Foucault et les normes du savoir
Pascal Engel, éliott, Paris, 2024, 21 euros, 286 p.
(Compte rendu actualisé mars 2025)
Jean-Maurice Monnoyer
Ce livre n’est pas complètement nouveau : il fait écho à plusieurs articles parus entre 1994 et 2018 (ici refondus avec une intéressante introduction et une conclusion) ; il est différent des deux derniers de ceux que nous connaissons, Les vices du savoir (2019), et Manuel rationaliste de survie (2020), qui ont paru l’un et l’autre chez l’éditeur Agone (Marseille), mais leur fait suite. Le sujet-Foucault est ici ramassé autour de la « question » des normes du savoir en plusieurs chapitres étonnamment concordants et s’impose par sa rigueur et sa façon d’entraîner le lecteur. Je dis la question, parce qu’aucune réponse positive (ou explicite) ne ressort de cette conception des normes chez Foucault, tandis que tout y est clair et sans détour dans la démonstration d’Engel. Une seule citation nous est donnée extraite de Le gouvernement de soi (2018) où le discours de vérité pour prétendre à se constituer devrait « faire valoir sa vérité comme une norme » (p.68). On comprend qu’avec cette prétention se déploie un « jeu de véridiction » : jeu dont Engel entend critiquer le tour de passe-passe consistant à prendre un ensemble de règles, de pratiques discursives, de conduites et de les traiter comme autant d’esquives ou de prétextes à contourner un thème plus fondamental, celui de la notion et du concept de vérité. Foucault, qui a posé l’identité chez lui centrale du savoir-pouvoir, affirme que cette notion et ce concept ne dépendent plus d’un sujet connaissant. Puis à l’inverse que cette véridiction se trouve finalement rapportée à une modalité « éthique » dans la seconde partie de son œuvre consacrée à la subjectivation. Pour les philologues, qu’elle ne corresponde pas avec une « connaissance de soi » dans l’histoire de la pensée hellénistique, est une évidence primaire : celle-ci ne prend son sens que chez les Stoïciens au IIe siècle. Revitalisée par Foucault, bien qu’en un sens tout différent,l’éthique de la vérité de soi, selon Engel, possède une radicalité affectant toute épistémologie bien comprise. Il s’en est déjà ouvert dans les Cahiers de l’Herne en 2011. Cette prétention à dire le vrai se doit, en effet, d’être examinée à l’aune de l’idée qu’une « croyance est correcte si elle est vraie et connaissable » : donnée la plus simple que le concept de vérité requiert. Le Manuel rationaliste de survie dans sa seconde partie (ch.7) fixait déjà un cadre suffisamment intransigeant en la matière.
Le livre n’est pas un réquisitoire pour autant. Cette démonstration fournit aussi, en dehors de son rapport à Foucault et en retrait de ses thèses parfois fulminantes, quelques éléments de définition rectificatifs et précieux (p.61, p. 240-242) sur lesquels je reviendrai ensuite. Dans son introduction, pour faire vite, disons que Engel reprend terme à terme, les concepts de « généalogie », d’« archéologie » des savoirs, de la « volonté de savoir », du « dire-vrai » – et notamment de la parrhèsia –, puis enfin celui de la « politique du vrai », qu’il conteste et remet à plat l’un après l’autre, quarante ans après la mort du philosophe. Déjà en 2016, Bouveresse avait donné avec son Nietzsche contre Foucault, une défense de la vérité dégagée de son sens extra-moral dans Le livre du philosophe(1873) : une vérité que Foucault avait de certaine façon électrisée et prolongée bien au-delà de son point de départ. Engel, cependant, ne persiste pas dans ce sens (savoir ce qui est nietzschéen chez Foucault) ; il présente plutôt une lecture rogatoire comme disent les juristes en demandant : qu’est-ce qu’on peut « tenir pour vrai » (wahrhaltig dans le langage de Nietzsche), sinon croire vrai, dans le discours de Foucault ?
