Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

lundi 6 mai 2013

Icnologie et archi-écriture[1]

Jean-Maurice Monnoyer (2011)


Abstract. The new book by Maurizio Ferraris, Documentalità (2009a), is the result of his multifaceted earlier work, here summarized and systematized in six chapters in which he provides a sort of inventory, enriched by an illustration, almost personal, of his relationships more intimate and dialectical with Jacques Derrida on the notion of archi-écriture.


    Enseignant à Turin mais vivant à Naples, reformant ainsi à l’envers une sorte d’unité italienne dans laquelle Croce – le libéral hégélien – se serait réconcilié avec l’ontologie analytique, Maurizio Ferraris a obtenu un prix de philosophie qui me paraît de tous l’un des plus enviables : le prix Viaggio a Siracusa. On pense de suite, avec ce voyage, à une sorte de déplacement cinéphilique dans le monde culturel : depuis l’amphithéâtre avec ses degrés de pierre devant la mer, en passant par les catacombes de Syracuse, le souvenir d’Eschyle et de Platon, la création des Perses, la Fontaine d’Aréthuse, et je m’arrête. Qui mérite ce prix est déjà touché par on ne sait quelle grâce attique, qui est chez lui pleine d’aménité quoique très pince-sans-rire aussi. C’est la grâce de Sosie, et c’est aussi un peu comme si Derrida eût écrit avec la plume d’Adami quelques sketchs désopilants. Le talent même de ce philosophe turinois — pourtant élève de G. Vattimo (que je trouve parfois sinistre) —, est chez lui tel qu’il est pétri de la même forme d’humour que celui de Chesterton ou de Woody Allen. Il irrite nombre de ses collègues, mais s’il fait que décampent les « scrogneugneus », andiamo bene, tout le monde en profite : les académiques et les autres.

Le livre qu’on voudrait recenser ici est moins drôle et plus profond. Ferraris a écrit une quarantaine d’ouvrages que je ne pourrai pas citer ici. Tout n’y est pas toujours nouveau, mais ce qui est nouveau est la façon d'y « faire travailler » les références et les petits faits vrais. M. Ferraris travaille en apparence sur des thèmes anecdotiques qui sont au centre de problèmes lourds et très sérieux. On sait qu’il s’est appliqué à renouveler l’approche herméneutique mais qu’il reconstruit aussi une esthétique « rationnelle ». Il traite enfin des objets sociaux de manière désenchantée, mais non pas cynique, et, à la différence de Bourdieu il fait en sorte que la distinction soit intégrée dans l’œuvre, ou pour le plus dire plus préci-sément qu'elle soit enregistrée en elle. Je reviendrai ci-dessous sur la notion d’enregistrement qui est centrale dans son système. Ferraris est connu en France pour son « anti »-mode d’emploi du téléphone cellulaire (Ferraris 2005), et pour son Good Bye Kant (2004), qu’on doit conseiller à tous ceux qui n’ont pas lu Thomas de Quincey ou plus simplement à ceux qui s’intéressent à la perception spatiale, par exemple. Nul ne sait de quelle partie du ciel cette grâce « critique » lui est venue. Il développe grâce à elle une sorte de philosophie disruptive, assez grinçante parfois (comme dans Il Tunnel delle multe (2008), allusion aux radars automatiques du Tunnel du mont blanc), quelquefois fort érudite, qui est bien à l’opposé de ces pantomimes hérésiarques de Szizek et de Sloterdijk. Ces derniers donnent l’impression — sans doute parodique ou simulée ­—, que des Huns seraient devenus philosophes en dansant sur les ruines d’une Europe hystériquement lacanienne, mais incapable de « résilience » comme on dit chez moi dans  la banlieue de Toulon (Var, 83). Ferraris mobilise des données très différentes, celles du diariste, celles du journaliste, celles du collectionneur de références, comme celles de l’exégète : de Searle et de Derrida en particulier, qu’il a vraiment adaptés philosophiquement à cette philosophie narrative qui est la sienne. Il donne des « records » et de petits récitals spéculatifs. F.Nef et P.Livet (Les êtres sociaux, Hermann, 2009) ont déjà critiqué le « constructionnisme social » pour des motifs qu’on explique ailleurs. Maurizio Ferraris pour sa part reconstruit la « déconstruction » elle-même, entendue comme un phénomène social et comme un phénomène institutionnel, bien au-delà de ce syndrome pervers que Nef avait stigmatisé avec brio dans Qu’est-ce que la métaphysique ? (Folio, Gallimard, p.179-190). Quelques-uns des livres de Ferraris comme La Fidanzzata automatica, ou plus récemment ce feuilleton sur les rires et les larmes (Piangere et ridere davvero, Il Melangolo, Genova, 2009b) sont pleins de trouvailles et ne sont pas seulement fantasiozi.

