir la supposition contrefactuelle que P et Q. Et nous ne nous sommes pas restreints aux altérations qui sont les plus proches de l’actualité.)


2.2   La transitivité de la causalité.

La causalité, ai-je dit précédemment, est l’ancêtre de la dépendance causale. L’événement C cause l’événement E ssi il y a une chaine de dépendances allant de C à E. Cette partie de mon analyse est restée inchangée, même si ma définition de la dépendance causale a évolué de la simple dépendance de type « que – selon que » entre événements vers une configuration d’influence. Est-il toujours nécessaire de prendre l’ancêtre ? Ou bien est-ce que notre définition améliorée de la dépendance causale en tant que configuration d’influence nous autorise à simplement à identifier la causalité avec la dépendance ? –  Non. L’influence n’est pas invariablement transitive. Si nous voulons garantir le caractère invariablement transitif de la causalité, nous devons toujours prendre un ancêtre.
Vous pourriez penser que les intransitivités de l’influence pourraient naître d’intransitivités du conditionnel contrefactuel lui-même. Nous savons qu’il peut être vrai que si P, il serait le cas que Q, et qu’il peut aussi être vrai que si Q, il serait le cas que R, et pourtant qu’il soit faux que si P, il serait le cas que R (voir mon 1973b, pp. 32-33 ; voir Stalnaker 1968). Mais ceci n’est pas le problème. Bien que la transitivité contrefactuelle elle-même soit fallacieuse, une configuration d’inférences étroitement liées est valide : de la prémisse disant que si P, il serait le cas que Q, et de la prémisse disant que si P et Q à la fois, il serait le cas que R, il suit que si P, il serait le cas que R (Lewis 1973b, p.35). Disons que le contrefactuel allant de Ci à Di fasse partie d’une configuration d’influence de C sur D ; disons que le contrefactuel Di à Ei fasse partie d’une configuration d’influence de D sur E, alors il semblerait que s’il était le cas que Ci et Di à la fois, il serait le cas que Ei, et de même pour les autres contrefactuels qui constituent une configuration d’influence de C sur C.
Le vrai problème avec la transitivité est que la configuration d’influence n’a pas besoin de connecter toutes les altérations pas-trop-distantes de C avec les différentes altérations de D, ou toutes les altérations pas-trop-distantes de D avec les différentes altérations de E. La transitivité de l’influence peut échouer à cause d’une absence de correspondance (mistmatch) entre les deux configurations d’influence.





Figure b

Dans la figure b, je représente les trois configurations d’influence possibles de C sur E. La première est jolie et simple : elle connecte plusieurs altérations de C de façon biunivoque avec les altérations de E. Mais des configurations moins jolies vont encore satisfaire aux conditions requises. Disons que l’altération actuelle se trouve au centre, et imaginons que la distance du centre mesure en quelque manière la proximité avec l’actualité. (Il n’y a aucun besoin de rendre plus précise cette distinction entre l’intérieur et l’extérieur. Sa seule fonction est de rendre les cas plus faciles à représenter.) Nous pourrions avoir une configuration d’influence connectant les altérations externes de C avec différentes altérations de E selon un rapport biunivoque, mais qui y fasse converger d’une même façon toutes les altérations internes de C en un seul point (deuxième schéma). Ou bien, nous pourrions avoir une configuration qui connecte selon un rapport biunivoque les altérations internes de C avec différentes altérations de E, mais qui y fasse converger toutes les altérations externes d’une même façon en un seul point (troisième schéma).