Ce qui est particulièrement appréciable dans ce livre est le chapitre III, « L’histoire des savoirs sans le savoir », parce que, dans le cadre de la discipline historique et du genre d’épistémologie « sociale » où s’est risqué Foucault depuis l’Archéologie du savoir, c’est en effet toute la théorie de la connaissance qui est abandonnée par lui dans un geste emphatique d’évitement pleinement assumé. Le savoir est, pour lui, dissocié de la connaissance qu’on remplace par des « pratiques discursives ». En prenant les choses au sérieux comme le fait Engel, il y aurait bien dans ce programme une fausse analyse des conditions de possibilité de ce « néo-kantisme historique » : c’est une erreur de méthode (pp.154-173) ou un renversement des conditions dans leur rapport constructif à l’objet qu’elles conditionnent. Qu’il s’agisse de répression ou de sexualité, des formes de sincérité ou d’aveu, la postulation ne change pas : cela n’affecte pas le subject-matter de ces grandes compilations en tant que telles assez réussies où Foucault a excellé pour enchanter la non-vérité du discours « institué », dès lors que son épistémologie à lui ne s’appuie pas sur un fondement logique. Engel est revenu d’ailleurs sur l’héritage des néo-kantiens (Herbart, Lotze, Windelbrand, Rickert) dans son chapitre II, en défendant au contraire qu’il y a des « normes de la pensée ». On peut alors discerner clairement ce que Engel comprend de ces epistémai et de ces « régimes de vérité ». Il est difficile de statuer à cet égard et de conclure que Foucault alimente une veine « nihiliste ou hyper-critique » (p.158). Dans ces notes posthumes, il évoque en effet une « analyse nihiliste nominaliste historiciste » (sic) (p. 199), ce qui fait beaucoup, confessant son ambition et le genre d’analyse qu’il conduit. Par contre, il est certain que les pratiques discursives, qu’il met en scène dans sa propre écriture, relèvent avant tout chez lui d’un « style » avec ses grandes périodes ternaires héritées des grandes monographies allemandes. Engel perçoit justement ce « jeu » de la vérité avec ce qui est faussement « caché », nimbé de ce chatoiement où la vérité est caricaturée, assujettie, mimétisée, se trahissant exclusivement dans des rapports de pouvoir, de suggestion, de domination et d’après leur rapport compulsif avec le savoir médical contesté dans son application. Plus que la curiosité pour des études de cas strictement évocatoires (Damiens, Pierre Rivière, Herculine Barbin, l’auteur de My Secret Life) où sa rhétorique trouve ses héros dans l’horreur, la perversion et le crime – je ne tiens pas compte ici du sens technique de la curiosité – c’est plutôt ce qui demeure à mes yeux insidieux dans le style de Foucault, au-delà de ces études de cas, que Engel détecte avec précision dans les termes de ce discours. Le jeu de son écriture furieusement « anti-logique » le montre déjà dans L’Archéologie du savoir et L’ordre du discours où Foucault s’affronte au statut des énoncés : il les dépouille de leurs conditions de correction en vitupérant contre la « police de la pensée ». En sorte que la vérité n’a plus d’énonciation qu’on puisse garantir et ne consiste qu’en des applications dérivées, escamotant avec malice le definiens de la vérité (ce que Engel appelle la « substitution de rôle »). – En pareil cas, il s’agit plutôt de déchiffrer ce que « fait » ou ferait la vérité sur le sujet, lequel devient par là sans lien intrinsèque avec elle. S’ensuit dans la seconde partie de son œuvre, la réhabilitation du « souci de soi ». Sur ce point déterminé, Engel produit une exposition qui n’est pas moins radicale que celle que Foucault propose, puisque ces savoirs sont dits « assujettis » en un double sens. Pour l’A., la formulation même du « dire-vrai » ou de la véridiction est justement le fait d’un bouclage étrange, et nous trouvons utile et bienvenu qu’Engel nous dise pourquoi. Par exemple au chapitre 1, suite à son analyse didactique du lien du désir et de la vérité en trois temps (1/ le désir n’est pas désir de connaissance, 2/ la vérité est extérieure à ce que nous pouvons connaître, 3/ il nous faut donc passer par une volonté de vérité pour en prendre toute la mesure, pp.61-65), Engel résume ensuite le point discuté : « autant dire que le désir de vérité est essentiellement envisagé du point de vue du désir de vérité quant au désir et non pas du désir de vérité quant à la vérité » (p.80). Une sorte d’hétérotique étrange repose sur cette inversion de l’amour de la vérité, si l’on pouvait le dire ainsi du « désir de vérité quant au désir » qui n’est pas une posture cognitive. Ainsi, la fin du chapitre consacrée à la parrhèsia – où dire la vérité suppose, entre autres choses, de faire entendre chez autrui une vérité blessante qui s’impose à son allocutaire – Foucault épouse une casuistique des attitudes dans laquelle à l’évidence les notions de pragmatique et d’herméneutique (qui ont un statut scientifique réel) sont vidées de contenu. Engel en profite ici pour défendre une autre éthique intellectuelle, s’appuyant sur les concepts de croyance et d’assertion, qu’il reprend et redresse en de nombreux passages (dont pp. 94-95, pp.114-115), prenant à témoin la véracité au sens de Bernard Williams. Le but avoué de l’A. n’est aucunement moralisateur bien sûr : il est de défendre que les normes méritent leur autorité de leur indépendance d’avec la nature des faits et de par la nature propre de ces normes. Ce qui n’est plus alors le même problème, ou l’envers du problème, que pose Foucault.