 Documentalità est tout autre chose : c’est une somme, la fin d’une époque aussi je le crois, et le résultat d’années de recherche dans le domaine. L’A. ne transforme pas son ontologie en une fantologie, comme a protesté B. Smith [2], et comme je viens de le préciser. Le livre est précédé d’un avant-dire : « Matrimoni et anni de galera » (En finir avec le mariage et les dettes) sorte d’instructions pour l’usage, comme si on pouvait se dispenser de lire l’une ou l’autre partie. Cette captatio benevolentiae est vraie pour ceux qui fréquentent la Rivista d’estetica qu’il dirige, où certains morceaux du livre ont déjà paru, mais non pas pour nous. L’ouvrage compte Six parties, ce qui fait quand même un gros livre. Donnons d’abord un inventaire rapide, il y a 1 : le catalogue du monde (une fresque inspirée de la typologie de Leporello, de Borges et des ectypes de Kant qui introduit aux objets sociaux) ; 2 : une partie qui discute à fond des rapports entre ontologie et épistémologie et se termine par une théorie de l’expérience ; 3 : consacrée aux objets sociaux, en défense de cette équation objet = acte inscrit, que l’A. retient comme l’une de ses formules de prédilection ; 4 : Icnologie, une section importante, qui permet enfin de comprendre en quoi et pourquoi Ferraris assimile et transforme l’enseignement de Derrida ; 5 : Documentalità (sur notre sujet) ; 6 : Idiomi. Une sorte d’éloge reprenant un autre de ses ouvrages : Tracce (publié en 1983, ré-édité en 2006). Les récits qu’il a incorporés dans ces parties diverses sont légion et les sections arrachées au diario se confondent avec les storielle. Ces Six parties ont une unité extérieure signalée à la fin par une série de 11 « thèses » assez claires et tranchées, dont chacune paraît éminemment discutable, sinon fortement inconfortable, combinée avec une montagne de « notes » en corps 6 (pp. 365-411), qui sont réellement divertissantes. L’homme-Ferraris envisage à la fois le problème des « Sans papiers », des produits toxiques de la finance, de la fonction de You tube, voire de la numérisation par Google, sans oublier l’esprit « étendu » du perceptologue Austin Clark : nul ne saurait fournir des notes de lectures     plus réjouissantes et plus sérieusement frivoles. On a souvent l’impression que l’A. repasse lui-même dans ses propres traces, comme si on lisait plusieurs livres à la fois d’un même auteur qui n’est plus le même à chaque fois : chasseur et gibier, selon les cas, à quinze ans d’intervalle. Ce serait, dans cet art de Sosie, une sorte de survivance derridienne de la différance, qui ontologiquement a fait beaucoup de dégâts, on le sait. Mais pas du tout chez lui, nous semble-t-il. Il n’y a rien dans ce livre qui ringardise la grande époque des « Marges » de la philosophie. L’A., qui a écrit un guide à la pensée de Nietzsche (1999) et une Introduzione a Derrida (2003) — sans doute aujourd'hui l’une des meilleures qui aient été écrites —, fait comprendre l’immense accroissement accéléré, tout comme indéfiniment « retardé », instantané et mémorisé du Thesaurus informatisé. Qu’il le fasse en se servant des philosophèmes qui sont ceux de Derrida est une spécialisation comme une autre qui n’est accompagnée d’aucun pastiche de sa part.


