Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

lundi 23 juillet 2018


Exposition et installation
Jean-Pierre Cometti contre le fétichisme mercantiliste.



Jean-Maurice Monnoyer





     Dans le printemps de l’année 2016, trois mois à peine après sa disparition, est paru le dernier livre qu’a signé Jean-Pierre Cometti : La nouvelle Aura, économies de l’art et de la culture (Editions « Questions théoriques »). Cet essai en onze chapitres est donc le dernier que Cometti ait pu mettre au point et achever, et il est vrai que c’est un aboutissement de sa propre trajectoire de recherche qui se veut anti-essentialiste, pragmatique et contextualiste. Y sont ajoutées quelques inflexions supplémentaires venues de ce qu’on appelle en Europe, depuis Adorno, la « théorie critique ». Malgré ces inflexions remarquables qui touchent au marché envahissant le monde de la culture, on ne peut pas dire toutefois que Cometti s’intéresse directement à la théorie sociale de l’art. Sa position anti-essentialiste proclamée dès l’avant-propos :

Les objets et les pratiques que nous élevons à la sublimité des œuvres d’art ne possèdent naturellement, ou par essence, aucune des propriétés que nous leur prêtons : ils sont sans qualités (p .9).

n’est en rien une simple adaptation de la théorie critique, ni même une critique de la conception institutionnelle de Dickie. Il s’agirait plutôt chez lui d’une sorte de credo anti-élitiste (« qui t’a fait roi ? », demande Cometti, ibid.) un credo qu’on pourrait juger non moins libéral que celui de John Dewey, bien que les thèses de Dewey, dont Cometti a défendu la pertinence et le renouveau, ne soient pas toujours les siennes. Pourtant ce genre de présentation par référence à Dickie ou à Dewey ne dit pas grand-chose de l’intérêt que suscite le livre. Et surtout le cadre central de la problématique est ailleurs. Qu’on me laisse ici interroger cette problématique. En quoi l’art-pour-tous est-il « économiquement » institué sur des bases qui lui semblent suspectes ? Quels rapports il y a entre l’économie des « installations » et le renouveau des expositions ?

     Cometti s’occupe à montrer, avec une belle véhémence, que le « moment » contemporain de l’art renverserait du tout au tout le pronostic de Walter Benjamin, dressé en 1936 dans : « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » — un article assez long qui a paru d’abord en français, quand la Revue de Horkheimer était publiée à Paris, par l’éditeur Alcan[1]. Le pronostic de Benjamin signait la fin de l’art que l’on a nommé « autographique » depuis N. Goodman, encore que bien des œuvres d’aujourd’hui ne soient plus des inscriptions. Adorno voulait lui défendre l’idée d’une conception autonome (« l’art ne peut pas lui-même consacrer sa perte »), et ne pensait pas que la « démagicisation » prônée par Benjamin (Entzauberung) dût aboutir à une liquidation pure et simple de l’art : une Entkunstung — et donc à un fétichisme inverse, fasciné par le produit [2]. Cometti bouscule cette opposition, en prenant partie pour les usages de l’art. Tel qu’on va le voir ensuite, ce renversement suppose qu’on affecte un autre sens aux mots, ainsi pour Cometti c’est l’art allographique qui serait devenu « auratique », et c’est en dehors du monde de l’art, dans le luxe et les objets du design devenus prototypiques que s’est effectuée la transformation du produit d’échange en « valeur d’art » (p. 214). Comment la permutation est-elle possible ? Il faut commencer par revenir un instant sur l’emploi de cette notion.

     Benjamin a parlé seulement d’un « dépérissement de l’aura » (Verfall der Aura), prononçant le déclin de cette propension magique, révérencieuse et fervente que nous entretenons à l’égard de l’original, dans notre considération des œuvres, mais sans la confondre en rien avec une sorte de fin de l’art, comme en a parlé par la suite Arthur Danto au sens d’une fin « historique » de la transformation de l’art en ce qui n’est pas lui. Benjamin indique qu’il se serait produit une inversion tactile dans l’approche des œuvres, résultant de l’ubiquité et de leur reproductibilité. La reproduction nous rapproche de l’original. Dans un second temps ; c’est la nature de l’original qui est attaquée, par l’effet d’une « seconde technique » qui s’émancipe du rituel. Le déclin de la belle apparence (celle de Hegel et de Goethe), qui est à l’origine de cette conception, dégagerait, selon Benjamin, un Spiel-Raum complètement nouveau, techniquement libéré de ce hic et nunc que l’œuvre « unique » retient par devers soi. Il pensait au photo-montage, aux collages et au cinéma pour opérer cette transformation, comme si elle devait résulter d’une « socialisation » des conditions optiques. — Est-ce cet espace aujourd’hui démultiplié par d’autres conditions qui expliquerait le recours inattendu à Benjamin ? Exprimée brutalement dans sa radicalité, sa thèse se voulait dirigée contre l’authenticité et la beauté de l’œuvre, le but étant de déchirer le voile : une sorte d’involucre transparent, comme ferait un halo, enveloppant ce tissu d’espace et de temps (Gespinst) que Benjamin entendait désintégrer (Zertrümmerung) ? [3] Mais ce n’est pas cette conception finalement perceptuelle de l’accès aux œuvres que Cometti remet aussi en question.

    Loin d’essayer de reformuler encore plus précisément ce que l’essai de Benjamin a voulu faire entendre, Cometti soutient pour sa part    qu’une nouvelle aura s’intègre aux œuvres et aux performances.
contemporaines : ce qu’il appelle la « production d’aura » appartient, selon lui,  à la « facture des œuvres » (p.199), dans des conditions d’exposition et de scénarisation définies. Mais si cette aura est manifestable, elle inscrit à nouveau dans l’espace occupé par elles une sorte de Bannkreis (un « cercle magique » infranchissable), exerçant donc un attrait parfaitement illusoire, et cela — explique-t-il — à partir ou en raison du « fonctionnement d’objets d’art fétichisés ». Il désigne ainsi de façon d’ailleurs assez générique, les objets de l’art contemporain dans leur exposition, tels les gisants de Maurizio Cattelan (All, 2007) dont le lustre apparent n’est pas factice. Neufs blocs de marbre de Carrare enferment en effet dans leurs plis la patine vibratile de la pierre polie. Cette « production d’aura »

 évite deux écueils majeurs : la facticité et la naturalité. L’aura, s’agissant d’art ou de ce que nous tenons communément pour tel, n’appartient pas à je ne sais quelle « nature » de l’objet ; elle n’est pas non plus liée à la seule perception qu’on en a ; elle appartient aux œuvres [je souligne] en ce que celles-ci intègrent les différents facteurs (les conditions de leur exposition en font partie) qui s’y trouvent exemplifiés (id., p.200)