Tout cela, qui n’est pas vraiment nouveau, valait d’être repris.
Dans son chapitre II, consacré à la « généalogie », Engel le développe et y insiste en fin de chapitre : passage important, récurrent dans son propos, qui concerne la relation censée exister entre les normes cognitives et les normes éthiques. Sans épouser une conception « éthique » des normes de la pensée dans la conception idéaliste néo-kantienne, après avoir fait un résumé des positions dé-psychologisantes de Husserl et de Frege et après avoir noté le différend Peirce-James, il oppose deux versions qu’on doit se garder de confondre : « l’une internaliste et antiréaliste, selon laquelle les normes sont des impératifs (éthiques ou cognitives), l’autre réaliste et externaliste, selon laquelle les normes sont fondées dans des vérités non-impératives » (p.143). Car si la norme de vérité n’est nullement prescriptive, si la vérité n’est pas de soi ou par elle-même normative, faudrait-il s’empêcher de penser, néanmoins, qu’elle ne contienne sa propre sanction et qu’il y ait un index sigillum veri ? – Paix à tous les défenseurs d’une sémantique a priorique je suis loin de mésestimer (je renverrai ici au livre ancien : New Essays on the A priori, de P. Boghossian et C. Peacocke, qui a paru en 2000). Admettons que le doute et l’erreur puissent être humainement justifiés comme le dit Ramsey. Cette réserve faite, une conceptioninternaliste serait celle du « vrai » en tant qu’il est ce qui est logiquement déduit dans les sciences théorétiques. Engel ne se situe pourtant pas ici dans le cadre d’une logique de la preuve, mais dans celui d’une logique de la connaissance. Or il est clair, il le laisse deviner ensuite à partir du chapitre III, que ce genre d’agonisme anthropologique qu’a étudié Foucault se voit retourné en faveur d’un autre statut social de la vérité. Engel ne cache pas qu’il s’adresse quant à lui à ses contemporains dans la profession. Je l’ai indiqué plus haut, soulignant la portée de son investigation critique en lien avec les Science studies et le practical turn. Il est judicieux que l’A. fournisse un inventaire des formes les plus versatiles du scepticisme et du relativisme ignorant toute démarcation entre science et pratiques. Son exposé à la différence des néo-foucaldiens (qu’on ne confond pas avec les exégètes de Foucault) vise à rétablir ce qui demeure pertinent dans ce débat : – comment ordonner ce dernier autour des deux notions d’objectivité et d’objectif epistémique déjà présentée dans les ch. I, II. Tout le passage menant à la page 187 a quelque chose de convaincant auquel adhère le lecteur, surtout là où Engel pointe chez ses contemporains la dérive des positions de méthode qui accompagnent la postérité de Foucault. En y regardant bien, cette « volonté de savoir » qu’il a voulu interroger est encore à l’œuvre dans les choix particularistes (les fameux « champs » du savoir) que l’auteur de La Norme du vrai (1989) et de Va savoir ! (2006) avait soigneusement délimités pour sa part en se concentrant sur ce que la logique seule assigne à l’analyse des énoncés et à leur justification.