Allons plus au fond. Le livre commence par un genre de saturation du catalogue ontologique. Les « objets » de Meinong ne sont pas en question, mais des objets naturels, idéaux et sociaux. Classer, non pas construire, et surtout répertorier : chez cet auteur, il s’agit d’une recherche des taxa : des nœuds qui s’entremêlent, à croire qu’une sorte de connectique mentale demande à être révisée, qui aurait commencé de s’inscrire biologiquement en travers de toute l’espèce. Car en trente ans, beaucoup d’objets technologiques nouveaux sont devenus des objets sociaux. Ferraris est un sociologue de la culture des médias, mais il est celui qui a montré le mieux la connivence existant entre le post-modernisme et le pragmatisme de Rorty, connivence héritée selon lui du collapsus kantien entre être et connaître, ayant laissé proliférer les schèmes conceptuels. Ferraris stigmatise ce qu’il nomme « illusion transcendantale » où l’expérience du foisonnement ontologique a été trahi dans le monde naturel objectif, alors qu’il voudrait pouvoir fournir une conception transcendantale des objets sociaux, structurés par l’agentivité sociale. Pour ce qui est de cette collectionnite des objets, archivage hétéroclite et en même temps très scrupuleux, il y a une ambiguïté qui n’est pas cachée (p. 39) : les objets sociaux sont « dans l’espace et le temps », les objets sociaux sont typifiés — ainsi dans l’exemple des Epoux Arnolfini de Van Eyck (p. 335), où l’acte social est inscrit et écrit dans le tableau signé, mieux que par le code barre sur une facturette. Pourtant ce n’est ni Arman ni Boltanski (accumulant des objets-produits de masse et des fétiches) qu'il a appliqués à     la philosophie ; il est vrai que ces objets sont intuitivement ce qui donne une évidence « visible » aux concepts (tels les icônes, dit-il, du bureau de l’ordinateur). Mais il y aussi des reproductions et des exemplaires, qui viennent à la rencontre des exemples, comme il y a des ectypes (tokens) et des types. Les objets institutionnels sont des types artefactuels abstraits. La notion d’exemplaire joue un rôle particulier puisque Ferraris défend une exemplarité de l’exemple : c’est-à-dire qu’il arrive que « ce soit l’ectype qui serve à générer l’archétype ». Ainsi le mariage suppose la cérémonie ou le rituel, et le rituel suppose l’inscription, l’inscription un archétype légal et monogamique actualisé, etc. De même pour lui, les œuvres d’art individuelles se présentent faussement comme des originaux absolus, or sans cesse elles sont « réengendrées » en tant que telles par une série d’imitations et de techniques qu’elles ont inspirées. Il en va de la même manière des affaires criminelles ou des phénomènes de mode. Pourtant si des objets concrets peuvent « valoir pour » des inscriptions sociales, ce n’est pas le cas courant ou normatif, qui lui relève du document proprement dit. Des objets peuvent être « socialisés » qui ne sont pas ontologiquement de purs objets sociaux (le fauteuil où s’assied mon chat). Tout au contraire, les corps humains et animaux sont éminemment socialisés, marqués, comme le seraient des artefacts incarnés (Ferraris nous rappelle même l’abat-jour en peau humaine du Dr. Mengele). Quant aux choses enfin, par différence avec les outils heideggériens, celles-ci sont accessibles aux sens, elles sont manipulables en tant qu’individus démotiques, choses triviales et dotées de relationalité (p.54) ; mais en elles (si elles ne sont pas que des « encombrants » ou des métaphores mobilières du lieu) le savoir se confond physiquement avec l’être (cfr. p. 134 : leur physicalité est dépendante de pratiques transactionnelles, ce qui n’exclut donc pas que des normes régulatives les fassent ainsi se détacher au sein de l’univers du droit positif, p.56).