Figure c

Supposons maintenant que C influence D via une configuration qui y fait converger (funnels) toutes les altérations internes en un seul point, tandis que D influence E par une configuration qui y fait converger toutes les altérations externes en un seul point (schéma de gauche de la fig. c), ou vice-versa (schéma central). Ou bien nous pourrions avoir un cas plus compliqué (schéma de droite). Dans chacun des cas, les deux configurations d’influence qui nous font passer de C à D à E n’ont pas de correspondance entre elles : les valeurs de la première configuration ne coïncident pas avec les arguments de la deuxième. Donc C influence D et D influence E, mais C n’influence pas E. Si nous voulons malgré tout dire que C cause E, nous devons prendre l’ancêtre et dire que la causalité dépasse l’influence directe.
Comment un tel cas pourrait-il arriver ? Voici un exemple fameux (donné par Frankfurt 1969), voir aussi Heinlein 1951). La neuroscientifique sait exactement quel comportement elle attend de Jones. Elle espère que laissé à lui-même, il va se comporter exactement comme elle veut qu’il le fasse. En examinant son cerveau, elle peut prédire ce qu’il va faire s’il est laissé à lui-même. Elle voit qu’il va faire ce qu’elle veut qu’il fasse, et donc elle ne fait rien de plus. Mais si au lieu de cela, elle avait vu qu’il allait s’écarter de la voie qu’elle désirait, elle aurait pris le contrôle. Elle aurait fait de lui une marionnette en manipulant directement son cerveau et son système nerveux, de façon à produire le comportement désiré. L’état initial du cerveau de Jones est une cause préemptive de son comportement, la neuroscientifique oisive est un renfort non-préemptif. La morale de l’histoire est que causalité préemptive et dépendance suffisent à attribuer la possession et la responsabilité des actions de quelqu’un.
Disons que C soit l’état initial du cerveau de Jones, disons que E soit le comportement désiré.  Considérons un moment venant après que la neuroscientifique a interprété l’état du cerveau de Jones, mais avant qu’elle en prenne le contrôle si l’interprétation de l’état du cerveau avait été différente. Disons que D est une combinaison de l’état du cerveau de Jones à ce moment et de la décision de la neuroscientifique de ne pas intervenir. C influence D. D influence E à son tour, car au moment de D, il n’est pas trop tard pour une intervention de la neuroscientifique. Nous avons donc une chaine d’influence en deux étapes de C sur D et de D sur E. Mais C n’influence pas E : une quelconque altération de l’état initial du cerveau de Jones aurait amené au même comportement au final, d’une façon ou d’une autre. 
L’altération actuelle de C est celle (supposons qu’elle soit unique) qui amène exactement au comportement désiré. L’altération actuelle de E consiste dans le comportement désiré ; les autres altérations de E consistent en différents comportements. L’altération actuelle de D est celle qui amène au comportement désiré et qui inclut la décision de non-intervention de la neuroscientifique. Les altérations « internes » de D sont celles qui n’auraient pas amené au comportement désiré, mais qui incluent la décision d’intervenir, d’une façon ou d’une autre, de la neuroscientifique. Les altérations « externes » de D sont celles qui n’auraient pas amené au comportement désiré, mais qui incluent toutefois la décision de non-intervention de la neuroscientifique. Ce sont les arguments de la configuration d’influence de D sur E, et sans eux, elle n’aurait pas été une configuration d’influence. Mais ils ne font pas partie des valeurs de la configuration de C sur D. La configuration d’influence de C sur D connecte l’altération actuelle de C avec l’altération actuelle de D, et toutes les autres altérations de C avec les altérations externes de D. La configuration d’influence de D sur E connecte toutes les altérations internes de D avec l’altération actuelle de E, et les altérations extérieures de D avec différentes altérations de E. En alimentant la deuxième configuration avec la première, nous avons une configuration connectant toutes les altérations de C avec l’altération actuelle de E. Ainsi les configurations indiquent une absence de correspondance à la manière représentée dans le schéma de droite de la figure c. La transitivité de l’influence échoue.
Ceci est un cas facile de préemption précoce – juste la sorte de cas auquel ma stratégie consistant à prendre l’ancêtre était originellement dédiée. Si nous avions tenté de faire sans l’ancêtre, et de faire face seulement avec l’influence, il serait resté non résolu – à condition que nous soutenions, comme nous le devons assurément, que, sans intervention du tout de la part de la neuroscientifique, l’état initial du cerveau de Jones est effectivement une cause de son comportement.

