Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

mercredi 18 septembre 2019

Traduction de C.B. Martin : "Substance substantiated" (1980), par Bruno Langlet




La substance consolidée[1]


C. B. Martin    



Gilbert Ryle grommela un jour : « Ah Oui, Locke – un treize sur vingt (a two-two) ». Il venait juste de lui accorder l’équivalent oxfordien d’un « B-Moins » d’Amérique du Nord. Il est certain que Locke ne suivait pas la règle – avoir peu d’idées, plutôt pauvres, et les présenter de façon élégante. Comme il le reconnut lui-même, il n’était pas très « bon pour ce qui touche à l’expression ». Il est toutefois probable que Locke survivra à cette évaluation, puisqu’il a survécu à la lecture qu’on a faite de lui cinquante ans durant, à Oxford et ailleurs, à partir de cet abrégé d’assassin – l’édition Pringle-Pattison de l’Essai.
Peut-être que Locke était à son plus haut niveau d’inélégance dans sa discussion des substrata. Elle était parfois verbeuse, parfois surcompressée et furieusement mal organisée. Toutefois les arguments sont puissants et méritent d’être examinés et développés. Ici comme ailleurs, Locke fait montre de cette qualité des meilleurs des enseignants – être capable de donner à d’autres personnes des idées dont toutes ne sont pas les siennes. Ceci sera manifeste dans ce qui ce qui suit, où je tente de moderniser et de développer la conception lockéenne de la substance pour les besoins de notre époque.
Locke utilise parfois le mot « substance » pour signifier « objet ». (« Les idées peuvent être des êtres réels, mais pas des substances, car le mouvement est un être réel, bien que ce ne soit pas une substance » - paragraphe 17 des Remarks Upon Some of Mr Norris’s Books.) Les propriétés, les modes et les relations, par exemple, seraient quelque chose à propos des substances et des objets, sans être elles-mêmes des substances ou des objets. J’appellerai cet usage celui du « petit ‘s’». Locke utilise parfois aussi le mot « substance » pour signifier « substratum ». Il signale occasionnellement la différence en faisant usage des expressions « substance individuelle » et « substance générale » ou même « substance abstraite ». De la manière la plus typique, Locke laisse au lecteur le soin de faire la différence. Ceci a inévitablement conduit à des confusions inutiles dans les études sur Locke.
Je vais supposer dans cet article que par « substance », Locke n’entendait pas « essence réelle » ou « substratum », non seulement en raison des nombreux passages de l’Essai qui constituent des preuves claires de la différence, mais aussi parce que supposer qu’il entendait la même chose par ces expressions rendrait totalement absurde la défense qu’il fit, dans les lettres à Stillingfleet, de son traitement de la notion de substrata.
Dans l’interprétation de l’usage que fait Locke du terme « Substance » et que je vais explorer, cet usage peut être interverti avec le terme « substratum ». Ceci est très différent de l’usage qui signifie à peu près « ce qui peut subsister ou exister par soi ». Il s’agit en effet de l’opposé de l’usage du substratum, et de celui qui s’approche plus de ce que Locke entend par le terme « objet » – la signification cruciale de ceci deviendra manifeste plus loin dans l’article.
Un autre usage de « substance » serait équivalent au fait de s’exprimer en termes des propriétés les plus fondamentales, ou catégoriques, d’une chose. On appelle parfois cela une conception aristotélicienne de la substance, mais il est vrai que nombre de choses très différentes ont été nommées ainsi. En tout cas, ce n’est pas la même chose que la conception du substratum dont je vais discuter. Dans la théorie de Locke, en effet, les propriétés catégoriques vont être tout autant en attente d’un porteur dépourvu de propriétés, et être tout aussi résistantes à la « mise en faisceau » humienne, que n’importe quelles autres propriétés.
Un dernier mot de précaution, dont il faudra se souvenir le long de l’article, est que l’explication de « substratum » en termes de « porteur de propriétés » est inadéquate. De manière évidente, nous attribuons des propriétés à des propriétés elles-mêmes, et donc cette explication ne fera pas la différence entre substrata et propriétés. Il y a besoin ici d’une restriction.
C’est sans aucun doute pourquoi Locke s’exprima lui-même avec tant de précautions dans les Lettres à Stillingfleet (p.242, 2) :