     Face à ces sculptures, il est vrai que le voile ne se déchire pas, et nous serions placés devant un dispositif où les propriétés immanentes sont remplacées par l’effet auratique. Cometti reprend le diagnostic de Benjamin sur la valeur d’exposabilité qui s’est substituée à la valeur cultuelle, mais non pas le pronostic. Une expression qui reste à élucider est donc celle du « fonctionnement d’objets d’art fétichisés », revenant dans son propos. Cela ne semble pas faire de doute — si ce que dit Cometti est juste quand il parle du fétiche marchand où le prix  — depuis que des artistes tels que Damien Hirst ou Murakami pour prendre deux exemples antithétiques — et bien d’autres avec eux, ont rompu avec le public, tout en le flattant, en jouant contre ce consensus habituel qui suppose que ce public est intéressé par ce qu’il voit, croit voir et comprendre. Ces artistes ont d’ailleurs proclamé haut et fort, l’opacité communicationnelle de l’art. Séparant l’art et la vie, ils ont tenu le public à distance, flattant même un éloignement méprisant face aux réactions spontanées des amateurs, des spectateurs et des critiques. Ces artistes choisiraient bien d’adopter un comportement provocant et parfois « disruptif », comme disent les publicitaires, invoquant le génie des lieux, manipulant des matériaux nobles et pauvres, des dépouilles, des mannequins d’animaux, des choses mises au rebut, parce que peu leur importe au fond de quelle réception de leurs productions il est question. Le public est dénoncé par eux dans sa déambulation touristique. Tout semblerait possible, en effet, derrière cette réaction paradoxale qu’ils suscitent : rejet définitif, exaltation, « diffamation » ; sur-interprétation et sous-détermination allant de pair. Quelque chose se passe, en effet, dans l’art contemporain qui défie toute espèce d’accréditation sur le genre de « monstration » qu’il propose (le mot est de Cometti), puisqu’il s’agit d’une forme de subversion du genre muséal, revisité de fond en comble. On se forcerait à peine, à penser que ces productions ont un aspect émétique, vidant l’art de toute sa substance, flattant parfois un certain dégoût, à croire qu’il faudrait vomir toute nourriture contemplative, tant certaines de ces œuvres sont inspirées souvent par un négativisme superlatif. Il semble donc, dans le diagnostic pertinent que fait Cometti de cette évolution récente, lui-même réagissant avec quelque bon sens, que ces artistes aient délibérément raturé tout accès au « contenu » des œuvres, à cause — dit-il — de l’économie « somptuaire et spéculative » où ces objets fétichisés sont supposés entrer par leur exhibition et leur insertion au sein du modèle économique dominant. « Le curateur, l’artiste, sont des entrepreneurs » (p.208).

Que le spectateur soit ainsi « assisté » ne signifie pas qu’il est pris au piège. Ce qui est en question (…) se rapporte plutôt à l’effectivité de ce que nous nommons œuvre, exposition, installation, etc. c’est-à-dire en définitive à [l’effectivité] de ce que nous nommons art.  Dans tout cela, il ne s’agit pas loin de là, du regard ou des seules capacités rétiniennes, mais d’une expérience beaucoup plus complexe et globale, qui mobilise nos capacités les plus diverses, et nous éloigne considérablement d’un modèle de la contemplation des œuvres que leur sublimité plaçait à distance, spatialement, temporellement, ontologiquement. L’immersion, l’interactivité, la proximité s’y sont substituées. Le spectateur assisté est un spectateur impliqué. (La Nouvelle Aura, p. 210)


Cette recherche est assurément suggestive et mérite examen. En dépit de la grande généralité du propos et de l’invocation de l’expérience interactive, elle questionne le fonctionnement social et « l’activation » de l’art d’aujourd’hui. La justification de la référence (pour moi typiquement métaphorique) aux textes de Benjamin, sera examinée ensuite.



Fonctionnement et dysfonctionnement


    L’expression qu’emploie Cometti du « fonctionnement d’objets d’art fétichisés » est caractéristique. On se demandera si ces objets fonctionnent en tant que fétiches ou tels des objets « postiches » : c’est-à-dire comme de faux objets, sinon comme des objets de moins (Oggetti meno) ainsi que le proclamait Pistoletto dès 1966. Une autre option est de les décrire en tant que ficta, à la façon de totems industriels et artefactuels d’un genre nouveau, souvent en apparence mal-dégrossis, telles certaines des productions pourtant inspirées de l’arte povera, qui visait un objectif contraire. Cometti décrit bien la rupture avec le statut d’objet dans sa portée ontologique. C’est pourquoi il s’attache tant à considérer Dada et Duchamp Il est certain, d’autre part, que dans la production récente, le stade minimaliste est dépassé, l’avant-garde ayant été « rétrogradée ». Avant toute chose, néanmoins, il est frappant de constater que ce concept du fonctionnement a pris une très grande importance chez Cometti et chez d’autres théoriciens de l’art, sans qu’on ne l’interroge vraiment sur ce qu’il veut dire : il joue, en effet, un rôle très particulier pour l’auteur dans son propre système. — On ne se demande plus comment, réitère Cometti, les œuvres d’art fonctionnent ? Le fonctionnement, tel qu’il est admis, et tel que Goodman le décrit par exemple — Cometti dit s’en inspirer directement —, consiste en une activation symbolique et pratique et il repose sur une relation complice avec le public récepteur[4]. Il s’agirait en réalité d’une sorte d’affordance qui est censée correspondre avec le mode de présentation qu’on choisit (un éclairage, une mise en situation, etc.). Dans le cas des objets d’art fétichisés, quelle complicité est vraiment requise au-delà de certaine perplexité que nous avons à les considérer ? S’ils sont « fétichisés », cette complicité est bannie. Seul Beuys revendiquait de ces détournements d’objets qu’ils incarnent des « sculptures sociales ». — Le terme (it works) veut dire dans le cadre d’une implémentation contrôlée que les symboles « fonctionnent » autrement que dans une activité désignative normale, et qu’ils « exemplifient » d’autres propriétés, selon les cas, que les leurs propres (celles que Cometti dénonce comme des « propriétés immanentes », qui de facto ne le seraient plus). Selon Goodman, rappelons, « le specimen [l’original] exemplifie seulement celles des propriétés qu’il a et auxquelles simultanément il fait référence ».  Pourquoi ce fonctionnement par l’activation ne serait-il plus aussi spécifique ?