Rien n’est résolu cependant par cette tentative de classification. Le passage du chapitre 2 au chapitre 3 : de l’ontologie à la sociologie de l’ontologie est comme le passage du Nord-Ouest. Comment comprendre d’abord la distinction entre l’objet social et l’objet idéal ? (Les seconds — à la différence des objets « naturels » et des objets « sociaux » — ne sont pas dans l’espace-temps). D’où viendrait cette socialisation de l’objet abstrait ? L’exemple donné, en passant, est celui du Ghirardelli Square à San Francisco (un centre commercial) : mettons que je voie par hallucination une obélisque sur cette place. L’imagination rend difficile la comparaison avec celui de la Piazza del Popolo par exemple. Est-ce un rêve, un souvenir comparatif, un « phosphène » : ces ombres touristiques sont des objets faibles. Tandis que le triangle et le Mont Blanc sont à l’opposé des objets qui ne sont pas — de par leur nature — inscriptibles comme des traces mnésiques ; de même les objets sociaux sont autre chose que des « ombres » ou des idéalités placides. Mais en quoi les objets sociaux sont-ils documentables ; et en quoi dépendent-ils du sujet s’ils ne sont pas représentables, ni imaginables, ni mémorables, placés qu’ils demeurent entre la matérialité, la physicalité, et l’idéalité ? Cette relation de dépendance est décrite par l’A. d’une façon moins évidente (c’est le nœud du livre) : car ces objets sociaux que sont les diplômes, les promesses, les taux de crédit, les factures de téléphone, les relevés de compte etc. ont une disparité surabondante, et s’ils demandent à être « reconnus » par des sujets, avec la même dignité que des gestes de politesse, les divorces, les dettes, si je peux dire que « le moi accompagne toutes les représentations que je m’en fais », c'est bien alors en effet une épistémologie des schèmes conceptuels que je reconstruis, qui elle serait sui generis (p.144-145). Mais il y a là un problème, car le centre de la vision de Ferraris est que la réalité brute est en soi « inamendable », imperméable aux concepts (il aura même consacré un livre à cette extériorité du monde, en dénonçant l’appauvrissement de l’expérience chez Kant.) Il estime que deux des variantes philosophiques les plus prégnantes ont repris cette même antienne, « l’intuition sans concepts est aveugle » : Nietzsche et les pragmatistes (Il n’y pas de faits, rien que des interprétations) ; alors que Derrida et avec lui les postmodernes diront : il n’y a rien hors du texte. Sa réponse est que l’ontologie sociale a besoin d'avoir une épistémologie plus différenciée, et que la « documentalité » n’est pas un texte au sens derridien. Il y décèle une nouvelle écriture (p. 222) ou une catachrèse mnémonique (p. 248), mais tout en cherchant à défendre une autre expérience pour laquelle il a besoin de « concepts » ne dérivant pas de ceux de la physique et de « croyances » distinctes de celles que nous disons justifiées.  On s’étonne qu’il ne parle pas de McGinn et de Brandom, pour ce qui de la perception et des inférences. Mais c'est tant mieux. A la suite de l’école italienne, celle de Bozzi et de Kanisza,     il propose plutôt une nouvelle théorie de l’expérience, qui serait « critique » face au logocentrisme et à la reconstruction intentionnelle de Searle. Le monde serait fait d’agrégats et de touts « mesoscopiques », qui requièrent chacun des différences epistémologiques aussi fines que celles de l’ontologie. Je ne peux pas me situer au niveau des acariens et des atomes : Ferraris est sensible au fait que nous vivons dans un monde de contraventions, de normes et de simulations technologiques compliquées, dont il est une sorte de témoin photo-conceptuel. Il ne croit donc qu’à une expérience « structurée », non point à une visibilité immédiate (d’ailleurs réfractaire aux concepts et plus riche dans sa plasticité) ; et en ce qui concerne les objets sociaux, nous en avons toujours une expérience statutairement « épistémologisée » du fait même que nous embarquons des croyances dans la nature de ces derniers.

Le point qui paraît le plus douteux est de cerner le raisonnement conduisant à la mutation du transcendantalisme vers une « critique » du constructionnisme de Searle. Ce n’est pas que M. Ferraris reprenne ici les parti-pris de Mauss, de Durkheim, de Simmel ou de Pareto. Il voudrait que l’illusion transcendantale se change en une aperception transcendantale du monde social. Sa thèse centrale : « rien de social n’existe hors de l’inscription » a besoin d’une déduction justement, par laquelle nous saurions si toute appréhension taxinomique (comme celle qu’il a présentée) est applicable à la possibilité d’une « expérience sociale de nos croyances » quant à la réalité des objets sociaux (une fois admis, encore une fois, que les schèmes conceptuels ne seraient pas ceux de la physique). Mais laissons cela en attente.


