Recension de David Armstrong, Les Universaux : une introduction partisane, Les Editions
d’Ithaque, collection « Science et métaphysique », Paris, 2010.
Universals, an opinionated introduction,
est paru initialement en 1989 dans une édition courante à usage des étudiants.
Armstrong fera de même pour un autre usuel : The Mind-Body Problem, paru en 1999, lui aussi sous-titré An Opinionated Introduction (Focus
series, Westview Press). Le présent
ouvrage se distingue pourtant par sa réputation et pour sa postérité critique.
Bien que Armstrong ait d’abord été connu comme étant un partisan assez farouche
du « matérialisme » en philosophie de l’esprit, il est assez vite
devenu l’un des métaphysiciens les plus réputés de son époque. Le fait que
cette introduction soit opinionated
signifie simplement que Armstrong a entendu revenir sur une option forte
(récusant différentes formes de nominalisme) et « récidiver » en
quelque sorte, comme s’il devait en personne prendre la défense de sa théorie
qui n’est ni une version naïve, ni une version phénoménologique du réalisme.
Ce qui fait de Universals, dans cette version courte
(mais qui n’est pas destinée comme le second des usuels mentionnés ci-dessus à
l’usage des « instructeurs »), un exploit unanimement salué tient au
mode de présentation et à la façon de procéder. Le chef d’œuvre de David
Armstrong est incontestablement Universals
& Scientific Realism, paru en deux volumes : Nominalism and Realism (vol.1), et A Theory of Universals (Vol.2), en 1978, aux presses de
l’université de Cambridge (UK) ; aussi la modeste livraison de cette
« introduction » pourrait-elle n’apparaître que comme un succédané de
l’exposition de ces thèses. Il n’en est rien, pour divers motifs, nous le
verrons. Ayant accédé à une renommée internationale dès 1978, Armstrong a dû
faire face à un concert de réactions
hostiles, comme on parle d’un concert de klaxons, sa théorie visant le cœur
même des conceptions les plus consolidées tant à Oxford qu’à Harvard, où
dominaient le sémanticiens, les pragmatistes et les anti-réalistes de toutes
les obédiences. Ce petit ouvrage est donc d’abord un ensemble de réponses et de
clarifications, exposant la teneur de cours et de conférences délivrées
essentiellement aux USA dans la décennie qui précède : l’auteur, loin de
s’ « opiniâtrer », s’attache à envisager si les objections qui
lui sont faites et qu’il essaye d’ordonner résistent à l’examen. Les
répétitions et les simplifications indispensables ne l’em-barrassent pas, car
on sait que cette « topique » est la plus historique des questions
continentales en philosophie (la plus disputée et la moins facile à exposer,
sans tomber dans le travers herméneutique) ; la traduction (assurée par le
SEMa d’Aix en provence) a essayé de ne pas alléger le texte, comme de le
restituer dans sa verdeur tonique, autant qu’il a été possible.
Il faut ajouter que An Opinionated Introduction concède
beaucoup d’abord, en apparence, aux critiques faites à l’encontre de Universals & Scientific Realism.
Armstrong laisse finalement penser que le « nominalisme de la
ressemblance » et la théorie des « tropes » ne sont pas des
options du tout extravagantes. Elle fait même dire à Armstrong :
« les classes d’équivalence de tropes exactement ressemblants sont de très
intéressants substituts aux
universaux » (p.58).
Armstrong analyse dans
ce livre la notion même de naturalité et considère outre le cas de Stout, la
grande théorie de Russell sur les particuliers et la théorie des faisceaux
(ch.2 et 4). Mais surtout il retrouve dans l’héritage de l’enseignement qu’il a
dispensé ce que ses étudiants et ses thésards les plus doués (K. Campbell et F.
Jackson) avaient plus ou moins cherché à faire, comme pour tester la robustesse
de son point de vue. En 1990, paraît Abstract
Particulars, qui deviendra l’emblème de la contestation des universaux.
Loin de s’enferrer dans de fausses certitudes, Armstrong averti de ce
renouvellement, revient au point de départ et corrige sur de nombreux points
les assertions premières, inspiré par son ancien collègue Charlie Martin, et
stimulé par David Lewis, qui fut un ami personnel, et presque son challenger
des années durant. Armstrong admirait beaucoup Lewis, mais son plurivers le laissait pour ainsi dire
incrédule. Trop beau pour être vrai. Certains ont cru que le réalisme modal de
Lewis avait quelque chose qui rejetait les universaux dans une variante du
« fictionnalisme ». Cette tentation a été stigmatisée en parallèle
avec la dénomination d’un « réalisme modéré », une étiquette qu’on
colle à Armstrong et qui ne lui va pas très bien — c’est celle de Mertz en
vérité (elle tient à deux mots d’ordre : ne pas contredire au réalisme
scientifique ; adhérer à l’existence de propriétés à condition qu’elles
soient instanciées dans des particuliers). Ce qui est grosso modo vrai sans doute, mais ce point de vue reste beaucoup trop
court pour penser le réalisme scientifique de Armstrong. Le fictionnalisme
soutient que nous n’avons pas d’intuition des objets abstraits et que nous ne
disposons pas d’algorithme implémenté dans la conscience par la sélection
naturelle qui nous permettrait de le faire (voir le débat entre H. Putnam et H.