     Il s’agirait alors d’un fonctionnement associatif ou participatif, mais pas toujours réellement pragmatique, qui se verrait mis en question dans l’art de la post-avant-garde. Comme le rappelle le titre de l’un de ses livres, Cometti est à la recherche de ce qu’il appelle nommément des « facteurs d’art »[5]. Seulement ces facteurs sont en réalité supposés être autre chose que des vérifacteurs servant à valider des expressions du type : « ceci est une œuvre d’art » ou « ceci n’est pas de l’art » que nous adressons ou que nous ne cessons pas de proférer à propos des œuvres qui nous sont proposées. (Je laisse de côté l’aspect performatif de certaines situations d’events qui dans d’autres cas prennent la place des installations). Ces affirmations ne seraient alors que des énoncés seulement, or il est possible que la proposition ontologique « être une œuvre d’art » ne soit pas du tout réductible à la valeur déclarative qu’en donne la critique. Pas plus, par exemple, que la Messe en si de Bach n’a de rapport dans son seul titre harmonique avec sa qualité musicale. Qui douterait pourtant que la Messe en si ne soit une œuvre d’art ? Ce très grand morceau de musique (même en cas d’une exécution ratée) « fonctionne » bel et bien, au-delà de ce que les philosophes peuvent en dire, bien longtemps après sa première exécution, et dans chacune des représentations en concert. Elle n’est plus un accompagnement liturgique. De même une nature morte de Chardin n’est guère moins « activée » par le regard qui en prend connaissance au sein même de la peinture de genre la plus statique qui soit, en raison de son pouvoir intentionnel qui n’a rien perdu de sa force première.

    Or par réaction probablement à la « de-définition » fameuse de Rosenberg, on assiste depuis quelques années (ce qui n’est pas contestable) à une sur-définition ou à une déferlante des problématiques méta-artistiques, qui remettent toutes en question l’ontologie des œuvres, et non plus uniquement celle des objets détournés de leur fonction, lesquelles ne seraient plus rien alors que des supports inappropriés de description. Cometti y voit une conséquence de la politique de l’offre sur le marché artistique. Ce qui est certain est que ces œuvres se démarquent de toute production standardisée de peinture ou de sculpture. Pourtant cette explication par la négative ne suffit pas. Beaucoup dysfonctionnent cruellement à l’égard de leur statut symbolique ou médiumnique. Elles ne sont plus des symboles articulés syntaxiquement (comme le décrivait Goodman), et elles usurpent la réalité du médium qui les supporte.
La médiation « virtualise » la réalité matérielle du vecteur. Cometti s’en ouvre sans fards à propos du musée de la Punta de la Dogana pour la collection Pinault (p.59). Et de fait la dernière exposition couplée de Damien Hirst dans les locaux somptueux du Palazzo Grassi (2017) semble confirmer son sentiment direct de visiteur. On y voit une narration d’objets hétéroclites, coquillages, statues, monstres difformes plongés dans une Atlantide mystifiée. Cette exaltation kitsch et grandiloquente, mélange disneyéen et hollywoodien, avec ses disparus, ses noyés, ses êtres mythologiques vidéo-plastifiés ou reconstruits dans une stéréographie infantilisante suppose l’emploi d’un logiciel de type Catia, à usage industriel. Cette exaltation est alors parasitée dans son statut artistique à cause du process de fabrication des pièces qui a pris le dessus : un 3D paramétrique. Le résultat est comme qui dirait d’un aquarium géant où serait englouti le public et le monde social renversé.  —Voilà pour le constat. Cometti en conclut : « le contemporain a épousé le monde de l’ultra-libéralisme », comme dans les centres commerciaux d’Abu Dhabi et certaines boutiques de luxe des aéroports (p. 63). Le fonctionnement publicitaire et le merchandising des expositions de ce type ne correspond plus à un fonctionnement spécifique que réserveraient les productions de l’art in suo loco proprio. Même si cette atopie est précisément réclamée par certains artistes, de telles installations restent néanmoins physiquement dépourvues de toute fonction. Ce sont de grandes machines issues du post-modernisme décadent, qui nécessitent un investissement spectaculaire et une débauche de moyens, sans véritable « implémentation » au sens de Goodman. Under « implementation » I include all that goes making a work work, and a work works to the extent that it is understood, to the extent to what and how it symbolizes (…), is discerned and affects the way we organize and perceived a world.[6] — Force est d’admettre que Damian Hirst ne se préoccupe pas de cette intégration cognitive : son « monde » est défigurant (quoique figuratif), recyclant les symboles mythiques de l’Antiquité par une hystérose éclectique du genre plastique.

    La question se pose maintenant de savoir ce que ce constat déflationniste apporte à la réflexion. On peut difficilement défendre une position qu’on nomme, en réponse à cette perte de crédit ou d’adhésion, la position « ségrégationniste », puisque celle-ci se limiterait à la scénographie du curateur (on pense à Harald Szeeman et à l’exposition When The Attitudes Become Form qui eut lieu en 1969, dont le retentissement a été symptomatique, et qui reste une exception notoire). Cometti défend ce point de vue pour sa part, tout en critiquant son protocole, et finalement en refusant cette acception.  Il faut ici faire néanmoins quelques différences et marquer des étapes, car tout n’est pas de même facture. Compte tenu de la choséité typique des installations dans la première rupture avec le post-modernisme décadent — je pense ici au grand corridor vert de Bruce Nauman (1970, Solomon R. Guggenheim New York) ou au Volume blanc noir de Robert Irwin (1975, Museum of Contemporary Art, Chicago), qui sont des prototypes de l’art conceptuel à son apogée, œuvres rigoureuses, matérialisant la lumière dans une optique anti-illusionniste, étant installées dans le musée avec un soin extrême — on peut difficilement distinguer ce qui sépare la mise en œuvre et la mise en place de ces installations électro-mimétiques, d’avec ce que ces installations sont concrètement. S’agissant du fonctionnement des installations contemporaines au XXIe siècle, tout au contraire, ces installations ou performances ne sont plus celles d’un art dépendant de leur présence autorisée dans un espace confiné. La plupart des œuvres allographiques d’aujourd’hui, d’ailleurs présentées par d’autres avatars technologiques que ceux qui faisaient de Carl André et de Donald Judd de véritables concepteurs et ingénieurs, correspondent plutôt à des actes impulsifs et des prises de position outrées qui sont gagnées sur des variations d’usage des procédures d’exposition : ce sont justement des contre-expositions. Il devient en ce cas délicat — sans un definiendum conceptuel — de séparer ces productions de leur manifestation publique. L’art « segrégationniste » a probablement fait son temps ; et il y a eu, en cinquante ans, un changement de décor et de nature. Nous serions entrés, selon l’avis d’Osborne, dans une ère post-conceptuelle. Tout repose peut-être sur ce malentendu[7]. L’art conceptuel et minimaliste réagissait contre le pop-art. Aujourd’hui la déconceptualisation du produit de l’art priverait de toute extension le concept d’art.


