Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

samedi 12 mars 2022

 


Max RAPHAEL, De Monet à Picasso, Collection « L’esprit et les formes », 168 p., Klincksieck, Paris, 2019.

 

Compte rendu par Jean-Maurice Monnoyer

Études germaniques, 74 (2019), 4

 

 

Le livre de Max Raphael, paru en 1913, est un ouvrage qui frappe par sa densité, et son importance, bien que l’ouvrage soit court. La traduction très tardive de ce livre en France vient après celle du volume 

The Demands of Art (Princeton, 1968), qui a été reprise sous sa dénomination première : Wie will ein Kunstwerk gesehen will ? d’abord chez Surhrkamp (1989), puis en français sous le titre : Questions d’art, dans la même collection « L’esprit et les formes », chez Klincksieck ; il marque une étape décisive dans l’appréciation de ce penseur engagé. Trente ans d’écart séparent la rédaction des deux livres, ce qui explique leur différence de facture. De Monet à Picasso est très bien édité et illustré, il est précédé d’une présentation savante de F. Delahaye, et sa traduction semble irréprochable. C’est un essai qui concerne la théorie de l’art autant que l’histoire de l’art, ce qui le rend parfois difficile. Il est composé de deux parties : l’une est un fragment de thèse (la partie théorique) ; l’autre un ensemble de monographies passionnantes par leur précision et leur raffinement (sur Cézanne, Gauguin, Van Gogh, Matisse et Picasso). L’ouvrage, selon les informations dont nous disposons, été rédigé assez vite en 1911 et 1912. Il est à peine postérieur à Du Spirituel dans l’art de Kandinsky, mais l’exact contemporain du texte d’Apollinaire sur Les Peintres cubistes, auquel il ne ressemble pas. On pourrait le lire comme une réponse à l’ouvrage de Wilhelm Wörringer, Abstraction et Einfühlung, lui-même traduit dans la même collection, ou le comparer aux premiers textes intitulés Philosophie de l’art, dus à Georgy Lukács (écrits en 1912-1914), d’inspiration phénoménologique (Klincksieck, 1981). Celui de Raphael est plus documenté et moins thématique cependant que les précédents, comme si sa fréquentation de Rodin, de Matisse et de Picasso à Paris l’avait placé dans une position privilégiée, lui permettant de mettre à jour avec plus d’évidence le Schaffensprozess qu’il entend décrire. Le livre se concentre, au principal, sur le sujet du devenir de l’art qu’il voit se précipiter à grands pas dans les arts plastiques à ce moment-là, en France principalement, comme Uhde et Kahnweiler, amateurs et collectionneurs inspirés, en prirent de suite conscience. 

 

Dans son ambition novatrice, pour son côté « dur et courageux », on ne peut comparer De Monet à Picasso qu’avec le livre de Carl Einstein : L’Art du XXe siècle, lequel n’a paru cependant qu’en 1926 (traduction de Liliane Meffre, Editions Jacqueline Chambon, 2011). Il est utile de se reporter à la Préface très riche de F. Delahaye (I-XXXVIII) pour resituer Raphael dans son époque, car cette préface a le mérite de reconstituer la genèse mouvementée du livre avec précision. Il ne s’agit pas seulement ici d’un « document » sur le point de vue allemand de l’époque. Comme le rappelle la traductrice l’essai a une « portée spéculative ». Un siècle après, le livre est tourné vers nous, vers ce qui revient à l’essence de l’œuvre d’art, qui a partie liée en effet avec son devenir. Peu importe ici que les œuvres contemporaines soient surtout considérées « comme un langage », parce que les outils de la communication sont devenus prédominants. – Raphael est percutant par sa façon de traiter philosophiquement et historiquement des interrogations qui président à cette réformation plastique qui se produit au moment où il écrit. On va d’une dissipation du sujet dans l’atmosphère chez les Impressionnistes, vers la distorsion de toute Formbildung avec Picasso (p.147). Cette histoire n’est pas close, ni celle du paysage, ni celle de la figure. On le voit bien chez Vincent Bioulès à la suite d’Albert Marquet, qui s’est dégagé en 1972 des ambitions du groupe Support/Surface.