Dans la même veine, les travaux de I. Hacking et L. Daston ne sortent pas indemnes de cette forme de dérive scientifique que P. Engel frappe de discrédit avec une rage enjouée : il les considère tout de même comme des « internalistes », mais à ses yeux toujours « relativistes » puisque ceux-ci se disent « historiens ». On a publié du premier le titre : Anthropologie philosophique et raison scientifique, Vrin (2023) qui n’est pas sans nuance néo-foucaldien. Je serais plus indulgent pour P. Galison qui a publié Quand finissent les expériences (La découverte, 2002), lequel je trouve en ce sens moins justiciable de la critique qui est dressée de ses attendus au sujet du gros livre titré Objectivité : un ouvrage luxuriant co-écrit avec L. Daston et préfacé par Bruno Latour (Les Presses du réel, 2012). Je comprends que le savoir-voir sous toutes ses coutures, chez Galison, paraisse trop fleuri pour être honnête. Mais le mérite de ce dernier dans le livre de 2002 – en insistant plutôt sur le rôle d’une raison instrumentale et « appareillée » –, consistait à mettre en lumière les apories des enquêtes de Popper et de Kuhn qui s’accordent mal avec la logique des « intérêts » que poursuivent les savants. L’ouvrage d’Habermas, Vérité et justification (Gallimard, 1999, pp. 215-217), s’il est un peu paternaliste comme d’habitude, reproche également au « contextualisme » d’avoir instruit la pseudo-validité de ce relativisme dominant.
Dans son chapitre IV, « Régimes de faussetés », l’A. s’en tient quant à lui aux raisons de croire en bataillant contre ces actes de discours qui les ignorent. Sans hésiter, en les excluant du domaine technique des « performatifs », Engel les récuse en bloc au bénéfice de la communication du vrai (au contraire de l’aveu, qui privatise ce que l’on sait savoir et que l’autre ne sait pas). Il développe son argument à partir d’une critique sévère de la parrhèsia et de ses rites « aléthurgiques » au § 3. Engel en profite pour mieux dénoncer ces « jeux avec la vérité » émancipés d’un certain « contrôle du savoir », concluant par une description quasi-générique de la « foutaise » (une anti-parrhèsia) qui en serait dérivée. Quoique cette consécution ne soit pas directe et puisse être contestée, elle est fort exactement stigmatisée dans la verve satirique de l’A., qui nous est familière. Je cite un passage qui mérite de l’être in extenso p. 202 : « Comment la parrhèsia pourrait-elle être une forme de franchise et de sincérité, s’il n’y a ni vérité objective, ni critère permettant de dire si quelqu’un ment ou est sincère ? Si la recherche de la vérité sur soi-même dans des procédures telles que la confession et l’aveu n’est qu’une technique de contrôle, que peut-elle bien contrôler si la sincérité et l’authenticité ne sont pas autre chose que les produits d’un système de coercition ? Il faudrait que la vérité ne soit qu’une croyance au vrai, et que seuls les maîtres de vérité sachent qu’elle n’existe pas, tandis que le commun des mortels y croirait. Il arrive à Foucault de laisser entendre que la vérité n’est qu’un leurre et une invention au service des puissants. Mais la position logique du nihiliste est simple : si les opprimés se réclamaient de la vérité, ils seraient eux-mêmes victimes d’une illusion, et s’ils doivent pouvoir se libérer, ce sera par d’autres voies que celles qui passent par la vérité et la connaissance. Il ne resterait alors, que le pouvoir nu, qui ne s’exerce qu’au nom de lui-même ».