Requestionner la question de l’art


    Comme je l’ai écrit quelque part, pour attraper sa proie, pour désamorcer son sujet et procéder à un certain debunking « anti-métaphysique », Jean-Pierre Cometti pense qu’il n’est jamais besoin d’avoir un hameçon en or comme le disait Suétone : des outils herméneutiques même raffinés semblent ici ne plus avoir cours. Les chapitres de la Nouvelle Aura veulent montrer que le geste dadaïste, et le geste de Duchamp sont demeurés des modèles plus directs violentant la vieille idole de la beauté (ch.4 et ch.6). Sa déconstruction de la modernité en art paraît plus convaincante, et conduit presque infailliblement à cette « restauration de l’aura » qu’évoque Maurizio Ferraris au sujet du « grand » art conceptuel[8]. Loin de moi de dire que Cometti aurait tort, car si on raisonne historiquement, il y a une grande part de vérité dans l’effet de résonance de Dada et de Duchamp pour expliquer ce qui se passe. Mais sur le fond c’est en interrogeant le reflux de l’avant-garde, la perte d’autonomie que revendiquait encore l’œuvre « moderne », que son exposé prend toute sa valeur. Comme il a défendu que l’art devait être « sans qualités », refusant toute attribution essentielle, il est conduit au paradoxe de revendiquer « ce qui fait art » sans que l’art en soit nécessairement le produit. De même pour cette auratisation des objets installés, re-créant un lointain, une étrangeté de l’objet (p.19). Ferraris est convaincu pour sa part d’une assomption de la laideur, ce qui n’est pas la même chose.

    La reprise de cette appellation coïncide chez Cometti avec une analyse de ce qui fait qu’il y a « art », en supposant que les « modes d’existence des œuvres » devraient avoir des conditions indépendantes de la création de l’artiste. A quoi on devrait objecter que s’il n’y a pas d’artistes, il n’y a pas art. Un passage explique bien cette position :

S’agissant des manières d’être ou d’exister jusqu’ici en question, il n’y a pas lieu de distinguer entre la manière ou le mode et l’être. C’est pourquoi s’agissant d’art, il est toujours préférable de s’exprimer autrement et de dire que ce qui est en question n’est pas ce que l’art est, mais ce qui fait l’art (les « facteurs d’art ») et ce qui fait art. (…) On dira donc que les « facteurs d’art » sont ce qui font d’une chose, dans des conditions données, voire pour un temps donné, qu’elle « fait art », c’est-à-dire qu’elle se voit reconnaître un certain nombre de traits qui la soustraient à des conditions d’une autre nature et l’inscrivent dans un champ autonome d’objets apparentés.[9]

    Outre que cette définition par défaut est strictement relationnelle, elle souffre d’une certaine indétermination, et nous détourne de l’ontologie des œuvres, par exemple de celles minimalistes de Carl André, tels ces cubes en bois brut sévèrement dimensionnés que l’on peut reconstruire et déplacer, parce que leurs parties ne sont pas jointives, usant de matériaux non traités et disposés de façon modulaire. Pour ces artistes, ne compte que la présence de la structure, la « facture » est indifférente. A bien des égards, ces œuvres ne sont ni des objets, ni des sculptures, mais des modes d’occupation tangible de l’espace. La question de savoir si ce qui fait l’art est ce qui fait art,
est donc une sorte de puzzle philosophique, et ne peut pas servir de couteau suisse pour désamorcer les intentions psychologiques des créateurs. Mais la question est intéressante, parce qu’elle soulève
le On What Matters : ce qui compte pour de l’art, comme si le factum
ainsi décrit transformait le vecteur d’accès à l’œuvre (notre perception), en le dissolvant en autant de conditions contingentes d’apparition, qu’elles soient historiques, contextuelles, sociales ou scénographiques. Or, si le voir artistique est factif comme tout autre comportement visuel— parce qu’une œuvre est simplement exposée pour être vue —, soit en comprenant une clause d’après laquelle je vois quelque chose, ce relatum visuel ne constituerait jamais un fait d’art en soi : car Cometti conteste qu’il y ait une matière d’art, ni aucune « propriété intrinsèque ». Selon lui ce sont nos formes de vie qui informent ce que nos yeux voient et ce que nos oreilles entendent. Il n’y a donc pas de voir artistique qui soit en rien « factif », ni de structuration du medium préparé pour être intercalé entre la chose et le spectateur. Ce sont les commissaires des expositions qui font ce que l’art est, en « faisant » coïncider mode de production et mode de présentation. L’artiste ne produit que « l’objet d’immanence », « il ne produit pas ce qui en excède le champ » (op.cit., p. 156, note 15).

    Dans cette position radicale, Cometti propose lui-même un magnifique zeugma. En somme, ce qui fait art ne fait pas être l’art, et néanmoins « fait art », ou constitue le fait de l’art, de manière exactement factice (tel le zeugma de : « Je tire un soupir de ma poitrine et je tire un billet de mon portefeuille »). On passe de l’artefactuel au virtuel, du processuel à l’artificiel : l’œuvre est « faite » de ce qui n’est pas elle. Cette misontologie traduit beaucoup l’effet de désenchantement du public, et de ce point de vue l’examen de Cometti est pleinement instructif, tant nombre d’installations nous semblent justement incongrûment disposées. Le dispositif ou le display, correspond selon Cometti à la désintégration des « qualités propres » de l’art. Mais si l’on adopte cette conception, on doit conclure que les propriétés artistiques n’entrent plus dans le fait social de l’art, et c’est cette conclusion que Cometti ne tire pas (parce qu’elle serait trop forte)[10].

    En insistant sur les mutations du phénomène qui ont contribué à la naissance de l’art dit contemporain, Cometti insiste sur la prolifération d’une offre globalement instituée, comme le pensait Von Hayek en parlant d’une laxité du marché. A croire que l’auratisation de la Boîte Brillo par des photographies « tridimensionnelles » devrait être prise à la lettre, alors qu’elle sort des ateliers de la Factory, où ces photos étaient encollées sur des cartons. Il s’agissait bien de mettre en vente des produits d’usage factices — non des contrefaçons. Leur trademark n’était plus une marque de fabrique, et ces boîtes ne contenaient pas d’éponges à récurer. L’avantage de la réflexion de Cometti est qu’il entend se débarrasser des mirages de la fausse apparence. Seulement elle n’est plus technologiquement une « belle » apparence (ce qu’il nomme l’aura technologique) : c’est au Schein, et à lui seul que revient la notion d’aura, parce qu’elle n’est ni une signification incarnée, ni un « rêve éveillé » (wakeful dream) comme le décrit Danto. Ainsi, on ne peut pas se contenter de dire des premières œuvres de Koons, qui étaient dédiées aux aspirateurs Hoover mis en scène par un éclairage au néon, qu’elles « consacrent » cette fétichisation de la marque. Le making of de l’œuvre d’art ne nous autorise certainement pas à modifier la question de l’art en une question d’indice mimétique. Cometti souligne que « l’unicité de l’œuvre d’art » que Benjamin voulait faire éclater est solidaire d’une perte de la transmissibilité, et c’est un point crucial. Les œuvres d’art contemporain sont délestées de leur héritage et donc frappées de péremption comme des valeurs-titres qui changent de main quand les cours s’effondrent. Cela n’implique pas que la valeur-somptuaire des produits marchands aurait été auratisée, selon ce que laisse entendre Danto, et que Cometti accepte imprudemment.  Il paraît plus difficile de contrefaire un Warhol ou un morceau de métal usiné aux arêtes très lisses comme l’a présenté Judd, ce qui atteste de leur authenticité, et s’il y a un effet de lustre dans certaines des sérigraphies réussies de Warhol (n’en déplaise à ceux qui pensent qu’il y a un pompiérisme publicitaire dans cette forme d’art sériel), ce serait plutôt par une sorte de confrontation avec cette impalpabilité de la chair photographique qui déplace le référent « causal » de l’empreinte photographique sur le terrain de la valeur d’exposition. Il y a donc une difficulté sérieuse à penser que les « facteurs d’art », s’ils ne sont pas constitutifs, pourraient néanmoins imposer une aura à ces pièces très diverses, sur la base de l’idée que la reproductibilité technique est impliquée, puisque celle-ci dans les pièces video et acoustiques est précisément renversée.  