 

 

1/ De la pulsion créatrice aux contenus

 

Le point de départ de Raphael repose sur la pulsion créatrice, donnée comme étant supra-individuelle. C’est que pour lui cette pulsion, loin de celle de Bergson (dont il a suivi les cours) est d’abord une pulsion de connaissance. Der Wille zur Kunst vient remplacer le Kuntswollen, qui était à l’origine une intuition stylistique venue des arts appliqués : l’art des tapis, des tombeaux, des fibules de l’art romain tardif de l’époque chrétienne, pour Alois Riegl. On peut se reporter sur le sujet au livre de Beat Wyss[1], qui entend sous le terme même de Wille zur Kunst une nouvelle mentalité du « moderne », se battant avec les « ismes » (fauvisme, cubisme, constructivisme, post-impressionnisme, expressionnisme, etc), sauf que le bal des étiquettes n’est pas le sujet propre de Von Monet zu Picasso. Il soutient, à vrai dire, exactement le contraire. En comprenant la pulsion comme volonté, parce qu’elle assumerait qu’est prise une « position à l’égard du réel » — la réalité sociale et matérielle —, il l’assimile plutôt quant à lui avec le produit d’une objectivation du sentiment, reprenant la leçon d’Hermann Cohen contre Kant. Hermann Cohen est le seul philosophe de l’esthétique qui ait fait une objection aussi dirimante au transcendantalisme de Kant, et il est remarquable que Raphael ici fasse allusion et le cite. Sachant que tous les artistes de Neue Secession, qu’il a fréquentés, y compris Max Pechstein, son ami, entendaient affirmer une subjectivité supérieure du contenu, la nouveauté chez Raphael consiste à interroger et à changer la subjectivité de l’artiste en un ensemble d’attitudes à l’égard du monde. Il est frappant de lire sous sa plume que les Impressionnistes ont été finalement « conservateurs » et n’ont fait que reproduire ce qu’ils croyaient voir comme un décor écologiquement inusable et statique, ce qui a justifié Cézanne dans un mode de rupture qui en a désorganisé l’image. Les expressions de Raphael ont un côté lapidaire et direct : il va droit au sens manifeste que l’image, dans sa réalité plastique, ne dénote pas. Ce sens est philosophiquement attaché à une « proposition » visuelle recréant (et brisant de ce fait) le monde phénoménologique que Lukacs et plus tard Merleau-Ponty ont longtemps cru voir se déployer dans le vécu. C’est sa force d’être péremptoire, non pas visionnaire ni prophétique, en surclassant dans une écriture sobre et conceptuelle un certain pédantisme de la Kunstgeschichte, et cela par une observation scrupuleuse des contraintes intégrées, et assumées par des artistes aussi différents entre eux que n’étaient Matisse ou Picasso. 

 