Car le point à discuter dans l’œuvre monumentale du second Foucault demeure l’exposition de cette egophorie – réellement singulière en philosophie –, sur laquelle Engel est encore revenu dans un texte tout récent, mis en ligne : « La parrhèsia ambiguë de Michel Foucault », d’où j’extrais à nouveau cet autre passage :
« Si la parrhèsia est censée être un acte de langage, elle est avant tout une assertion. Or on ne peut affirmer ou dire-vrai sans qu’il y ait un contenu de ce qu’on dit. Mais ce contenu est-il vrai ou bien est-il simplement cru vrai par celui qui l’affirme ? De manière étonnante, Foucault nous explique qu’il est les deux : le parrhèsiaste se représente comme disant la vérité, comme croyant qu’elle est la vérité, et, de fait, comme disant la vérité. On doit donc en conclure qu’il sait que ce qu’il dit est vrai. Mais comment le sait-il ? S’il arrive à Foucault de soutenir que le parrhèsiaste parle au nom d’un savoir et d’admettre implicitement que la norme qui régit l’assertion qu’est la connaissance, il nous dit aussi que l’activité de transmettre la connaissance, celle du professeur par exemple, n’est pas de la parrhèsia. Celle-ci repose sur une autorité, mais celui qui est responsable du dire n’est pas tenu d’apporter la preuve de ce qu’il dit : il ne se réclame pas d’une évidence qu’on pourrait confronter à la réalité ou d’un contenu mental qui aurait les marques de la certitude – la vérité de la parrhèsia n’est pas celle, moderne, du sujet cartésien qui exige les critères du vrai. Quand il nous dit qu’elle est un franc-parler, Foucault insiste sur l’attitude de celui qui la porte, en laissant de côté le contenu et les marques de la vérité ainsi dite. Le dire de la parrhèsia porte sur la sincérité et l’authenticité de la personne qui porte le discours parrhèsiastique et non sur les propriétés cognitives de son dire. Il s’agit bien plus de mettre en pratique une pratique « aléthurgique » qu’une forme de connaissance. (…) (…)
L’éthique ancienne de Platon aux stoïciens et aux épicuriens comportait une canonique et une logique, une psychologie morale, une théorie des devoirs et des vertus, décrivant les liens entre les prescriptions et les valeurs, et les manières dont l’esprit est guidé par celles-ci, qui formait la base d’une connaissance morale. Chez Foucault, tout rapport à ce corpus de vérités a disparu, y compris la connaissance de soi. On est passé de la vérité à la vérité sur soi. Le sujet est l’objet d’une herméneutique, mais que peut-elle interpréter si ce ne sont que des pratiques et une hygiène de vie. »
Ce lien contrarié avec l’épistémologie de la science morale a bien sûr, aux jours d’aujourd’hui, une signification un peu différente à l’époque du Care et de ses avatars les plus divers. Dispensons-nous d’y insister.
J’ouvre une parenthèse à cet endroit. On pourrait être moins critique que ne l’est Engel à l’égard de Foucault, mais autrement plus sévère avec lui, au regard des sources qu’il accumule et de leur traitement. – En gros, est-ce seulement une vérité « ambiguë » que Foucault a défendue ? Si on ne peut ranger ce dernier dans la catégorie de vériphobes et des adeptes de la post-vérité (nous rappelle Engel), toutefois on peut avec un recul prospectif envisager de façon diverse ce qu’il a produit au-delà des mots et des choses, par son apport personnel, son engagement, ses interventions (collationnées dans le double volume Dits et Ecrits, 1954-1988). Le motif qui l’anime trahit la source des ambiguïtés de son approche qui se révèle en effet plus nettement dans la seconde partie de son œuvre. Très influencé par G. Bataille, il m’a toujours paru, en effet, que Foucault avait, malgré ses dires, une conception nouménale du pouvoir, comme on parle du caractère nouménal des choses obscènes à propos du Marquis de Sade. Je donne évidemment raison à Engel sur cet aspect même du « pouvoir nu » qui fascine toujours (voir la première citation ci-dessus). Mais en pratique, le fonds politique est chez lui habilement escamoté, ce qui ne fut sans doute pas le cas chez Bourdieu, ou pas exactement le cas. On sait aujourd’hui les rapports de force que la bêtise entretient dans l’ignominie de la falsification de l’information. Engel en parle sans anachronisme ; on ne peut pas évidemment reprocher à Foucault d’avoir sous-estimé cet aspect des choses qui n’était pas chez lui d’actualité quarante ans après. Mais la vérité factuelle est plus têtue et elle concerne aussi la position du chercheur et du documentariste à l’endroit du terrain : les documents qu’il dépouille et ceux qu’il peut exploiter.