La matrice de l’installation


    Soucieux de rendre compte d’abord de cette transformation de l’art contemporain, Cometti commence son livre en se demandant quel
rôle jouent les installations dans l’évolution post-conceptuelle que trahiraient ces productions. Les concepts qu’il met en place sont plutôt inédits, bien que la description des exemples manque à quelques endroits décisifs. Cometti appelle transitivité (dans un sens non-logique), le fait que les œuvres soient déplacées ou permutables d’un
lieu en un autre. Il décrit un continuum culturel où les églises, les prisons et les usines facilitent ce transport ou ce transfert symbolique des choses de l’art dans des lieux qui ne leur sont pas dédiés, les unes et les autres étant soumis dans le monde commun à la même transmutation. Toute exposition est pour lui une installation (p.41), mais il faut pour justifier de l’existence de la seconde qu’elle obéisse à un paradigme visuel qui pourrait être « publicitisé ». Il dénonce par exemple « la manière dont l’art s’installe dans les vignes, se marie avec la mode et le luxe » (p.46)[11]. Dans un deuxième temps, après avoir évoqué une « perplexité sans remède », Cometti s’interroge sur la grammaire du mot « contemporain » et constate là encore combien les intentions des artistes expliquées dans des cartels contribuent à mentaliser le processus ayant conduit à la réalisation de l’installation. Toutefois, celle-ci consisterait plutôt, par son mode d’être, non pas à représenter le monde marchand dans sa fuite en avant consumériste et destructive, mais plutôt à « exemplifier » le présent, déconnecté et neutralisé (p. 59). Sa conclusion est que l’art-contemporain doit se dire comme un nom, dénotant un régime de littéralité.

C’est ce qui lui donne une capacité remarquable d’extension et d’ingestion qui ne connaît pas de limites a priori. La littéralité est la contrepartie de la tautologie. Son aura en est paradoxalement issue ; elle tient à logique d’un prédicat (« contemporain ») qui ne peut être qu’exemplifié : l’œuvre contemporaine exemplifie le prédicat qui la désigne comme telle. Dans « art contemporain », il n’y a pas « art » d’un côté, et « contemporain » de l’autre. Le poids de ces deux termes n’est pas égal, c’est le prédicat « contemporain » qui joue le rôle de déterminant majeur. Une œuvre contemporaine n’est pas une œuvre qui, pour des raisons à établir, « vérifierait » le prédicat « contemporain ». C’est au contraire le fait de lui appliquer ce prédicat qui en fait de l’art contemporain, toute la question étant de savoir quelles conditions président à son application, puisqu’il ne saurait être réellement question de « propriétés », sinon après coup et en quelque sorte de seconde main. Sa grammaire particulière et tout à fait inédite s’explique difficilement, parce qu’on est habitué à concevoir les prédicats comme des propriétés susceptibles d’être décrites (…). C’est en partie l’erreur sur laquelle reposent la plupart des débats sur l’art contemporain. Hormis le fait que le terme ne s’applique pas aux périodes antérieures à la Seconde Guerre mondiale, voire aux années 1960, les débats tournent autour de propriétés qui doivent bien d’une manière ou d’une autre, être partagées par les objets qui entrent dans le domaine d’application du concept, au risque de controverses et de difficultés sans nom.  Cette logique en apparence très légitime — c’est celle qui nous sert de viatique — n’est probablement plus la bonne. En réalité, si on essaie de s’en tenir à des considérations strictement grammaticales, on s’aperçoit que ce n’est pas l’existence de propriétés d’un certain type qui conditionne l’application du prédicat, mais que l’usage de ce prédicat a pour fonction de faire de son porteur un exemple (une exemplification) de lui-même (c’est-à-dire dudit prédicat et d’un présent qui s’apprécie à partir de sa capacité d’auto-exemplification). (op.cit., p. 64).


     Mélangeant ici à dessein les intuitions de Wittgenstein sur le Sprachspiel et le Beispiel (l’exemple), ajoutées à celles de Goodman sur l’exemplification, qui me paraissent antinomiques, Cometti donne à ce tournant du livre une portée significative. Certes, il vise directement le « paradigme » qu’a cherché à illustrer Nathalie Heinich derrière les traits communs appartenant à ces productions diverses. Cependant l’application du prédicat « à lui-même » n’est pas précisée. Cette démission critique encourt le risque de la circularité, sauf que Cometti lui-même accepte ce risque. En pratique, l’art de ces installations peut être défini dans un modus operandi qui non seulement déréalise les objets — une tendance effectivement présente dans certaines manifestations de l’arte povera —, mais aussi qui désobjective ou suspend, la matérialité « opératique » des propriétés physiques que leur ont prêtée les créateurs, pour le dire dans un jargon vraiment affreux. Il y aurait justement des exemples à donner sur ce plan. Les propriétés hétérotypiques de ces installations, en effet, ne sont pas grammaticalement énonçables, comme pour le plomb fondu, le feutre ou le papier, qu’on y utilise : ils ne sont pas des sujets distingués, au sens où ces matériaux parleraient d’eux-mêmes d’autre chose. Cometti n’a pas tort d’évoquer trop de « difficultés » sur ce plan, mais il écarte les travaux d’Eddy Zemach ou les recherches sur les « touts » complexes de composition qui sont certainement à l’œuvre dans ces installations. Il préfère invoquer des « circuits de reconnaissance », ou des « contextes d’interaction », mais sans nous dire en quoi l’œuvre en résulterait, comme si cette immanence était définitivement réfractaire à toute analyse. — Ce n’est pas réellement le cas. On pense à ces œuvres de Kounellis qui dispose des objets dans un arrangement calculé pour accuser la réalité de leur être-là, un être-là qui est précisément transitoire (sans réclamer leur présence au sens phénoménologique du terme, dès lors qu’ils ne sont — tels qu’ils  sont  — jamais « présentés » ainsi dans le monde commun, et parce que ces installations sont effectivement démontables, et ré-installées ailleurs chaque fois que nécessaire). On pense à ces branchages en fagots de Mario Merz, qui sont au moins des instances matérialisées des espèces naturelles du bois, montrées et arrangées comme des fournitures d’un feu qui n’a pas eu lieu. L’agencement est au moins troublant, à cause des instructions que donne l’artiste sur l’accumulation de ces fagots et sur l’équilibre de leur amas. Un paradoxe consumériste est-il ainsi illustré comme le soulignent certains critiques ? Je ne sais, mais à l’évidence, nous n’avons plus devant nous des produits ou des simulacres décoratifs.  Quant à savoir en quoi ces œuvres sont « contemporaines », la question paraît dès lors sans raison d’être. Le prédicat est en effet ouvert, mais rien n’impose au désir pragmatique de trouver un usage correct du mot « contemporain » que de discréditer une famille de productions au prétexte qu’elles ne réclament pas un autre temps que cet état de choses qu’elle ont installé (p. 66). Le centre du problème tient pour Cometti dans la contingence apparente de ces assemblages : « le fait qu’ils sont supposés ne posséder aucune propriété physique et perceptuelle spécifique incline à le penser » (ibid.).  Mais la non-spécificité perceptuelle nous paraît au moins discutable dans nombre de cas.