« Cependant, c’est le mieux que je puisse trouver jusqu’ici, que ce soit dans mes propres pensées, ou dans les livres des logiciens : car leur explication ou idée de ce que c’est, est  qu’il s’agit d’un ens ou d’une res per se subsistens, et substans accidentibus, ce qui, en effet, n’est rien dire de plus qu’une substance est un être ou une chose, ou, en résumé, quelque chose qui est ils ne savent quoi, dont ils n’ont pas d’idée plus claire que celle de quelque chose qui supporte les accidents, ou autres idées simples, ou modes, et qui n’est pas elle-même supportée comme l’est un mode ou un accident. »

La fin de la dernière phrase de la citation fournit la restriction nécessaire.
Cet article sera divisé en trois parties : (1) La critique que fait Locke de la notion de substrata, (2) la réponse de Locke aux critiques, (3) L’argument de Locke à propos du besoin de substrata, modernisé pour notre époque.



1.       La critique de Locke
a.        La première critique de Locke est que nous n’avons aucune idée claire ou positive de ce qu’est la substance. C’est un simple « je ne sais quoi » qui supporte des accidents.

« La substance et les accidents sont de peu d’usage en philosophie.
Ceux qui se sont immédiatement précipités vers la notion des accidents, comme vers une sorte d’être réel devant inhérer dans quelque chose requis à cette fin, ont été contraints d’inventer le mot substance pour assurer ce support. Si le pauvre philosophe indien (qui avait imaginé que la terre aussi avait besoin de quelque chose pour lui servir de support) avait pensé à ce mot de substance, il n’aurait pas eu le problème de trouver un éléphant pour la supporter, ni une tortue pour supporter cet éléphant ; le mot substance l’aurait fait immédiatement. Et qui que ce soit, demandant cela, aurait tenu la réponse du philosophe indien que la substance, sans que l’on sache ce qu’elle est, est ce qui soutient la terre, comme une réponse toute aussi bonne et suffisante que ce que nous tenons pour une bonne et suffisante doctrine, de la part des philosophes européens, que la substance, sans que l’on sache ce qu’elle est, est ce qui supporte les accidents. De la substance, nous n’avons donc pas d’idée de ce qu’elle est, mais seulement une idée obscure et confuse de ce qu’elle fait. » (Essai concernant l’entendement humain, II-XIII-19)

Ce mode d’argumentation contre les substrata est devenu une marchandise en stock en philosophie. Berkeley l’a employé contre la substance matérielle et a notoirement échoué à l’étendre à la substance mentale. Hume l’a utilisé contre les deux, appelant la substance une « chimère inintelligible ». C’est cet argument qui explique que Locke reconnait tellement à contre-cœur d’avoir besoin des substrata.
Locke soutient que tout ce que nous connaissons des choses, nous le connaissons en termes de leurs qualités. Ce qui n’est pas une qualité, mais qui est plutôt le porteur des qualités, est par conséquent inconnaissable –  « et ainsi, ici, tout comme dans les autres cas où nous utilisons des mots sans avoir d’idées claires et distinctes, nous parlons tels des enfants, qui, étant questionnés sur ce qu’est une chose qu’ils ne connaissent pas, donnent facilement cette réponse satisfaisante qu’elle est quelque chose, ce qui à son tour ne signifie rien de plus, qu’il s’agisse d’enfant ou d’hommes, qu’ils ne savent pas ce qu’elle est ; et qu’ils n’ont aucune idée distincte de la chose dont ils prétendent parler et qu’ils prétendent connaître ; et qu’ils sont parfaitement ignorants à son propos et dans l’obscurité »(Essai, II-XXIII-2).

b.       La deuxième critique de Locke est que nous n’avons aucun moyen de nombrer les espèces de substrata. Il n’y a aucun moyen de distinguer entre une seule ou plusieurs espèces. Ceci a moins souvent fait l’objet de plagiats que le premier argument :

« Et je désire que ceux qui accordent tant d’importance au son de ces trois syllabes, substance, considèrent si on peut l’appliquer, à la façon dont ils le font, en un sens identique au Dieu infini et incompréhensible, à l’esprit fini et au corps, et s’il renvoie à la même idée lorsque chacun de trois êtres si différents est appelé substance. S’il en est ainsi, il s’ensuivra donc que Dieu, les esprits, et le corps, convenant dans la même nature commune de substance, ne diffèrent pas autrement que par une modification, autrement fondée, de la matière commune, ce qui serait une doctrine très discordante. S’ils disent ceci :  ils l’appliquent à Dieu, l’esprit fini et la matière, selon trois significations différentes, et que ces syllabes renvoient à une idée lorsque Dieu est dit être une substance, à une autre lorsque l’esprit est appelé substance, et à une troisième lorsque le corps est ainsi nommé ; si le nom substance renvoie à trois idées distinctes, alors ils feraient bien de faire connaître celles-ci, ou au moins de leur donner trois noms différents, afin de prévenir, pour une notion si importante, la confusion et les erreurs qui vont naturellement suivre de l’usage relâché d’un terme si douteux, lequel terme, loin de pouvoir être suspecté d’avoir trois significations distinctes, en a difficilement une seule de claire, de distincte, dans l’usage ordinaire ; et s’ils peuvent donc donner de la substance trois idées, qu’est-ce qui fait obstacle à ce qu’un autre en donne une quatrième ? » (Essai, II-XIII-18)