L’autre danger majeur est de savoir comment échapper au paradoxe hégélien du Geist qui a servi de modèle aux « sciences de l’esprit » fondées à Berlin (celles de Windelbrand et de Dilthey) ? L’embarras de Maurizio Ferraris, qui fut aussi un herméneute, est qu’il veut échapper aux deux écueils du psychologisme et de l’herméneutique. Ce n’est pas vraiment simple, loin de là. Il sait la différence existant entre les sciences « nomothétiques » et « idiographiques » de Windelbrand, mais aussi que le Lüger P 08 se nomme « Parabellum », qu’il n’y a pas de Pacs en Italie, que les objets sont « réifiés » par les informations qu’ils contiennent, etc. Mais cette rhapsodie des approches est pratiquement inévitable ; elle nous dit pourquoi  Ferraris réfute l’usage du rasoir d’Occam. Le monde social n’est pas transparent, mais il est proliférant sous des espèces très bizarres (l’un veut se faire enterrer avec son téléphone portable ; l’autre collectionne des tickets de tram de Turin, de Naples et de Lisbonne ; le dernier vit le digitus, le doigt sur son IPhone comme s’il écrivait sur une tablette des caractères cunéiformes). Les meubles d’Ikea nous déréalisent plus que tous les autres mobiliers, parce que ce sont des morceaux de vie « projetés » par les designers qui figent nos attitudes et nos comportements. D’où vient alors que les objets sociaux soient d’un coup sortis du lot dans cet éclairage de références et de petits faits anthropologiquement discordants (la porte du TGV qui ne s’ouvre pas ; les promesses non tenues d’emmener son fils au cinéma, le sevrage du tabac quand il est publicisé, etc.). Ce n’est pas du roman, mais une sorte de fleshing out et de seing-in simultanés : les squelettes du fait social ne se voient pas, pourtant ils ressortent ou réagissent sur l’environnement écologique, dans les limites parfois, ou dans ces zones critiques que filmait Pasolini. On « voit » l’objet social  — mais sans le voir, ou tanquam imagines : « comme l’image » d’une réalité économique contraignante, effarante de banalité. Des objets sociaux, Ferraris s’évertue à montrer qu’ils sont des objets d’ordre supérieur par rapport aux objets physiques (au sens meinongien), mais qu’ils sont aussi dotés de caractéristiques irréductibles. Ainsi il peut écarter : 1/ la posture post-moderne (si les objets sociaux n’existent pas, les objets physiques sont socialement construits) ; et 2/ la posture dite du réalisme non critique (les objets sociaux sont alors réductibles aux objets physiques sous-jacents, p. 145). Ferraris se demande — s’ils ne sont pas « subjectivement construits » (certes) — qui les a inventés : Vico avec sa théorie des sépultures, Reid avec ses « opérations sociales de l’esprit », J. L. Austin avec ses « performatifs », ou Reinach avec sa juridisation réaliste ? Il reste le cas de Derrida qui a proposé de rabattre Austin au plan des inscriptions. Pour l’instant, contentons-nous de considérer que la question de savoir si la société est une entité comme    un superius (au-dessus des individus) n’est pas justement renversée par cette idée que la société est elle aussi un inferius par rapport aux individus. Ferraris prend l’exemple de la société et de la démographie de Breslau par rapport à la ville de Breslau (en 1840, en 1940 et en 1950 : l’exemple est pertinent). Mais la thèse la plus sujette à caution est celle du textualisme défendue tout au long du chapitre 3.


Puisque sa thèse la plus fine est celle de l’inscriptibilité des actes sociaux qui en font des objets « distincts », mais non parcimonieux, quelle solution trouver face au réalisme fort (du type : les objets sociaux ne sont pas socialement construits, au sens où Reinach dit que la rose est dans le jardin est un jugement, mais que l’énoncé « la rose est dans le jardin » n’est pas dans le jardin). Cette théorie a priori de l’objet social ne repose pas sur le droit naturel, mais sur des essences légales, et par conséquent sont proches des objets idéaux. A l’inverse, la théorie concurrente du textualisme fort nous dira : « la maladie est une métaphore », comme si l’on reparlait du « plaisir du texte », de la « parole du don », voire même du care dans un cadre intersubjectif, ce qui ne serait rien de plus que de dire « la réalité sociale est sociale ». Quant au réalisme faible, il est défendu à partir de la théorie des actes linguistiques que reprend Searle en Californie, vers 1969, puis dans les années 1980 autour des nouvelles théories de l’esprit. Au début, on pensait que l’intentionnalité était comme la photosynthèse et la digestion, quelque chose de réel, mais qui déboucherait sur une intentionnalité collective où les choses se dissiperaient sous les termes de concept. La réalité est donc au final socialement construite, mais sur un mode berkeleyen. Ferraris consacre un long chapitre aux phases d’évolution de Searle, en revenant sur cette étrange commutation du physique dans le social. Il n’a pas tort de dire que c’est une phénoménologie de l’esprit d’un nouveau genre qui aboutit entre 1980 et 1990 à penser l’intentionnalité collective sous un genre de donnée primitive biologique (pp. 161-169), variable selon les groupes (on pense à ces habitants de Tokyo qui par solidarité achètent des produits de la région de Fukushima, et qu'on pourrait opposer  à l’individualisme napolitain). C’est pourtant avec le cas de l’argent où il apparaît que tout peut servir de valorisation par    une commutation universelle du physique dans le social, ce  que Searle juge être une « transmutation normative » apte à appréhender les objets sociaux, que la critique de Ferraris nous paraît la plus affûtée. Avec raison, il lui oppose les dettes, puis concrètement les formes de dématérialisation, et enfin de démonétisation.