   Une étude de Julie Reiss parue au MIT en 1999, From Margin to Center : the Spaces of Installation art, a soutenu pour sa part le point de vue inverse, à tous les sens du mot, ouvrant une série de publications qui relancent le débat. Ce qui est piquant est qu’elle insiste sur le fait que les installations se photographient très mal. Elles montrent une résistance à entrer dans les catalogues documentaires. Sa thèse est que la perte d’un espace public envahi de bien des manières est à l’origine d’une sollicitation différente du regardeur confronté à l’occupation d’un lieu. Mais sa définition est « relative », et n’est pas cognitive, au sens d’une pénétrabilité cognitive qu’a étudiée Susan Siegel[12] . Plus récemment Claire Bishop est revenu dans Installation Art sur le même argument : l’installation suppose an embodied viewer, quelqu’un qui peut éprouver la pondération tactile de la situation où il est mis. Au lieu de construire un self-contained object, l’art de l’installation propose une localisation donnée (specific location), valant pour l’espace tout entier, et c’est dans ce lieu que le spectateur pénètre. Pronostiquant un retour de la phénoménologie, depuis que Robert Morris et Carl André se sont déclarés solidaires de La phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty, Claire Bishop qui rappelle tout ce qui reste suspect dans la subjectivité de qui « a » cette expérience, n’en développe pas moins son argument d’après lequel le sujet supposé regarder une installation est à la fois centré et décentré, créant un antagonisme pour un self-present viewing subject. [13] Ce qui nous prouve que la perplexité dont parle Jean-Pierre Cometti n’est nullement feinte. Là où Michael Fried a parlé de « théatricalité », ou d’une presentness in grace, mais pour parler de l’œuvre d’art elle-même classique et moderne, et dans la mesure où le sujet est éclipsé par l’œuvre qui l’absorbe, — l’art de l’installation voudrait que le regardeur « par sa présence physique soit-lui-même soumis à une expérience de décentrement » (p.133). Que cet espace « discret » de l’installation soit lui-même contigu au monde réel permet nombre d’interprétations anthropologiques et culturelles sur lesquelles je préfère ne pas m’étendre plus. La multiplication des mondes anthropocentrés me paraît très malsaine et furieusement idéaliste. Il me suffisait de montrer ici que la non-spécificité perceptuelle peut être mise en question. Il y a bien derrière le mot « contemporain » une hantise de l’espace plein, comme il y a aussi dans les faits, et malgré les spéculations sur la valeur des pièces, un refus de la commodification des objets ordinaires en objets d’art. Voilà pourquoi Warhol est devenu un contre-exemple et presque un repoussoir pour les créateurs d’installation.


Aura-voir

   Dans la pensée de Cometti, il n’y a pas de propriétés artistiques
qui seraient directement assignables, à la différence sans doute des propriétés esthétiques (bien que le doute soit permis). Son étude
insiste sur le divorce qui s’est consommé entre art et histoire, et non pas dans l’espace — entre l’espace du musée et celui du monde commun (le commonplace). On y lit aussi cette phrase : « le mode d’activation devient œuvre » (p.98), qui accélère encore la mise en cause de l’idée dont elle serait la contrepartie. Pour lui, il y a des auras éphémères et des auras médiatiques. L’héritage de Goodman à ses yeux devrait être ré-évalué par celui de Dewey, qui élargit beaucoup la notion d’expérience. Mais cette déclinaison terminologique de l’« aura » interroge par la multiplicité par ses occurrences. On se souvient évidemment de la remarque dédaigneuse de Goodman disant au revoir à l’aura. Il ne semble plus aujourd’hui que sa leçon ait été entendue. Citons ce passage, où l’hapax de l’« aura-voir » est survenu dans le texte « L’art en action » :

Quelles sont les raisons qui militent en faveur de la qualité et de la force généralement supérieures de l’action directe [à la différence de l’attitude qui consisterait à contempler des reproductions] ? On dit parfois que la différence réside dans l’aura qui appartient à l’original
et que ne possèdent pas les reproductions, les copies et les commentaires. Mais tant que la notion d’aura n’aura pas reçu une clarification supérieure à celle du dictionnaire — « une émanation ou un souffle subtil » — nous n’en tirerons pas grand-chose. L’aura doit d’avantage être interprétée comme un phénomène complexe qui appartient à l’histoire de l’œuvre, en relation avec ses associations, ses allusions et autres relations référentielles. Il s’agit, certes, d’une description grossière et inadéquate, mais je ne puis tenter d’en poursuivre l’analyse ici. Dans l’immédiat pour ce qui concerne l’aura, mon dernier mot sera donc « aura-voir » (op. cit, p.

   Ce qu’on peut observer est que Goodman reprend exactement le sens superstitieux de l’aura comme émanation. Benjamin ne l’ignorait pas, qui parlait d’un souffle (atmen), correspondant au suppôt de l’âme des disparus sur les premiers daguerréotypes : « il y avait une aura autour d’eux, un medium », ce qui correspond bien à cette « fumée sans flamme », le vers de Stefan George que cite Benjamin dans la Petite histoire de la photographie (1921). Goodman souligne aussi l’aspect référentiel lié à l’historicité de la pièce sans égard pour la manière dont Benjamin étudie d’abord, tout simplement, le long temps de pose expliquant la façon dont apparaît le visage du philosophe Schelling — ce personnage « granitéen »  selon le mot de Caroline Schlegel —, qui est alors appréhendé dans une immobilité drastique, mais qui se marque plutôt dans les plis de sa redingote. Le rejet ironique de Goodman est, de fait, le fruit d’une « description grossière et inadéquate » qu’il faut prendre pour argent comptant. Il est néanmoins certain que Benjamin entendait se servir du mot pour attester non de l’historicité, mais de la résistance du hic et nunc, comme si cet « ici et maintenant » n’était pas déterminable en toute rigueur comme l’est un point sur une carte dans une projection : il est ce « grâce à quoi la réalité a pour ainsi dire brûlé de part en part le caractère d’image »[14]. L’aura est donc bien un « aura-voir », si l’on se place au niveau du calembour, ou plutôt ce qui dit adieu à la reviviscence du vécu dans la ressemblance de l’image.