2.       Réponses lockéennes aux critiques
a.        Peut-être que la grande importance, d’abord mise en avant par Locke, puis par ses critiques, des supposées obscurité et inconnaissabilité de la nature des substrata, repose sur une confusion.
Il est important de se souvenir que pour Locke, nos idées complexes ou générales sont « partielles ». Autrement dit, nous sélectionnons seulement certains traits « principaux ou caractéristiques », en laissant de côté nombre d’autres qui sont requis pour que quelque chose de l’espèce en question existe. Les traits principaux d’un cube sont caractérisés en termes de sa forme. Il importe peu de savoir de quoi est fait le cube qua cube, et nous ne mentionnons donc même pas qu’il doit être fait d’une chose ou d’une autre. Notre idée générale du substratum est aussi partielle. Et le trait « principal ou caractéristique » d’un substratum, qua substratum, est seulement sa propriété (la plus générale possible) d’être le porteur de propriétés. Ce n’est pas plus obscur ou inconnaissable que la notion abstraite de « propriété » elle-même, telle que Locke, au moins, était capable de la voir. Ces deux notions, très générales, sont admises ou rejetées ensemble. Comme l’avait aussi vu Locke, la notion de propriété, ainsi que les notions de modes et de propriétés spécifiques, sont toutes partielles d’un autre point de vue. À la différence des notions d’un cube, d’une pierre, d’une montre, d’un homme, d’un arbre, d’un morceau de bois, qui sont des idées partielles de substances (petit « s ») individuelles ou d’objets, les notions de substratum ou celle de propriété ou de modes spécifiques ou de propriétés telles que le mouvement ou la forme sont en effet partielles d’une autre manière. Elles ne sont pas des notions d’objets, mais de quelque chose à propos des objets. L’objet est le porteur de propriétés – de propriétés ainsi supportées. Le porteur de propriété n’est pas plus un objet, intrinsèquement, que ne l’est la forme dont il est le porteur.
Si nous devons critiquer la notion de substratum, nous devons prendre garde de ne pas poser les mauvaises questions. Je pense que ce sont celles-ci qui ont été traditionnellement posées.
Demander « quelles sont les propriétés de ce qui a toutes les propriétés qu’il a ? » ou demander « quelles sont les propriétés du porteur de propriétés qui sont autres que celles qu’il supporte ? », c’est poser les mauvaises questions – les questions les plus mauvaises, ici. 
Il peut être utile de passer par un dialogue, à ce stade.

David : Qu’est-ce qu’un substratum ?

John : C’est ce qui, à propos d’un objet, est le porteur des propriétés. Être un porteur de propriétés est ce qu’est un substratum qua substratum.

David : cet ainsi dit porteur de propriétés sonne comme un « je-ne-sais-quoi ». Certainement doit-il avoir des propriétés autres que seulement celle de porter les propriétés. Que sont-elles ? Et si vous ne pouvez pas répondre, n’êtes-vous pas seulement en train de supposer quelque chose de totalement obscur et inconnaissable, certainement une chimère inintelligible?

John : je réponds que qua substratum, nous devons seulement noter son trait caractéristique et principal le plus général d’être un porteur de propriétés. Bien sûr, rien ne peut exister comme objet qui possèderait seulement cette propriété. Si vous voulez que je dise quelles sont les propriétés autres que celle-ci et que supporte un substratum, je réponds, bien sûr, celles qu’il se trouve supporter. Dans un cas particulier, un substratum supportera par exemple les propriétés d’être carré, blanc, au goût salé, soluble dans l’eau, et d’autres en plus grand nombre que vous et moi pourrions mentionner. Les propriétés supportées requièrent seulement leur porteur, afin d’être l’objet lui-même. Le mystère n’est créé que par vos questions.