Après sa grande période officielle, réfugié hors du monde à la bibliothèque du Saulchoir, Foucault se livre à une exploration érudite, et veut tester sur pièces (par exemple dans les Institutions de Cassien) l’expérience personnelle de la vérité dans le domaine théologique. Mais c’est en faisant peu d’écho d’une autre tradition des rapports corps/esprit dans l’antiquité tardive que je ne peux pas présenter ici
(disons brièvement qu’elle est tout opposée à la sienne). Foucault dans ce genre d’excavation plonge malheureusement selon moi dans une une sorte de rétroversion du problème qu’il reprend chez les Pères qui ont combattu « l’évangile de la vérité » gnostique. Selon cet évangile, il faudrait briser le magistère de la parole dans la confession par crainte de l’incarnation de l’esprit vengeur. Loin de ce genre de spéculation, Engel quant à lui va droit à l’encontre de ce jeu de véridiction dans sa version moderne – ; il se concentre sur une défense arcboutée à ce qui est assertable et communicable autrement que par quelque « appropriation » du vrai. Il n’est pas douteux que nombre d’assertions apparemment « authentiques » (privatives) ne sont pas des assertions authentiques. Engel dénoue cette équivoque que les augustiniens d’aujourd’hui continuent d’opposer à la logique franciscaine (le débat n’est pas clos). De même, le lien logique entre la critique « historique » et le criticisme des Lumières chez Foucault, est loin de nous être évident. Foucault a prétendu le contraire. Mais si l’on se place dans une perspective moyenne (au XXe siècle), c’est bien le vitalisme, le désir vital, inspiré chez Foucault des intuitions de Canguilhem qui travaille ses écrits (tout ce qui est bafoué, interdit, dénoncé, réprimé, qu’il s’agisse de pédophilie, de voyeurisme et de masturbation, prenant une si grande place dans ses Généalogies de la sexualité, Vrin, 2024). A son époque même, il lui demeure présent, mais en vent contraire, à partir de 1972 à peu près. Sans le formuler comme je le fais, la vie pulsionnelle se reconstruit contre l’époque qui change dans le retour même au « souci du soi ». Curieusement, la volonté de savoir serait même en ce cas, si cette extrapolation était admissible, brutalement détournée de son sens. Elle ne serait plus inquisitrice des effets de ce « dieu caché » du pouvoir, mais de nos jours ramenée à un investissement libidinal en faveur d’un pouvoir supposé hybride, alors qu’il est associé au désir de répression. Il en fut le prophète paradoxal et l’aléthurgie en est la source, dès lors qu’il nous faut « intérioriser » la présence maligne de ce dieu caché qui s’insurge dans la parole autorisée. On ne peut décrire l’un sans empiéter sur l’autre du fait qu’on le dénonce. Ce n’est pas seulement que la vie même soit niée dans sa vérité (une vérité dont personne ne doute), c’est plutôt – à concurrence de ce constat méticuleux qu’a donné Foucault soucieux de cataloguer toute dérive autoritaire –, comme si la « positivité du pouvoir » accomplissait désormais le projet de ce désir de vérité quant à la vérité du désir dont on a parlé plus tôt. Jacques Lacan le soutenait lui aussi dans nos jeunes années. Qu’on me permette de donner un témoignage personnel en deux mots. Je me souviens ainsi d’avoir vu dans l’appartement de Foucault un uniforme de CRS, accroché aux murs, son bouclier, sa matraque, exposés au format (un véritable uniforme au complet), dans une sorte de fascination obscène. Quand j’étais ado, j’avais suivi Foucault à Douai pour manifester contre les QHS (quartiers de haute sécurité) ; plus tard, je l’avais accompagné sous les coupoles de verre de l’ancienne B.N, où l’on a collationné des ouvrages sur l’hygiène de bébé ; j’avais aussi aimé son livre sur Raymond Roussel publié en 1963 qu’on réédita alors, – cette fois je ne le comprenais plus.
Revenons aux choses sérieuses. Depuis la parution des Œuvres de Foucault (2015) en Pleiade, il n’est pas de semaine que ne se multiplient (aux éditions du Seuil ou ailleurs) des publications de cours et de conférences qui renforcent le point de vue d’une privatisation de la vérité, et j’accorde à Engel que sa réaction est légitime. Elle n’est pas outragée plus que de mesure. Non pas que Foucault soit finalement, en rien, à l’origine de ces « lumières noires » qui hantent l’opinion, sans penser non plus que la post-vérité ait un avenir tout tracé. Mais il faut reconnaître que la « volonté de ne pas savoir » a pris le dessus (ici p. 226). En se tenant sur le plan conceptuel avec P. Engel, celui-ci observe qu’en décrivant tous ces « dispositifs », Foucault est bien externaliste (au mauvais sens) et que son « analytique du vrai » est fort peu analytiquedes « pratiques discursives » desquelles la pluralité nous paraît suspecte. Engel dispute contre le caractère controuvé de l’universel (tel que Foucault l’a décrit) ; il s’en prend justement à cette passion pour les singularités qui en dérive. Ce n’est pas contester le génie qui est le sien, le spectre de son compas, sa virtuosité pour échapper aux dichotomies faciles, sa pénétration hardie des admonestations funestes, ni sa grande force inquisitoriale.