Désireux de revenir à un transcendantalisme justifié, Ferraris oppose sa théorie dite du textualisme faible (déjà présentée dans Dove sei ?) et de cet endroit jusque la page 269, il ne cessera de se consacrer à cet effort spéculatif particulier en défense de l’égalité (non identitaire) objet = acte inscrit. Cela ressemble un peu à du Fichte, mais ce serait une auto-position de l’objet bien différente (Fichte pensait comme les Spartiates que pour éviter l’évasion monétaire, il fallait créer une monnaie si lourde qu’elle fût intransportable). Beaucoup de transactions sont immatérielles, il existe autant d’inscriptions sans papier ; et sur le plan informatique naïf, téléphonique ou autres, on ne peut pas contester que nombre d’actes et d’actions sont « enregistrées » cependant par des marques transitoires qui sont corrélées, pour Ferraris, à des opérations mentales d’enregistrement. Il fait par conséquent subir à la théorie de Jacques Derrida trois modifications : la sienne est restrictive, systématique, et elle est constructive du document. Ferraris est comme qui jouerait aux dominos avec deux adversaires en partie simultanée, l’un étant à Sacramento, l’autre à Eindhoven : les contreparties alors sont évidemment physiquement évanouies. Il infère de là, et de la non-convertibilité du dollar en or depuis 1971, que l’on est en droit par analogie fiduciaire de dire : X (papier) compte pour Y (argent) dans un contexte C, sans penser par déficit que le contenu de Y n’est pas, et qu’il n’y a plus de présence parasite. L’acte inscrit suppose une archi-écriture mentale, telle que ne pouvant mémoriser mes dettes, mes dépenses, mes avances, des instruments de calculs ont été socialement créés à cette intention. L’ensemble de la démonstration (pp 182 à 200) est passionnant avec ces inventaires d’objets : promesses, billets de banque, romans, listes de mariage ; d’actes : promettre, émettre, jurer, écrire, peindre, calculer ; et d’inscriptions sur différentes mémoires, partitions, et registres. Ferraris est ici dans son élément et au meilleur, comme si sa métaphysique descriptive tournait à un régime de croisière. Il transforme toute praxis en une poïétique de l’acte, mais aussi les actes linguistiques en actes non linguistiques ; distinguant les actes psychologiques qui se travestissent en actes sociaux (les excuses), et il conclut que l’acte inscrit n’est pas identique à l’objet, mais qu’il identifie l’objet. Même s’il se réfère encore  à Derrida (un texte de 1971), assez éloigné de son thème en apparence, on ne peut s’interdire ici de penser aux termes des fondateurs de l’ontologie formelle. L’objet est pour Meinong et le dernier Brentano un contenu fondé : c’est donc qu’il a (ou peut avoir) dans le monde un corrélat perceptif parce qu’il possède d’abord une raison formelle qui le « présente » comme pouvant être tel ou tel, appartenant à un complexe ou formant un « tout ». Quel rapport entre l’acte inscrit et le contenu fondé ? Pour Ferraris, l’acte n’est plus la saisie d’un tel contenu, mais l’objectivation d’une inscription ou la « virtualisation d’un processus » de mémorisation.  