David : pourquoi aurait-on besoin d’un substratum, finalement ? Pourquoi l’objet n’est-il pas seulement un faisceau, ou une collection, de propriétés ?

John : vous n’avez jamais écouté ma réponse. Je ne vais pas l’exprimer de nouveau, sauf pour dire que vous traitez par erreur les propriétés comme si elles devaient par elles-mêmes être groupées comme autant de bâtons en un tas de bois. La forme et la taille et la solubilité dans l’aqua regia ne me semblent pas être des entités pour quelque sorte que ce soit de simple groupement, collection ou mise en faisceau. Vous parlez comme si la forme d’un objet était une partie de cet objet comme l’est sa moitié supérieure. Je pense que vous avez une idée incohérente des propriétés et que lorsque vous l’aurez rendue cohérente, vous verrez que les propriétés n’ont pas seulement besoin les unes des autres, mais aussi que toutes requièrent un porteur pour compléter la notion d’objet.

b.       Pour ce qui concerne le défi de devoir compter les espèces de substrata, la réponse est simple. Un substratum qua substratum est ce qui, à propos d’un objet, est le porteur des propriétés. C’est une idée partielle qui n’utilise que « le trait principal caractéristique » de supporter les propriétés, sans considérer ce que sont ces propriétés. Par conséquent, les substrata qua substrata ne se divisent aucunement en espèces, et ne peuvent pas le faire. Si un ensemble de propriétés est spécifié comme constituant une espèce et qu’elle est attribuée au substratum, le résultat est un objet d’une certaine espèce. Le substratum sera ce qui à propos de l’objet est le porteur des propriétés. Celles que le substratum supporte ne vont pas déterminer ce qu’est le substratum qua substratum, mais elles vont déterminer de quelle espèce est l’objet. L’objet qua objet est à la fois le porteur des propriétés et les propriétés supportées. Lui seul peut donc être de différentes espèces de substances (court « s ») réelles ou de choses individuelles. 



3.       Un argument lockéen en faveur du besoin de Substrata, modernisé pour les besoins de notre époque 

Un objet n’est pas seulement un groupe de propriétés, car les propriétés ne sont pas elles-mêmes des objets à regrouper. Un objet, ainsi, est dans l’attente, en tant qu’ingrédients, non seulement d’un ensemble de propriétés, mais aussi d’un porteur des propriétés quelconques qui sont supportées. La relation entre les substrata et les propriétés n’est pas comme les autres relations (et si le veut l’interprète, il peut utiliser un autre terme) car elle se tient entre les choses à propos des objets, ou les ingrédients des objets, et non pas entre les objets eux-mêmes.
Locke ne concevait pas les propriétés comme des espèces d’universaux abstraits, platoniciens. S’il en était autrement, Hume et lui auraient difficilement pu soulever le problème de savoir si un objet est seulement, ou non, un groupement de propriétés. Dans le sens lockéen de « forme », par exemple, nous pouvons compter le nombre de formes circulaires – une ici, une autre là-bas. Et lorsque Hume regroupait les propriétés en faisceau, la forme circulaire qu’il agrégeait ici n’était pas identique, numériquement, à la forme circulaire qu’il agrégeait là-bas.
Une taille ou forme particulières doivent être celles de quelque chose – d’un porteur de propriétés. Mais alors, évidemment, d’une certaine manière, une moitié supérieure doit aussi être celle de quelque chose. La différence est que la moitié supérieure est une partie d’un objet et n’est pas l’une de ses propriétés. Autrement dit, ce qui est désigné comme « la moitié supérieure » peut-être conçu, sous une autre description, comme un objet qui aurait pu exister sans avoir besoin d’être la moitié supérieure de quoi que ce soit, donc comme un objet existant par soi. Toutefois, ce que l’on désigne comme la « forme carrée » ne peut pas être conçu sous une autre description, comme un objet qui aurait pu exister sans avoir besoin d’être la forme carrée de quoi que ce soit, et comme étant un objet existant par soi. 
Si les propriétés ne sont pas conçues comme des parties d’un objet, et que l’objet n’est pas conçu comme une collection de propriétés, comme peuvent l’être ses parties, alors il doit y avoir quelque chose à propos de l’objet qui est le porteur des propriétés qui, sous toute description, doivent être supportées. Et ceci, à propos de l’objet, est le substratum.
Un objet ne peut pas être constitué par la collection de ses propriétés ou de ses qualités comme une foule est constituée par la collection de ses membres. Car toute propriété d’un objet a besoin, pour exister, d’être celle d’un objet. Les membres d’une foule, pour exister, n’ont pas besoin d’être des membres d’une foule.
C’est donc une erreur que de considérer le substratum d’un objet, ou les propriétés d’un objet, comme des parties d’un objet. Elles sont les choses non-objet qui sont à propos d’un objet. Et même les parties les plus raffinées de ces objets, les « corpuscules insensibles » de la physique, sont telles qu’on trouve, à leur propos, le porteur de propriétés ainsi que les propriétés supportées, tout comme pour les touts plus vastes et observables qu’elles pourraient constituer.