2.3  Défense de la transitivité

Certains diront qu’en rendant la causalité invariablement transitive, notre stratégie consistant à prendre l’ancêtre crée plus de problèmes qu’elle n’en résout. Elle entre en collision avec une horde de supposés contre-exemples à la transitivité de la causalité. Il m’incombe donc une obligation de traiter ces exemples.
Les supposés contre-exemples ont une structure commune, présentée dans ce qui suit. Imaginons un conflit entre Noir et Rouge. (Cela peut être un conflit entre des adversaires humains, ou entre des nations, ou entre des dieux luttant pour un résultat ou un autre, ou juste entre des forces de la nature amenant à un résultat versus celles amenant à un autre résultat.) Noir joue un coup qui, s’il n’était pas contré, ferait avancer sa cause. Rouge répond par une réplique qui lui donne la victoire. Le coup joué par Noir cause la réplique de Rouge, la réplique de Rouge causant sa victoire. Mais est-ce que le coup de Noir cause la victoire de Rouge ? Il semble parfois que non.
L’un des plus connus de ces contre-exemples à la mode Noir-Rouge a été proposé par Jonathan Bennett (1987). Le Feu de Forêt : disons que Black soit l’une de ces forces de la nature voulant que la forêt survive, et disons que Rouge soit l’une de ces forces voulant que la forêt brûle. Black protège la forêt du soleil de Mai en faisant pleuvoir pendant tout le mois d’Avril. Rouge assèche à nouveau la forêt avant que plus de soleil n’arrive. La forêt brûle en Juin. La pluie d’Avril a été la cause faisant qu’il y a, en Juin, une forêt non brûlée, ce qui ensuite causa le feu de Juin. Si la causalité est invariablement transitive, nous devons conclure que la pluie a causé le feu.
Deux exemples supplémentaires ont été proposés par Michael McDermott (1995a). Le Choc de C : Noir est l’ami de C, Rouge l’ennemi. C recevra un choc électrique ssi les deux interrupteurs sont positionnés de la même façon. Noir, voyant que l’interrupteur de Rouge est initialement positionné vers la gauche, positionne son interrupteur vers la droite. Rouge, voyant cela, répond en positionnant le sien vers la droite aussi. C reçoit un choc. Le positionnement de son interrupteur par Noir a causé le positionnement par Rouge du sien propre, ce qui a ensuite causé le choc de C. Donc la tentative de Noir pour protéger C a été contrecarrée. Si la causalité est invariablement transitive, la tentative ratée de Noir pour empêcher le choc est réellement parmi les causes de ce dernier.
La morsure du chien : Rouge veut causer une explosion, Noir (la nature) ne veut pas qu’il le fasse. Le coup joué par Noir : un chien mord l’index droit de Rouge qui est droitier. La réplique de Rouge : il utilise avec difficulté sa main gauche pour déclencher la bombe. La bombe explose. La morsure a causé le déclenchement de la bombe par l’index gauche de Rouge, ce qui ensuite causa l’explosion. Si la causalité est invariablement transitive, la morsure par le chien a été une cause de l’explosion.
Un autre exemple vient de Hartry Field (conférence non publiée). La bombe de l’autre côté de la porte :   Noir veut tuer Rouge, donc il pose une bombe de l’autre côté de sa porte. Rouge la trouve et éteint la mèche. Rouge survit. Placer la bombe a causé l’extinction de la mèche par Rouge, ce qui a ensuite causé sa survie. Si la causalité est invariablement transitive,  placer la bombe a été la cause de la survie de Rouge.
Deux exemples de plus viennent de Ned Hall (« Two concepts of causation »). La double dose mortelle : Noir met Billy en péril en lui donnant la moitié de la double dose mortelle le Lundi. Rouge réplique en retenant la seconde moitié le Mardi. Billy survit. La dose de Lundi a causé la rétention du Mardi, ce qui a ensuite causé la survie de Billy. Si la causalité est invariablement transitive, la dose de Lundi a été une cause de la survie de Billy.
Le réveil d’alarme : la sonnerie du réveil appelle le champion de Noir à la bataille, où il est massacré par les forces de Rouge. Sans lui, la cause de Noir est perdue. La sonnerie du réveil a causé le massacre du champion, ce qui a causé ainsi la victoire de Rouge. Si la causalité est invariablement transitive, l’alarme du réveil a été une cause de la victoire de Rouge.



                                                                         
 