   Que Benjamin ait été ainsi caricaturé n’est pas étonnant. D’une part, parce que les théories philosophiques sont aisément caricaturables, d’autre part parce que la théorie de la ressemblance est chez Benjamin l’exact contraire de ce qu’elle est pour Goodman, une forme d’appariement formel des qualités chez ce dernier, une affiliation des essences chez le second qui sont toutes concrescentes. De la même façon on pourrait dire de nos jours, vingt ans après, que le discrédit relatif où Goodman est tombé, est la conséquence de son nominalisme anti-réaliste, et que son irréalisme est plus « échevelé » que celui tous les anti-réalistes modaux réunis. Voir ce que dit Dupré des « versions du monde » chez Goodman. Par comparaison, Walter Benjamin paraît à la fois plus modeste et plus sobre. Si l’invention de l’aura fait problème à Goodman, soucieux d’un système constructionnel raffiné, son propre système des apparences bâti autour d’atomes qualitatifs qui n’en sont pas, comme des abstraits neutralisant le donné sensible, est à mes yeux exactement chimérique et restera un emblème philosophique d’une méréologie sans astreinte réelle, un exploit syntactique magnifique — mais égarant, expliquant son tournant vers la philosophie de l’art[15]. L’erreur de Goodman sur la photographie qu’a soulignée John Kulvicki[16], fait sauter le partage conceptuel (pourtant très utile pour la musique) entre autographe et allographe : elle fait aussi, ici, le partage entre les deux auteurs.

    La notion d’aura ne doit pas beaucoup à Ludwig Klages ; elle n’est pas fantomatique, et il est parfaitement clair qu’elle vient plutôt directement de l’application de la « gomme bichromatée » permettant aux premiers tirages photographiques de dégager un relief par estompe, qui n’est rien qu’un truc artisanal. On a donc par la retouche inventé l’aura comme une désignation hypothétique que récupère Benjamin pour une autre démonstration. Et le photographe peut objecter : « L’association de paramètres techniques et sociologiques — eux-mêmes hasardeux —qu’il propose ne renvoie à aucune réalité identifiable de l’histoire de la photographie » (André Gunthert, op.cit., p.34). Ce qui confirmerait la condamnation de Goodman, faite un peu à l’aveugle, parce que Benjamin a inventé cette association. Par analogie, ce qui ne pouvait être qu’une filiation naturelle chez Benjamin réfléchissant sur la notion de ressemblance sensible, et sur d’autres inscriptions que celles de Goodman (la caricature et le physionotrace), confine au trucage philosophique, puisqu’il affirme que l’effet auratique s’est confondu avec un effet de loupe temporelle (Zeitlupe), d’où cette définition assurément énigmatique : « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il » (einmalige Erscheinung einer Ferne, so nah sie sein mag).

    Plus charitablement, on pourrait toutefois aussi traduire Erscheinung par « phénomène » (plutôt qu’apparition), et dire qu’il s’agit d’un phénomène en principe non répétable où quelque chose de distant manque à être appréhendé — ou a été perdu, et doit être exorcisé — quels que soient l’agrandissement ou la magnification qu’on en voudrait faire. Avec la numérisation des images, ce que dit Benjamin devient patent néanmoins, et prend un tour divinatoire, car il est au principe du travail infographique d’essayer de rajouter une finesse de plus à la discrétisation des pixels. Qu’on songe à cette photo des bords du Rhin (1999) d’Andreas Gursky, « la plus chère du monde » dans une vente récente, où tout lointain a disparu dans une latéralisation forcée, extrêmement suggestive : le fleuve brillant plus que le ciel avec ses vaguelettes irréelles, l’herbe étant plus touffue qu’une moquette de soie, comme si l’être surnaturel du dieu Rhin nous devenait familier. Voilà Heidegger ré-inventé par son arrière-neveu. L’être se retire du monde de visu, devant le fleuve le plus pollué d’Europe en l’occurrence, et ce retrait est évidemment fallacieux. La réalité en haute définition devient donc magique puisque les effets de diffraction de la lumière sont corrigés, au détriment de la référence et de l’apport informationnel, c’est-à-dire au nom d’une instance qui surenchérit sur son exposition.

   Mais c’est précisément cette imagistique contemporaine[17], assez bien décrite par Andrea Pinotti comme une « hyper-image », que l’art des installations discrédite en quelque façon. Il n’est pas inutile de le répéter, dès lors que pour cette forme d’art dans nombre de cas, un élément impénétrable et physiquement « froid » — tel le flux photonique — doit être montré sans distorsion et physiquement implémenté, comme dans les néons de Bruce Nauman qui re-matérialisent l’inscription des lettres. Mais mon but n’est pas de tenter de décrire les installations filmiques et autres de Nauman, qui ne sont pas le sujet ici. De telles œuvres sans doute « ont frémi des réflexes de l’avenir », dans les années 1970. Elles ont préparé l’apparition d’un espace perceptuellement « occupé » (par ces installations) à se débarrasser des images.

    On comprend mieux sous ce rapport que Jean-Pierre Cometti ait cru bon évoquer une aura technologique, qui sous sa plume est quand même un curieux objet lexical. Dans son acception première, l’aura ne peut pas être conférée à quelque chose, ni l’être arbitrairement ou artificieusement, ou par métaphore. A la différence de R. Rochlitz qui voit dans le désenchantement une manière d’interception autoritaire du regard dévoyé par la fixation sur le lointain brumeux du souvenir, il me semble plutôt que la désécration de l’aura promue par Benjamin trouve une finalité conceptuelle injustement corrompue. Benjamin a évidemment pensé à ces madones de Gérard David ou à ces petits paysages de Patinir qui dans leur précision exhibent une distance temporelle inaccessible — un hors-temps de la maternité mystique ou d’une nature edénique — définitivement non-reproductibles ; mais d’un autre côté, si on désire ne plus se gargariser de Benjamin, penser à l’inverse que l’authenticité consiste à « privilégier » le présent ou à « exemplifier le présent » conduit au malentendu, comme Cometti l’a pensé, et l’a défendu à sa façon, de manière volontairement contradictoire[18]. De toute évidence, le rapport à l’histoire demeure ambigu dans toute cette affaire. Mais la défaite de l’art substantiel n’appelle pas une restauration de l’aura. Goodman pensait à une mystification dans l’emploi du terme ; Cometti cherche une caractérisation « parasite » pour l’intercepter là où elle ne peut pas se nicher. Donnons un exemple concret, qui permettrait de sortir de cette situation aporétique. Dans les rouleaux de la B.N, rue de Richelieu, on trouve en effet une citation de Proust recopiée minutieusement par Benjamin où le nom, non pas le concept d’aura apparaît explicitement : le narrateur de La Recherche est sorti de nuit avec son chauffeur pour aller visiter des porches d’église et oriente les phares de la voiture pour mieux mettre en relief les statues : l’aura qui s’en dégage, et que nomme ainsi Proust dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, est un phénomène qui fait se détacher dans le bref moment de l’éclairage, la statue « éloignée » de l’édifice et « rapprochée » du focus de sa perception.