Dans son Examen de La Vison en Dieu du père Malebranche, Locke écrit :

« Il pense que l’extension nue est le corps, tandis que je pense que l’extension à elle seule ne fait pas le corps, au contraire de l’extension et de la solidité ; ainsi, lui ou moi, l’un de nous deux, a un savoir imparfait et faux des corps et de leurs propriétés. Car si les corps n’étaient que de l’extension, et rien d’autre, je ne pourrais concevoir comment ils peuvent se mouvoir et en frapper d’autres, ou ce qui peut faire des surfaces distinctes au sein d’une extension uniforme simple. Une chose étendue solide, voilà ce que je peux concevoir comme capable de mouvement. »


Nous pourrions étendre cette critique à l’idée que l’espace est le porteur des propriétés. Attribuer des propriétés à une zone d’espace est comme illuminer l’espace avec ces propriétés, car les lumières brillent au sein d’un signal électrique en créant un mouvement seulement apparent, non pas réel.
Il est clair que Locke aurait été encore plus perturbé par la suggestion plus moderne que les propriétés devraient être attribuées à une région d’espace-temps. Car, dans un tel cas, non seulement n’y aurait-il pas de mouvement réel, mais il n’y aurait de plus pas d’altération réelle ou de changement. Les propriétés seraient, pour ainsi dire, « figées » ou affranchies de toute altération, et toutes les implications dispositionnelles du changement devraient être analysées de nouveau. Il est toutefois douteux que ceci soit une entreprise cohérente. Ceci n’a certainement pas été réalisé. Cette théorie nous en rappelle une qui relèverait du phénoménalisme – avec trop de lettres de change, trop de science de seconde main, obstinément anti-intuitive. Et pourtant, elle pourrait être vraie. La vérité n’est parfois pas facile à croire.
Il est ironique de noter en passant combien cette région spatio-temporelle a la fonction d’un porteur de propriétés dépourvu de propriétés – un substratum ! Car il ne consiste pas simplement dans une collection de propriétés spatio-temporelles. Il est plutôt comme un non-objet, une non-propriété, ce-qui-porte-et-n’est-pas-porté tel le substratum lockéen lui-même.
Il y a un argument contre les substrata que Locke n’avait pas anticipé et qui mérite d’être rapidement pris en compte.
L’argument est que nous en venons à croire au besoin de substrata simplement parce que la forme sujet-prédicat de notre langage (et aussi, supposément, par le (x) de la quantification en logique) le suggère. Il est alors avancé que certaines langues (et aussi, supposément, certaines logiques) ne possèdent pas cette forme sujet-prédicat. Ainsi, la conclusion semble être que la notion, ainsi que le supposé besoin des substrata, sont seulement l’effet d’une forme linguistique locale, de clocher, qui les suggère.
Il est très difficile de voir la force de cet argument. Premièrement, la thèse selon laquelle certaines langues ne possèdent rien de comparable à la forme sujet-prédicat n’est pas le fait linguistique établi qu’elle prétend être. Toutefois, même si la thèse était vraie, l’argument ne peut aucunement être probant. Car, deuxièmement, si certaines langues suggèrent un substratum mais que d’autres ne le font pas, la question de savoir « lesquelles sont correctes ? » devrait toujours être soulevée. Par conséquent, l’argument en faveur des substrata, et contre les théories alternatives, devra être étudié.
Après avoir vu une part de ce qui est impliqué dans la conviction de Locke que les notions de substance et de propriétés sont « corrélatives » et « sont admises ou rejetées ensemble », il serait utile de suggérer un argument en faveur du besoin de propriétés.
Sans propriétés, les objets sont vides et les prédicats sont aveugles. De manière très simple, lorsque les énoncés
(A)   Le fruit de la passion est rond 
et
(B)   Le fuit de la passion est pourpre
sont vrais d’un seul et même objet, ce n’est pas l’objet simpliciter, holus bolus, qui rend vrai chaque énoncé. C’est plutôt, dans chaque cas, quelque chose en particulier (et différent) à propos de l’objet qui rend vrai chacun des énoncés. Les prédicats sont construits pour épingler cela.
Les propriétés sont requises afin d’exprimer la distinction entre propriétés intrinsèques et extrinsèques. Lorsque certains prédicats sont vrais, puis faux, d’un objet, celui-ci a connu un changement réel (de propriétés), quelque chose de réel lui est arrivé. Lorsque les autres prédicats sont vrais, puis faux d’un objet, il n’y a pas besoin qu’il ait connu le moindre changement réel.
La phrase « le dollar s’est dégradé[2] » est ambigüe. Si elle indique un changement de valeur, le prédicat qui était faux (« dégradé ») est devenu vrai à propos de l’objet dollar individuel aussi bien que de la monnaie collective. Mais ce changement n’est pas corrélé avec le moindre changement réel dans l’objet dollar. Si la phrase indique un changement dans la [constitutionphysique alors il y a eu un changement réel au sein de l’objet dollar. Le changement réel dans un objet est quelque chose de plus que le changement des prédicats qui en viennent à être vrais ou faux à propos d’un objet. Le Qu’en est-il de l’objet qui est différent (précisément, ses propriétés) est aussi requis. Elles viennent à être, et cessent d’être. Le pourpre du fruit de la passion (mais non pas le fruit de la passion) vient à être, et cesse d’être. Les propriétés qui viennent à être et qui cessent d’être sont physiquement localisées au sein des objets, et ne sont évidemment pas les universaux abstraits platoniciens.
La conception du substratum peut être présentée de la façon la plus claire et la moins déroutante en faisant usage du dispositif lockéen de « considération partielle ».
Lorsque nous pensons de la façon la plus générale possible à la façon d’attribuer des propriétés (chacune, et toutes)à un objet, peut-être un fruit de la passion, nous pensons à l’objet, ou nous le considérons partiellement, simplement qua porteur, dans ce rôle de porteur de ses propriétés n’étant pas lui-même supporté, sans le considérer en même temps dans les termes des propriétés actuelles qu’il supporte sans aucun doute.
Considérer partiellement un fruit de la passion, comme ce qui porte les propriétés qui sont les siennes, quelles qu’elles soient, c’est penser à ce fruit sous une description partielle, incomplète – en tant que porteur de propriétés. Ce n’est pas penser au fruit de la passion comme à un objet de l’espèce fruit de la passion, ni, bien évidemment, nier qu’il soit de cette espèce. C’est, plutôt, considérer le fruit de la passion comme un porteur de propriétés (sans se focaliser sur ce que sont ces propriétés) qui lui-même n’est pas supporté comme une propriété, ou un ensemble de propriétés, par quoi que ce soit d’autre. Le fruit de la passion, sous cette considération partielle et cette description incomplète, est effectivement la substance ou le substratum. Où donc est le péril ? 