En fait, plus rien ne fonde la socialisation hors de l’inscription, et c’est la réalité de l’inscription qui devient « discutable » surtout dans le chapitre 4 (Icnologia) et 5 (Documentalità), le plus court et dernier (ch. 6) étant une défense de la stylisation comme socialisation dérivée. Dans le premier cas, la recherche des traces correspond à cette ontologie des inscriptions. Le coup de génie ou le coup de patte de Ferraris consiste à subroger les performatifs pour leur substituer des performances non-illocutionnaires. Les « traces » en effet souvent sont muettes et bavardes à la fois. D’un côté, on doit tenir compte des enregistrements qui matérialisent les inscriptions. Né tel un Geek spéculatif, Ferraris considère que la machine à enregistrer l’écriture est une tendance (libératrice) de l’espèce même et de l’homo sapiens, vers un temps où l’archiécriture cèdera le pas à l’écriture. Ce concept venu chez Derrida d’une lecture de Rousseau, et appliqué ensuite à Platon dictant à Socrate dans La carte postale, reste néanmoins un  peu ambivalent, surtout que Ferraris le traduit en un sens « représentationaliste ». Il élimine l’inférence de la figure dans la trace, qui est le propre de la méthode « icnologique », pour soutenir que la trace mentale doit être la condition de la reconnaissance de la trace externe, réservant les « inscriptions au sens technique » aux fixations qui sont celles du passeport  et des empreintes digitales. L’A. doute donc objectivement de la transparence communicative, mais je doute pour ma part que la différance derridienne n’explique les ressources de la globalisation. C’est un concept eschatologique hébraïque. — Par contre, je crois juste que Ferraris puisse articuler cette   idée de l’inscription dans la réalité institutionnelle. Visitant Paestum, il pense bien que ces pierres sont des lettres qui transcrivent des objets naturels en objets sociaux dans leur facture. De l’archéologie aux constitutions (celle de la Charte allemande est en partie non écrite) il n’y a que des médiations de même espèce. Ferraris prête ainsi un sens tout nouveau à l’archiécriture (celle des rites, de la mémoire, des traces animales, de l’ADN) et pour lui l’écriture peut lui survivre ou inversement la précéder (p. 231). Les formes de Platon ressortissent du même argumentaire. Mais il est impossible de prétendre résumer l’exposition très travaillée de l’A. On peut faire des objections à l’inscriptibilité, et de mon point de vue déjà sur le modem de nos téléphones cellulaires, car ils  ne sont que des tropes électromagnétiques qui ont pout fonction de se subtiliser et de s’effacer (non des signes ou des graphes réels). Toutefois, il serait injuste de nier que Ferraris aura accompli un énorme travail de recollection et de preuves (voir ce qu’il dit de FIAT, ou de Vodaphone p. 270). Comment lui récuser une perspicacité réelle et certaine éloquence quand il dénonce le conflit d’une « science de la lettre » et de l’Europe des documents. Par exemple, quand il décrit les œuvres d’art sous le modèle protypique d’un document « a-nomal », pour autant que les hommes leur attribuent des croyances comme pour des interlocuteurs, à travers une inscription idiomatique qui matérialise le document d’art. Un dernier chapitre intitulé « phénoménologie de la lettre » oppose le modèle Geist et le modèle Doc. Qui pour l’A. diffère beaucoup du premier :   il ne s’agit plus que l’Esprit se consolide en descente dans des inscriptions figées, mais qu’il devienne un esprit objectif sous des formes nouvelles, comme le résultat de la lettre qu’il a vivifiée.  