Quelle est sa conception ? Il constate que la pulsion créatrice active les « fonctions » de la conscience, et qu’elle s’articule autour d’une prégnance de la « mise de forme » (Gestaltungsprozess), où tout ce qui est vécu se trouve empreint, mais retraduit dans une matière, par une concrescence tout particulière. Ce processus d’emprise aboutirait, sans jamais être formalisé néanmoins dans un eidos idéal, comme le pensait Hildebrand, ce sculpteur alors célèbre très lié avec K. Fiedler, qui en a défendu le principe dans son opuscule : Das Problem der Form in der bildenden Kunst (1893).  Or cette thèse est contestable. Pour Max Raphael, la réalité est rétive à une extériorisation triviale de la volonté créatrice ; elle ne peut pas modeler des abstracta, ou s’extraire du monde. Raphael reste le légataire d’une tradition. Son modèle d’inspiration reste goethéen, plus qu’hégélien, et il a été notablement influencé, à des degrés divers, par les recherches de Wöllflin (sur les critères du malerisch contre le pittoresque), mais aussi de Simmel (sur les époques de la sensibilité) ou de Max Dessoir (sur la crise sociale que reflète la peinture qui révoque en doute les codes hérités de l’académisme). Ces recherches convergent vers le pas décisif que va opérer Picasso après Cezanne. Elles expriment une sorte de réserve devant la satisfaction hédonique d’un voir artistique qui se serait émancipé des conditions de présentation des objets qui tombent sous son observation. Pas de Mindscape : pas de décor mental chez lui qui ferait de la peinture une extrapolation de l’arbitraire subjectif ; il sent l’odeur de la mer devant Monet ; il détaille le végêtal comme un tissu ; il interroge la chaise cannée de Picasso, mais il discerne aussi la « matérialisation de la conscience » dans cette « teneur chosale » qui ne serait sinon que le résidu des saccades oculaires du spectateur. Toute la première partie du livre De Monet à Picasso, dans sa relative sécheresse, constitue par conséquent une réflexion sur l’approche « objectivante » des contenus de la peinture, qui ne sont ni des archétypes, ni des stéréotypes, mais des transformations du donné impulsif de l’artiste dans le face à face avec le monde : une nécessité interne s’en dégage alors, si la confrontation a bien lieu, afin de constituer une « substance » plastique nouvelle (Stoff) (p.12, 13) qui aurait une unité pour soi. A cette fin, il faut qu’un acte visuel (Sehakt) soit capable de transformer le rapport tendu entre le sujet et le cosmos. Cette exigence normative n’est donc pas formaliste, ni moins encore « naturaliste » : car la Gestalt qui sert de matrice (Gebärungsform), où la forme « prend vie », pour lui n’est que le résultat d’une élaboration où s’affirme l’autonomie conquérante du « classique moderne », comme l’ont écrit certains critiques. J’avoue ne pas saisir tout à fait la portée de cette expression due à Werner Drewes (voir dans la Préface, p. XXVIII). D’autre part, il reste un peu mystérieux de comprendre en quoi la vision de l’artiste « déléguée » au spectateur se mue en une « action » spécifique. 

 

 

2/ Forme et configuration

 

De Monet à Picasso propose une longue dissection dans les termes du langage employé par l’auteur  : elle offre une sorte d’ exploit lexématique des termes dérivés de la Gestalt, avec toutes les ressources possibles de la langue allemande (on peut regretter qu’il n’y ait pas un index rerum sur ces emplois, certains pour le moins curieux, comme Gestaltungsstoff, et Gestaltungswille). Nous savons que c’est en 1911 que Wertheimer a fixé le mot en tant qu’un « terme de l’art » pour les psychologues, énonçant des lois de groupement et de la saisie directe, sans sommation des éléments. Mais Raphael n’y fait jamais mention. Il vise cet emploi plus ancien déjà consigné dans le Faust de Goethe, qui correspond à la notion d’un « tout organique », celle qui différencie l’œuvre d’un artefact. Certes, on peut s’étonner que l’acte de voir, ou la capacité à « visuabiliser » —comme le dit très bien la traductrice — pour marquer cette appréhension gestaltique, ait besoin de tant de détours et de retours dialectiques. « L’espace du tableau » que rien ne peut pénétrer de l’extérieur (chez Poussin et Cézanne), ni subvertir de l’intérieur, devient une « unité », opérant la « relève organique » qui se détache du Naturraum (pp.148-151). Un vitrail de Chartres est pour lui un « tout organique » de ce genre. De même jamais, dit-il, la peinture ne doit servir à « ensorceler » le monde. Or, si cette vision n’est pas la vision de l’œil, et si ce n’est pas une routine cognitive (je « reconnais » un arbre, un visage, un lieu, etc.), elle serait pour ainsi dire une vue de l’esprit, une sorte d’épiphanie spéculative. Raphael n’est pas loin de le penser, tant dans sa conception le combat contre la représentation et la ressemblance est déterminant. Il confine parfois, il est vrai, à un genre d’autopsie des œuvres (de Van Gogh et de Gauguin, pp. 88, 130, par exemple). Ainsi, selon lui, ce qui serait littéralement « optique-chosal » (optisch-dinghaft) ne serait plus digne de la mise en forme.   