Conclusion

C’est plutôt à bon droit qu’une position philosophique tire sa force des faiblesses des positions auxquelles elle est opposée, ou de la tendance qu’ont des positions apparemment opposées à se fondre en elle lorsqu’elles sont poussées dans leurs retranchements. Elle gagne aussi des forces de la faiblesse des arguments qu’on lui oppose. La conception lockéenne des substrata, que j’ai essayé de moderniser et de développer, semble avoir de la force sous tous ces aspects. Elle est de nouveau prête pour une discussion philosophique sérieuse.








[1]« Substance substantiated »,Australasian Journal of PhilosophyVolume 58, n°1, 1980


[2]Ndt : le texte anglais prenait pour exemple « the dollar has shrunk », qui exprime littéralement le rétrécissement physique d’un dollar mais aussi une dépréciation de la monnaie elle-même. Il n’y a pas d’équivalent proche de « rétrécir » en français permettant de conserver le double aspect de l’exemple, d’où notre choix de le modifier en utilisant l’expression « le dollar s’est dégradé », qui conserve le double aspect recherché par Martin et qui est conforme aux usages du Français pour désigner une modification physique et une modification du cours de la monnaie. Ceci implique une légère modification quelques lignes plus bas, où il ne peut plus être question de la « taille » physique (physical size) du dollar, mais de sa « constitution » physique que nous utilisons en guise de substitut. Écrire « le dollar s’est envolé » aurait convenu, mais cela exigeait plus de modifications du texte original.

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