Figure d

Le Réseau inerte (fig.d) : Rouge veut qu’un neurone F décharge, Noir ne le veut pas. Comme F est stimulé de manière extérieure, il va décharger à moins d’être inhibé en quelque manière. Noir fait la chose suivante : il fait en sorte que C décharge, lequel a une connexion stimulatoire avec D, qui a une connexion stimulatoire avec E, qui à son tour à une connexion inhibitrice avec F. La réplique de Rouge (anticipée) : fournir une autre connexion stimulatoire de C à B, qui à son tour a une connexion inhibitrice avec E. Ainsi, E ne décharge pas, F est désinhibé, et F décharge. Le réseau neuronal consistant en C, D, B et E est inerte, aussi loin que F est concerné, il n’y a aucun moyen qui pourrait avoir empêché F de décharger. Pourtant la décharge de C a causé celle de B, qui a causé la non-décharge de E, ce qui a causé la décharge de F. Si la causalité (incluant la causalité par double empêchement) est invariablement transitive, alors la décharge de C a été une cause de la décharge de F.
Mon dernier exemple est suggéré par une expression familière, « quoiqu’on fasse, on a toujours tort » : Noir veut faire ce que Dieu a ordonné, mais le Diable Rouge interfère de façon à tout saboter. Il n’y a aucune  justice : Dieu n’accepte pas les excuses. Donc Noir est damné. La tentative ratée d’obéissance pieuse de Noir a causé l’intervention du Diable, ce qui a causé la damnation de Noir. Si la causalité est invariablement transitive, la conduite pieuse de Noir a causé sa damnation. Dans tous ces cas, il y a deux chemins causaux que le monde pourrait suivre, amenant chacun à la victoire de Rouge. Les deux chemins ne convergent pas vraiment : la victoire peut arriver d’une façon ou d’une autre, elle peut arriver tôt ou tard, mais à la fin, c’est Rouge qui gagne. La tentative de réplique de Noir pour empêcher la victoire de Rouge n’est que la bifurcation amenant le monde sur un chemin plutôt que l’autre. Je suggère que cela signifie que dans chacun de ces cas, les actions de Noir causent effectivement  la victoire de rouge. La transitivité réussit.
Ceci est mon opinion réfléchie, mais j’admets avoir un sentiment ambivalent. Dans la mesure où je peux concevoir quelque inclination à accepter les contre-exemples, je pense que celle-ci a trois sources, chacune étant fourvoyante.
Premièrement. Dans beaucoup de ces cas, la victoire de Rouge se serait produite plus tôt, ou plus directement, sans l’action de Noir. Les actions de Noir empêchent la victoire de Rouge tout autant qu’elles la causent : elles causent une version tout en empêchant une autre. Si nous pensions avoir à choisir, nous inférerions à tort que puisqu’il s’agit d’un empêchement, il ne peut s’agir d’une cause. (Nous avons déjà remarqué cette ambivalence, généralement dans le cas des causes retardatrices.)
Deuxièmement. Les actions telles que celles de Noir amènent généralement à la victoire de Noir, non pas à celle de Rouge. Si nous mélangeons les questions portant sur ce qui amène généralement à quoi, avec celles portant sur ce qui a causé quoi, dans ce cas particulier, nous pourrions penser qu’il relève simplement du bon sens de dire que les actions de Noir font avancer la cause de Noir, pas celle de Rouge.
Troisièmement. Nous notons que les actions de Noir n’ont pas eu d’importance, Rouge aurait tout gagné aisément sans elles. L’effet ne dépend pas de la cause. L’idée que la causalité requiert une dépendance de type « que – selon que » (whether – whether) peut encore avoir quelque emprise sur nous. Mais si jamais vous acceptez la causalité préemptive, vous devez avoir appris à vous libérer d’une telle emprise. Pourquoi y céder maintenant ? Il est vrai que les actions de Noir n’ont pas eu d’importance. Mais c’est parce que le choix affronté par Noir (qu’il le sache ou non) portait sur l’une des manières par lesquelles sa défaite était causée ; dans chacun des cas sa défaite est causée.
En rejetant ces contrexemples et en acceptant que l’action de Noir soit une cause de la victoire de Rouge, je pense que je fais ce que font les historiens. Ils suivent des chaines causales, et sans plus de cérémonie, ils concluent que ce qui advient à la fin de la chaine a été causé par ce qui a précédé. S’ils ne le faisaient pas, ils ne pourraient pas dire grand-chose de la causalité historique, car sur des intervalles de durées variables, les contrefactuels deviennent si spéculatifs que pas grand-chose ne peut être connu sur la dépendance d’un événement quelconque envers ses ancêtres causaux. Il serait parfaitement ordinaire qu’un acte de Noir se retourne contre lui de façon désastreuse.
J’ai supposé jusqu’ici que les exemples de Noir et Rouge sont d’authentiques cas de test : nous avons véritablement un événement C causant un événement D qui cause ensuite un événement E. Mais à moins que les exemples soient formulés avec une grande attention – avec l’aide de quelque stipulation artificielle peut-être – il se peut que ce ne soit pas le cas. Il pourrait plutôt se trouver que C cause D1 et que D2 cause E, et que D1 et D2 soient différents, même si nous pouvons peut-être nous y référer via le même nom. S’il en va ainsi, alors l’exemple n’est pas un cas de test, et s’il apparaît que (contrairement à mon opinion) C ne cause pas E, ce n’est pas un problème pour la thèse disant que la causalité est invariablement transitive.
D1 et D2 pourraient par exemple être deux différents aspects du même événement : D-qua-événement-de-l’espèce-A et D-qua-événement-de-l’espèce-B (voir Paul, « Aspect Causa-tion »). Ou bien D1 et  D2 pourraient être considérés à travers des relativités différentes : D-plutôt-que-X et D-plutôt-que-Y (voir Maslen, « The Context-Dependance of Causation » ; Hitchcock 1996b). La relativité pourrait être tacitement remplacée par des indices contextuels, ou bien elle pourrait être explicite. Je pense que la proposition concernant les aspects et celle concernant les relativités ne différent pas beaucoup : l’aspect D-qua-événement-de-l’espèce-A revient à peu près au même que l’événement relativisé D-plutôt-qu’une-version-de-D-qui-n’est-pas-de-l’espèce-A. Je suggérerai que les aspects et les relativités sont similairement mieux compris comme des contraintes s’exerçant sur la gamme de altérations pertinentes.