    Rendant un hommage à Walter Benjamin, dans La Nouvelle Aura, Cometti n’a pas fait un travail infécond, mais il a procédé en essayiste,
selon les règles du genre qui consistent à opérer un travail en mosaïque, par approches successives et non suivant un schéma consistant. Ses nuances dans le raisonnement et sa culture m’ont suggéré les remarques qui précèdent, mais ce ne sont pas les seules qu’il eût valu la peine de souligner. Je considère en résumé que ses observations sur le regardeur « littéral », pour reprendre son expression, ne traitent pas l’art contemporain comme le ferait un béotien, puisque dans son propos tout regard critique est absous. C’est un peu nous étions entrés dans l’époque où est l’art mercantilisé est devenu « l’opium du peuple », pour reprendre une expression de Max Raphael au 6e chapitre de The Demands of Art.[19] A l’âge de la vidéosphère, toute expression artistique semble devenue « atavique »,
prophétise Raphael, et c’est ce qui se lit en filigrane dans le livre de Cometti, La Nouvelle Aura, un livre honnête, mais aussi désespérement caustique et acariâtre que n’était Robert Musil, son modèle auquel il doit l’expression de « l’art sans qualités ». J’estime aussi néanmoins que le regardeur « modèle » à qui s’adresse l’artiste des installations, par différence avec le regardeur « litteral », n’est plus un contemplateur passif, ou désenchanté : il est doté d’un appareillage cognitif qui le rend capable de faire des inférences et de conclure en descente si ces installations participent indirectement ou non au désensorcellement du monde.










[1] : Voir Walter BENJAMIN, Ecrits français, Folio Essais, Gallimard, n°418, pp.177-248. — J’ai indiqué dans un long dossier le travail préparatoire à cette édition en français du texte de la première version ( pp.149-154), en y joignant la traduction de la  lettre d’Adorno, adressée le 18 mars 1936.

[2] : Le centre de la réponse d’Adorno consiste à soutenir que l’art autonome n’est pas nécessairement « bourgeois », du moment qu’ « il se transcende par sa technologie propre », comme il est arrivé dans la nouvelle musique. Adorno dénonce les effets de la massification, et estime que l’art est la seule défense contre la vie administrée
[3] : Walter BENJAMIN, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, Suhrkamp Verlag, 1975, Frankfurt am Main, p.
[4] Nelson GOODMAN  « L’art en action », in Nelson Goodman et les langages de l’art, Cahiers du Musée National d’Art Moderne, n°41, Paris, 1999.
[5] :  Jean-Pierre COMETTI, Art et facteurs d’art. Ontologies friables, Rennes, PUR, 2012.
[6] : N. GOODMAN, Of Mind and other matters, Harvard UP,1984, IV,9, p.143.
[7] : Peter OSBORNE, Anywhere or not at all : Philosophy of the contemporary art, London and New-York, Verso 2013. La  thèse d’Osborne est que l’art dit « contemporain » prolonge l’art conceptuel dans son intuition, qu’il
radicalise cependant dans un tournant critique eu égard à la manière dont le monde est perçu. Cet art « post-conceptuel » adopterait,  à la différence de l’art conceptue,l une stance anti-esthétique. Les formes matérielles déborderaient le statut des anciens media. A l’œuvre d’art unique est substituée un genre de distorsion reposant sur la multi-instanciation des œuvres, qui échappent ainsi à un présent idéalisé. Pour Osborne le moment pivot a été Josef Kosuth et Sol LeWitt dans les années 60 : l’œuvre dès alors n’est plus « incarnée » (embodiement) dans un lieu ou un site.  — Il n’y a plus de medium spécifique, l’art se constituerait comme medium (ce qui va contre Jeff Wall dont les photographies, selon Osborne, re-pictorialisent la photographie
exposable). Inspiré par Adorno et sa « négation déterminée », il pense que les œuvres fournissent un modèle pour la reconstruction des phénomènes. On peut retenir de cette réflexion la dialectique entre le site et le non-site, le site de départ où une matière est empruntée, et le non-site où elle est ré-installée. Mais cette considération paraît encore assez incertaine, empruntée aux écrits de Robert Smithson.


[8] : Maurizio FERRARIS, « Naturalisation de l’esthétique et culturisation de l’art », in J. Morizot (ed.), Naturaliser l’esthétique ? Questions et enjeux d’un programme philosophique, PUR, Rennes, 2014, p.239.

[9] : La Nouvelle Aura, p. 152.
[10] : C’est, par exemple, une conclusion que tire Frederic Jameson, in Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, ENSBA editions, 2007.
[11] : L’allusion est ici au Château Lacoste, près de Aix en Provence, avec son parc de sculptures.
[12] Susan SIEGEL, The Rationality of Perception, Oxford University Press, 2017. Susan Siegel a mimétisé selon Dustin Stokes , comment nous « voyons »  que l’audience ne nous écoute pas quand nous faisons un exposé. Elle a étudié l’effet de l’anxiété au nom de laquelle nous n’arrivons pas à croire ce que nos yeux nous montrent,
Et dans notre cas son apport est décisif, puisque le lien entre l’apport informationnel et la réponse epistémique lui paraît pouvoir être rétabli contre le report automatique du top-down effect.  De même, en face d’une installation que pouvons en inférer qui corresponde avec la charge épistémique que nous voudrions utiliser pour catégoriser l’objet ou l’assemblage ?
[13] : Claire Bishop, Installation Art, Tate Publishing, London, 2005.
[14] : W. BENJAMIN, « Petite histoire de la photographie », traduction et notes par André Gunthert, Etudes photographiques, tirage à part du n°1, 1996

[15] : J’ai pris au sérieux la logique de La structure de l’apparence, dans « Lequel est le quale ? » Etudes philosophiques, 2008-2011, Aix en provence, Université de Provence, pp.331-331.

[16] : John KULVICKI, Images, Routledge, 2014, notamment pp..100 à 107.
[17] : Andrea PINOTTI & Antonio SOMAINI, Cultura Visuale, Immagini, Sguardi, Media, Dispositivi, Piccola
Biblioteca Einaudi, 2016, avec le risque post-moderne de penser que ce panorama iconique établit un nouvel ordre des choses sociologiquement transparent.
[18] : Voir Jean-Pierre COMETTI, La Force d’un malentendu. Essais sur l’art et la philosophie de l’art, Questions théoriques « Saggio Casino », 2009.

[19] : Max RAPHAEL, The Demands of art, Princeton Bollingen séries, LXXVIII, 1968, p.183. Ce sixième chapitre n’a pas été traduit dans l’édition française de Questions d’art chez Klincksieck.

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