 

Etudiant ses contemporains, Raphael les inclut dans un projet artistique plus vaste qui leur prête une manière de validation, pour nous rétrospective et caduque, « datée ». Car cette opposition entre « l’étoffe de la mise en forme », qui engendre la « dématérialisation » de la peinture-peinture, marque un accent qui semble parfois exagéré ou dramatisé. L’auteur se place dans une dimension supérieure, et il ne se retrouve lui-même Betrachter (contemplateur actif) que dans la partie seconde de son livre, où l’activité des peintres est détaillée. Le passage le plus délicat concerne ce que Raphael appelle le « conflit auto-posé » (pp.41-54). Si on traduit cette expression hors de la logique d’une nécessité allégorique, elle ne fait que suggérer une évidence : le fait que la 3e dimension soit conquise sur la surface plane, mais aboutisse également à la dématérialisation des données arithmétiques et rythmiques en faveur d’une géométrisation figurale. Tout peintre, tout artiste devrait selon lui intégrer ce conflit objectif à la place de ce qu’il croit être sa liberté créatrice ou sa fantaisie personnelle. Comme pour le vitrail de Chartres et ses proportions métriques, le remplissage d’une surface sur la toile « pose », nous dit-il, le rapport « conflictuel » avec le cubique (Kubische), comme si tout le monde chosal était neutralisé au gré de ce rapport avec l’élément stéréométrique du volume, et donc comme si ce qui est vu en arrière de la toile était doté d’une vie suspendue à son exhibition. Même en essayant d’être fidèle à ce que nous dit Raphael, il semble bien que cette genèse conflictuelle soulève quelques interrogations légitimes. L’exemple du vitrail, qui palpite en effet de la pénétration de la lumière, et d’une infiltration de la couleur dans sa texture, explique mal le passage au tridimensionnel. Forçant sa démonstration, pour prouver contre Kandinsky que ce n’est pas l’élément subjectif qui est spirituel, parce que la contrainte est nécessaire, il insiste pour affirmer que l’extrapolation de la géométrie dans un universel amorphe ne résout rien. 

 

On comprend à ce stade pourquoi l’enchâssement de la Gestalt dans le processus de Gestaltung lui est indispensable. En fait, le conflit est posé par Raphael lui-même entre la beauté vraie de la « forme signifiante » dont a parlé Luigi Pareyson jadis, et la configuration organisée, qui se crée surtout dans l’architecture. De fait, Raphael y a consacré de nombreux essais comme celui sur Le Temple dorique en 1920, l’étude sur les églises romanes de Saintonge (1936), dans ses textes sur l’art pariétal, sur l’apparition en troupe d’animaux des cavernes du magdalénien, et d’autres plus tardifs encore sur l’ornementation statuaire des temples antiques. C’est un débat très ancien, qui a été thématisé par Schiller dès 1807 quand il parle d’une « vérité formellement artistique », débat qui est repris par Konrad Fiedler lui-même quand il soutient le principe d’une « activité » formatrice (Tätigkeit). La forme chez Fiedler brise, elle aussi, avec le subjectivisme : elle dépasse l’opposition des termes eidosmorphêskhéma, qui nous viennent d’Aristote (la forme comme idée, la forme comme enveloppe, la forme comme simplification)[2]. En se dégageant de cette trichotomie où — par opposition —, le « contenu », la « matière », la « complexité » qualitative ressortissent de la matière des sensations, du matériau physique des objets ou de la matière peinte, Max Raphael s’est servi d’un sens plus relevé de la Gestalt, qui devient une propriété de plus, relativement autonome. Françoise Delahaye donne une explication convaincante dans sa Préface (p.IX), en insistant sur cette vie de la matière qui est ainsi « gestaltisée » par le peintre. Elle parle d’une unité structurale, mais il aurait fallu ajouter que ce n’est pas une forme syntactique avec ses « traits » et ses « marques ». Face au développement de l’art d’aujourd’hui qui est digitalisé à l’extrême la nuance est importance : une caméra très perfectionnée pourrait en effet photographier un détail du tableau pour en inférer la texture de toute sa surface : — or voilà bien le cas où la perception d’une Gestalt aurait disparu, même si la technique de la matière peinte peut être inspectée par des moyens nouveaux. Si l’on peut donner crédit à la traductrice d’avoir donné une lecture immanente très substantielle des recherches de Raphael (je me permets de renvoyer à un article récent de F. Delahaye, in Etudes Germaniques, 74e année, janvier-mars 2019, n°1, pp.75-93), installant fermement une étape synthétique dans la réception de sa pensée, il importe quand même de savoir en quoi Raphael apporte quelque chose de neuf à l’interprétation. Sans doute eût-il fallu pour cela mobiliser d’autres travaux comparatifs, à commencer par le livre de F. Burger paru la même année 1913, chez le même éditeur, et qui compare Cézanne et Hodler[3]. Ou encore de coordonner ce que dit Raphael de la « coloréité » (Farbigkeit) avec les études savantes de Georges Roque sur le ton (Quand la lumière devient couleur, Gallimard, 2018, notamment le chapitre VI, pp.139-165 : « La relation entre couleur et non-couleur chez Matisse » ). Le lecteur aurait mieux compris probablement, ce qui reste énigmatique, parce que trop allusif, dans certaines des considérations pourtant si justes de Raphael.    