2.4  La causalité par les absences.

Les altérations, ai-je dit, sont des évènements très fragiles. Cela n’était pas tout à fait correct : certaines d’entre elles sont des absences. Les absences peuvent être des causes, comme lorsque l’absence de nourriture cause la faim. Les absences peuvent être des effets, comme lorsque des vaccinations empêchent d’attraper une maladie. Et les absences peuvent être parmi les altérations non-actualisées d’une cause ou d’un effet se trouvant dans une configuration d’influence.
Les absences ne sont pas des évènements. Elles ne sont pas quoi que ce soit. Là où il y a une absence, il n’y a rien de pertinent. Les absences sont des entités factices. Mais la proposition disant qu’une absence a une occurrence n’est pas factice. C’est une proposition existentielle négative parfaitement correcte. Et c’est seulement au moyen de telles propositions – et uniquement par là – que les absences entrent dans des configurations de dépendance contrefactuelle.
Ainsi, il est sûr de dire de manière commune qu’il y a des entités telles que les absences, même si nous savons plus. S’il n’y a plus de bière dans le réfrigérateur, que la bière ait été remplacée par quelque chose d’autre – quelque chose appelé « une absence de bière » – est une fiction. Nous pouvons dire qu’il y a une absence de bière, certainement, et il fait partie de la fiction que cette proposition soit rendue vraie par l’existence de l’absence. Mais la vérité plate est plutôt que cette proposition est vraie parce que la proposition disant qu’il y a de la bière est fausse. Cela dit, j’insiste aussi sur le fait que la fiction est sans danger, et nous sommes dans notre bon droit linguistique en l’autorisant. En conséquence, je vais continuer à quantifier assomptivement sur les absences sans m’excuser.
(Devrions-nous alors conclure que lorsque nous disons que les absences sont des causes, ce sont vraiment des propositions existentielles négatives qui assurent le fait de causer ? – Non, dans d’autres cas nous distinguons entre la cause elle-même et la proposition vraie qui la décrit. Par exemple, nous différencions l’explosion de la proposition disant qu’une explosion s’est produite à tels lieux et temps. L’explosion a causé les dommages, la proposition est un être nécessaire, « abstrait » dans l’un des sens de ce terme ambigu de moult manières, et elle ne cause rien. A propos des absences, et aussi des aspects des événements, j’ai rencontré, plus qu’à l’occasion, les amis de la « causalité des faits » (fact causation), mais je refuse de concéder que les faits – les propositions vraies – soient littéralement des causes. J’ai donc à dire que lorsqu’une absence est une cause ou un effet, il n’y a, à strictement parler, rien qui soit une cause ou un effet. Parfois la causalité n’est pas une relation (voir mon « Void and object »). Mais souvent, lorsqu’un événement authentique en cause un autre, il y a des relata, et une relation causale qui se trouve entre eux.  Donc si nous ignorons tous les jugements causaux à l’exception de ceux qui sont formés par l’adjonction d’un « parce que » entre les clauses exprimant les propositions, nous oublions une partie de notre sujet.)
Une raison pour une aversion envers la causalité des absences est que s’il y en a simplement une seule, alors il y en a un grand nombre – beaucoup plus que la quantité que nous voudrions mentionner. A ce moment précis, nous restons en vie grâce à l’absence de gaz neurotoxique dans l’air que nous respirons. L’ennemi de la causalité des absences nous doit une explication de la raison pour laquelle nous affirmons parfois qu’une absence a causé quelque chose. L’ami de la causalité des absences nous doit une explication de la raison pour laquelle nous refusons parfois de dire qu’une absence a causé quelque chose, même lorsque nous disposons précisément de la bonne configuration de dépendance. Je pense que l’ami des absences est plus à même de payer son dû que ne l’est l’ennemi des absences. Il y a toujours tellement de raisons faisant qu’il pourrait être inapproprié de dire quelque chose de vrai. Cela peut ne pas être pertinent pour la conversation, cela peut conduire à une fausse piste, cela peut être déjà connu par tous ceux qui sont concernés, et ainsi de suite (Grice 1975).