Fermons la parenthèse. On peut résumer le point et à ce propos élargir l’objet de la discussion à ce que l’A. consent à nous dire dans son dernier chapitre, ce qu’il défend en propre.
P. Engel a beaucoup écrit sur la différence principielle de la croyance au vrai (presque irrationnelle), en tant que diamétralement opposée à la disposition cognitive à croire en une vérité factuelle, au sens anglais du believing. Il énonce les dix points de son credo (pp. 240-245), ne retenant que les deux premiers comme propices à la reconnaissance d’une vérité simplement énonçable, et d’ailleurs révisable. On peut revenir un instant là-dessus. Jadis (2006), Engel soutenait (là encore avec pertinence) que la dissociation de « croire seulement » et « savoir seulement » ne se soutient pas en rapport avec telle ou à telle culture et plus encore ici – relativement à notre sujet – à tel ou tel moment de l’histoire occidentale depuis 1750. Pour l’épistémologue enquêtant sur le statut de la vérité, la confirmation empirique de nos intuitions et la conception a prioriste sont certes inconciliables, mais cette opposition n'est pas fatale quoique leur confrontation directe n’aide pas à séparer une modalité épistémique, une modalité métaphysique ou même une modalité linguistique intéressant la vérité de ce que nous pouvons savoir, de ce qu’on pouvons dire.
Est-ce alors que nos intuitions épistémiques ne portent que sur des concepts ? Pascal Engel se détache de ce niveau d’exposition trop technique sans nier que nos connaissances empiriques dépendent (d’abord), pour en être telles, d’invariants très généraux et de principes, gouvernant :
a/ ce dont on peut témoigner, ce que l’on peut vérifier, d’un côté ;
b/ de l’autre, ce dont on peut faire une expérience cognitive proprement dite (et donc par un « véritisme » de méthode).
Si la véracité et la sincérité peuvent être crédibles à certains égards, pour Engel, la croyance reste une disposition conditionnelle ou une aptitude à réaliser qu’une connaissance peut être obtenue si l’on conserve un cadre « correspondantiste » qu’il avait déjà défendu dans la ré-édition de la Norme du vrai (1989) sous le titre : On Truth (Acumen), en 2002, en d’autres termes, selon une option déontique qui n’est pas ici développée : il doit y avoir des raisons (de penser et de croire au vrai) qui ne sont pas verbales, abstraites ou socialement fondées. Nous ne les produisons pas, nous les rendons effectives dans notre rapport au monde qui ne les produit pas non plus.
Engel n’est pas moralisateur, ai-je indiqué, mais c’est un moraliste exigeant. Il en donne la preuve dans ce livre-ci par la nature de son investigation et plus exactement par la requalification de la croyance : elle lui permet d’éviter toute embrouille théorique dans l’acception inconditionnelle de l’a priori. Par un autre aspect, ce livre n’aurait pas été écrit sans une réelle considération à l’égard des recherches en séries « divergentes » de Foucault ou pour sa prodigalité comme il l’indique dans les dernières pages. Nous vivons bien dans une société de contrôle ; nous sommes sous l’emprise du bio-pouvoir et dans la phase d’un capitalisme de surveillance « totalitarismique ». Engel, plus sobrement, rend ainsi indirectement hommage aux éditeurs de Foucault qui l’ont ainsi dépoussiéré, encore que malgré eux ils l’auront rendu parfois plus équivoque. Peut-être qu’il y a plusieurs modes de la vérité chez Foucault. L’avenir dira lequel d’entre ces modes est le plus pertinent philosophiquement. Pour notre gouverne, n’ayant pas l’érudition épistémologique de l’A. qui signe là son dix-huitième livre, nous devons reconnaître qu’il insiste sur la non-conformité de l’usage des règles du savoir d’avec les règles de conduite et les normes morales (qui n’en sont pas moins effectives : point essentiel). Engel croise le fer librement, sans esbroufe, avec l’œuvre de Foucault partout célébrée, permettant au lecteur de se repérer avant de se faire une opinion. Pour un observateur naïf – tant je me ressens désormais tel un « vieil » Anacharsis et pas moins « réactionnaire » que lui (p.42) – il apporte un fier démenti à l’inflation du déflationnisme.