 

 

3/ Décorativisme et expressionnisme

 

Il faudrait mettre l’accent pour finir sur la véritable innovation de Raphael dans ce texte ; elle est polémique et terminologique. L’origine en est dans ses rencontres avec Matisse qui donneront lieu à un article plus tardif : « Matisse-Expérience vécue » (1917), l’année où Raphael a déserté, et l’un des plus profonds de l’auteur. De Monet à Picasso n’est pas seulement un livre à thèse sur la concrescence du concret, par où on se plaît à lire Raphael comme un matérialisme marxiste, qu’il n’est pas encore à cette époque. La genèse si bien décrite de l’ouvrage, à l’aide des travaux de Ron Mannheim (voir le § lumineux sur « l’abstrait affectif », p. XXI), fait comprendre l’énorme influence de Matisse sur le mouvement encore naissant de l’expressionnisme. Il est fort remarquable que Raphael ait forgé le terme à l’encontre de cette école, comme une dénomination inappropriée : puisque les expressionnistes à ses yeux « n’expriment rien », et procèdent par le biais d’un « égocentrisme exacerbé ». On est surpris par cette agressivité de Raphael, qui va jusqu’à conclure que « l’expérience vécue » est galvaudée, et que « la laideur de la configuration matérielle » (p.122) seraient typiques de cette peinture qui a quand même marqué l’histoire de la peinture allemande juste avant l’apparition de la Nouvelle Objectivité. Raphael connaissait très bien, et même personnellement, les artistes des deux mouvements de la « Secession », à Berlin et à Munich. Quand il dénonce ici le pathos sexuel allié au mysticisme le plus naïf, c’est bien que tout au contraire la nature de l’Erlebnis de l’espace : cette expérience propre à Matisse, lui semble perdue dans le mouvement des peintres allemands qui s’en réclament. Sa critique, comme les attendus acerbes qu’il dispense, ont là encore certaine vérité : une vérité technique et une vérité artistique. L’abandon du dessin, le surfaçage de la couleur pour soi, le pathos,

sont alors indirectement, ou instinctivement voulus pour tels. Mais il y a là, nonobstant, un conflit théorique et personnel avec F. Marc et W. Kandinsky qui reste sous-jacent dans le texte, comme la traductrice nous le donne à lire. C’est de la part de tous les observateurs avisés une position trop forte et dogmatique, puisque les Fauves ont aussi été admirés des artistes de Die Brücke, le lecteur profite ici qu’elle soit documentée avec une grande précision (le premier article intitulé : Expressionismus avait, en effet, été publié par Raphael dans Nord und Süd en 1911.) 