Bien sûr, de telles raisons pour refuser de dire ce qui est vrai, ne sont pas limitées à la causalité des absences. « Une analyse contrefactuelle de la causalité ? – mais oui, pardi, ma naissance est une cause de ma mort ! » disait le railleur.  Sa naissance est en effet une cause de sa mort, mais il est compréhensible que nous voulions rarement dire cela. La dépendance contrefactuelle de sa mort envers sa naissance est juste trop évidente pour qu’il vaille la peine de la mentionner.
(Dans le cas où vous seriez tentés d’être d’accord avec le railleur, considérez cette comparaison des cas. Dans l’actualité, il n’y a pas de dieux, ou en tout cas aucun qui se soucie des vies de simples mortels. Vous naissez, et après quelque temps vous mourrez. Dans des cas de comparaison non actualisés, les dieux prennent un intérêt enthousiaste aux affaires humaines. Il a été prédit que l’événement de votre mort, s’il se produit, aura en quelque façon un impact momentané dans l’équilibre céleste du pouvoir. Cela fera avancer la cause d’Hermès, ce sera une catastrophe pour Apollon. Ce dernier va donc ordonner à un de ses sous-fifres, bien avant le moment en question, de faire en sorte qu’un tel événement désastreux n’arrive jamais. Le sous-fifre n’est pas certain que changer seulement le moment et votre manière de mourir suffira à empêcher la catastrophe, et il décide donc d’empêcher totalement votre mort, en empêchant votre naissance. Mais le sous-fifre cochonne le travail : vous naissez, vous mourrez et tout est aussi catastrophique que prédit pour Apollon. Lorsque le malchanceux sous-fifre doit comparaitre pour accusation de négligence, il serait surement tout à fait approprié pour Apollon de se plaindre que votre naissance a causé votre mort. Et s’il est approprié de le dire, supposément cela doit être vrai. Mais nous pouvons maintenant supposer que, comme vont les affaires terrestres, l’actualité et notre cas non actualisé sont similaires en tout point. Après tout, le sous-fifre n’est pas parvenu à faire quoi que ce soit. Nous pouvons aussi supposer que, comme vont les affaires terrestres, les deux cas sont soumis exactement aux mêmes lois de la nature. Donc, si vous êtes d’accord avec le railleur disant que votre naissance n’a pas causé votre mort dans l’actualité, vous devez penser que d’infimes différences célestes peuvent faire une différence dans ce qui cause quoi ici-bas ! Ceci est difficile à croire. Assurément, nous avons écarté plus tôt la thèse du caractère intrinsèque de la causalité, en tant que généralisation précipitée. Mais ici, tout ce dont nous avons besoin est que les relations causales terrestres surviennent sur le caractère intrinsèque et nomologique de toutes les choses terrestres.)
Comme je l’ai mentionné plus tôt, Jaegwon Kim a attiré notre attention sur de nombreux cas de dépendance contrefactuelle non causale. J’ai dit en réponse que la dépendance contrefactuelle est causale lorsqu’il s’agit d’une dépendance entre des évènements entièrement distincts, qui ne sont ni identiques ni en chevauchement, et que ces évènements (ou à tout le moins, parmi eux, ceux qui sont des relata causaux) doivent de manière prédominante être intrinsèques (Voir Kim 1973b et mon 1986d). Que Xanthippe devienne veuve, cela consiste en la possession particulière par elle d’une propriété extrinsèque, ce n’est donc aucunement un événement (ou en tout cas ce n’est pas un relatum causal), à moins que cela soit  considéré comme identique à l’évènement de la mort de Socrate, plutôt que comme distinct.
Lorsque que nous disons que les absences aussi bien que les événements peuvent être des causes et des effets, est-ce que le problème de Kim réapparait ? Je ne le crois pas. D’abord, il est difficile de dire comment une absence pourrait essentiellement être une possession d’une propriété extrinsèque. Deuxièmement, il est sûr de dire que les absences et les authentiques événements sont toujours distincts entre eux. Et troisièmement, nous pouvons spécifier quand deux absences sont distinctes l’une de l’autre : lorsque, précisément, les propositions existentielles négatives correspondantes sont logiquement indépendantes.