Field sur ce sujet). Or Armstrong n’a pas besoin directement de rejeter les
« objets abstraits », même si le nominalisme des classes les exclut
et considère que les propriétés ne sont que des abstractions de prédicats. La
place manque ici pour statuer sur les rapports dialectiques qui ont existé
entre les deux David. On peut se référer à Stephen Mumford, qui a donné une
bonne présentation de leurs différences (David
Armstrong, « Philosophy now », Acumen, 2007). Ce que pense
Armstrong est simplement que nous devons préférer une forme de naturalisme à
une divagation sur les possibles, même si l’on ne peut exclure que la
ressemblance soit conservée entre d’autres mondes possibles (celle-ci demeure
pour lui indéfectiblement une relation interne et un fait primitif intra-mondain). Ainsi les « états de choses
actuels » ne sont pas des possibles réifiés.
Les éléments de tel ou tel ensemble peuvent « causer une
différence », mais non pas l’ensemble par lui-même indépendamment de ses
membres.
La façon de procéder de
Armstrong dans ce livre-ci, mais aussi dans A
World of States of Affairs
(Cambridge UP, 1997), sur le mode du cours à l’américaine, est associée à une
technique d’encerclement ou de retour à l’évidence qui déniaise son lecteur et
le désarçonne, parce qu’on ne sort jamais du sujet, et que là où l’on aboutit,
de nouvelles difficultés se présentent. L’intérêt central est que de vives
questions métaphysiques (la naturalité, les essences, les dispositions, les
vérifacteurs, le nexus
d’instanciation sont toutes habilement posées et définies). Armstrong en
conclut que la réalité des universaux, c’est-à-dire celle des propriétés et des
relations entre elles « co-structurées », n’est pas
dispensable : chaque phrase en témoigne dans une parcimonie de vocabulaire
qui frise à la raideur, mais se réclame aussi d’une exigence conceptuelle et
argumentative. Chaque chapitre, peut-on dire, donne un tour de vis supplémentaire.
Sont éliminées progressivement deux opinions intellectuellement répréhensibles
selon Armstrong : les faisceaux d’universaux (avec les universaux
faussement conjonctifs) et l’identité par
ressemblance. Tout au contraire soutient Armstrong, nous avons besoin des
propriétés et de particuliers. Mais il
leur faut encore une structuration verticale et horizontale, puisque ces deux
structures métaphysiques minimales (être un répétable ; être un
particulier) semblent inconciliables pour l’esprit : ce qui nous ramène au
point de départ. Tout dépend du primitif que nous choisissons (par exemple si
nous choisissons la ressemblance : des propriétés se ressemblent ;
des particuliers se ressemblent). Et cette ressemblance peut être stricte ou
relâchée (partielle). Il ne suffit pas d’avoir des vis et un tournevis ;
il faut avoir le bon tournevis et des vis adaptées.
Quelques problèmes
terminologiques en résultent qui tiennent à l’hétérotypie des
« termes » mis en discussion, du moins lorsqu’ils servent à
exemplifier le propos. C’est le cas pour redness,
ou rednesses au pluriel, tantôt
« rouge », ou « rougeurs du rouge » (Ch. II), mais le texte
permet lui-même de démêler cette dualité inévitable des emplois, chaque fois
que nécessaire, sans ajouter de démonstratif perturbateur (« ce rouge-ci »).
La chose principale était de rendre le style d’Armstrong, à la fois rugueux et
sportif, subtil et tranchant, où rien n’est techniquement inutile. Une
métaphore a été ici laissée à part néanmoins, qui concerne la comparaison entre
les versions informes et plates de certains particuliers
(« amorphes ») et celles qui privilégient la superposition ou la
composition articulée des propriétés instanciées par eux. Les expressions comme
blob-theory et layercake-theory étant trop idiomatiques, selon l’aveu de l’auteur lui-même,
ne pouvaient être rendues dans notre langue. Ce ne sont que des méta-phores de
la structure.