 

Raphael désigne l’art de Matisse comme un « impressionnisme décoratif », à partir des Notes d’un peintre (1906), ce qui n’est en rien péjoratif sous sa plume. Cette dénomination pourtant est elle aussi sujette à caution, Matisse s’adonne à une occupation de l’espace et module les formats, sans décorer par ses tableaux des pans de murs. On doit entendre que pour Raphael, Matisse a la différence de Cezanne, choisit « l’insularité des objets », et, à la différence de Picasso, leur convexité sur le plan (p.122, p.134) plutôt que la tridimensionnalité. Il libère la couleur par la ligne. « La totalité, la forme optique unitaire de la sensation de Matisse ne ressort pas du déroulement logique d’un conflit auto-posé » (ibid, 134). Elle est « psychique-logique », nous dit-il. Raphael ajoute que le prédicat « décoratif » se définit par un effet de « naturalisation psychologique », puisque la sensation chromatique devient le « sujet » même de toile qui l’« abstrait ». Toute la différence avec les Expressionnistes vient de là : la perte de l’expérience vécue devenant chez eux un déficit intelligible s’accompagne de ce refus de la configuration ordonnatrice ; et ainsi, d’après Raphael, l’influence de Matisse sur cette école aurait-elle été néfaste (p.137). 

 

La thèse qui émerge ensuite : la volonté (créatrice) veut la nécessité tente de s’appliquer plus justement à la création de Picasso, et les pages les plus fortes du livre concernent en effet ce devenir spatial de sa peinture (pp.141-145). La limite du développement de Raphael est toutefois donnée à cet endroit quand l’auteur montre que Picasso aurait échoué à transcrire « la totalité de la vitalité objective », en dépit de la radicalité de son emprise sur les choses. L’expression paradoxale issue de l’Idéalisme allemand, réclamant qu’une « forme nécessaire » soit intériorisée et « éternisée » par le travail pictural (je cite), trahit une tension de l’exercice critique. Une interprétation totalisante du monde de la vie dépasserait en effet les possibilités de l’expression, et Raphael ne peut que le déplorer. Pour l’historien qui s’intéresse à ce moment de rupture — et à cet âge de l’art aujourd’hui révolu, les petits essais de Raphael récemment traduits en anglais par Patrick Healy, à partir du volume Das schöpferische Auge, sous le titre The Invention of ExpressionismCritical Writings 1910-1913, November Editions, Amsterdam, 2016, mériteraient de l’être aussi en français pour que nous disposions d’un complément de première force sur cette génération, qui va de Vuillard et de Signac à Schmidt-Rottluf, de Pechstein et Kirchner à Purmann (qui travaillait dans l’atelier même de Matisse). 

 

De Monet à Picasso n’en reste pas moins dans cette édition française, réparant un oubli et une méconnaissance historique, un petit livre très réussi, dense, et bien présenté, où les formules de Raphael paraissent avoir été pesées par une balance très sensible des concepts et des mots. Il va contre la tendance des déconstructions hâtives ; il ne considère pas les tableaux comme une sous-classe des images en général, dotés de « propriétés iconiques » qui vont vers la reconnaissance d’un monde tout fait, et c’est déjà beaucoup à la veille du premier conflit mondial. 

 

Jean-Maurice Monnoyer

 

 

 



[1] : Beat WYSS, Der Wille zur Kunst : zur ästhetische Mentalität der Moderne, Köln, Dumont, 1998. 

[2] : On peut renvoyer ici à Philippe JUNOD, Transparence et opacité, Lausanne, 1976, qui fournit un éventail encyclopédique de citations sur le sujet, ouvrage depuis réedité par les Editions Jacqueline Chambon, Arles, 2004.

 

[3] : Fritz BURGER, Cezanne und Hodler. Einführung in die Problem der Malerei der Gegenwart, München, Delphin Verlag, 1913, qui compare justement les Gestaltungen différentes de ces deux peintres.

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