Il n’y pas de sens à ce que deux absences distinctes diffèrent légèrement dans le détail. Lorsque nous avons une absence, il n’y a rien (de pertinent) du tout, et c’est tout. Donc lorsqu’une absence est causée, nous attendrions une configuration d’influence manifestant une convergence à un degré inhabituel. Nous pouvons imaginer un appareil  fonctionnant d’une manière extraordinairement précise en tout-ou-rien, ou bien un neuroscientifique, ou bien quelque autre être merveilleux capable d’exercer un contrôle extraordinairement précis et complet, ou nous pouvons simplement imaginer un cas parfaitement ordinaire d’empêchement. Si nous suivons donc ce qui, avec la convergence, vient de la présence d’un renfort non-préemptif, nous pourrions bien aboutir à une absence de correspondance (mismatch) entre configurations d’influence, où la transitivité de l’influence échoue. Rien d’étonnant donc à ce que des cas d’empêchement préemptif – la causalité préemptive d’une absence – et le double empêchement préemptif soient apparus avec les exemples de Noir et de Rouge dans le débat sur la transitivité de la causalité.  Je répète qu’au pire, nous avons la causalité sans l’influence directe. Je suis une chaine, je prends l’ancêtre, je dis que lorsqu’un empêcheur non-préemptif cause une absence qui, ensuite, cause un événement de plus ou une absence, alors l’empêcheur non-préemptif est une cause de cet événement supplémentaire ou de cette absence.
Une part de ce qui rend difficile l’empêchement préemptif, toutefois, est le doute à propos de la question de savoir si l’absence cause réellement quoi que ce soit. Voici un exemple, proposé par Michael MacDermott. Le défenseur attrape la balle, il cause son absence juste au delà de sa main. Mais un peu plus loin sur la trajectoire de la balle, il y a un mur – un mur épais, haut, large et robuste. Encore plus loin, toujours sur la trajectoire, il y a une fenêtre. Est-ce que le défenseur a causé l’absence de bris de la fenêtre ? Est-ce qu’il a alors été la cause de la persistance de la bonne humeur chez le propriétaire de la fenêtre ?
Nous sommes dans l’ambivalence ici. Nous pouvons penser : oui –  le défenseur et le mur entre lui et la fenêtre ont empêché la fenêtre d’être brisée, mais le mur n’a rien à voir dans tout cela, car la balle ne l’a jamais atteint, donc cela doit revenir au défenseur. Ou bien nous pouvons penser à la place : non – le mur a gardé la fenêtre en l’état sans que cela ait à voir avec ce que le défenseur a fait ou n’a pas fait.
Un traitement de ce cas doit respecter notre ambivalence. Plutôt que d’endosser le « oui » ou le « non », il doit montrer comment nous sommes dans notre bon droit linguistique en donnant chacune de ces réponses. L’indétermination de nos jugements naïfs est mieux expliquée en faisant appel à quelque indétermination de notre analyse. Nous sommes en position de faire cela.
Nous avons C, l’attrapage de la balle. Nous avons D, l’absence de la balle du lieu se trouvant juste au-delà de la main du défenseur. Nous avons E, l’absence de l’impact de la balle sur la fenêtre, ou le non-bris de la fenêtre, ou la persistance de la bonne humeur du propriétaire de la fenêtre. Certainement avons-nous une configuration d’influence de C sur D. Que nous ayons une influence de D sur E est plus douteux. Il y a des altérations de D où non seulement la balle est présente au-delà de la main du défenseur, mais où elle est aussi sur une trajectoire qui la fait passer au-delà du haut mur, puis redescendre, ou bien où elle se déplace avec suffisamment d’énergie pour traverser le mur, et ainsi de suite. Certaines de ces altérations de D auraient en effet conduit aux altérations de E. Mais s’agit-il d’altérations pertinentes, « pas-trop-éloignées » ? Nous pourrions être d’humeur propice à le penser, ou bien dans l’humeur contraire. S’il nous plait de penser qu’elles sont pertinentes, nous devrions conclure que D cause E et que par transitivité, C cause aussi E. Ceci est l’humeur dans laquelle nous nous trouvons lorsque nous sommes influencés par la pensée que  le défenseur et le mur entre lui et la fenêtre ont empêché que la fenêtre ne soit brisée. Tandis que si nous sommes dans l’humeur amenant à ne pas les concevoir comme pertinents, nous devrions conclure que ni D ni C ne causent E et, donc, que la question de la transitivité de C à D à E ne se pose pas.  