Il n'est pas du tout inutile de signaler en regard d’autres productions de ce prolifique traceur de pistes et d’énigmes, tant dans le chapitre de l’esthétique rationnelle, de l’essayisme, que pour d’autres productions plus légères encore, comme cette Filosofia per Dame (sorte de dictionnaire en réponse paru dans le magazine Donna Moderna, (Ugo Guanda Editore, Parma, 2011). Je n’en suis guère étonné : il y a plus de philosophie en quelque façon dans Causette qu'il n'y en a dans les Archives   de philosophie. Pourtant ici, Ferraris entend la philosophie pour les profanes et non pour les collègues. Il s’inspire de La Belle Wolffienne, en 6 volumes de Jean Louis Samuel Formey, un ouvrage « pour » les dames, où est vulgarisée la philosophie de Wolff (vrai modèle de Pangloss) par une supposée berlinoise, Espérance qui se serait vouée à exposer son système. Ferraris voudrait dans ses apologues se donner pour modèle une façon de procéder qui s’inspirât du « manuel » comme l’Enchiridium Metaphysicum de More. — Nous n’en sommes peut-être pas là, mais on s’amuse beaucoup nonobstant. Plus troublant est l’hommage, Ricostruire la decostruzione (Bompiani 2010), hommage au spectre de Derrida ou à la spectralisation peut-être de Derrida qui écrivit pour la Rivista di Estetica (1998) « l’animal que donc, je suis », bien avant l’année même du dernier séminaire La bête et le souverain, sorte de commentaire indirect de Was heisst Denken ? — où selon Maurizio Ferraris, Derrida se moque du penseur fribourgeois, attaqué dans un autre texte important sur le sexe comme lignée : « Geschlecht » Derrière cette disparition d’un ami, ce qui est évoqué en filigrane est cette souveraineté du populisme ou ce retour de la bestialité. Il y est dit nombre de choses qu’un lecteur français aurait peine à comprendre : comme si Derrida n’avait été qu’un Wortakrobat, dont Ferraris montre la drôlerie cachée (la lettre est la condition de l’esprit) sous un tremblement de peur, de ce petit gamin d’Alger tremblant que les avions italiens ne bombardassent la ville ou devant la mort même qui le trouva en 2003. Comme l’A. a critiqué ce passage de la phénoménologie à la grammatologie chez Derrida pour lui opposer le passage de la grammatologie à la « documentalité », on ne saurait le lui reprocher comme une marque de connivence. Il n’y pas de « mode » derridienne, d’ « art-déco » des années quatre-vingt, on oublie alors que Derrida fut aussi un critique acerbe de Levinas et de Lacan. La libération du post-moderne au tournant du siècle vingtième accompagne la naissance du populisme médiatique, et Derrida aurait justement montré (selon cette lecture de Ferraris) que la justice est l’indestructible, et que    ce réel-là qu'on nous propose, évidentiel et encanaillé est le mal. Ferraris s’en tient à un refus de la catachrèse générale où tout s’écoulerait en raison d' un dysfonctionnement  de l’écran plasma qui se dégrade ; et contre cette déconstruction là, qui n’est plus littérale, il soutient que le réel est imperméable aux interprétations. Ferraris développe donc une critique touchante et attentive du philosophe qu’il admirait peut-être le plus.  

Derrida, J.
– 1971, « Signature, événement, contexte », dans Marges - de la philosophie, Paris, Editions de minuit, 1972; tr. it. di M. Iofrida, Firma, evento, contesto, in J. Derrida, Margini della filosofia, Einaudi, Torino 1997
 Ferraris, M.
– 1983, Tracce. Nichilismo moderno postmoderno, Milano, Multhipla
– 1999, Guida a Nietzsche, Roma-Bari, Laterza
– 2003, Introduzione a Derrida, Roma-Bari, Laterza
– 2004, Goodbye Kant!, Milano, Bompiani… tr. fr. di J.-P. Cometti, Goodbye, Kant! Ce qu’il reste aujourd’hui de la Critique de la raison pure, pref. di P. Engel, Paris, Editions de l’éclat, 2009
– 2005, Dove sei? Ontologia del telefonino, Milano, Bompiani, tr. fr. di P.-E. Dauzat, T’es où? Ontologie du téléphone mobile, Paris, Albin Michel, 2006
– 2007, La fidanzata automatica, Milano, Bompiani
– 2008, Il tunnel delle multe. Ontologia degli oggetti quotidiani, Torino, Einaudi
– 2009a, Documentalità, Perché è necessario lasciar tracce, Roma-Bari, Laterza
– 2009b, Piangere e ridere davvero. Feuilleton, Genova, il melangolo
2010, Ricostruire la decostruzione, cinque saggi a partire di Jacques Derrida, Milano, Bompiani
Nef, F.
2004, Qu’est-ce que la métaphysique ? Paris, Folio, Gallimard




[1] [N.d.C] Una versione precedente di questo contributo è apparsa in “Etudes de Philosophie”, 9-10, (Aix en Provence) 2011. Si ringraziano il direttore e l'editore per averne gentilmente concesso la pubblicazione – con modifiche e integrazioni – in questa sede.
[2] : "Against Fantology", in Experience and Analysis, M.E.Reicher & J.C. Marek (Eds), Wien, 2005.


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