Le style de pensée qui
caractérise Armstrong, cette absence de coquetterie dans l’écriture,
s’accordent avec un comportement peu commun. Né en 1926, Armstrong avait donc
la soixantaine lorsque ce livre est paru. Vingt ans plus tard, il n’a rien
perdu de sa pugnacité, et c’est pour faire apparaître qu’une pensée est bien
vivante dans son expression chaque fois qu’elle en dispute le sens au
fétichisme des mots, que nous avons donné à lire deux articles en annexe,
« Quatre disputes sur les propriétés » (2005), et «Les particuliers
ont leurs propriétés par nécessité» (2006), qui témoignent de la dernière évolution
spéculative d’Armstrong, marquée par d’autres infléchissements. L’auteur estime
que le livre, ainsi conçu, forme un titre nouveau, puisque trente ans d’écart
nous séparent maintenant des débuts de sa réflexion sur le sujet.
Formé initialement par
H. Price à Oxford (comme le rappelle le début du chapitre III), où il fut un
étudiant turbulent, Armstrong considérait qu’après Russell il n’y avait rien,
point à la ligne. Et
peut-être au XXe siècle est-il juste de penser qu’il y a eu plusieurs
« après Russell », mais aucune parade convaincante à lui opposer.
Price, qui s’offusquait quand on prononçait devant lui le nom de Wittgenstein,
l’orienta vers Berkeley. On peut dire que le réalisme perceptif de Armstrong a
d’abord été celui de Berkeley : ceteris
paribus (toutes choses égales d’ailleurs) parce que la science a évolué.
Ses premiers ouvrages consacrés à la perception, dès 1962, comme Bodily Sensations, l’ont incliné ensuite
d’avantage vers les positions qu’on dirait aujourd’hui
« fonctionnalistes » (et qui n’étaient pas alors obsolètes),
reflétant finalement la percée qu’opérait un petit groupe de penseurs
australiens à l’encontre de l’idéalisme linguistique. Le réalisme métaphysique d’Armstrong s’est greffé sur ce renversement
de point de vue qu’on prit d’abord pour hérétique puisqu’il se démarquait à la
fois du réductionnisme éliminativiste et de la métaphysique de la
signification. Mais ce réalisme était bien full-blooded.
Il s’est d’ailleurs consacré ensuite à l’étude rigoureuse des implications
épistémologiques que ce réalisme entraîne, en publiant What is a law of Nature ? (1983), A Combinatorial Theory of Possibility (1989), A World of States of Affairs (1997), et Truth and Truthmakers (2004). Rien n’eût été possible cependant
sans son étude sur les universaux, et Armstrong me confiait qu’il avait eu le
sentiment, pendant quelques semaines seulement, à cette époque – en 1978 –,
d’avoir « maîtrisé une question
au moins ». Il y a fort à parier qu’il demeurera malgré tout, et pour
longtemps, le premier des grands philosophes australasiens. Si on lit de nos
jours, d’un côté P. Butchvarov (Ressemblance
and Identity, Indiana UP, 1966) et de l’autre J.P. Moreland (Universals, McGill UP, 2001, qui reprend
les objections de G. Bergmann, mais tourne autour du pot), on comprend bien que
Armstrong a rompu la glace en cet endroit, comme seuls Russell et Stout avaient
pu le faire avant lui. Il ne reste que la position de Ramsey qui fasse
exception.
Un mot sur la
personnalité d’Armstrong. Armstrong descend d’avion en polo et avec son chapeau
indigène, après plus de vingt heures de vol : il n’a qu’un vieux sac à
main et pas de livres. Il refuse de prendre les ascenseurs ou les taxis,
discute avec le premier étudiant venu, déteste les exposés longs, les arguments
alambiqués, les positions où l’on chinoise sur le terme, les postures
sémanticistes et décadentes. Il ne dégage pas de sympathie ; sa haute
taille fait peur et ses propos conservateurs lui ont valu de vives répliques.
Il m’a dit pourtant s’être lourdement trompé deux fois : de n’avoir pas vu
que la question environnementale aurait dû alerter d’abord les Australiens ; de n’avoir pas prévu que le
renversement du système soviétique introniserait la Mafia dans les fonctions du
pouvoir. Son conservatisme n’est donc pas celui qu’on croit. A la question de
savoir ce qu’il y a à retenir de la France : « Pasteur » me
dit-il, « il restera le seul nom de renommée pluriséculaire ». Comme
si, en effet, l’arbitrage de la science devait rester le seul critère permettant
de juger ce qui est métaphysiquement envisageable. La lecture d’Armstrong est
une leçon de vie par la rigueur péremptoire du train de ses pensées et la
pénétration sérieuse qu’elle exige : elle se limite justement au moins qu’on puisse dire quand on
s’occupe de savoir de quoi est fait ce monde, celui que nous percevons et sur
lequel s’exerce notre investigation.
Jean-Maurice Monnoyer