C’est l’humeur dans laquelle nous sommes lorsque nous sommes influencés par la pensée que la fenêtre était préservée malgré tout. Mais quiconque disant que D cause E mais que C ne le fait pas, et concluant que la transitivité échoue, n’est pas fixé dans une humeur ou dans l’autre.
Le puzzle de l’ombre de Yale est similaire. Deux objets opaques se trouvent entre le soleil et le sol de telle façon que l’un d’eux, sans l’autre, projetterait exactement la même ombre. (Ils pourraient être plus de deux, il pourrait même aussi y avoir plusieurs tranches d’un même objet épais.) Celui qui se trouve le plus haut est illuminé et arrête la lumière du soleil, celui qui est le plus bas n’est pas illuminé. Est-ce que le plus haut projette une ombre au sol ? Nous pouvons penser : Oui –  entre le soleil et le sol, les deux projettent l’ombre, mais l’objet qui est le plus bas n’arrête aucune lumière, puisqu’aucune ne l’atteint, donc c’est l’objet supérieur qui accomplit cela. Ou bien nous pouvons penser : Non – grâce à l’objet se trouvant plus bas, le sol aurait été ombragé que le premier fût là ou non. A nouveau, notre ambivalence doit être respectée. Nous pouvons l’expliquer comme précédemment. Considérons l’absence de lumière juste au-delà de l’objet supérieur, certaines altérations improbables de cette absence auraient fait que la lumière aille jusqu’au second objet, ou autour de lui, mais nous pouvons être dans l’indécision sur la question de savoir si ces altérations sont trop éloignées de l’actualité pour être considérées.
Un autre exemple d’empêchement préemptif vient encore de Ned Hall. Le bombardier est protégé par deux chasseurs d’escorte, respectivement pilotés par Billy et Hillary. Lorsque l’ennemi intercepteur arrive, Billy l’abat, mais si Billy avait échoué en cela, Hillary aurait réussi. Dans chacun des cas, l’abattage de l’intercepteur a empêché que le bombardier ne soit abattu, ce qui, si cela s’était produit, aurait empêché le bombardement ultérieur de la cible (Hall, « Two concepts of causation »).  Ce que dit Hall à propos de ce cas va avec l’idée amenant à préférer dire que le défenseur a empêché que la fenêtre ne soit brisée, ou bien que c’est l’objet supérieur qui projette l’ombre au sol : « si l’action de Billy était une cause du bombardement … là où Hillary eût été absent, alors dans ce second cas aussi, lequel ajoute simplement une alternative ne jouant aucun rôle ». La conception de Hall peut se défendre, à condition qu’il soit d’humeur à ne pas ignorer ces altérations improbables où l’intercepteur réussit à échapper à la fois à Billy et à Hillary. Mais s’il en va ainsi, alors il est fourvoyant (bien que littéralement vrai) pour lui de nier, comme il le fait, que le bombardement dépend de l’action de Billy. Lorsqu’on ignore les altérations improbables, il est faux que sans l’action de Billy, le bombardement se serait produit tout de même ; ce qui est vrai est qu’il aurait pu se produire ou ne pas se produire. Dire qu’il se serait produit est également défendable – mais cela appelle une humeur différente, où ces altérations improbables sont ignorées.



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[1] « Causation as influence », In Collins, Hall and Paul, Causation and counterfactuals, the MIT press, 2004, pp. 75-107, avec des révisions minimes en regard de la première publication (The journal of philosophy, Avril 2000). Les notes ne sont pas traduites pour l’instant.

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